Source de paroles

Cette rêverie écrite il y a plusieurs années ne pouvait être publiée avant que des poèmes ne viennent l’illustrer abondamment. Après la parution de nombreux poèmes, il semble que le temps soit venu de la proposer à la lecture pour décrire le ton et le but des tentatives présentées ici. On pourra la lire comme une sorte de défense et illustration de mon travail d’artisan. 

            L’anonyme est mon nom. D’une voix pure, il s’avance aux halliers, remontant le ruisseau, et il dit le songe des songes où les hommes et les Dieux sous la pagaille présente chantent la gloire d’être au monde… seulement ici le bouleau qui frémit,  là-bas le bois de la table qui attend… seulement la main qui se tend et mime ce qui est.

            Écrire n’est plus alors célébration du moi, mais reprise enfin du monde, des poumons qui s’ouvrent au plus large, jusqu’aux étoiles qui filent vers nous pour presque rien.

            Le silence revient. Oh, il ne nous avait pas quitté, il rôdait aux boulevards, au creux du pain mordu, mais il avait perdu sous l’averse des « toujours nommés » ce qui fait l’excellence de parole. Voici venu le temps où la presse drue des noms nous lasse, nous perd dans les vivants aux destins trop comptés. Cette lassitude est notre chance.

            Efface-toi et marche au plus près des très grands qui surent n’être que des pas.

            C’est au siècle qui meurt que le silence s’est accru entre les noms, sans liens entre eux, grains de sable du grand désert bruyant. Tais toi, nous voulons dire, cèle ton nom, tais-toi et marche; dis vraiment tout, meurs dans l’entre-deux des noms, perds-toi au plus bas du vivant, à hauteur de pierre, ainsi prépareras-tu les méditations hors du temps qui fondent le chant.

            Nous n’en pouvons plus de trop savoir: « et ceci est un homme, et cela est une herbe », car on entend, derrière le nom commun, l’infantile reprise du « et moi » qui au cœur de l’émoi en effet, de la peur d’être, n’ose plus rien que la raide statue du je.

            Or, tu dois te perdre, n’oublie pas de t’oublier, meurs en ce monde qui n’est que cela. Car te nommant, tu nommes Dieu et tu perds l’essentiel, tu abandonnes à la folie de toi, ce qui, tu le sais bien, ne doit être qu’une chambre d’écho, camera obscura, d’où ne sortiront plus ni moi, ni toi, ni aucun cliché jauni, mais simplement le tout collectif et égal de chacun, l’esprit du temps.

            Les noms propres ont tout sali de leurs paraphes croisés et c’est là le grillage qui te sépare du monde. Il n’y a pas de lieu d’être si tu dis que tu es, car la réalité aussitôt s’esquinte, se craquelle, le pur est perdu, et la voix qui voulait s’élever n’est hélas plus que la tienne grise et ténue au cœur du brouhaha.

            Oui, il y aura bien un chant, comme il y en eut au temps des cathédrales. Le silence qui baigne les temples est l’aube de nos remuements; et l’indigo des toits qui varie aux accents des orients, noirs puissants d’été, gris perlés d’hiver, bleus de nuit et de jour, bleus adorables, toits, vous dites l’endroit où la voix, défaite de soi, doit se rendre, seule et droite, vers ce but déjà qui est notre chemin.

            Peut-être faudra-t-il retrouver le lieu commun d’avant le Sphinx et marcher sans peur vers la Pythie, pour qu’un murmure enfin nous vienne qui soit vraiment nous, nous, dépouillés des oripeaux d’un moi vieux et tout fait. Nous nous ouvrirons encore et toujours, jusqu’à n’être plus que le trait flottant des 360° refermés, trait, baguette de coudrier, à l’endroit clé où la superstition coule en source bouillonnante.

            La langue dort au creux de cette terre jamais redécouverte puisque nous avons toujours craint de remonter le fleuve. Pourtant, au lieu d’admettre, si nous faisons à contre-courant ce modeste chemin du mythe avant le mythe, il se pourrait que coule entre nos mains l’hydromel de parole. Tout le monde le sait.

            Tant de temps où nous avons attendu sur le tablier des ponts que notre nom s’inscrive dans le courant du fleuve. Oui, cette attente était vaine. Le chemin est en marchant, en remontant vers l’amont, vers l’intérieur des terres, là où la première goutte nous ressemble, là où elle nous rassemble avant de dire.

            Nous ne voulons pas de la fausse pureté des estuaires où le salé des noms brassés se mêle à l’eau douce toute ternie des cauchemars d’histoire. Il a trop plu de bombes sur les ponts que nous croyions transversaux, que nous pensions gagnés sur la nature mille fois pétrie des songes trop humains.

            Lorsque nous aurons bien remonté le cours, nous tendrons la main et il sera temps de mourir, de laisser au creux de la paume notre nom s’effacer sous la chute unique de la première goutte qui – dans sa douceur devenue tellement humaine au contact de la peau – chantera la force d’être… et le noroît nouveau pourra porter aux horizons la grande splendeur des paraboles terrestres.

            Après le baiser de la source sur nos doigts, oui, c’est seulement après, crois-moi, que nous aurons le droit à la parole.

L ‘écriture maya

L’écriture maya : ak’ab ts’ib, l’écriture-dessin obscure

par Michel Boccara

C’est un livre naturel car il n’a été fabriqué par personne. Le livre tourne seul ses pages. Chaque jour s’ouvre une page et si quelqu’un veut la tourner intentionnellement, il saigne parce qu’il est vivant.
Mythe d’origine du livre glyphique, Xocen, Yucatan.

Le nom même d’ak’ab ts’ib, l'”écriture-dessin obscure”, qui désigne l’écriture glyphique * en yucatèque, exprime bien le projet des Mayas : d’une part, l’écriture ne peut être séparée du dessin ; d’autre part, elle est obscure, nocturne. Elle n’a pas pour objet de dévoiler le monde, mais de le voiler, de dire en masquant car la nature du monde est énigmatique, et le moyen d’en rendre compte n’est pas de le clarifier.
Le sens ne doit pas être complètement capturé dans un signe et il doit, périodiquement, être remis en jeu : c’est pourquoi l’écriture glyphique doit rester fondamentalement divinatoire. Périodiquement, les prêtres aspergeaient leurs livres d’eau suhuy, “eau des origines”, pour en restituer le sens.

La préhistoire de l’écriture maya est encore mal connue, et les recherches la concernant sont très inégales suivant les régions. Cependant, des documents remontant semble-t-il au IVe siècle av. J.-C. permettent de reconnaître certaines ébauches de glyphes. La première inscription dont les caractères correspondent à l’écriture classique date de 199 apr. J.-C., soit au tout début de l’époque classique, dont les archéologues fixent le point de départ au IIIe siècle. Il s’agit d’une stèle qui décrit un souverain ayant une vision – provoquée par l’offrande de son sang lors d’un rituel précédant son accession au trône. Il est remarquable que le premier document écrit connu raconte un phénomène mythique dans un contexte historique, fondant ainsi le statut mythico-historique de cette écriture.

La main secrète

Sous les textes, stimulante, jaillit la source des secrets. C’est à l’écriture qu’elle s’éprouve. Du bord des lèvres, le murmure passe dans la poigne, la mine invente, pousse devant elle, sous la banale pression d’une instance vitale, l’artisanat énigmatique qui couve au creux de la main ; la paume s’ouvre contre le bois de la table tandis que les doigts pressent le style vers le tout autre ; ainsi s’allument des chatoiements inattendus.

            Je ne sais pas avant d’avoir pointé mon immersion ce que vont rendre au monde les contours de mes syllabes, ce peu que j’entends d’abord. Si j’étais Dieu j’entendrais tout. Mais Dieu est trop occupé à prier pour nous, et il n’a pas le loisir de nous donner mesure ni raison. Mains jointes, il a tant à faire. Reste à tisser par devers soi des thrènes, en pitié des enfants du grand silence. Le silence : si je m’ouvre vers le blanc qui me tient tête, c’est lui qui m’accueille, c’est lui qui me force la main, c’est sa muette présence qui officie pour moi dans la nef des mots. Sans le silence, je n’aurais aucune raison de dire l’épiphanie des ombelles de juillet ni l’ocre violet des confins de décembre, et je me perdrais aux bois, les branches calcinées de l’an désignant tous les horizons lestés de nuées grasses. Rien ne m’est chemin que ma main, puis le silence.

            Le temps va pourtant, cette presqu’île boisée accordée à mon pas ; je dois bien en constater la preuve heureuse, ne serait-ce qu’à cause des battements, là, en haut à gauche ; mon cœur, longeons la mer à défaut d’infini divinisé ! La goguette caracole sous le pull et tu vas dire dans le vide qu’il fut un temps, le tien, le mien, où l’on s’époumona en vain par peur de ne pas vivre l’ouvert énorme, offert sur le plateau du nouveau siècle.

            Il m’arrive en effet sur cette langue de territoire tendu de n’entendre aux cités que des cacophonies enregistrées, folles tentatives pour ne plus percevoir le silence dont je fais justement mon secret travaillé. Je lève les yeux, les CD hurlent sous le laser arc-en-ciel. Ils sont la marque éclatante du silence qui me prend à bras le corps et me rabat vers la terre où je stagne le plus souvent. Je dois l’écrire pour m’élever puisque Dieu, transi d’oraisons funèbres, n’a plus souci de nous. Je me souviens qu’en partant il nous a dit : vous ferez silence en souvenir de moi. Depuis, le diapason ne cesse de monter, les techniques féroces de remplissage des tympans se sophistiquent, chaque jour plus loin de la sagesse qui commanderait le taire. Il faut s’écarter des voies très frayées, trouver la source du silence et la chanter pour maintenir la mesure et la raison en allées, avec l’espoir de réparer un peu le chant perdu.

            La main bricole dans le silence des idoles de mots, isolement indispensable qui retrouve le sel de la terre vibrant en harmonie avec le feu des ciels. Les avis sont partagés : chacun s’invente sa mesure, éveille ses approches sans rimes, ses histoires de mains qui repoussent le silence par exemple, oui, toutes sont dissemblables puisqu’à l’indicible nous sommes tenus et qu’il rôde pourtant différent au creux de chaque main.

            Je dirai l’indicible, voilà ce que nous visons. Nous avons soif de mesure, mais la tienne n’est pas la mienne. Elles se saluent dans leur indicible dit, elles se lisent entre elles, s’élisent quelques temps, puis se séparent, reprenant leur chemin au silence du pas seul. C’est ainsi que se trame l’immense lisse de poésie que personne n’entend, presque personne.

 Souvent je me retourne : il faut bien s’assurer du pas tenu.

            J’entends des airs du temps de Mozart. Mais ce n’est pas lui, une évidence le souffle ; il leur manque quelque chose, c’est un trop plein d’entente qui multiplie les gesticulations, magie cherchée puis trouvée dans cet air satisfait d’un allegro carré. Pris dans leur propre jeu, ces musiciens éludent l’ouvert, refusent le mutisme acquiesçant de la vie, ignorent l’océan qui  bat sous le remuement des lames certaines. La main est experte, l’artisan a du métier, mais l’entente est gentiment dansée : il faut combler les creux au plus vite, disent-ils, alors que Mozart chavire constamment. Parfaite parce qu’imparfaite, sa vie s’expose au silence sans presque y toucher, stupéfiante sonate de voix croisées en pleine houle voulue. De la main qui frappe, Mozart n’oublie jamais l’essence grave qui court des doigts jusqu’au poignet, coupoles que nous portons au bout des bras sans les voir et qui dessinent sur leurs dômes des veines palpitantes, tandis qu’à l’intérieur se croisent lignes de vie et lignes de chance. Les phalanges obéissent mais seules les dernières touchent ; les autres, celles qui précèdent, s’occupent de ménager au silence la part de vérité que figure l’arrondi des mains nues.

            C’est la même absence humaine qui dort sous les voûtes romanes. Et plus les vitraux sont petits, plus le silence s’ouvre au plein des éclats de lumière aboutés ; le plomb glisse du bout des doigts, fluidifie la nuit d’étoiles bleues, jaunes, rouges qui se lancent hors de nous, longtemps après que nous avons clos l’huis dévoré des pluies ; dans l’espace poussiéreux d’où ne descend plus que le moisi des arcs, la porte pivote en grinçant et ces craquements inhumains semblent les échos des milliards de prières soufflées aux parois ; ces mains jointes, ces lèvres émues auraient pu empêcher la formation des mousses qui glissent des voûtes malades pour aller mordre le pavement délaissé… mais les mains sont envolées avec les paroles sacrées. Et les pas, mon Dieu, les pas ! Une fois dehors, je sens que la soif brûle mon palais et je me souviens que le bénitier était sec, en effet.

            Je descends d’une marche encore ; je m’enfonce dans la nuit close du cinéma : la lumière montre à cru en un lent tournoiement d’antiques statues que le maître farda. Le silence du Mépris naît de l’effroi des couleurs primaires plaquées sur les visages muets ; c’est si loin désormais que la presqu’île devient une île où la présence fut, mais n’est plus. Elle dérive. Je rêve avec le cinéaste, au large du plus large, d’un temps de raison où les mains savaient encore caresser les visages. L’absence était cet éclat qui jaillit hors de la pierre sous les coups d’un burin très tranchant ; la violence était belle ; elle faisait les pommettes douces et le regard serein que nous ne voyons plus. Cette résurrection brutale des héros maquillés alimente le regret d’un secret dévoyé dans les nus des musées.

            Le ciel ne proposant rien d’autre que ce qu’a vu le vent d’ouest, je m’avance plus bas encore dans la ténèbre des grottes, et là, surprise, avant l’écriture, je retrouve mes amies par milliers, mains soufflées, mains plaquées, dont on prétend ne rien savoir, sinon qu’elles sont datables ! On remplace l’ignorance par des chiffres, pauvres de nous, bel effet du carbone quatorze et des sciences casquées ! Eh, mon Dieu, mais c’est aussi simple qu’un enfant qui se tait ! Les mains étreignent la roche pour survivre, bien sûr ; ce secret n’est rien d’autre que la présence qui trace au plus humide des parois un sang neuf, vibrant comme des volées de flèches, enviant à la pierre sa rugosité sans gloire, vraie nuit d’éternité. Les animaux du temps poussent alentour un cortège trouble où le repentir du bois brûlé trace sûrement les chasses vécues et resongées. Mains et bêtes se proposent aux tremblements de la lampe, côte à côte sous les coupoles creusées des eaux, violence et silence se livrent ensemble, cris et souffles se font peur, puis s’apaisent mutuellement. Il le faut pour que la vie rechante.

            Oui, le secret est dans nos mains, tout le monde le sait, et je l’éprouve chaque jour quand ma pointe s’avance hors du monde où je vis, à deux pas, à l’écart, pour moi seul.

elle

elle remercie partout où elle passe

ses yeux brillent

ses robes dansent selon les jours

j’aime parfois les grises

tout compte fait

elle me salue toutes les aubes

son regard me demeure en mémoire

il est vert il frissonne

ses cheveux sont au vent

je ne sais dire s’ils imitent les cimes

des chênes ou des hêtres

car son rire est le même

une fois vue on ne l’oublie plus

ma mémoire dans la glace de nuit 

la cultive et son visage me bouge

de partout me couvant

me bousculant aux instants

où le temps file en mélancolie

elle a beau dire qu’elle est insaisissable

il lui suffit d’apparaître 

pour que le corps entier me batte 

elle m’illumine de l’intérieur

je demande tout sourire aux passants 

s’ils l’ont vue

mais (surtout s’il pleut)

leurs imperméables me tournent le dos

je rayonne dans le vide 

à sa seule évocation

je m’étonne de sa splendeur évanescente

qui la fait si emballante

elle est folle

mais c’est elle 

c’est la vie

le mimosa

lorsqu’il arrive aux éventaires

au moment où les querelles de l’an

se chevauchent enfin dans leurs derniers échos

j’éprouve

dans le gel cassant des flaques de janvier

un léger choc

je marchande vite trois brins

de ces étoiles velours acheminées du sud

crucifiées là plein vent au carrefour

je les emporte prestement

dans le chaud de l’atelier

où je les épuise du regard 

j’écris près d’eux 

et longtemps je n’ose y toucher

la lumière dispensée par les petits soleils

s’émiette peu à peu

dans une odeur de miel

le pollen coule au vernis de la table

le chant volatil s’épuise

imperceptible déposition des particules sans vie

ainsi l’or du jour fuit-il

lestant chaque seconde

du poids de sa précieuse poussière

avant printemps

j’ai rêvé que dans ce pré printemps

pareille tiédeur allait m’avancer dans l’année

la peau me donnait à sentir un presque

je m’autocongratulais d’avoir passé l’hiver

hors misère dans la joie relative de musarder

à travers les jours de pluie de froid

mais j’avais ta douceur amie

mais j’avais ta voix ami

sur l’île déserte je n’aurais pas tenu

mais il est vrai que cette île

bienheureuse ne connaît pas les saisons

ni les guerres

ici inconséquence effroyable 

à peine la température est-elle supportable 

voici les chars et les fous du chemin*

qui gravent leurs croquenots sur le dégel

la tiédeur qui fait miauler les chats

est l’amie des canons

la chandeleur fabrique

au fond de la poêle des soleils

au fond de l’usine mille obus

la pudeur est vaincue par l’envie d’en découdre

alors les braves normaux sortent en bras de chemise

pour apostropher les voyous

et les renvoyer ipso facto

vers les fabrications obtuses

de leurs bestiales cervelles 

*en russe, chemin se dit : poutine

Pourquoi tous ces textes?

Ils prétendent réveiller un monde endormi.  

L’ennemi c’est le quotidien. C’est clair. Donner vie aux poussières qui flottent dans le contre jour. Emplir d’intuitions imagées le silence qui rôde, tel un fantôme d’inanité. La musique des mots comme remède au presque silence de solitude. Dialoguer avec soi pour faire taire le néant du banal. Non la vie ne sera pas ce banal qui ressasse depuis la nuit des temps son moulin défait de prières, d’espérances et de joie. 

Séparés

 

pose ton doigt sur la bouche 

cesse de chuchoter

tout a fui

l’air vibre en vain 

les lèvres tombent 

demain est un autre silence 

que sont les amis devenus 

les routes partent vides

vers l’horizon proche inatteignable 

ma mie pleure au village

j’ignore si elle m’entend

mais je devine que sa présence

avance là-bas en robe bleue

plis à peine froissés

sous les charmilles interdites

visitées des bouvreuils et des verdiers

elle se souvient du temps 

des chants à gorge pleine

où plus grands que le monde

nous nourrissions l’espérance

de marcher côte à côte 

libres de tout 

insatiables

vers l’infini couché des nuits

(ce texte très proche de “bouche” a paru le 11 avril 2021, mais Christiane tient à l’associer à Bouche…. riche idée !)

bouche

je me souviens de l’enfant sage

où sur la scène du souper 

ma bouche refuse d’engloutir

le chou et toutes ces choses vertes

qu’on a coutume d’enfourner vite 

en fermant les yeux

c’est l’oesophage qui dit non 

à deux doigts du pharynx 

qui ne peut pas dire non 

s’engage une lutte muette et grave

entre le regard de la nourricière

et l’instant où la bouchée enfin déglutie 

un sourire s’esquisse tout intérieur

plus tard il faudra digérer

couleuvres avanies 

pressions du goût commun

de bons esprits pousseront à la roue

emportée par le jeu du monde

il faudra goûter jusqu’à leur musique 

et la vilénie légitime de l’âge venant

s’épanouit alors le rictus de jalousie 

et sa propre rage à ravaler les envies

d’autrui parfois de soi

Mais j’ai souvenir d’une limonade

un jour dans mon palais

subtile beauté des étincelles en bouche 

sous le soleil d’avril 

et cent battements de cils

au fond du quartier doux 

c’était le printemps été de tous les jours  

et de nos bouches enfin utiles

s’échangeant mille souffles colorés 

mon amour je t’aime etc

aspirant goulûment l’autre

et dévorant les fruits de la passion

jolie salade de fruits défendus

Pascal Quignard

(A l’occasion de la parution du dernier livre de Pascal Quignard: “l’amour la mer”, je reproduis un commentaire général sur cet écrivain d’exception)

C’est toujours très beau, c’est un voyage qui ravit à chaque page
tournée, la langue vous happe comme jamais dans un texte contemporain
et miracle il écrit avec la même solennité affectée (humour ?) pour
éloigner les maussades qui lui envient son talent et perçoivent
obscurément qu’il est un des meilleurs écrivains vivants. A force
d’être amoureux de la langue on dirait qu’il la guide de loin et
qu’elle se développe toute seule, il la laisse écrire ce qui donne un
sentiment de liberté ahurissant (voir son « gradus » dans Rhétorique
Spéculative qui donne quantité de conseils sur l’écriture conçue comme
un rêve); c’est un musicien (pratiquant depuis l’enfance), découvreur
stupéfiant – Monsieur de Sainte Colombe, mais aussi Apronenia Avitia,
Lycophron etc. qui reprend la manière des très grands, en suivant la
geste inconsciente qui court sous les sonates. C’est un écrivain hors
norme qui se repaît des découvertes au fond récentes des sciences
humaines (Levi Strauss, Bataille, Benveniste) pour en faire son
excellence fragmentée. Un de ses derniers livres (Les Larmes) comme
les autres s’en va vers l’origine non pas de la musique (voir
l’indispensable Haine de la Musique) mais de la langue française, vers
la première phrase du français. Tout ou presque est inventé. C’est
donc un roman. Il est ce mélange rare de quelqu’un qui enseigne et
raconte dans le même temps (érudition étourdissante); « Il est si
grand qu’on ne voit que ses pieds » (Cocteau à propos de Goethe). Sa
musique faussement glacée est un long « grave » par lequel il fait bon
se laisser prendre. C’est nous dans ce temps accéléré mais armés
soudain d’un étrange tempo d’éternité (oui, cela existe). Il n’est pas
du tout au même niveau que les œuvres dont il est souvent parlé ici ou
là pour évoquer les ouvrages de notre temps. C’est autre chose,
présence inoubliable dans la langue, érudition exceptionnelle, il est
unique.
La Haine de la Musique est un ouvrage paru vers la fin des années 90
qui va à l’origine de la musique par le biais de la mue. De même que
Les Larmes cherche l’origine de la langue française. C’est le seul
écrivain vivant qui ait de semblables ambitions.
On n’a pas encore dit son dessein profond : le Dernier Royaume désigne
la vie qui nous est allouée, notre existence hic et nunc. Et le
premier royaume est donc ce temps que nous passâmes dans le ventre de
notre mère. Il dit presque que c’est une fiction dont il fait le fond
de ses divers volumes; il a même rattaché tardivement Vie Secrète
(bien meilleur ouvrage sur l’amour que le livre de Rougemont) à la
série du Dernier Royaume.

Personnellement j’aime un peu moins ses romans adjacents (Villa Amalia
ou Les Larmes) que les livres qui appartiennent à Dernier Royaume qui
sont presque (!) des traités de sciences humaines en style ancien
toujours impeccable. Le solennel qu’on lui reproche est une recherche
du silence qui lui permet de creuser un endroit où poser la musique de
ses mots. Comme tout grand écrivain il est différent de tous les
autres et la difficulté à le lire est de s’habituer au ton, à la
tonalité.
Disons ce qu’il en est du ton : comme pour faire de la musique on
exige le silence, le ton écrit, son style s’appuie sur le silence et
c’est pourquoi paragraphes et chapitres sont d’une brièveté calculée ;
l’œuvre nous rappelle constamment qu’il écrit sur le blanc et à la
profusion bavarde de notre temps il oppose un ton latin ; ce même
silence qui nous est nécessaire pour lire est mimé par le texte et
l’on dirait parfois qu’il veut au cœur même de la lecture nous
enfermer dans le silence de la poche amniotique du premier royaume. «
In angulo cum libro » (dans un coin avec un livre) est très souvent
mentionné comme pour nous rappeler qu’il est un ardent partisan de
l’anachorèse. L’extrême charme du Dernier Royaume est le mélange
d’anecdotes de toutes les époques, qu’il réinvente à son gré, et de
considérations prélevées aux meilleures sources des sciences et de la
culture ancienne ou moderne.
Il est politique comme on pourrait le dire de Montaigne. Ne te mêle
pas des affaires du monde et écris comme on grave ! Sauf que chez lui
on sent (il le dit presque) qu’il est terrifié par les autres, par le
social, et sa démission de toutes ses fonctions en 1996 est
l’évènement risqué qui fit de lui un vrai lecteur et un écrivain à
part entière. C’est à cet endroit qu’il convient d’évoquer son refus
total de la philosophie, ahurissante attitude incompréhensible pour
celui qui n’a pas vraiment lu ses textes ; il s’appuie pour ce faire
dès le début (Rhétorique spéculative) sur un auteur latin (Fronton,
maître de Marc Aurèle) qui s’est élevé dans toutes ses œuvres contre
l’assimilation au social, au groupe, à l’autre, à la pensée générale.
On dirait que c’est ce refus de la philosophie qui structure sa pensée
ainsi que l’attachement à la création ex nihilo (il faudrait sur ce
point préciser mais ce n’est pas le lieu) ; ainsi Les Larmes
disent-elles à peu près: on ne sait rien de l’invention du français,
tant mieux, voilà une fiction qui monte en moi, voyons voir ce qu’elle
donne. La littérature isole, la philosophie regroupe, tel est le
principe qui préside à ses choix. Son ouvrage sur le sur-moi est à cet
égard très éloquent : Critique du Jugement (Galilée)… beau pied de nez
à la philosophie, provocation qu’on n’attend pas de la part d’un conteur.
Il a tellement écrit qu’on ne peut citer toutes ses œuvres. Le dernier
récemment paru chez Galilée concerne l’invention du théâtre
(Performances de ténèbres); il faut dire son regard stupéfiant depuis
qu’il se mêle d’en faire lui-même, à sa manière. On ne peut guère
aller plus avant (ou arrière). Il faut dire aussi que cette fois il
s’expose physiquement aux regards des spectateurs ; il signale que
c’est un tournant dans sa vie, aussi important que sa démission de
1996; la peur semble vaincue ou plutôt transmuée par la nuit du
spectacle où il s’avance, un rapace vivant posé sur le poing : on lira
dans Performances de ténèbres ce qu’il entend par ce geste et son
avance muette sur la scène avec cet oiseau de mystère qui depuis les
cintres vient se poser sur sa main gantée.

La parution de “l’amour la mer” (Gallimard)en cette année 2022 confirme l’exceptionnelle qualité de ses écrits. C’est un roman, mais c’est bien plus que cela. C’est de l’histoire du baroque. Mais c’est bien plus que cela. C’est nous et bien nous.

C’est incroyablement émouvant, varié, direct et chantourné. Un merveilleux voyage.

Petit ajout:

Quand il a fini par intégrer “Vie secrète” dans la série du dernier royaume je l’ai éprouvé comme un soulagement. Cette vie secrète allait enfin avoir un avant et un après comme un cadre coloré vif et puissant. Il l’avait isolé d’abord pour pouvoir garder une distance par rapport à ses œuvres éclatées du dernier royaume; pour ne pas se brûler de ses propres souvenirs. Mais il est toujours vain quand on est un écrivain de se couper de morceaux aussi extraordinaires que “Vie secrète”. “Vie secréte” n’était finalement qu’un cas particulier du grand discours de vie d’écriture qu’est le dernier royaume. L’épreuve d’amour étant toujours subjective, mais le ton Quignard toujours le même, cet épisode douloureux avait sa juste part dans le “Dernier Royaume” qui comme on sait est la vie, la vie vécue, la vraie vie consciente. Il n’empêche il lui a fallu faire un effort pour admettre que Vie secrète, dans son exceptionnalité, était partie prenante de l’ensemble prévu.

Episode douloureux n’est pas le mot qui convient tout à fait. Il faudrait dire brûlant, ardent, décisif, magnifique d’ampleur et donc finalement bienheureux peut-être.

Lire les poèmes à haute voix

Christiane Parrat m’écrit:

C’est bien la poésie lue à haute voix. Il se passe alors quelque chose de mystérieux. Les mots s’effacent, on les écoute comme une musique. Pas de ponctuation, pas de mise en page. Juste le souffle du récitant, ses pauses, ses silences.
Les mots retrouvent le chemin de l’oralité, du son.
Je pense aussi que vos poèmes échappent à la tradition. Vous les malaxez en musicien, en rapprochements de sons. Les mots tirent charrue et le soc laboure le silence.
Ce n’est pas étonnant que vous les faites naître de l’imaginaire, brouillant les pistes, vous attachant à leur miroitement sonore.
Parfois, après lecture (silencieuse) j’essaie de retrouver ce qu’il m’en reste en mémoire. Un fil de mots se recompose, comme surgi d’un laminaire. Ça tourne comme une valse. Et c’est un peu comme une langue étrangère dont je capterais l’essence plus que le sens. Certains d’entre eux sont doux et ouatés, d’autres tranchants et durs, d’autres tout tremblants d’émotion, d’autres sont presque du silence.
Oui, c’est beau la poésie lue à haute voix.

noli me tangere

j’aime à me souvenir du charme bleu 

lointain qui promenait ses doigts 

contre le ciel tu te souviens du jardin

la balançoire traînait ses cordes au vent 

chaque jour d’avril explosait à la gorge 

et ta main tenait dieu sait quoi de très cher

c’était ma main je crois 

nous étions abandonnés aux branches 

légers de joies sans paroles sans cris

aujourd’hui des aveux j’en aurais

pour dire une vie pleine de mots savoureux 

et la bague que j’aurais dans ma poche 

la bague ton regard au double chaton bleu 

je te la tendrais du bout de mes sourires

il est bon d’avoir à l’esprit un arbre lourd

inscrit dans l’histoire de nos enfances 

il est stable et doux s’incline au gré

de l’aventure de vivre

un peu de regrets ne fait pas de mal

jamais la braise ne fut délaissée

jamais la soif ne fut apaisée 

et là-bas très loin nous glisserons nos pas

sur le gravier lentement crissé

je me défais du foulard inutile contre la brise 

que je remets en place pourtant 

pour libérer mes doigts retrouvailles 

qui te serrent encore une fois pour voir

l’eau douce

la terre n’est qu’une pente infinie vers la mer

que l’eau douce rejoint avec sa fine saveur 

arrosant les bois les prés contournant les jardins 

déroulant impavide son flot parfois violent

jusqu’aux houles salées qui se fâchent en mars 

là où oiseaux et bateaux glissent toujours 

sous l’horizon gros de soleils couchants

dans le roulis inoubliable des eaux 

négligeant les coquillages compliqués

que mon pas écrase sur l’estran

il me semble que je dois garder en mémoire la source

j’ai la nostalgie de sa douceur

de la grande douceur de l’eau vierge

qui grossit en ruisseau puis en rivière

elle seule étanche la soif dans ses graves courants

purifiée des nuages et des terres

mais me voici sur la falaise dominant l’estuaire

j’admire le mascaret qui mêle le doux et le salé

l’émotion presse contre mes cils 

un air de piano fait des vagues croisées 

et je songe tout à coup qu’à Schubert

qui composa nombre de vagues successives

il ne fut jamais accordé 

d’entendre ni de voir aucun océan

cimes

Les sommets des montagnes longtemps 

furent d’un blanc pur 

elles narguaient le soleil 

les miroitements jouant avec elles

sans jamais froisser le manteau frissonnant 

mon regard de loin descendait au long des chaînes 

c’était fou la pureté semble-t-il intouchable 

les cimes étaient à l’image de mes rêves d’alors 

certains jours de juin dans la ville en feu 

je me ruais là-haut pour voir 

les isards vifs les bleus iris

j’ai le regret aujourd’hui de tous ces pas

imprimés là-bas

qui dessinaient mon rêve

dans les neiges éternelles

le temps de ma jeunesse songé sur les hauteurs

s’est effiloché 

les délicieuses neiges d’antan

sont devenues bosses sèches 

la neige n’est plus

qui aurait accueilli mes chevilles 

dans l’accroche sonore du crêpe solide

les cimes gardiennes de ma trace sont allées au ruisseau 

et où trouver la force d’escalader

les pieds dans la pierraille je glisse

tout à fondu et les cimes et mes pas

il y a beau temps que les neiges hélas ne sont plus éternelles