Un conte: la pierre noire de Martin

(Invité par Louis Michel Connen à lire un conte dans son très beau château de Charmes (02)- “Charmes”, ça ne s’invente pas – à des enfants, il m’a paru intéressant de risquer l’écriture de ce conte et de le lire moi-même ).

Il était une fois un petit garçon qui s’appelait Martin. Tout le monde l’aimait, enfin, presque tout le monde ; son papi et sa mamie par exemple étaient très fiers de lui tant il avait de qualités. Les petites boucles blondes qui lui couvraient le front lui donnaient l’air d’un ange tel qu’il est parfois représenté aux porches des églises. Ses étoiles dans les yeux inquiétaient malgré tout ses voisins. Certes on aurait pu se contenter de dire qu’il était gentil mais il était bien plus que cela : Martin donnait tout et il passait aux yeux de ses grands-parents pour l’enfant le plus généreux de la terre. Chaque matin il fourrait la moitié de sa tartine du déjeuner au fond de sa poche et dès qu’il était dehors les oiseaux s’approchaient sans crainte ; il émiettait alors doucement, tranquillement, entre ses doigts menus le pain que les becs des oiseaux s’empressaient d’emporter. Les volatiles souvent se disputaient leurs proies faciles. On entendait alors s’élever la voix soudain grave de Martin qui, tel un juge ou un roi, commandait aux oiseaux : Arrêtez de vous battre, grondait-il. A quoi bon ces disputes… tenez rouge gorge ! Mangez mésanges ! Non, pas vous, les piverts… les miettes vont aux moineaux ! Allez belles hirondelles, revenez ce soir, je n’ai plus rien, repartez vers le ciel saluer le soleil !

Et la même scène se répétait le midi et le soir si bien que les villageois l’admirèrent un moment puis pour dire la vérité (mais il ne faut pas la dire trop fort) finirent par le détester tant ils avaient peur de cet enfant qui parlait aux oiseaux et dont les yeux étincelaient comme des étoiles. Il gênait tout le monde car il était décidément trop généreux. Quand Martin s’attardait sur le seuil de la porte de son papi et de sa mamie, les voisins s’écartaient puis rentraient dans leur cuisine enfumée en baissant la tête, échangeant entre eux à son sujet:

Il nous fait honte cet enfant, grondaient-ils. Rendez-vous compte, confiaient-ils inquiets, la mère Michel l’a vu l’autre jour donnant des pommes aux vaches. Des pommes aux vaches, oh c’est incroyable! disaient ces égoïstes. Le vieux Grigor chuchotait : Il paraît qu’on l’a vu donner de l’argent à des vagabonds de passage … c’était sans doute de l’argent volé, dirent des mauvaises langues. La mère Lajaunisse cria un jour d’une voix forte : Vous avez vu comme il pose une écuelle de lait tous les jours devant sa maison pour les chats de la place, c’est une honte ! Le père Gredin ajouta : Il paraît qu’on l’a vu donner des croquettes aux chiens du village, non mais franchement, des croquettes ! Moi je serais ses grands-parents murmurait le père Laloy, je l’enfermerais à double tour pour l’empêcher de nous ridiculiser ; on a l’air de quoi, nous, en comparaison avec nos portes et nos fenêtres fermées !

Comme on voit, ce n’était que critiques envers le pauvre Martin et l’affaire aurait pu mal se terminer (certains envisageaient de le dénoncer à la police pour gentillesse trop grande), tant ils lui en voulaient d’être si généreux.

Par un après-midi de fin d’automne où le vent souffle en rafales jusqu’à dépouiller toutes les feuilles des arbres et où les feux à l’âtre mugissent dans les maisons, on vit arriver au village un musicien errant, en haillons, la veste déchirée, le pantalon arraché par places et couvert de boue ; il portait dans son dos une boîte à violon  délavée par les pluies de l’automne.  Tous les habitants sans exception fermèrent leurs portes lorsqu’ils l’entendirent mendier un morceau de pain, un peu de lard et un abri pour la nuit. Je vous paierai en musique, dit l’homme en frappant doucement de son index contre les portes closes. Sa voix dominait à peine les grincements de la bise du nord et personne n’ouvrit.

Le crépuscule arrivait vite et l’on vit bientôt, à la grande colère des villageois, notre gentil Martin s’avancer seul sur la place principale, puis, lui prenant la main, il  l’attira chez ses grands-parents qui habitaient à deux pas. Une fois la nuit tombée, on entendit dans le village tout entier le violon du musicien qui peu à peu apaisa la tempête de ses sons puissants et harmonieux. Durant la nuit, le vieux musicien raconta à la modeste famille des histoires fabuleuses, les emmena dans les rêves, et le matin quand il reprit sa route, Martin fit un bout de chemin avec lui. Reposé et heureux comme un roi, le musicien lui joua du violon tout en marchant, mélodie inoubliable qui remplit le cœur de Martin d’une joie infinie. Le violoniste  lui caressa les cheveux et lui parla enfin en ces termes :

Il y avait très longtemps, inoubliable enfant, que je n’avais rencontré un pareil accueil ! Reste généreux, petit garçon, malgré les critiques, et puisque tu m’as offert le gîte et le couvert, je te donne ce galet noir en souvenir de ma visite. Il va t’aider à réaliser ton rêve, mais n’en abuse pas, il ne sert qu’une fois. Sache bien quel rêve tu veux réaliser et fais-le sans crainte. Un jour quand ton rêve sera apaisé tu donneras – comme je le fais maintenant pour toi –  ce galet noir à une autre personne qui saura te le demander.

Mais que dois-je faire avec ? demanda Martin, en fixant le caillou poli et luisant comme une étoile.

Frotte-le doucement et il s’ouvrira pour toi, murmura le mendiant. Il lui fit un clin d’œil et s’en alla sans se retourner.

Et Martin vit le cœur serré le musicien disparaître dans la brume épaisse du matin, au-delà des collines qui bordaient le village. Il crut entendre encore longtemps la musique du violon qui jouait contre le vent du nord. Il lui sembla que les vêtements du mendiant avaient pris les teintes bleues d’un ciel d’été tandis qu’autour de son corps, là-bas, un nuage doré le protégeait du froid.

 

Martin eut une longue conversation avec son papi. Il était évident que le rêve de Martin devait se réaliser mais son papi n’était pas très chaud de voir partir son petit-fils vers l’orient… car le rêve de Martin était simple : rencontrer les rois mages et les interroger sur la disparition de ses parents. Il faudra que tu aies un cadeau, dit le papi, car les rois mages apportent des cadeaux à l’enfant nouveau-né. Évidemment, dit Martin en montrant sa pierre noire. Ce sera mon cadeau ! La chance voulut que l’on était justement entre Noël et le nouvel an. Les rois étaient déjà en route. Il fallait faire vite. Mais Martin avait déjà pris sa décision et n’attendait plus que l’autorisation de son grand père.

Le vieil homme interrogea sa femme du regard puis en mettant une nouvelle bûche dans le feu à l’âtre, lui tournant le dos, il gronda soudain: Mais oui, vas-y, fonce ! Qu’est-ce que tu attends, tu devrais déjà être parti ! La mamie fit un signe de la main, attira le petit contre elle, le serra de toutes ses forces, puis, Martin, pierre noire en main, monta dans sa chambre. Le voyage allait commencer. Son cœur battait si fort qu’on l’entendait résonner dans la petite pièce où il avait si souvent rêvé de revoir ses parents.

C’est ainsi qu’il se retrouva dans une oasis du désert, appuyé contre un puits à l’ombre d’un palmier. La chaleur lui parut accablante et après avoir enlevé son pull, il interrogea les femmes qui se tenaient autour du puits. Effectivement, dirent-elles en les montrant du doigt : tu tombes bien, regarde là-bas, ils viennent de passer. Trois chameaux entraient en effet à l’instant dans le désert chargés de marchandises et sur leur dos, tout en haut, on voyait les couronnes qui tremblotaient et scintillaient dans la lumière du soir. Il courut de toute la vitesse de ses petites jambes, barra le passage aux trois rois en criant : Messieurs, je vous en prie, dites-moi où sont mes parents ! Je sais que vous le savez !

Ah, le mendiant, ah la pierre noire… ah, ah… dit l’un d’eux qui parut être le chef. (Au fait, était-ce Melchior, Balthazar ou Gaspard ? Je ne saurais le dire.) Le roi bienveillant et souriant se pencha vers Martin (sa couronne faillit rouler au sol) et lui dit : Réjouis-toi, nous venons à l’instant de déposer tes parents à l’oasis après les avoir délivrés de la prison où des bandits les avaient placés après leur enlèvement. Je savais bien que leur enfant méritait de les revoir ! On m’a dit tant de bien de toi. Les deux autres rois rirent doucement. Ne nous remercie pas, ce n’est qu’une juste récompense pour ton infinie générosité. Avant de te retourner pour les voir, donne-moi la pierre noire, tu n’en as plus l’usage et je connais un petit enfant qui, lui, va en avoir drôlement besoin.

Martin hésita, esquissa un mouvement pour se retourner tant il avait hâte de revoir ses parents, mais la voix du roi fut plus puissante : Donne la pierre noire, ordonna-t-il, que nous puissions repartir. Donne, bon sang ! Donne ! Martin fouilla dans ses poches. Ah, soupira-t-il enfin, en sortant le galet vers le soleil couchant, voici, tenez Monsieur ! Il se haussa sur la pointe des pieds ; le roi ne saisit pas la pierre tout de suite ; il prit le temps de faire agenouiller son chameau, descendit majestueusement et recueillit dans sa paume le galet qui maintenant brillait comme un bijou précieux. Merci très cher Martin, dit-il solennellement en lui passant l’autre main dans ses cheveux bouclés.  Merci ! Tu es un ange ! Tiens, retourne toi maintenant, tu vois, ils t’attendent.

Martin partit en courant vers ses parents qui lui souriaient là-bas, des larmes plein les yeux.

Proust écrit

C’est un murmure au creux de l’oreille, je sais bien qu’il dure trois mille pages mais justement quand c’est commencé on ne peut plus s’arrêter, écrire c’est cette drogue-là, car il n’en finit pas de parler à l’intérieur de la tête, Proust a trouvé la bonne distance qui est entre la veille et le sommeil, il a suivi le filon, l’endroit précis où l’artiste se situe, lieu magique sans doute, il a le bon ton, comme on le dirait d’un musicien (rêve absolu de l’écrivain : être musicien) dans cet entre-deux, ni conscient ni inconscient, mais prenant à l’un et à l’autre domaine quand même et ne pouvant plus s’arrêter, car quand on en a goûté on ne peut plus s’en dépêtrer, ça oblige, l’écriture, ça oblige et ça avance et on voudrait que ça ne s’arrête plus jamais, c’est là qu’est l’illusion de l’éternité de l’art lorsqu’on écrit… comme c’est simple, c’est un lieu l’écriture en effet, ça n’a rien à voir avec la critique sociale, rien à voir avec le temps sinon le temps qu’il fait, et pourtant le temps de vivre qui est compté va s’étirant dans les arcanes d’un lieu mystérieux que l’on retrouve partout au musée, à la philharmonie, à la basse de viole il y a trois cents ans, mais c’est vrai aussi que la liberté d’écrire qui se donne si on sait la prendre n’a jamais été décrite avant, elle est entre l’enfance et la mort, à deux doigts du je ne sais rien, poussant son harcèlement vers la nuit, elle ne veut pas refléter l’écriture, elle ne veut pas donner à voir, elle se contente de reprendre l’inconscient conscient qui rôde aux choses et aux paroles de presque nuit, Claude Simon n’a pas fait autrement, errance contrôlée qui drague l’absence à soi, l’absence au monde si agaçante à ceux qui ne savent pas (il faudra s’en excuser), cet air de n’en plus avoir l’air, on ne pourrait pas s’arrêter de gloser pour savoir où il est puisque c’est un lieu personnel, qui file à grande vitesse entre les choses les mots et dit avec acharnement que c’est introuvable, que c’est gris sans doute, que c’est nuit, ça sent pourtant bon le neuf, ce n’est pas que ça vient de sortir, c’est que ça sort comme ça, comme on fait de la gymnastique avec son corps pour presque rien, on avance à travers le corps vers le langage qui se défait devant, se met à nu, prend, bifurque, reprend, marche en une bande noire de nuit mais pourtant lumineuse, voie lactée en propriété privée, bande mouchetée d’enfance, avance, avance, et mord sans le vouloir sur enfin le monde mais parce qu’elle participe au monde cette écriture, elle ne veut pas quitter sa route, Proust ne déteste rien plus que le monde monde, il l’a fréquenté, il en sait le vide, lui, il va droit sur sa route, loin d’eux et les regarde, la duchesse d’autrefois c’était maman, et la noblesse était au temps où tout le monde est noble, au creux de la mémoire, l’enfance, il n’y a au monde de l’enfant que des aristocrates évidemment, les grandes ombres c’est Guermantes, les grandes ombres c’est lorsqu’on ferme les yeux qu’on se souvient et qu’on revient dans ce creux dans cette portée noire où les notations s’agitent, poussent les mots, allons, allons, ce n’est pas Marcel Proust, c’est une dissolution de lui, une perte gagnée sur le temps, conquête têtue, malice d’être allongé, où je ne suis plus, il y a autant de distance entre le texte et le passé qu’entre la terre et la lune, écrire c’est attendre, je ne comprends plus du tout le problème de la page blanche, je ne l’ai jamais compris, cela n’existe pas lorsqu’on est au lieu d’écriture, l’imaginaire pousse à la roue et surtout c’est volupté, résurrection, mémoire certes mais sans effort comme ça vient, tout en même temps, en paquets noirs de nuit encore mais qui s’ouvrent tout seul au fil de l’avance, la joie est au présent du passé qui revient, ça s’appelle mémoire oui, je le redis

 

à suivre (peut-être)

Traduction en allemand des poèmes sur le “Chemin des Dames” (Nov. 17)

Helmut Schulze a déjà traduit en allemand le premier poème “Sur le Chemin des Dames” que j’ai proposé ici sur mon blog il y a quelques semaines.

On comprend pourquoi un poète allemand est venu me rejoindre. Tous mes poèmes regroupés sous le titre (Nov.17) évoquent en effet les soldats français et allemands sans forcément faire de distinction ; cent ans plus tard les plaies lentement se referment, même dans nos régions où ont eu lieu ces combats épouvantables. Puissent ces deux ensembles envoyer un signe discret vers l’Europe dont nous rêvons à travers nos langues respectives.

Pour goûter le charme de ces traductions on pourra suivre l’effort de Helmut Schulze sur son blog.

Qu’il soit remercié ici très fraternellement pour son initiative et pour son talent. L’émotion est au rendez-vous de cette aventure peu banale. Toute ma gratitude va vers lui.