absence des oiseaux

certains matins les oiseaux boudent le monde
malgré les cimes nouvelles et la sève
le vent neutre poursuit sa course
mais ce vieux ruisseau impalpable
de l’air fuyant est veuf d’ailes filantes

nos étoiles de jour si bruyantes au coucher
raffut dans les brins ils se pressent
cherchant leur ultime place avant la nuit
les plumes s’arrachent et voilà qu’à l’aube
leurs appels absents m’enlisent au lit

j’attends l’heure où ils vont faire vivre
le ciel à la blancheur de grève
qui n’offre semble-t-il aucun espace libre
aux mille pointes trilles verticales
et je rêve d’eux immobile et tendu

par la fenêtre j’écris au tableau blanc
les vacations qui m’attendent ce jour
et tandis que je songe aux malades gisants
je perçois les aigus des chants revenus
ce n’était pas eux mais moi qui dormais

quittant l’enfance où les draps me tenaient
ce temps où les cris écrasaient leurs gazouillis
trop futiles sans doute à mes tympans cognés
je me lève saisi de reconnaissance
envers ces enfants du présent délivré

Soixante-deux printemps

Dans l’attente du temps net de l’été titubant, les lointains alourdis de nuées, teintes encore dures d’avril, voient la vigueur des azurs virer à l’effondrement dans la brume monocolore des demi-saisons où tout tergiverse.
À l’avant les branches se secouent dans le gris comestible de leurs arbres frappés de mille métamorphoses crues et c’est souvent une manière d’explosion neigeuse empruntée aux fontes des montagnes et remontant par la sève jusqu’aux moindres ramilles, flocons en fleurs.
Plus avant encore, alentour, les maisons s’habillent de blanc, fenêtres et portes se maquillent pour séduire le promeneur averti dont les pas résonnent jusqu’au fond des chambres, frémissement régulier du gravier chaleureux contant le passage d’une vie.
Je m’étends à mi-pente du champ ahuri de croissance et mon corps se laisse recouvrir du feu frais des jeunes pousses, bain de jouvence dans l’eau bleue de la rosée, vin de vigueur qu’on boit par la peau et dont les senteurs sucrées rappellent ces baisers qu’on dépose avec ferveur sur les cous des bébés.
Ce faisant je surprends un craquement de digue, rupture des os de nos années, blocage éruptif des muscles que je croyais décidément plus souples et me voilà grippé de partout mesurant mes crampes en alarmes rouillées et c’est tout d’humilité que je me redresse sur les coudes, songeant, le regard perdu vers les lointains brumeux, combien est judicieux le décompte de l’âge en printemps.

Qu’en est-il de “Traces de Pas”?

“Traces de pas” paru en 1995 chez Calligrammes,  a obtenu le prix du livre de Picardie. On peut le trouver ici.

Si ces trois derniers jours j’en ai fait paraître quelques pages, c’est simplement à titre documentaire, afin que le lecteur intéressé puisse découvrir un peu de son contenu. Les articles qui suivent traitent de la même manière d’autres grands esprits du passé : Racine, Jean-Jacques Rousseau, Goethe, Hölderlin, Schubert, Chopin, Nerval, Proust.

L’idée centrale est un constat qui revient à imaginer, au-delà de la critique littéraire commune, un PAS qui un jour pesa sur la terre que nous foulons encore aujourd’hui, PAS que l’on entend toujours à cause de la présence indéniable d’un style propre qui résonne à nos tympans lorsqu’on lit ou écoute ces esprits exceptionnels. Mes rêveries sont donc des échos de leur présence vivante.

Lorsque j’ai écrit ce livre il y a quinze ans j’étais comme aspiré par leur présence, j’hallucinais leur vie à partir de leurs textes. Naturellement, suivant la personnalité choisie, l’accroche est différente et alors que je mêle des détails biographiques précis pour Jean-Jacques, on peut ne pas comprendre tout de suite dans le chapitre intitulé “Draps” qu’il s’agit de Racine. Cela m’apparaît sans importance. J’ai laissé se développer ces personnages qui hantent ma mémoire de la manière qui leur convenait le mieux: je ne commente pas ces grands esprits, je décris les échos qu’ils éveillent en moi. Ce faisant, je les amène dans notre temps, non pas pour en dire naïvement leur actualité, mais pour décrire à travers eux la persistance de notre culture dans les temps où la vraie lecture lente et patiente semble être peu à peu abandonnée au profit d’une lecture non subjective, neutre, scientifique qui défait ces trames au lieu de les faire revivre. Ce livre se situe ainsi à la croisée peu probable qui miroite vers nous avec insistance: entre lecture et écriture. On peut le lire comme un ouvrage sur le style, comme un chant, un appel, une fiction basée sur des personnages réels qui vécurent un jour et demeurent nos phares.  On comprend que ce n’est pas un livre de critique sur ces auteurs, mais un livre de lecture écrite, une approche toute subjective, ainsi que chacun de nous le fait lorsqu’il se débarrasse des notes de bas de page ou du ton magistral, et se jette dans l’oeuvre sans d’autres repères que le livre qu’il tient en main. Je m’en tiens à la littérature primaire, le texte de l’auteur et rien d’autre. J’entends son pas, je dis ce que j’entends: le pas gravé de Montaigne, le glissement sur la glace de Goethe, l’absence de pas chez Nerval etc. Chacun d’eux a dans l’aventure de sa vie une avancée physique spécifique, un pas,  qui se traduit par le style que j’entends chanter. J’essaie de restituer ce chant à partir de leurs traces splendides.

Je me permets en une modestie toute teintée d’ironie de classer ce petit texte du jour dans la catégorie: Actualité puisque ce petit livre existe toujours et doit poursuivre sa vie. Après tout il n’a que quinze ans, c’est le bel âge…

Montaigne : Traces de Pas, chapitre 3

Ce texte constitue le troisième chapitre de mon livre: “Traces de Pas” (cf. Bibliographie)

Panique

Seul, au milieu de sa vie, un homme marche dans son château. La mort lui a ôté son meilleur ami et il a laissé toute activité. Il pourrait continuer à s’engager dans les folies à peine réelles du monde : la France a besoin de représentants qui comprennent vite et s’expriment avec aisance ; on l’enverrait ici ou là régler des conflits et avec un peu de chance il deviendrait ministre, à moins que des événements imprévus ne le précipitent dans une oubliette.

Mais le corps de Montaigne est devenu lourd. Ses pas sur le parquet et les tapis font vibrer les murs et sa présence s’impose à lui-même comme une vraie question. Chaque pas est une interrogation qui se retourne contre lui. Chaque vibration imprime à ses pensées un tour nouveau, inattendu et que l’inactivité des longs après-midis fait résonner jusqu’au centre de chaque heure, de chaque minute. C’est un temps où les secondes même ressemblent aux grains de sable du désert : aucune n’est justifiée par la suivante ; elles s’entassent sans se connaître sur la grève désolée des ans. Alors tout est possible et le pas se dérobe sur le matériau fuyant : il a l’impression que sa vie s’en va grincer ainsi jusqu’à sa mort. Pensées et sensations s’entrechoquent en vain. Son existence est une panique inutile, une chimère féroce qui l’embarque vers des horizons toujours différents. Le soir, par la fenêtre, il observe les pierres qui glissent vers le bas de la colline, au long de cette hauteur de « Montaigne » où le penseur niche comme un oiseau sans proie.

Un matin d’avril il cueille la première corolle d’une rose trémière qui pousse au pied de sa tour entre deux pierres et lui demande : « Que fais-tu là ? Comment es-tu venue jusqu’ici ? » Le jardinier, qui passait par là, pense que les livres ont rendu fou son pauvre maître.

Les jours viennent au devant de lui et exigent qu’il fasse un pas, un pas qui ne se contente pas de faire vibrer les murs, mais un vrai pas qui ordonne et commande à la suite des ciels changeants, car il est tellement seul que le temps qu’il fait vient rejoindre ses humeurs et l’habite tout entier. S’il fait beau, il est sec, intouchable et nu. S’il pleut, en revanche, c’est la mélancolie et il n’a rien de plus urgent que d’aller serrer la main du palefrenier, simplement pour avoir un autre qui palpite un instant dans sa paume.

Le soleil d’été fait éclater les meulières à même les murs. Il faut marcher. La moisson fut bonne mais les chaumes tremblent pour rien. Ses os craquent sur le chemin, son tibia renâcle, sa cheville se coince contre une pierre. Il n’a plus le primesaut de la jeunesse et quand l’Aquitaine est écrasée sous les rayons d’août, à midi, il s’enfuit dans sa tour, boit un verre d’eau tiède et compte les battements de son cœur sans savoir pourquoi. Le temps le tient dans son étau et son corps l’entraîne peu à peu dans une sorte d’asthme métaphysique. Montaigne est à la fois le prisonnier et la prison.

Pierre

Partout les pierres l’enserrent, l’encadrent, l’enrobent. Il a en garde le château naturellement et la corvée n’est pas mince, mais il y a aussi la « montaigne » de pierres sur laquelle il se dresse, avec le prénom du père en prime, sans oublier cette maladie dite de la « pierre » qui vient ironiquement le narguer jusqu’au fond de son corps. La pierre est décidément son signe et les mille livres qui se dressent sans sa librairie sont autant de pierres levées qui lui font des appels et l’invitent à venir les rejoindre.

Au début, il n’ose pas. Les livres forment un mur qui le dépasse et contre lequel il cogne sa tête de périgourdin cultivé. En lisant pourtant, il écrit les choses qui lui viennent comme ça au creux du livre et il s’en empare un peu en lui mangeant les marges. Il sème ses premiers cailloux dans la mince bande que la prose abandonne, mais c’est bien, ça suffit, c’est bon. Par ce détour il effectue sans en avoir l’air le dérapage qui le mène à sa pensée. L’essentiel est de ne pas mordre directement dans la pierre, il se casserait les dents contre ces dalles qui l’écrasent encore. Lentement il s’installe dans le détour, dans la feinte qui fera sa fortune.

Vient un moment où les marges débordent, où le prétexte du commentaire devient un texte. Il est alors là, dos aux livres, et le plus naturellement du monde il entre de plain-pied dans l’écriture. Ce second glissement est le pas décisif car cette fois la feuille est vierge et l’attaque de la plume doit être réussie.

La première trace est la bonne. En fin d’après-midi, au début du mois de septembre, il affirme son pas dans l’escalier qui mène à sa librairie. La pierre a vibré sous son poids et le papier posé à la hâte reçoit les premières entailles. Il a toujours su qu’il en viendrait là. Il faut l’imaginer debout, il pèse de tout son poids sur l’écritoire, toute l’antiquité et son père sont dans son dos, son buste est légèrement incliné et il sent que son corps peu à peu se dénoue, se redresse. Il n’écrit pas, il grave. C’est d’emblée le bon ton, la hauteur de vue, la phrase qui s’inscrit dans le marbre. Tout vient avec bonheur ; c’est la gravure contre la gravelle, à la mort qui le poinct il oppose un poing ferme et clos. On verra bien. Ce n’est pas mal, et puis après tout, ce n’est qu’un essai.

Homère (Géographie): Traces de Pas, chapitre 2

Ce texte constitue le deuxième chapitre de mon livre “Traces de Pas” (cf. Bibliographie).

Ulysse parcourt la Méditerranée de bout en bout mais comme il n’y a pas de pôle pour les pensées de l’homme, comme à tout instant il a perdu le nord, il lui faut une arme infaillible ; la ruse ; c’est l’aiguille du compas qui indique le chemin tortueux d’Ithaque.
Le problème est que les eaux ne laissent pas de traces. L’étrave a beau creuser dans les prés bleu, la nef n’abandonne aux vagues aucun souvenir. Certes il y a un moment d’émotion quand les mille tremblements du sillage hésitent un instant ; on croit qu’elles vont emplir toute l’étendue des eaux de notre présence ; mais soudain, précipitamment, elles s’en vont se coucher sous les lames naturelles de la mer, et c’est comme si personne n’était passé. Que faire alors de cet immense désert où nos pas ne pèsent plus ? C’est pourtant notre vie qui est là devant, à l’infini, bien au-delà de cet horizon que nous fixons déjà avec angoisse. Il faudra désormais aux mots une force peu commune pour faire jaillir de la masse salée des noms propres qui tiennent et résonnent plus fort que tous les océans.
On s’imagine souvent que l’aède en sait long ; mais non, il est aveugle autant que nous ; seulement il fait le premier pas, il ose s’engager dans la grande flânerie mouvementée, plantant au passage des balises arbitraires que l’hexamètre aux pieds sacrés assoit sur le fond commun des eaux. La mer était inquiétude, irrésolution, et voici qu’en la nommant du haut de sa cécité virile, en disant l’Olympe et le Styx, Troie et les Colonnes d’Hercule, il quadrille notre vie, il offre à notre existence des ancrages sur lesquels nous exercerons durant des siècles notre rêverie fascinée.
Sa boucle aux mille noms rassure. À la vague il oppose un flot de mots agencés savamment. Tant de hardiesse est terrifiante. L’aède sait qu’il fait le travail des dieux. Avant que le chant ne s’apaise Ulysse devra donc s’humilier au milieu des cochons et surtout, puisqu’il faut sauver celui qui parcourt le monde en le nommant, massacrer ceux qui prétendent en plus avoir le droit d’aimer.
Ce sang est le souvenir des combats contre les hommes-loups, bien sûr. Mais il semble qu’il est aussi l’anticipation de ce qui va être notre deuil à l’instant où nous retrouverons dans la salle de bains sous les feux de la glace notre visage qui palpite au présent. Nous avions oublié la veine des tempes qui effraie et nos yeux qui s’enfoncent jusqu’au tain nocturne du miroir. On a beau passer sa main sur le front et les joues, contrairement à ce qui se passe parfois dans les livres, les yeux restent enfoncés et les pommettes boursouflées à jamais par la lame de fond du temps. Le livre c’était le bon temps. À la fin il faut toujours s’arracher aux caractères noirs et retrouver le blanc des heures, le pâle infini des jours qui s’en vont et des actions qui n’ont rien d’homériques.

Histoire: Traces de Pas, chapitre 1

Ce texte constitue le premier chapitre de mon livre “Traces de Pas” (cf. Bibliographie).

En ce temps-là le corps était présence sur la terre, traces de pas d’abord, et les flancs des bêtes et des gens brisant les brindilles, ouvraient sans cesse des voies jamais frayées. C’était aussi le temps où les hommes et les animaux se livraient une guerre sans merci. Patiemment, les hommes traquaient l’animal : ils levaient le front parfois, scrutaient un instant les lointains bleu, puis ils revenaient aux traces, couraient, tuaient et quand s’achevait le repas sous les ombres de la clairière provisoire, ils somnolaient le ventre plein jusqu’au cœur de la nuit où ils se faisaient parfois surprendre et dévorer par un carnassier en chasse.
La vie était dure mais le combat devint vite inégal car l’homme, les yeux rivés sur la boue et la branche, apprit à lire. Dans la trace laissée il déchiffra aisément le poids, la taille, enfin il devint malin, savant. La bête mourait maintenant presque à chaque fois, étonnée qu’on lui résistât. Le soir de ses victoires l’homme se mit à emplir l’air des vibrations de ses cris, et le syllabes et les noms jaillirent pour célébrer son triomphe. Désormais, le lieu du carnage était nommé et quand le chasseur mourait il avait droit à un jardin de mots. C’est dans ces temps-là qu’on inventa l’écriture.
Pourtant certains hommes demeuraient loups, refusaient de changer et s’enfiévraient de jalousie à la seule vue de ces traces volontaires. Ils se ruaient sur les stèles, leurs bifaces cognaient jusqu’à ce que la pierre gravée éclate en morceaux : alors, braillant des malédictions, ils jetaient au vent les lettres fracassées et les ossements frais.
Quelques fois des graveurs s’attardaient sur le souvenir du héros dont ils avaient noté les exploits. À deux pas de leur œuvre ils rêvaient là debout : ils avaient tant de peine à se défaire des mots et des morts, surtout quand les reflets du couchant venaient jouer sur les pierres tombales. Tandis qu’ils hésitaient entre la mélancolie et la joie, les sauvages les surprenaient et le massacre était atroce : que pouvaient-ils avec leurs styles et leurs poings délicats contre les haches des brutes ?
Plus tard, la tribu inquiète revenait sur ses pas et découvrait le sacrilège. Il fallait collecter les éclats et enterrer les braves dans les larmes et le ressentiment. La nuit, au cœur de la forêt, on ne savait plus qui était mort et qui était vivant, et les ombres et les pierres se mêlaient en un chaos épouvantable que les torches vacillantes projetaient sur les cimes des arbres ténébreux.
Ils passaient le reste de la nuit autour du feu à ruminer des plans contre les hommes-loups. Ils dormaient un peu vers le matin, mais en rêve les traces écrites leur dansaient sous les paupières et le réveil avait des accents de bonheur en harmonie avec le soleil levant.
Ce fut au cours d’une de ces nuits blanches qu’un esprit audacieux, après une discussion orageuse et compliquée, imagina pour les écarter, pour les dérouter, un système de fausses pistes. On allait les emmener dans l’infini du feuillage serré tandis que la petite troupe brouillerait sa propre trace. L’effet fut immédiat : les hommes-loups se perdirent dans leur poursuite jalouse. Aucune voie n’était plus fiable et ils s’égaraient d’autant plus aisément que leur colère ne connaissait plus de bornes. La troupe libérée de la pression des loups poursuivit désormais sans souci sa progression savante.
Parfois on entendait les hommes-loups hurler dans les halliers ; alors au centre de la clairière, les graveurs se défaisaient un moment de leur sérieux, échangeaient des regards entendus, puis reprenaient leur précieuse tâche, tranquilles. Il va de soi que les hommes-loups, après avoir parcouru ces chemins qui ne mènent nulle part, retrouvaient la droite voie avec un sourire désormais civilisé, ayant compris dans l’aller et le retour l’ironie de toute existence.
Ces voies sans issue sont ce que nous avons de meilleur. Nul doute que la littérature n’a depuis lors jamais perdu ce pouvoir de nommer, de dérouter et de ramener chez les hommes les loups égarés.

La fusion (scène de théâtre)

Deux chaises et deux tables séparées par une cloison fictive ; au pied de chaque table une poubelle de bureau : la situation des objets est parfaitement symétrique pour le spectateur, les tables et chaises se situant à égalité d’espace aussi bien en largeur qu’en profondeur. Christine est côté jardin, Bertrand côté cour, chacun est assis sur sa chaise. Elle écrit sur un bloc de feuilles. Bertrand repose sa tête sur ses bras croisés sur la table et semble sommeiller. De temps à autre il redresse la tête, on le voit souriant, puis il repose sa tête tout le temps que dure le monologue de Christine.

 

Christine :         (La voix est solennelle lorsqu’elle lit ce qu’elle écrit et redevient naturelle lorsqu’elle réagit à son texte) « Je t’écris cette lettre, mon cher… » (Elle hésite, jette la feuille) Non, non, ça c’est nul ! : « Mon très cher Bertrand… » Non, non, non, zut alors ! (Elle barre, puis déchire la feuille et la jette au panier) « Mon amour… » (Elle se recule en faisant grincer la chaise, elle se balance un moment sur les deux pieds arrière de la chaise) Voilà, c’est bien ça, mon amour, c’est très bien (Elle tape sur la feuille de son stylo), c’est tout à fait ça, je suis son amour, il est mon amour… Continuons : « Je veux te dire que je ne peux pas vivre sans toi ». (Elle relit, lève les yeux) Non, non, ça c’est trop direct, et puis ça n’est pas dans le ton allons, réfléchis, réfléchis ! (Elle barre, puis jette la feuille) « Mon amour, je pense à toi toujours depuis notre rencontre… »  (Elle barre, se lève d’un bond, la feuille pendante à la main. Elle s’adresse au mur fictif la séparant de Bertrand) Tu vois, rien ne me vient, je voulais… je voulais te glisser un mot sous ta porte, mais non, vraiment, ce que je veux c’est le baiser que nous avons échangé dans l’ascenseur. Quelle idiote d’avoir dit que j’avais à faire et que… et que… oh, je t’aime tant que ma nuit fut pleine de tes bras, de ton sourire, ai-je rêvé, dis-moi ai-je rêvé ? Ah oui, je t’ai vu toute cette nuit, tu me tendais les bras (Elle tend les bras, lâche la feuille) Quelle idée stupide de lui faire un mot ! Bien une idée de gamine ça ! Tu n’es qu’une gamine ! (Elle pose ses mains sur la paroi fictive et Bertrand de l’autre côté s’est levé aussi et pose ses mains contre les siennes.)

Bertrand :         Comment te dire derrière ce mur qui nous sépare que depuis hier soir le monde a basculé. Oh, Christine, le moment qui a suivi notre baiser où nous avons échangé nos prénoms. Ce furent nos seuls mots. La terre semble avoir cette nuit tourné dans l’autre sens… non, qu’est-ce que je raconte ? Ton baiser me semblait pourtant sincère pourquoi n’avons-nous pas passé ce samedi soir ensemble ? Et quelle pauvre nuit pleine de rêves agités. Je te vois, je te vois… non, justement, je ne te vois pas, je t’entends, c’est curieux comme j’entends tes pas, le bruit de l’eau qui coule dans l’évier, j’ai l’impression que tu chantes… non, tu ne chantes pas… (timidement) tu chantes ?

Christine :         Je suis là, je suis sûre de toi, je l’ai senti à tes bras qui me serraient ; comment se fait-il que j’ai osé te dire que j’étais occupée ? (Ils lâchent leurs mains) Mais je n’avais rien à faire. C’est drôle déjà l’autre jour, je t’ai croisé dans l’escalier, quand il y eu cette panne d’ascenseur. J’ai vu tes yeux verts, ton teint d’enfant, tes pas sûrs qui sonnaient comme un appel que je n’ai pas voulu entendre. Quelle ironie d’habiter à deux doigts de celui que l’on aime ! Quelle bêtise de t’avoir dit que j’étais occupée. Tu as dû croire que…

Bertrand :         C’est bizarre, j’ai eu l’impression que tes cheveux tes bras tout ton corps me voulaient, mais lorsque tu m’as dit gênée que tu ne voulais pas entrer avec moi dans mon studio, j’ai bien entendu que tu te forçais. Mais au fait, oui, c’était ça qui m’a retenu, peut-être es-tu déjà comment dire, déjà prise… déjà occupée des pensées d’un autre, ça ne peut être que ça, je ne vois pas d’autre explication, peut-être es-tu pleine de la présence d’un qui n’est pas moi et tu m’as embrassé pourtant… pourquoi ? Je n’ai pas rêvé, c’était sincère pourtant, pourtant, toute cette nuit que nous aurions pu passer ensemble, tu es déjà mon amour alors que tu ne le sais peut-être pas. Oh, tant de peut-être ! Je devrais…

Christine :         Ce n’est pas rien de donner un baiser, un vrai baiser long et doux… si tendre. Que te dire maintenant ? J’ai eu peur ? Oui, j’ai eu peur.

Bertrand :         Je t’entends, je te vois, non je ne te vois pas. J’ai eu peur quand tu m’as dit : « Non, excuse-moi, je suis occupée ». Tu m’as doucement repoussé. Je t’ai crue. Je n’aurais pas dû. Non, j’ai bien fait. Par respect je crois. Mais j’aurais dû aggraver ma voix, et j’ai parlé du bord des lèvres, j’étais tellement ému, c’était trop doux. Oui, trop tendre…

Christine :         J’ai pensé toute la nuit que tu étais peut-être comment dire, pris par une autre, déjà pris, déjà occupé dans ton esprit par une autre, mais alors pourquoi m’as-tu prise dans tes bras, comment interpréter ce beau geste timide et ferme à la fois. Tu es timide ? Tu es pris par une autre ?

Bertrand :         (Il pose ses mains sur la paroi et elle pose ses mais contre les siennes une nouvelle fois) Oh c’était tendre, c’était doux, je n’ai jamais connu quelqu’un comme toi ; brune, yeux en amande, je t’ai rêvée, ah oui, tiens, au fait, je ne me souviens plus. C’est tellement confus. Peut-être as-tu les cheveux châtains ? Oh, je ne sais plus ; je me souviens de tes bras voilà, oui tes bras qui me serraient si fort que je n’ai pas osé respirer. Je m’en veux d’être si timide. Je suis tellement farouche… farouche… farouche… J’ai peur de quelque chose ? (Sans le vouloir elle ôte ses chaussures comme en un geste machinal) Un bruit, tiens, de l’autre côté. Là je ne rêve pas. J’appelle, tant pis… (Murmure) Tu es là ? Dis-moi tu es là. Dis, dis-moi ! (Il parle plus fort) Si tu es là parle-moi, je t’en prie.

Christine :         (Elle ôte ses mains et colle son oreille à la paroi fictive) Je te parle là, je t’entends, on dirait que tu parles au mur. C’est pour moi. C’est à moi de refaire ce que j’ai empêché hier. C’est à moi ? Oui, c’est moi qui ai refusé, disant que j’étais occupée. Je dois réparer ça. Je vais l’appeler.

Bertrand :         (D’une voix forte) Christine, tu es là ?

Christine :         (D’une voix forte) Oui, je suis là. Je t’entends. Tu es réveillé ? Dis, tu es réveillé ?

Bertrand :         Quelle question !

Christine :         (Elle crie)Attends j’arrive ! J’ai besoin de… j’ai besoin de

Bertrand :         J’ouvre…

                        (Ils se précipitent sur le devant de la scène et s’étreignent)

L’esquif

J’aimerais revenir sur mon ancre, là où la barque dérivante se pose un jour à jamais. Évoquer l’esquif c’est dire la mort que nul n’esquive… pauvre jeu de mots, comme si le mutisme caché derrière le ‘mot’ annonçait le silence qui me prendra un jour au collet. La barque va de-ci de-là sous les saules qui saluent bien bas jusqu’à effleurer mon corps embarqué sans nul retour, passage cher à Montaigne souriant et lucide. Une voix suggère qu’on n’évoque pas impunément la faux cafardeuse ; qu’on le fasse ou non ne change rien et si l’envie me prend de le faire, toi qui es sans doute immortel dans ton présent, passe ton chemin ou plutôt laisse passer la barque ; sache cependant mon ami que la paix fatale te viendra aussi bien qu’à ma voix. La gorge se serre de songer à bientôt et la gorge se dénoue de goûter ce tantôt où la tiédeur d’avril inonde les yeux et les eaux, elles qui roulent imperturbables sous le premier soleil. Ce petit rien de temps, ce léger de l’instant lesté de ma présence a des silences secrètement entretenus par les mots que je jette comme galets précieux, m’essayant pour sourire aux ricochets menteurs (puisqu’aucune pierre jamais ne flottera de même que toute vie, tu l’as compris, ne se conçoit sans la compagnie-gravité de la mort). Ainsi la barque va-t-elle d’un bord à l’autre ; de la lumière du ciel au gris tranquille de la pierre sur laquelle on grave discret le nom de qui fut vivant et quelques chiffres nets pour dire la seule chose sûre que l’on saura de toi, de moi ; mais là encore ce n’est qu’apparence car les dates relèvent d’une convention qu’ailleurs on peut bien lire autrement. Je ferais mieux de goûter l’autre bord où le soleil donne à plein sur les eaux, miroitements peut-être, apparences encore, mais que le régal des yeux soit notre viatique et si je me lasse, je peux fermer les paupières, oiseaux, clapotis, frissons et parfois cette voix remontent de loin, ma mémoire de toi, ta mémoire de moi, et soudain quelque chose s’ancre en plein midi, verticalité de l’instant où nous cessâmes d’être seuls dans l’esquif. Cela seul demeure.

une chanson

errant dans la nuit des sapins
silence aux lèvres je me pris à chanter
un vieil air plutôt gaillard où l’amour
peu canaille se résumait à un baiser

elle portait un chapeau de paille
et selon la tradition des paroles
refusait naturellement l’offre
si je ne l’épousais pas sur le champ

je m’aperçus dépité combien cet air
était rouillé les paroles pire encore
j’avais beaucoup lu mais ma mémoire
ne me laissait monter que les pires clichés

c’est alors que j’aperçus entre les troncs
un chapeau de paille qui dansait
je pressai le pas vers les prés ouvragés
à l’orée le soleil n’éclairait qu’un vieil épouvantail

Ma chance

Le passage des vies roule avec la mer et lorsque nous voilà jetés sur la grève, plus pauvres que Job, nous avons intérêt à être bien lotis en parents, notre vraie richesse, car il est faux d’affirmer que nous pouvons choisir notre destin, que l’intelligence par exemple se construit à force de travail : il y aura ceux qui en auront envie et tous les autres qui seront trimballés, incapables d’infléchir la courbe de leur destinée, ils n’ont aucun choix, nous n’avons aucun choix. Né chez les analphabètes, je serais demeuré, une fois hors du nid, tel que mes parents furent. Ceux-ci ne furent pas des aigles, mais j’ai pu justement ruer hors de la condition qui m’était inscrite au front dès les premiers balbutiements de conscience et je me souviens qu’à huit ans j’étais leur critique le plus acharné : cette disposition spéciale me vint de la violence qu’ils me firent et les aurais-je aimés, j’eusse été aspiré dans le maelström grave de leur bêtise féroce d’adultes accablés par une existence pauvre, hésitante, peureuse qu’ils menèrent jusqu’au bout à force d’habitudes rances et de dépit haineux. Ce fut ma chance : je lus dans leur jeu dès les premiers tours de vie, leurs inepties suscitèrent ma rage de savoir, je n’eus de cesse de quitter leur pauvre village répétitif et d’entrer dans la vie de l’esprit où la liberté se conquiert à force de travail, de passion, d’ouverture d’esprit. J’ai préludé longtemps sous les coups mais je me doutais, à cause des sensations fortes et des émois farouches, que je ne serais pas fait de leur âpre folie et de leurs errements ineptes.
La vraie richesse de parents convenables ne fut pas mon lot, mais je me construisis hors sol, très tôt, un univers spirituel à l’inverse de leurs visions haineuses et je découvris des richesses dont ils n’avaient aucune notion. Je n’ai à cela aucun mérite, il flotte en effet parfois autour de certains enfants un halo intouchable où l’esprit se déploie, c’est un chant d’ouverture où les mille chemins chatoient sans qu’ils le veuillent, c’est une chance que j’ai saisie au beau milieu de la musique folle où je me réfugiai comme on le fait d’un nid. À l’ombre des grands airs – je dois tout à Bach, à Beethoven, à Mozart – j’entendis aussi autre chose, sorte d’exhaussement de ma sinistre position de victime promise, telle qu’on la voit s’agencer lourdement chez les enfants abrutis par la bêtise parentale. La musique ouvrit d’autres chemins et si je pratiquai la militaire, l’idiote du village, j’en avais une autre dans les disques que je savais savante et douce et forte, si dynamique qu’elle fut la source de tout le reste. Le reste, plus tard, fut un flot de livres, un océan d’idées, et je songeais alors avec volupté, en pleine conscience ceci : à chaque fois que j’ouvre un livre, je m’éloigne un peu plus de mes parents. Né dans un monde ridicule et violent, le destin (qui n’est pas moi et n’a rien à voir avec la volonté) m’a mené hors d’eux, loin d’eux, à mille lieues de leurs remuements fades et glauques, si bien que lorsque je me retourne et que j’observe froidement l’espace franchi, j’ai bien du mal à établir une continuité – qui pourtant est inscrite dans mon corps – entre l’enfant que j’étais et l’adulte advenu.

berceuse

les cimes se rapprochent
là où tu lis une branche lourde
posée à mi chemin du ciel
où clignent mes yeux tes yeux
cherchant le bouclier d’Orion
hasardeuses constellations

les signes se raccrochent
là où tu vois la brume louche
rosée déjà dans la main du ciel
et la ligne du regard bleuit
l’enfance où nous étions
cahoteuses imprécisions

et tes mines sous le porche
là où luit la lune rouge
oser un plein chant de ciel
tu signes de ton art de nuit
des serments où nous sourions
ah les heureuses inventions

du rêve

Une visite

Elle ramena sa robe bleue sur le devant d’un geste rapide du bras.
– À qui ai-je l’honneur ?
– La visiteuse.
– Ah, très bien, dis-je en écartant la porte de la maison qui racla sur le pavement gris.
Désagréable. Je songeai qu’il faudrait un jour glisser des rondelles à l’intérieur des gonds afin de surélever l’ensemble.
– Prenez donc la peine d’entrer !
– Oh, dit-elle, je ne fais que passer… et comme je demeurais contre la porte elle franchit le seuil et effleura mon bras.
– Je ne peux pas rester, mais il faut que je vous dise…
– J’ai fait quelque chose de mal ? demandai-je en avançant sur ses talons.
– Ah, mais rien du tout !
Il me sembla qu’elle étouffait un rire. Elle s’approcha du feu déclinant.
– Vous vivez mal, c’est tout…
Elle fit demi-tour et le tissu épais de sa robe fit trembler un vaste volume d’air ; j’entendis tinter la cuiller dans le bol de thé que je venais de poser sur la table.
– Vous vivez mal, reprit-elle en arpentant la salle à manger cuisine.
Elle semblait vouloir mesurer l’espace de ses pas insistants. Je m’installai sur la chauffeuse les mains jointes en éventail.
– Vous ne voulez pas vous asseoir ? J’ai là un excellent thé de Ceylan et…
– Non, non… je passe, je passe…
– Vous disiez ?
– Vous vivez mal… Trois fois !
– Trois fois ?
– Cela fait trois fois que je vous le dis.
– Oui, oui, je vis mal.
– Voilà, voilà, c’est tout.
Elle marchait toujours de long en large, s’arrêtant parfois pour redresser un cadre ou passer sa main sur les étagères poussiéreuses où les livres, le dos tourné au monde, dormaient debout. Je me souvenais bien de quelques peccadilles :
– Il y a prescription, tout de même, murmurai-je.
– Qui vous parle d’une faute ?
– J’imagine…
– Vous imaginez, vous imaginez ! Ah, imaginer, c’est sûr, vous le faites très bien !
Elle haussa les épaules, ralentit le pas puis se planta face à moi, une statue. Visage impeccable, nez droit, yeux indéfinissables, main droite levée ; ses cheveux bouclés partaient sous un voile bleu, divisés selon une raie qui agrémentait doucement le haut du front. Elle sourit.
– Tu devrais vivre.
– Vivre ?
– Eh bien oui, au lieu de regretter les instants et de compter les jours à l’aide de textes abscons !
– Des textes abscons ?
– Oui, enfin, bref, peu importe, écris si tu veux, mais cesse de parler du temps passé. Le temps c’est moi, et je passe, donc inutile d’en rajouter.
– Mais, fis-je encouragé par son tutoiement, je fais ce que je veux, je suis libre.
– Libre, libre… Ne perds pas ton temps avec ça, puisque la loi, c’est moi. Laisse faire. Ne regrette rien. Occupe-toi de l’instant.
– Il n’y a rien d’autre ?
– Non, rien d’autre que l’instant présent. Mais j’en ai déjà trop dit.
Je me levai précipitamment pour l’empêcher de partir. Pour une fois que je la tenais, elle allait tout me dire. Je me lançai :
– Qui es-tu ?
– Ne t’occupe pas de ça.
Elle se retourna.
– Excuse ma vivacité, je suis pressée… le temps, le lieu… Tu comprends ?
Je fis oui de la tête. Elle avança dans le couloir, posa sa main sur la poignée et dans le raclement de la porte, murmura :
– Euh, pour les textes… euh… continue.
Je lus dans son superbe regard qui soudain me parut gris une approbation heureuse. Elle effleura ma joue du bout des doigts puis elle disparut sur la place, je la vis avancer dans les rues poussée par le temps, son ample robe dansait, bleue puis blanche, un nuage.

mauve

L’ange tend le bras en direction d’un versant (où gît dit-on le tombeau de Brunehaut) : un mauve tout de bois vêtu s’étend à contre-jour sur le dos de la colline ; d’où vient-il ? Il me dit : ce lieu est à peine caressé par le nouveau soleil. Je suis allé y mesurer mes pas : ce n’est que gel et feuilles froissées, les arbres attendent. – Qu’attendent-ils ? – Que la terre basculant davantage sur son axe dépasse suffisamment l’équinoxe de printemps pour que le soleil atteigne le creux du vallon où l’hiver couve encore. Les bourgeons qui se serrent et tremblent encore vont éclater graduellement sous les rayons à venir. Il sera temps pour le mauve de s’effacer devant le vert qui guette, toute tendresse contenue ; la couleur froide se mêlant à l’ocre nouveau dégagera les limbes repliés et c’est alors que le printemps l’emportera sur cette trace d’hiver persistante.

Je pensais qu’il en avait terminé et comme je retournais à mes travaux d’écriture sur la belle saison il murmura comme pour lui-même : il est une cinquième saison entre la nuit et l’éclat où nous allons sans savoir (comme je vole entre ciel et terre). C’est un temps d’avant que nous portons en nous entre le froid bleu et l’ardeur rouge de nos intériorités vives ; quelque part avant la naissance, nous demeurons dans l’attente du soleil, de la pleine saison parlée où la raison se déploie, se déplie, à l’image de ces feuilles en gésine, tassées, mille serrements qui se feront verts, le vert du monde naissant. Ce temps mauve, lui, est en nous, ce bois encore gelé nous dit le silence évité des oiseaux et fui des fleurs, c’est avant la parole, un instant retenu qui rappelle ta page et mes ailes blanches. Ce mauve est nécessaire à l’explosion des voix.

Le silence de Chateaubriand

Il a beau nous conter avec une profusion de détails son voyage de 1833 à Prague, nous décrire les mille et un détours qui le retardèrent, les visages frais des filles de son logeur bavarois, les collines tranquilles de Bohême, sa prose légère se fait symphonie et sous chaque mot, chaque élément, chaque phrase, court un silence où l’on perçoit ses battements de cœur, forme de magie du vieil écrivain dépris de tout – il va saluer Charles X réfugié à Prague – qui s’écoute se taire en écrivant. Les longues phrases faussement lourdes sont un retard, elles s’acheminent lentement vers un futur bien réel, vers ce moment où il va cesser d’écrire ses Mémoires, mais le regret – avec la mort au bout – est repoussé de toutes ses forces par le velours serré de son style aux apprêts très voyants où court cependant une finesse tranquille de prosateur sûr de son rythme et de ses harmonies. Parfois au bout d’une phrase émerge un soupir dénonçant la vanité de son entreprise et l’on dirait alors un nageur qui reprend l’air en surface avant de replonger dans le monde du silence de la mémoire écrite. Il interrompt son avance de courriers prosaïques qui lui permettent d’ouvrir des blancs, de faire entendre le bavardage daté de ses correspondants, si bien que lorsque sa prose reprend, on soupire d’aise de retrouver le souffle éperdu de l’homme vivant qui se souvient, vision musicale de sa respiration inépuisable. La nappe continue des pas donne à entendre le passé dans son entier, tandis que le présent conté dans un silence de sépulcre chante les détails perçus que sa mémoire lui murmure. Un brin d’herbe, un chant d’oiseau, un filet d’eau lui suffisent parfois pour donner vie à ce qui fut et continue sans lui et qui demeure pour toujours présent à l’intérieur de son souvenir. Le silence qui hante ces évocations vient de ce qu’il n’oublie jamais le moment où il écrit, ce « bien plus tard » qui est son vrai présent de mémorialiste penché sur l’écritoire.
Ce matériau de base, le silence, est une enveloppe rude que le conteur projette constamment au devant de lui car il sait que c’est là que résonnent les harmoniques de son chant. Sans sa caisse vide le violon ne donnerait qu’un grincement de porte noire. Mais l’âme est à l’intérieur et si le ton rouge de Chateaubriand entre en écho avec notre sensibilité, c’est que les mémoires s’entrécoutent : mémoire du règne de Charles X, dernier des Capétiens, donc toute l’histoire depuis près de mille ans, mémoire de cette époque de Louis-Philippe où tout est perdu, et enfin présent où l’auteur se souvient d’un temps qui signa le fin d’une époque et que, décrivant, il lance vers le futur de ses mémoires écrites, avec ce minimum d’illusion qui lui permet de progresser dans son récit. Grâce au silence qui entoure ce chant aux multiples étagements nostalgiques, sa voix résonne inaltérée, d’une sûreté de trait que notre lecture écoute avec ferveur, présence vive dont les vibrations entrent en écho parfait avec notre propre présence et nous réconfortent au plein de notre temps qui va.

Vidéo de ma pièce sur la Révolution française jouée par des élèves européens

La pièce que j’ai écrite sur la révolution française et qui a été jouée en anglais le 17 mars 2010 à Hirson par des élèves de cinq pays d’Europe a été enregistrée en vidéo par le groupe anglais (thanks to Tony Baker!)et peut être lue sur Youtube aux références suivantes :

Partie 1

http://www.youtube.com/watch?v=az9trae3NpA

Partie 2 :

http://www.youtube.com/watch?v=UMF4cKwFvOo

Partie 3 :

http://www.youtube.com/watch?v=5nRuUYtL7OY

Partie 4 :

http://www.youtube.com/watch?v=EFNwAOwl0eM