Un pékin au Japon (10)

Il a fallu que nous allions à Nara – plus d’une heure de train – pour que je commence à m’interroger sur cette tache aveugle, partout présente : les inscriptions en japonais.

La veille, alors que j’attendais sur le quai, un employé du métro s’avança, s’adressa à  moi dans sa langue, puis me tira par le bras, sans violence, m’expliquant longuement quelque chose qui m’échappait et doucement me guida sur vingt mètres comme on le fait  d’un aveugle, et abusant de ma docilité d’âne de compagnie me prit à part près de son local – je fus si intrigué que je me laissai faire avec un sourire constant ; il me fixa dans les yeux et articula clairement : « Not woman, not woman ! » Que je ne sois pas une femme semblait le consterner et éteignant mon sourire je dirigeai l’index vers ma poitrine, affirmant qu’en effet je n’avais pas l’once d’une trace de féminité et que j’en étais sincèrement profondément (deeply) désolé.  Ma voix tenta de l’emporter sur les vibrations du métro à l’arrivée, je criai de tout mon grave combien j’étais désolé (sorry), il me désigna alors du doigt des lettres rose encadrées de rose sur la surface du quai où il m’avait surpris ; le wagon qui faisait face à l’inscription était du même rose. D’un gris vert uniforme, la rame de métro traînait par son milieu ce bonbon sucré, lumineux, et ce fut seulement à ce moment que je découvris en larges lettres latines : « Women only ». Le brave homme aux lunettes d’écaille tenta de me faire voir l’absurdité de ma situation : je n’étais qu’un homme et je n’avais rien à faire là-bas : le wagon était réservé aux femmes. Mon mauvais esprit me souffla qu’il y en avait sans doute un autre pour les homosexuels, un pour les bi, les trans, etc. Je jugeai cette pensée d’un goût fort douteux, mais je ne pus empêcher la folle du logis de poursuivre sa course et j’imaginai un instant une rame où chaque wagon serait réservé aux genres les plus divers, m’interrogeant sur la pertinence d’une pareille institution. Ma petite machine à dénigrer s’emballant, je restai cloué sur le quai, et la rame fraîche repartit sans moi avec son wagon rose.

Au fait, qu’en était-il de l’exquise politesse des Japonais ? Le joli cliché s’était vu conforté lorsque j’avais aperçu dès le premier jour des gens qui partout se faisaient des courbettes : une fois le petit choc passé, j’avais rêvé de vivre dans ce pays « sans bise » (ouf !) où le corps parlait spontanément, respect saisissant, peut-être un peu appuyé… enfin, je ne voulais pas approfondir, ni même nuancer mon impression, ainsi sont leurs mœurs, à quoi bon voyager si c’est pour estimer l’étranger bien étrange ? En bref, j’étais séduit par le buste qui se penche vers l’avant dans les lieux publics ; aux pires moments de presse des êtres s’inclinaient alors qu’ils étaient à vingt mètres l’un de l’autre et que des dizaines de piétons se ruaient dans l’espace qui les séparait. J’interrogeai ma guide : alors, cette politesse ? Elle leva les yeux au ciel, fit un geste de bascule de la main (couci-couça), et soudain : « Quand tu sors d’un restaurant par exemple, un Japonais ne te tiendra jamais la porte – Ah bon ? » J’attendis la suite ; elle vint bientôt et comme ma fille n’avait pas froid aux cordes vocales : « Les Japonais, dit-elle, ça serait plutôt du genre à te reclaquer la porte sur la gueule, tu vois ! » Je conclus ce bref échange sur une formule : « Les Japonais sont polis, mais ils ne sont pas courtois. » Ah, ces généralités !

À Nara, à la sortie du train, un moine tend une sébile.  Un passant sur deux s’arrête aimablement, salue, dépose une pièce, parfois un billet ; l’homme sourit sous son chapeau de paille tressée, parle peu ; le soir on le retrouvera au même endroit, toujours immobile. Il prie, je crois. A-t-il mangé ou bu dans la journée ? Je jurerais que non.

Terre grise et brune, souple aux pas, on s’attend à l’évènement, une musique déjà, plain chant rythmé tout en lenteur, impossible d’en deviner la provenance. Au détour d’un bosquet des daims par dizaines s’accrochent  à nos corps, lèchent nos mains, les touristes les nourrissent de galettes sèches de riz, les bêtes engloutissent en silence, à peine un craquement de leurs mâchoires tendres, manducation étouffée, profonde, elles semblent vouloir faire un concours de quantité, passant d’un enfant à un adulte complaisant ; du haut de leurs mini escarpins ils effleurent les épines de pin, cérémonieux, à peine un froissement. L’éden avait ce ton. Après une rêverie auprès du temple le plus haut du Japon – étagements gracieux qui saluent le ciel jusqu’au vertige – nous entrons au jadis, musée attenant habité de bouddhas dont je m’efforce de mimer le placement des doigts, frisson méditatif où je me découvre un calme intérieur, délesté des tensions habituelles du nerveux d’occident. Dorés ou bruns, femmes ou hommes on ne sait, ils sourient : notre crucifié avec sa tête inclinée, son corps malingre, a mauvaise mine face à ces statues épaisses, si larges qu’elles semblent avoir pour tâche de peser de toute leur bonne humeur sur la même terre que nous. Les jambes en position du lotus camouflées par les replis rêches et doux à la fois de la robe qui joue autour d’eux me donnent envie d’en faire autant. J’imagine mon corps rouillé forçant sur les genoux pour emprunter cette position inhabituelle ! Mes reins protestent par avance : même si l’hindouisme est plus vaste que le bouddhisme, je me prends à songer : « Il doit être dur d’être hindou ! » Notre Christ vient faire retour : alors que la croix désigne le ciel, ces masses sympathiques de bouddhas aux corps symétriques visent à nous ancrer dans le sol, elles rassurent et quoique très ancienne leur assise chante l’ici et le maintenant en un silence neuf, je m’entends respirer, la mort est repoussée vers un horizon si lointain que je me surprends à esquisser leur sourire gras, à peine marqué, invite au bonheur. À la peine de vivre et la perspective de n’être plus se substitue sur leur visage, dans les nombreux replis de leurs vêtements parfois piquetés de joyaux colorés, une envie d’exister sans bouger qui assouplit les nerfs et emplit le cerveau d’une endorphine rare. Magique.

Non loin, des esprits subtils nous attendent : ce sont des moines taillés dans des blocs de bois et quoique le plus souvent assis, leur calme me ramène d’un coup d’aile sans effort vers les statues de pierre de nos cathédrales. Ces représentations sont de la même époque. Je n’oublierai jamais leur idéal d’équilibre, la position tendre des bras soulignée par les larges manches, accueil et invite, visages réalistes ; protégés de l’océan du temps, leurs traits sont impeccables et pourtant autre chose, un chant assurément monte des muscles, de l’ossature de l’ensemble et des plis coulés de leurs robes. Chacun est différent de l’autre, ils sont nommés, ils furent vivants, ils ont été sculptés à notre taille, hommes profonds dont on attend qu’ils se lèvent pour nous saluer d’un : ah vous êtes vivants, vous voyez, moi aussi, puis-je vous  emprunter un instant votre incarnat et le battement de vos tempes ? Si bien qu’après les avoir salués du plus solide de ma présence, une forme de frisson me saisit, légère épouvante que je dissipe en découvrant derrière leur corps la tranche de bois vertical qui leur fait office de dos : plaqués sur une colonne sans doute, ils devaient orner l’entrée du temple, hommage au possible de notre beauté intérieure.

Dès la sortie du jadis, un murmure fait vibrer l’air soudain lourd qui va s’allégeant pourtant au fil de notre marche, le pied tombe régulier sur le rythme global, là-bas ; on croise des moines vêtus d’or tissé sur l’orange des plis négligés qui leur tombent aux chevilles. Eux sont vivants ! Amis, guidez-nous ! Ils sourient, pas un mot, démarche pesante sur leurs sabots aux épaisses semelles de bois, ils rejoignent ce que nous découvrons enfin, la musique se fait large épaisse puissante, un défilé s’est mis en place qui va durer une heure peut-être davantage. C’est une sorte de fête du printemps, enfants en tête, filles en avant aux mains de mères en yukata, et mille couleurs, autant de costumes, se dirigent droit vers l’immense temple de bouddha. Suivent les garçons, avec chacun leur mère ou leur père, puis les âges divers jusqu’aux vieillards, hommes puis femmes puis jeunes hommes de nouveau, tous vêtus différemment avec une recherche ahurissante, des tissus, des voiles, des robes, des saris, des uniformes ; l’arc en ciel humain posé sur la terre procède lentement, musique au milieu, avec leurs flûtes de pan enroulées sur elles mêmes qui produisent un seul son vertical harmonieux, tandis que d’autres en violine et chapeaux carrés répètent la mélopée de quelques notes pas plus sur une flûte primitive parfois traversière souvent droite, notes toujours semblables, comme un velours de sons. Ce n’est pas la liesse qui domine mais un sérieux communautaire, droit vers le bouddha que l’on devine là-bas, à l’intérieur du vaste temple aux cornes d’or ; tout le Japon semble s’être rassemblé pour se dissoudre dans les pas qui viennent honorer chez lui le plus grand bouddha d’orient qui siège de tout son poids à l’intérieur de la maison sacrée, énorme ensemble qui brave le temps, modèle gigantesque de la maison la plus simple : un toit recourbé frissonnant de tout son gris illuminé, miroitant sur tous les tons de la palette nature, des murs vibrant du son lourd des grosses caisses frappant sans violence au rythme de la musique uniforme. Les vivants sont fiers d’avoir été élus, souriants sans trop, sagesse retenue aux lèvres. Les drapés sont leurs voix. Ils semblent ne plus rien redouter puisque les âges les protègent et le vent de l’océan fait à peine trembler les plis parfaits de leurs tenues extravagantes de variété.

Envie, jalousie de n’en être pas du spectateur qui photographie partout, si bien que les déclics dominent parfois la musique impavide, on est exclus, dehors, on n’ose pas approcher de peur de détruire la sacré de la marche, on redoute de briser la solennité du moment ; une sorte d’espace se creuse malgré la foule entre ceux qui défilent et nous-mêmes, pauvres mortels en jeans et chemises de trois sous. C’est presque un égarement tant leur joie nous dépasse. Les habillés sont invités au fur et à mesure à pénétrer dans le temple, quelques uns les suivent, personne ne s’y oppose, le flot a envahi les degrés qui mènent aux pieds du bouddha géant ; je ne crois pas qu’il y eut beaucoup de paroles échangées ; saisie la foule se tait, l’attente est brève – peut-être fut-elle longue, ici mon souvenir défaille –  et bientôt, en contournant l’entrée, nous voilà au milieu de milliers de gens qui ne poussent pas, ne se pressent pas et je découvre la grand bouddha habillé de son bronze noir, si haut que nous voilà nains, apeurés, silencieux, retenus : sa paume droite est dirigée vers le ciel tandis que la gauche dressée à angle droit semble dire : on s’arrête, on prend son temps, on ne meurt plus, pouce, le temps est suspendu.  Le sourire est gagné sur l’apaisement, il se communique à tous. Bientôt une voix psalmodie des syllabes où voyelles et consonnes sont d’un grave inouï. Encens, bougies partout. La joie est assumée. Si rare est le calme de tous, merveille d’être vivant.