L ‘écriture maya

L’écriture maya : ak’ab ts’ib, l’écriture-dessin obscure

par Michel Boccara

C’est un livre naturel car il n’a été fabriqué par personne. Le livre tourne seul ses pages. Chaque jour s’ouvre une page et si quelqu’un veut la tourner intentionnellement, il saigne parce qu’il est vivant.
Mythe d’origine du livre glyphique, Xocen, Yucatan.

Le nom même d’ak’ab ts’ib, l'”écriture-dessin obscure”, qui désigne l’écriture glyphique * en yucatèque, exprime bien le projet des Mayas : d’une part, l’écriture ne peut être séparée du dessin ; d’autre part, elle est obscure, nocturne. Elle n’a pas pour objet de dévoiler le monde, mais de le voiler, de dire en masquant car la nature du monde est énigmatique, et le moyen d’en rendre compte n’est pas de le clarifier.
Le sens ne doit pas être complètement capturé dans un signe et il doit, périodiquement, être remis en jeu : c’est pourquoi l’écriture glyphique doit rester fondamentalement divinatoire. Périodiquement, les prêtres aspergeaient leurs livres d’eau suhuy, “eau des origines”, pour en restituer le sens.

La préhistoire de l’écriture maya est encore mal connue, et les recherches la concernant sont très inégales suivant les régions. Cependant, des documents remontant semble-t-il au IVe siècle av. J.-C. permettent de reconnaître certaines ébauches de glyphes. La première inscription dont les caractères correspondent à l’écriture classique date de 199 apr. J.-C., soit au tout début de l’époque classique, dont les archéologues fixent le point de départ au IIIe siècle. Il s’agit d’une stèle qui décrit un souverain ayant une vision – provoquée par l’offrande de son sang lors d’un rituel précédant son accession au trône. Il est remarquable que le premier document écrit connu raconte un phénomène mythique dans un contexte historique, fondant ainsi le statut mythico-historique de cette écriture.

Au début de deux mille vingt

Au tout début de deux mille vingt, la terre poursuivait sa bonne femme de rotation et le soleil secouait ses premiers blés sur le crâne labouré des terres d’ici: on était bien. L’an était lancé dans sa saison, rien à dire. Je me souviens des premiers parfums, hors boue un peu, hors pluie parfois, vapeurs jolies aux tempes qui s’éveillent en faisant ce petit craquement de terre qui augurait l’éveil civil; janvier, février, tout fut calme. Je crus un moment que le silence allait revenir, celui qui précède la musique et sur lequel le poète installe ses violons miracles et son refus des battements qui fuient. On allait même vivre un printemps défait des oripeaux habituels, giboulées, noirs réveils d’automne. Les querelles songé-je allaient aller diminuant, la paix intérieure était prête, là, à deux pas, elle se dansait sur les vélos multipliés, sur un mars sans guerre, sur un petit avril aux oiseaux revenus. Le fil des jours certes constamment ténu, tissait sa toile et l’on espérait bien vivre un temps sinon toujours un peu boiteux, au moins gentiment claudiquant. Depuis janvier les nuits avaient l’élégance de s’effacer lentement, sans bruit, un peu lasses, il faut bien dire, de l’hiver barbotant. 

Je traversai étourdiment les premières semaines; les cœurs s’épanchaient, c’en était presque à passer les après-midis au lit à refaire, lisottant, écrivaillant, le monde et le solstice d’hiver tout à la fois. J’entends encore les griffes des merles contre la gouttière, comme un gage d’affairement fort utile avant la survenue de la saison aux œufs, aux petits, aux allers nourritures et aux retours précipités. Quelque chose rôdait pourtant. Le vent d’ouest m’avait prévenu, répétant que ce n’était pas si simple. J’avais tort de me fier à ses retours inlassables. Les tempêtes de mars sont pourtant claires, maugréait-il. J’étais négligent, pratiquant jusqu’à l’imbécillité un optimisme qui n’a rien de commun avec la vraie vie. Tu es debout vivant, prends garde, disait l’ouest en me voyant gambader sur les berges de la rivière proche. Le courant et les tourbillons sont des nids de traîtrises. Je songeais: le temps et ses dangers, je sais tout par coeur, ce n’est pas un printemps de plus qui va me bousculer tout cru, j’en ai vu d’autres. 

On n’est pas sérieux quand on a soixante treize ans.  Rien ne pouvait survenir. Et puis un jour d’avril, une méchante brume mondiale menaça de se glisser à l’intérieur de nos corps. Depuis, nous voilà bien empêtrés dans cette affaire qui largement nous dépasse.   

les souterrains de Laon 5 (la nuit)

La butte témoin s’ouvre aux quatre horizons et donne à notre présence sur la terre un souffle inhabituel, la géante cathédrale multipliant par cinquante notre corps vertical. Le monde coloré passe sous notre regard, l’aventure du plateau est un arc-en-ciel et même bouchée (les nuages, balourds visiteurs) la trompette de lumière azurée module ses innombrables mélodies de nuances éblouies. Dignité, fierté, exaltation, rêve de puissance, tout se mêle lorsqu’on se prend à songer aux siècles, aux oeuvres et à notre vive présence, modeste et capitale.
Que dire alors des souterrains? Lorsqu’on s’enfonce sous le plateau, c’est une nuit de pierres, le monde se fait noir et blanc, les galeries s’élancent, bifurquent, se croisent pour le plus grand plaisir des spéléologues, las d’avoir été arrosés par la lumière du jour. Je crois qu’ils cherchent à animer un peu la peur de vivre à cru qui est l’autre nom de la peur de ne plus vivre. Le savant aussi bien que le touriste y entend en effet son coeur battre, le silence est tel qu’on se sent plus directement vivant, le corps remue comme la nuit du poète, le pas fait vibrer les dalles: on ne ment plus, c’est bon. La nudité de l’existence fait l’excellence des lieux et nous attire comme si c’était la vérité enfin de notre vie.
Ces rocs entassés, percés, creusés, évidés par l’eau et la main de l’homme offrent un tombeau vivant à explorer, ainsi peut-on peut-être imaginer par avance, lampe au front, une image de notre vie après la vie.
Les souterrains angoissent et rassurent, ils sont notre émoi perdu sous les pas des piétons du parvis. Les emprunter est une autre promenade qu’en ville haute. Elle est hors temps, hors climat, et à condition de s’habituer à la fragilité des lumières, elle offre du passage accidenté vers le paradis une représentation saisissante, étouffement mimé sous le poids des pierres. Il est vrai qu’avancer c’est risquer: l’explorateur peut se perdre à chaque détour, choisissant la galerie de gauche au lieu de la droite qu’il croit connaître puis, la panique aidant, rebrousse chemin par aspiration à retrouver le connu. Marcher ainsi à la presque aveuglette, c’est mettre en valeur son courage, son flair, son savoir aussi. Tel grès des parois, telle argile du sol en disent autant à l’explorateur que la nature du sol et des plantes pour un agriculteur.
Il est vrai qu’il en va des souterrains comme de nos pays où la main de l’homme a glissé partout, les découvreurs d’antan sont devenus fonctionnaires et les précieuses balises du tourisme courant ont remplacé les errements du hardi pionnier qui, une lampe sourde à la main, s’est élancé pour la première fois dans la découverte du mystère des lieux d’où la vie semble absente.

le livre à venir (33)

J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.

[La parution de mon livre “Le Chemin – der Weg” est imminente. Prévue le 28 septembre. Editions Lumpen, 179 rue de l’Abbé Georges Hénin 02860 Colligis-Crandelain. 20 euros. ]

le livre à venir (32)

Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.
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le livre à venir (31)

Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tièdeur, la paix placide des ruminants, les fremissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.
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le livre à venir (30)

Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du cœur.

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le livre à venir (29)

Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.
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le livre à venir (28)

Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.
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le livre à venir (27)

Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.


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le livre à venir (26)

La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.

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le livre à venir (25)

Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.

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le livre à venir (24)

Première visite du Chemin il y a cinquante ans. La brume n’aide pas. A l’instant où je rêve d’eux, les yeux au ciel pour deviner quelque toit, je trébuche au ravin qui borde le Chemin. Je laisse faire la chute, peut-être faudra-t-il m’ajouter, longtemps après, au nombre des victimes. A ce moment, je sens un morceau de métal qui se glisse entre mes doigts, je tâtonne alentour, d’autres pièces métalliques, partout. Jonchant la terre, des milliers éclaboussent le Chemin, les voies, les sentes. Un ancien du Chemin me confiera plus tard: vous en trouverez partout, à défaut des corps, le métal cuirasse la terre du Chemin, il grince et rouille en souvenir d’eux. Ca gémit sous les pas. Cueillez ces fleurs brunes dans l’automne finissant, ces éclats ferraillants méritent largement votre piété.

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le livre à venir (23)

La colère le plus souvent mord la gorge. Je pense à la victoire,ici, au Chemin, on a emporté la crête. La victoire normalement ce sont des filles, des fleurs, des alcools forts (l’eau de vie si mal nommée). Je me retourne: je vois des vareuses et des doigts, des bottes et des bras, des molletières et des cuisses arrachées. Tout est là derrière moi. La victoire c’est donc ceci: ci-gît un désastre hanté de casques troués que la pluie curieusement ardente fouette méchante et rude. Sans doute pour nous punir d’avoir été des brutes, pire que des bêtes, car il faut de l’esprit (stratégie, fusils, techniques) pour assassiner légalement le cousin germain. Aucun animal n’eût été aussi glorieusement pervers pour inventer ce massacre de masse au Chemin et autres lieux.

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