trois temps

à force d’aller en barque
je domine les remous de l’eau claire
ses lents clapotis
avec cette joie des muscles du dos
qui s’assouplissent à chaque coup de rame
l’espérance monte
habileté à vivre
à respirer vraiment
au-dessus du temps

plus tard l’ennui s’en mêle
l’eau coule sombre vive
rivière contre rocs
l’esquif menace sous la rame crispée
il faut lutter
où le flot me porte-t-il
difficile de gagner la rive
refus du corps
il faut allèger la barque

le lit s’élargit soudain
mélancolique enfin j’aborde
un cavalier souriant
sur la rive opposée
me fait un signe de la main
je ne suis pas pressé dis-je
ses mains en porte-voix
il crie en écho
moi non plus

des sabots à la crinière son cheval frissonne

chanson

dans le pays lointain
j’aperçois du haut des collines doubles
une cité hantée de mots
où il fait bon tarder
j’échappe au gris vertical
qui fatigue nos rues

dans le pays lointain
je niche à la source chaude
mes draps touchent la nuit
à travers la croisée les moineaux
déguisés en feuilles mortes
me babillent des aubes

dans le pays lointain
je me retire attentif au texte
les mots y font leur miel
légers à la voix
je les essaie et rature
à loisir

dans le pays lointain
je danse un peu
selon les jours je côtoie
le monde sur la pointe des pieds
je me tais
j’écoute le mumure de l’enfance

dans le pays lointain
j’invente une musique
où je salue mes prochains
avec respect
leur brûlure me plaît
nous vivons tous au même présent

les couples

c’est une danse
le violon est à l’impalpable
le pas cogne contre l’essence du bois
ainsi se forment les couples
sous l’égide imaginaire des sons
et le croisement bien réel des pieds mêlés
toute une vie s’y bâtit
souvent – parfois –
j’aime aux yeux des couples
cette assurance d’éternité
ils se serrent les mains
pour lutter contre la terre qui tourne
horloges saisons années
c’est alors qu’ils sont splendides
candides et purs
hors temps

les damnés du ciel
n’y croient pas
haussent les épaules
la rime amour toujours les fait rire
la poussière du temps les fera déchanter
songent-ils en refusant la danse
ce sont pourtant eux les pauvres
les immobiles les clos
car ils se jouent l’oubli
de l’ivresse épiphanie
qui brûle les corps
aux jours des verts printemps

une rencontre (2)

adolescent je me souviens de lui
les rênes en main
au creux du vallon où il nichait

-je m’étais égaré entre deux villages –
il avait sauté de cheval
pour me dire où j’étais
m’avait décrit en peu de mots
les mûriers forts les pentes souples du mont
je m’étais cru au moyen-âge
ou dans l’antiquité
aucune antenne aucun fil
à peine un chemin

et soudain sa parole
-je n’ai jamais cru à la banalité de la vie –
sa voix solidement souriante
son regard transparent
où l’intime et l’extime se touchent
me trahirent en lui l’enfant
qui dormait là encore
je fus effarouché de sa franchise
et comme il me désignait
un raccourci
je m’enfuis à toutes jambes

son éclat de rire résonne encore

la flûte

lorsqu’il ne reste plus pierre sur pierre
que le froid a percé les taillis jusqu’aux racines
que les os eux-mêmes sont glacés jusqu’à la moelle
la flûte appelle
je joue les anciennes sarabandes
vieux airs du pays éloigné
que je ne connais qu’au souffle
(piano ou guitare seraient superflus)
la demande est si humble
bouche phalanges
sont les modestes motifs de ce temps
les poumons et l’espace de la pièce
échangent leurs vibrations fragiles
hésitante existence du joueur de flûte

je fis danser les enfants dit-il
des chants volaient par la croisée
je les guidais
je les gardais les regardais
les sons de la flûte du pâtre que je fus
rejouent leurs joies
quelques notes font jaillir mille danses mille mots

flûte et fête voilà qui est sûr
mais à l’entour
silence assourdissant

où sont passés les corps les paroles et les rires

l’atelier (2)

si l’ombre presse
contre les manteaux pendus dans l’entrée
leurs pans ne noircissent plus ma mémoire
les ombres s’évaporent sur la place
(où vont-elles)
et dans le silence
j’en viens à goûter ma joie du présent
être vif être ici
les morts peuvent exiger leur part
le ciel même
tout est bien
c’est fini
l’écriture égale
creuse sa présence dans les pièces
artisanal l’atelier se fait ferme
de vieilles histoires sortent des poches
se dissolvent dans le froid de janvier
et les querelles qui nous avaient tenus
frétillants et hameçonnés
au temps des jeunes croyances
semblent fusées dans le ciel de minuit
l’andante de mes pas défaits de zèle
m’en est témoin
mon sang ou l’horizon c’est la même tièdeur
le plancher craque sous mes pieds nus
approbation du chêne et des solives
dans la maison des neiges au soleil tout sourire

l’atelier (1)

plus précis que l’horloge
les passereaux du matin
font reclaquer les brindilles
au froid du carreau
ils m’extraient du rêve de l’aube
je plonge dans le temps
le café passe et ma vie
le corps sait les gestes
mon esprit l’aventure du jour
je pèse au vide du temps non encore vécu
l’affaire de vivre écrivant
il faudra émonder ici éclairer là

la pluie parfois s’y met
piquetis contre la vitre
danse aux flaques de la placette où
mazurka des gouttes
le mélancolique noir et blanc joue sa partie
ça y est c’est l’enfance qui revient
je pose ma main sur la poignée de la porte
je m’assure distraitement qu’un aïeul n’a pas sonné
(fantômes et écriture s’ébattent en même lieu)
et dans le miroir de l’entrée
où la lumière croît
je songe des ressemblances que j’estimais improbables

le mimosa

lorsqu’il arrive aux éventaires
au moment où les querelles de l’an
se chevauchent enfin dans leurs derniers échos
j’éprouve
dans le gel cassant des flaques de janvier
un léger choc
je marchande vite trois brins
de ces étoiles velours acheminées du sud
crucifiées là plein vent au carrefour
je les emporte prestement
dans le chaud de l’atelier
où je les épuise du regard
j’écris près d’eux
et longtemps je n’ose y toucher

la lumière dispensée par les petits soleils
s’émiette peu à peu
dans une odeur de miel
le pollen coule au vernis de la table
le chant volatil s’épuise
imperceptible déposition des particules sans vie

ainsi l’or du jour fuit-il
lestant chaque seconde
du poids de sa précieuse poussière

une rencontre

je me souviens d’un dimanche d’été
des glycines graves pendaient sur les ruines
l’amertume à la bouche
j’allais par le pont gris
vers une fin de journée à l’orange insultant
j’entendis mon prénom

le coeur me cloue
je m’installe sur la rembarde à peine refaite
et sa voix de verre brisé depuis l’intérieur de ses cordes
me salue sérieuse
la jupe de tissu bleu pâle immobilise ses plis
j’ose lever les yeux au-delà de ses cheveux
elle me parle de nos familles
d’une vague parenté
montre la bague héritée de sa mère disparue
je ne vois que le ciel déclinant
la bague la broche l’épingle le peigne
tout m’est à distance
j’ignore si elle est belle (il me semble)
un nuage lui fait une coiffe vaporeuse
j’aime ta chemise blanche dit-elle
elle rougit replace sa mèche
une rare voiture tousse
remous sous le pont
des cris un coq une voix un pas un chant
un avion traverse l’espace en oblique
ça hurle
je rêve d’une musique qui guérirait ma douleur
elle pose sa main sur la rembarde
il va falloir que je la fixe
et surtout surtout que je lui parle
un mot un seul
je découvre ses yeux
ma voix m’est étrangère
quand je parviens enfin à articuler que je l’aime

la parole

au retour du soleil
l’hermine du ciel virera bistre
cette nuance qui manque et qui le soir de bleu se fera turquoise
comme si l’orient et l’occident s’épousaient soudain
vieux rêve antique et stupéfiant
que les saisons arborent en blason
quand l’hiver crève après trop de froid
tu verras la lumière dit-elle tu verras
elle appuie sa parole de son index posé sur ma poitrine
en ai-je jamais douté
je lis dans son regard
la malice promesse des retours fabuleux
quand le jour enfin mord la nuit
son col fourré frémit des fou-rires
qu’elle lance vers la saison
ses baisers sont autant de petits pétales posés sur sa parole

j’adore
les bulles brumeuses qui lui montent des lèvres
lorsqu’elle dit je t’aime
et qui annoncent la rosée perlée des brouillards qui se lèveront

la falaise

nous irons vers la falaise aux souvenirs
elle aura c’est sûr ses dangers
face à la violence des lames proches
intouchable horizon
l’infini tracera des lignes de vigueur
qui reviendront à travers le lent ressac
blanchir les eaux
contre la craie des rives
et leurs galets presque immortels

mesurant d’un oeil craintif les tournoiements
des mouettes en contrebas
tu me prendras la main

c’est vrai qu’ils furent sans crainte
les enfants d’Illinois et du Connecticut
je conterai l’illustre joie d’être
l’escaladeur volant qui délivre
sa liberté de planer sur l’à pic des plages
mille idiomes mille appels
dialectes cordes vareuses poches
jamais présences furent davantage risquées
acrobates enfants
vivants vite morts
que faites-vous dans mon souvenir

serre ma main encore et encore
que notre petite épopée vienne raviver la vôtre

un brin d’herbe

j’aime arrêter le temps sur sa pointe
un brin d’herbe suffit
surtout s’il jaillit entre deux pavés du parvis
j’écoute ce qu’il me conte
la lutte contre la pierre
son accueil de la pluie
l’épopée du soleil sur son limbe
et le moment qui vit la graine tomber
il dit que même de cela il se souvient
je souris de son innocence
mais lui envie l’exploit et le combat
il me dit
des pavés je n’ai pas peur
j’objecte le bec des pigeons
ils sont selon lui trop occupés à se pavaner sur les tours

l’arrivée d’un chat interrompt notre dialogue
je ne l’ai pas entendu s’approcher
le brin d’herbe se fait tout petit
simulant un courant d’air il se penche pour se courber
n’offrant que peu de prise au doux félin
qui le mâchonne longtemps
cependant que je rêve au parvis
des herbivores haut perchés
qui se moquent depuis huit cents ans de nos existences fragiles

l’avancée

vers l’aube
pénétrant dans le vallon
après avoir franchi les langes de brume
je longeai le ruisseau fou
où deux truites allaient dans le sens du courant
je rêvai de les saisir
mais les collines doubles
m’obligèrent à avancer encore
j’avais soif
fixant alors le soleil qui me souriait
je me surpris à mouiller mes lèvres
du bout de la langue

je procédai prudent
le cœur me battait vif –
le feu diffusé des montagnes lointaines
m’emplit le corps entier
la salive me revint
me prit l’envie d’entrer dans l’eau
midi avait doublé le cap
le soleil sembla émettre un cri tendu
l’eau rafraîchit mes joues
pluie grave
les truites étaient loin
l’après-midi avait fui avec elles
le courant m’emporta turbulent
je crus me noyer avec la chute du jour

et la nuit en ferveur
accueillit un très lent plaisir

la gamme

mi ré mi si ré do la
dégringolant les marches
doublement barrées de grilles
le perron gardait endormies des roses chantantes
et ma jeunesse au lieu de forcer la porte
rêvait devant la villa assis à même le sol
je souriais de ce piano que j’enviais tant
je me voyais franchir les grilles
et effaré
admirer de près les mains
qui semblaient obéir à leur nature
mains de reine
fastueusement exercées à la facilité virtuose

elle fut de profil
tous les jours d’août
je me souviens de la ville déserte
dans cet oasis pianoté
et de la porte-fenêtre
où se miraient les reflets de son visage adoré

vers le soir
quand le soleil daignait s’abaisser
elle se levait
fermait de ses mains vides la porte-fenêtre
et j’allais mon chemin
ainsi la vie ainsi le rêve


des oiseaux

les sauts mécaniques des mésanges
têtes en bas

leur bec se fait boussole –
annoncent que la terre a bougé vers la saison
même sous le crachin au bord du gel
elles rerisquent des suraigus pincés
isolément parfois
audace en ce silence d’un janvier accablé de nuées
(grises à force d’être blafardes)

alors contraint à l’exil intérieur
j’emprunte en esprit les traverses futures

dans nos jardins bricolés de haies craintives
il va pleuvoir des bergères des ombelles
nous allons rejouer la Genèse sur les petits gazons
l’accord va se nouer avec les chats
se dénouer avec nos voix
le printemps va balayer l’infiniment blanc
à l’oeuvre merles et bouvreuils
les hirondelles se feront fluides

visite douce de la chaleur contenue –
puis explosives
futur de la nature
au bord du prélude

j’entends les preuves tombant des toits
obsédants flûtés cotonneux des mélancoliques tourterelles