Un voeu

elle avait des bagues

des perles à l’oreille

le fard qui protège

une robe de lin gris

c’est folie de porter pareille robe dit-il

la glace mordra ta peau

elle avait le regard sûr

serra doucement sa main glissée

peu m’importe le vent dans l’air froid

parlons de l’an neuf

dit-elle et des voeux

ce fut ainsi qu’ils gravirent le mont

solitude des arbres presque morts

on entend un orgue lointain

dialoguant avec les tourterelles

elle pointe alors son doigt vers le soleil mangé des brumes

aime le jour comme il rallonge

déclame-t-elle donne donne donne

(il reconnut soudain en elle la fluide inspiration)

laissons glisser au présent nos regards vers le vallon

sur la bruyère où la parole se fige

un court instant dans l’écriture

il forma le voeu de la garder à ses côtés

toute l’année et même au-delà

Au début de deux mille vingt

Au tout début de deux mille vingt, la terre poursuivait sa bonne femme de rotation et le soleil secouait ses premiers blés sur le crâne labouré des terres d’ici: on était bien. L’an était lancé dans sa saison, rien à dire. Je me souviens des premiers parfums, hors boue un peu, hors pluie parfois, vapeurs jolies aux tempes qui s’éveillent en faisant ce petit craquement de terre qui augurait l’éveil civil; janvier, février, tout fut calme. Je crus un moment que le silence allait revenir, celui qui précède la musique et sur lequel le poète installe ses violons miracles et son refus des battements qui fuient. On allait même vivre un printemps défait des oripeaux habituels, giboulées, noirs réveils d’automne. Les querelles songé-je allaient aller diminuant, la paix intérieure était prête, là, à deux pas, elle se dansait sur les vélos multipliés, sur un mars sans guerre, sur un petit avril aux oiseaux revenus. Le fil des jours certes constamment ténu, tissait sa toile et l’on espérait bien vivre un temps sinon toujours un peu boiteux, au moins gentiment claudiquant. Depuis janvier les nuits avaient l’élégance de s’effacer lentement, sans bruit, un peu lasses, il faut bien dire, de l’hiver barbotant. 

Je traversai étourdiment les premières semaines; les cœurs s’épanchaient, c’en était presque à passer les après-midis au lit à refaire, lisottant, écrivaillant, le monde et le solstice d’hiver tout à la fois. J’entends encore les griffes des merles contre la gouttière, comme un gage d’affairement fort utile avant la survenue de la saison aux œufs, aux petits, aux allers nourritures et aux retours précipités. Quelque chose rôdait pourtant. Le vent d’ouest m’avait prévenu, répétant que ce n’était pas si simple. J’avais tort de me fier à ses retours inlassables. Les tempêtes de mars sont pourtant claires, maugréait-il. J’étais négligent, pratiquant jusqu’à l’imbécillité un optimisme qui n’a rien de commun avec la vraie vie. Tu es debout vivant, prends garde, disait l’ouest en me voyant gambader sur les berges de la rivière proche. Le courant et les tourbillons sont des nids de traîtrises. Je songeais: le temps et ses dangers, je sais tout par coeur, ce n’est pas un printemps de plus qui va me bousculer tout cru, j’en ai vu d’autres. 

On n’est pas sérieux quand on a soixante treize ans.  Rien ne pouvait survenir. Et puis un jour d’avril, une méchante brume mondiale menaça de se glisser à l’intérieur de nos corps. Depuis, nous voilà bien empêtrés dans cette affaire qui largement nous dépasse.   

Goethe et la lumière du 21 décembre

Goethe et la lumière du 21 décembre (de Werther à Eckermann)

image de Goethe

La saison est gage de changement : rien de plus beau que de voir Goethe célébrer la venue du 21 décembre 1831, alors qu’il meurt en mars 1832. Il est heureux (82 ans) de voir les jours s’allonger de nouveau, ne peut se contenir de joie et le dit explicitement à Eckermann,  son interlocuteur; la scène est émouvante au possible et curieusement à chaque 21 décembre je n’oublie jamais cette parole sur la lumière qui revient ; la nuit cède le pas, même si toute sa vie Goethe nous fait le confident de ses visions, de la victoire de la lumière sur l’obscurité, il a pour le mal (l’ombre) une attirance singulière lorsqu’il se fait par exemple le chantre de Méphisto : il affirme en gros que le mal est un stimulant très utile pour que l’humanité se bouge… On comprend que l’auteur de la « Théorie des couleurs » ait professé cette attirance pour la lumière qui fait retour.

Au moment de l’écriture de Werther (1770), il n’est pas aussi optimiste et Maurice Blanchot a raison d’insister sur la phrase du poète : « Il ne saurait être question pour moi de bien finir ». On se souvient alors avec stupéfaction que le suicide de Werther, le coup de pistolet le plus célèbre de la littérature, a lieu justement un 21 décembre. Contradiction.

Né en 1749, Goethe a un peu plus de vingt ans lorsqu’il envisage Werther ; il est normal qu’il ait songé au plus noir de l’année pour suicider son héros. Soixante ans plus tard, la même date est gage d’espérance alors qu’il entre dans la dernière année de sa vie et (j’ai envie de dire !) qu’il le sait. Je prends peu de risques en affirmant qu’il le sait : il vient de faire mettre des oreillettes à son fauteuil, il sait que sa tête un matin, un soir, va basculer sur le côté et il prévoit ce mouvement involontaire, sorte de « non »  à la mort qui émeut le témoin. Goethe est un antique, il sait cela.

On pourrait dire que Goethe sait tout ; le lire n’est pas forcément une distraction (mais quelle joie), chaque instant de lecture est un moment symbolique du grand tout. Je comprends que J. Gracq ait pu goûter médiocrement le grand homme allemand et préféré Wagner (j’avoue que j’en souris, car enfin comment préférer un homme si équilibré à pareille musique d’ivresse ? – L’époque traversée par J. Gracq est la seule explication) ; il n’en reste pas moins que Goethe est malgré tout, malgré tous les auteurs, malgré tous les écrivains, le seul qui ne soit pas déséquilibré. Sa prose est un modèle de splendeur retenue, sorte de Nicolas Poussin de l’écriture. Jusqu’à l’âge de quarante ans, Goethe a hésité entre la peinture et l’écriture, il a élu ce que l’on sait ; il y avait urgence aux pays allemands à réinventer l’écriture dans cette splendeur souple qu’est sa langue. Parfois aux moments où la lumière nous manque le plus (décembre et son cortège de noirs ancrés dans l’impasse des jours), je me demande ce qu’aurait pu être l’équivalent pictural du « Faust ».

Certainement pas ce que Delacroix nous a livré ; celui-ci est trop romantique, ou pour le dire brièvement : trop Méphisto, pas assez Faust. C’est notre vision d’aujourd’hui. Dire que cette vision est fausse n’arrange rien : c’est ainsi. Pour nous Français du XXIème siècle, et ce sans doute depuis la traduction du « Faust » par Nerval, Goethe est un romantique. Rien de plus faux, rien de plus vrai. Il s’agit simplement de se mettre d’accord sur le zoom que nous choisissons.  Un peu comme Picasso, plagié de partout, il nous apparaît usé et la splendeur de ses lisses a disparu sous le vernis fatigant de ses imitateurs : il est unique dans les fondations qu’il pose avec sérénité ; depuis, mille reprises ont limé sa prose et son art poétique uniques. La langue allemande, très malmenée au XXème siècle, occulte notre vision d’un sage qui, à la manière de Montaigne, transmet à nos esprits égarés une vision ancienne qui ne cesse de revenir vers nous comme un miroir du temps où les hommes pensaient la vie à travers la nature. Ainsi était-il bien plus qu’un romantique ; un penseur pour notre temps, un passeur du monde ancien qui n’était évidemment pas un attardé, bien plutôt un visionnaire que nous serions bien fous de ne pas consulter comme on le fit de l’oracle de Delphes.

Devant le miroir

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà. Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

(Ce monologue a été consulté plus d’une dizaine de milliers de fois depuis que je l’ai publié sur ce blog, il y a dix ans. Cette pure tragédie est libre de droit. Les commentaires montrent qu’il a été joué un peu partout dans le monde francophone. )

Le vol brisé

La vie de l’esprit contre les griffes du présent où le narrateur se donne le bon/mauvais rôle.

La tourterelle s’élance de la haie, traverse le havre du jardin caché où trône – toutes larmes dehors – le saule pleureur ; le couchant dore les feuilles un peu mouillées et les fruits bouclés, cheveux d’un autre âge entortillés à loisir ; l’oiseau les effleure doucement, sûr de lui, j’admire le col audacieux qu’on dirait dessiné à la craie et le velours à peine visible des plumes fluides où le cœur de la bête cogne habituellement son chant monocorde, prenant.
Le temps se suspend comme le corps léger de l’oiseau pacifique, rien ne bouge, aucun vent, nul bruit, calme grave des branches paralysées, et de son unique vol la tourterelle dessine une présence ombrée de bleu, c’est un pinceau de maître dans l’éden improvisé de mon jardin secret. Je frissonne ; sa courbe à elle seule est une baie de lumière mouillée, arc en ciel de lois ineffables, douloureuses à force d’être parfaites. L’émotion fait papillonner mes cils, jamais pareille vérité coulant de la source du temps ne me sera plus accordée… son unique courant d’air déplacé ne change rien à l’azur déclinant, mais il est cependant suspendu, immuable, éternel. Comment ce qui tombe peut-il être arrêté ? Comment ce qui vole peut-il…
À l’instant où elle va, sur une branche qui touche terre, poser ses pattes, dans ce mouvement de recul où les ailes accélèrent leur battement vers l’arrière provoquant un sur place magique, hors gravité, le corps se redresse, verticalement offert, fragile, au plus souple de son vol finissant, à cet instant donc un matou se précipite sur elle, l’arrachant au vide de toute sa gueule, du plus grave de ses griffes.
Dans l’encadrement de la fenêtre, serrant la barre de rideau que je suis en train de poser, je saute par l’embrasure, frappe le dos du chat qui s’enfuit en hurlant sous la haie du voisin. Le cœur me bat autant qu’à elle. Je jette la barre, saisis l’amie des deux mains, sans serrer. Les plumes n’ont presque rien, un peu de sang à la patte gauche. Aucun son, la mort effleurée a étendu sa loi à toute la contrée.
Tu comprends, ce n’est pas si simple, ils n’aiment pas ça, ils mordent, tu vois, ils griffent, ils veulent tuer, cela les amuse, ils ont peur de ton plumage parfait et de ton chant, les idiots, qu’ils trouvent monotone, alors que chaque fois est la première, et surtout tu voles, tu comprends, tu voles, et le chat n’est qu’un parmi des milliers qui en veulent à ta perfection entre ciel et terre, tu es un défi, comprends-le, nul n’est parfait, pauvre enfant, reste là-haut dans la géométrie qu’aucune main ne saurait tracer, donne-nous ton modèle, mais ne t’approche plus jamais des branches basses, promets-le.
Elle fait mine de s’envoler, se dégage de mes mains, je la relâche, elle se pose sur les troènes.
Je remonte la barre des double rideaux et depuis lorsque le tissu gris rose frissonne sous le souffle de l’espagnolette, je la vois, je l’entends, ses ailes frémissent, son aventure revient, la vie, presque rien, un peu de sang, ce même sang qui bat là sous le tissu de ma chemise quand, allongé, je rêve près de la croisée d’une perfection à venir.

“La métamorphose” de Kafka… quelques remarques

Marthe Robert suggère que Hermann Kafka traitait son fils de Käfer, (insecte proche de notre cafard, mais qui serait plutôt une coccinelle). Käfer est une insulte du même type que cafard. C’est à vérifier mais il me semble que cette insulte désignait aussi les juifs. Toujours est-il que l’insulte du père est l’inspiratrice de la métamorphose, le fils reprenant l’insulte pour la retourner comme un doigt de gant, du genre, tu me traites de cafard, ah tiens oui, voyons voir « si j’étais un cafard »! Ironie cruelle tournée contre son père en manière de moquerie mais aussi contre soi-même, Selbstironie qui est motrice d’un texte dont Kafka lui-même dit dans une lettre à Felice qu’elle est affreuse. Un exégète suggère par ailleurs que le cafard vient d’une pièce que jouaient des juifs de l’est en yiddisch à Prague à l’époque de l’écriture du texte. Un acteur imitait un cafard et Franz Kafka au grand dam de son père s’était lié avec ces acteurs pouilleux que Franz trouvait prodigieux et ils l’étaient sans doute.
Le mot Ungeziefer que K utilise pour dire le cafard est en fait un masque… excusez le mot: une « métamorphose » de cette insulte paternelle.
On comprend obscurément ces choses en lisant la nouvelle ; surtout l’ironie qui tout compte fait, au-delà de ces sources, dit une chose qui ne cessera d’être reprise jusqu’à “Joséphine la cantatrice”(un des derniers récits de Kafka): la poésie est de nos jours dans une telle disgrâce, la grâce ayant fondu au ciel des mille feux meurtriers de la culture du tout venant voire de la guerre, que pour parler du poète il n’est plus qu’à dire: voilà ce qu’est un poète, une vermine, pas davantage. Non pas en vrai, ai-je envie de dire, mais dans l’inconscient collectif, voilà comment on voit le poète. La boucle est alors bouclée de l’insulte du père (qui considérait son fils comme un raté infichu de faire tourner la boutique) à la situation de l’écrivain. On a envie de dire: et tout le reste est littérature, surtout rature.

Pour le mot « Ungeziefer »; ce qui est important c’est le UN qui signale une négation. C’est quelque chose de négatif. On s’en doutait un peu. Le mot désigne en fait tous (sens collectif de « ge » dans Ungeziefer) les parasites qu’on peut trouver dans la cuisine, blattes, cafards, araignées, jusqu’aux souris. Par ailleurs ziefer, en ancien allemand signifie « sacrifice » (zebar)… Ce sont donc des animaux tellement ignobles qu’ils ne peuvent pas servir au sacrifice. Ungeziefer signifie en bref: insacrifiable. Ils ne méritent que mépris et n’ont même pas la capacité d’être sacrifiés pour complaire aux dieux et rendre la cité plus pure. On voit que le choix de « Kafka » (nom qui lui-même n’est pas loin de Käfer, même s’il s’agit du choucas en tchèque) est donc particulièrement bien choisi. Ungeziefer c’est l’image de Franz à travers ce que le fils entend de ce que le père pense de lui: même pas fichu d’être sacrifié. Vraiment nul, même mort, juste bon à être balayé et jeté à la poubelle. Incapable de quoi que ce soit. Inutilisable en cas de nécessité de bouc émissaire. Humiliant pour le père qu’un Ungeziefer pareil: il ne peut même pas jouer le rôle d’Isaac. Dieu n’exigerait rien du tout d’un Herrman qui serait père d’un aussi répugnant fils. On est au comble de l’humiliation . Un père primitif découvrant que son fils est homo serait moins pire que ce commerçant (sérieux, bourgeois) dont le fils écrit des livres (le comble de l’humiliation est sans doute aux yeux du père commerçant qu’il soit écrivain). Rire caricatural qui jalonnera longtemps l’histoire de la fiction écrite. On pourra faire désormais difficilement pire… et plus drôle.
Reste à traduire Ungeziefer : « vermine » va très bien…

Les masques au Japon en 2012

Lorsque j’étais au Japon en 2012 pour saluer ma fille Lucie (elle y resta quatre ans), que j’appelle dans ce texte “Antigone”, j’ai rédigé une manière de journal de voyage que j’ai nommé: “Un pékin au Japon”. Je fais part de mes étonnements – j’avais pris soin de n’emporter aucun livre guide qui eût pu troubler mes découvertes; ma fille était mon seul et unique guide – et parmi ceux-ci une stupéfaction qui résonne aujourd’hui très étrangement. Il s’agit du port du masque qu’à l’époque les Japonais portaient déjà presque systématiquement:
“A vélo ou à pied, beaucoup portent des masques pour se protéger de la pollution. Masques blancs, ils couvrent le bas du visage : qui sont-ils ? Déjà qu’à l’ordinaire – raciste ! – les Japonais se ressemblent tous, avec leurs masques c’est un défilé de marionnettes. Petite pensée paranoïaque fugitive : ils me surveillent ! C’est le contraire, le masque les isole… au fait, la pollution est peut-être un prétexte pour se cacher (comme certaine religion de chez nous), voiler aux autres cette unique part du corps qui émerge (le visage) et qui nous trahirait, dirait qui nous sommes en vérité lorsque nous sourions, quand nous parlons, c’est cela qu’il faut cacher, n’être que pour soi derrière cette hygiénique tulle d’hôpital, oui, c’est ça, la ville est un hôpital menacé par les maladies nosocomiales des avenues, terreur de l’autre, c’est grave docteur, et si l’autre était vivant, s’il me souriait, s’il me parlait, adieu l’intimité, adieu la vie pour moi seul ! Allez au loin disent les masques, écartez-vous, veuillez ne pas me toucher (Jésus à Marie de Magdala), même des yeux, je vous en prie, ne me touchez pas, je ne vous permets pas, je ne permets rien, mon corps est à moi, c’est tout ce que je possède, amour de moi y est enclose (vieil air du pays), je m’aime et par conséquent je vous signifie mon ignorance, pire que le mépris, la peur, la peur majeure, avec cette terreur au bout du bout : et si je rencontrais l’Autre ? Quelle horreur ! Je fais tout pour que cela ne se produise pas, aucune place au frais du hasard, pour vivre heureux vivons cachés, confinés dans le cocon de soi, dans le cocon de gaze qui dévore le bas du visage. Restent les yeux. Pauvres fentes toutes semblables – raciste !- bruns noirs, ils lissent la ville, la rendent vivable en l’ignorant, il fait chaud là-dessous, je m’abandonne à moi, je me cajole sous la toile de mes vêtements, derrière mon masque, je suis unique, ne m’aidez pas, ne m’aimez pas. C’est l’antiséduction, le contraire du village, des villes balnéaires bien vulgaires de chez nous où, l’apéro à la main, on s’installe vers le soir pour voir passer les filles aux beaux atours : on est à l’autre extrémité de cette geste, c’est l’équivalent pour le corps du parler correct de notre nouvelle langue mondiale, candeur de soi, cruauté du silence, absence d’imprévus, d’humour, de lazzis, de paroles en l’air. C’est le corps efficace ; on est à deux doigts de la marchandise.”

Extrait de Un Pekin au Japon dans ce même blog:

Kafka et le monde intérieur

Parfois, un peu par hasard, je tombe – le mot n’est pas de trop – sur une phrase qui me réconcilie avec le monde de la pensée; le monde tout court donc. Aujourd’hui, cet extrait du journal de Kafka:
” Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité.” A ce monde, l’auteur oppose le monde de la théorie qui nous entraîne vers le monde rassurant de l’abîme; je dis rassurant parce que la vérité une fois dite, je peux vaquer tranquille à mes occupations mondaines. Voici ce qui précède dans le journal:
“De l’extérieur, on triomphera toujours du monde en le creusant au moyen de théories qui, aussitôt, nous ferons tomber avec elles dans la fosse. Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité.” Il désigne ici un aspect de la pensée qui consiste non à répondre à la question pourquoi(théorie), mais qui consiste à penser vraiment, ce que j’appelle pour ma part rêver, venir de l’intérieur dire le monde tel que je le sens, dire les mots tels qu’ils viennent s’imposer à ma psyché et rien d’autre.
J’ai longtemps flotté autour de ce monde intérieur; je savais que c’était celui qui me permettait d’écrire, la question étant : suis-je conscient ou suis-je inconscient lorsque j’écris… ce qui n’aidait pas. La formulation était brutale, “à la limite”, comme on dit parfois. J’en suis venu à penser que j’écrivais à partir d’un lieu spécifique qui n’avait rien à voir avec le conscient, ni avec l’inconscient; ça flottait là entre deux et effectivement le monde intérieur sortait vers le dehors sur le papier, sans finalement que j’intervienne directement. Enfin si, bien sûr, mais ça flottait là devant, j’entendais le silence, que j’appelais le blanc, et la vérité – qui n’était évidemment que la mienne – issait, comme on le disait autrefois, elle sortait, donc, et ne se prenait pas pour universelle, simplement puisqu’elle sortait de ce fond cru, elle avait sa part dans la vérité du monde tel qu’il est ici et maintenant; elle le maintenait(!!), elle flottait avec le monde, le maintenant, ressemblante, comme on le dirait naïvement d’un tableau.