Qu’est-ce que la poésie?

La poésie est issue du blanc. Le poème ne va pas au bout de la ligne amorcée, pend dans le vide et commande à celui qui lit (ou écrit) un rythme qui déjà donne un sens et se mêle à l’autre sens, celui des mots. Ainsi le blanc en bout de ligne est-il partie prenante du texte. La poésie est mise en valeur du blanc, du non dit, du silence. Le vers aux caractères noirs est présence et par le vide qui est son essence, il suscite l’absence. C’est cette absence silence qui est le vrai fond du vers, en-deçà des mots proférés alentour.

S’il y a rythme, il y a musique ; or la raison d’être de la musique est de dessiner sur le silence un temps humanisé qui un moment prend en charge le temps de notre vie, comme un monument occupe le regard qui volerait à l’infini si la chose bâtie n’était là.

La poésie est affirmation de celui qui écrit, contre la page blanche qui, elle, figure l’absence. Elle est présence chantée sur le silence, comme l’enfant sifflote dans le noir pour se rassurer. Le blanc et le noir sont ici très proches, extrêmes qui se touchent. « Ma peur se mue en rythme et musique » pourrait être une définition de la poésie.

La poésie est toujours danger à cause de l’abîme qu’elle prend en charge au bout du vers. Aucune autre forme d’expression n’est aussi fragilement exposée à la mort, au silence. Elle est à l’image de nos corps, plus encore qu’une statue qui nous représenterait, car la statue est lourde et pleine, et les vers si légers, tellement exposés au vide qu’ils ouvrent .

À cause de sa fragilité, la poésie demeure ; elle est mémoire, elle est inoubliable, puisque comme notre corps elle risque tout à chaque avancée, à chaque pas vers le vide. Sa fragilité fait sa force.

Panique du lecteur ; il a envie de la protéger comme on le fait d’une flamme dans le vent : on l’apprend par cœur. On l’enfouit non dans le crâne du savoir mais dans le cœur, là où le rythme bat. Poésie et chamade, c’est tout un. Le stéthoscope seul capte au plus près le fond de poésie.

On est étonné d’apprendre que la poésie fut l’art majeur de certaines époques : parole sacrée qui maintenait l’espace pur entre les hommes et les dieux ; c’était le temps du poète chamane qui parlait en vers car les dieux entendaient leur musique. L’univers chantait.

Elle flotte aujourd’hui entre moquerie et respect solennel, on ne sait trop. Chacun en son secret est poète, mais soit il l’avoue en rougissant, soit (pire) il le tait.

On écrit beaucoup de poésie, peu en lisent.  L’autre est devenu fatiguant et si l’on honore la poésie, c’est peut-être par habitude scolaire, comme on se souvient du préau avec un serrement de cœur. Nous voilà loin du sacré.

On trouve parfois de la bonne poésie. Le texte monte du fond du blanc ; le vers ou ce qui en tient lieu jaillit de la page, de derrière la feuille ; chaque caractère, chaque mot donne l’impression d’être né du silence, de l’absence à soi, comme si la feuille habillée du poème se mettait à exister vraiment, à battre diastole-systole : la page est devenue nécessaire au monde réel. On a envie évidemment de l’apprendre par cœur ou de la recopier.

Il est peu de bonne poésie

La voix de Glenn Gould

Dans les enregistrements de Gould on entend sa voix.
Mais ce n’est pas sa voix. Ce chant parasite est la part intérieure du langage, remuement mélodique qui se manifeste sous les mots et qu’on n’entend habituellement qu’à peine, pris par le sens, empressés à se défendre du désert d’être soi. Ce gâchis chanté s’éveille aux confins des cordes vocales, là où les harmoniques s’essaient à la présence de Glenn. Au beau milieu de Bach, sa ritournelle risque son petit glas contre le trop plein de clarté du Cantor, si clair qu’il en est transparent, et la voix devient un peu de brume, ce peu de gorge qui fait défaillir le parfait, comme la vitre appelle le souffle pour affirmer qu’elle est là.
Et l’on voit bien que ce n’est pas la voix de Gould, mais celle de Glenn, le fils. Aucun lié chez lui, il n’est plus question de plaire, à quoi bon ; aucune pédale pour faire durer, non, c’est jouer qui importe, se souvenir et rejouer encore. Hommage, révérence chantée, rappelez-vous : l’aria c’était ça. Le détaché dit les siècles d’écart, frappe son respect envers la voix du père sur l’évidence du chant sans lui ; la mélodie est défaite par la succession des blancs silences au bord des notes noires de la partition, petits arrêts muets qui offrent une image visuelle du clavier et donnent à Bach son pointillé, son vrai lointain. Tu fus, je suis.
Père mort, fils fidèle, le plus fidèle puisqu’il mêle à la note d’antan, au fil d’autrefois, l’absence que nous avons de Lui, figurée ici par le silence qui pointe entre chaque attaque de doigt. Alors la voix de Glenn prend le silence entre ses dents, abouche son murmure à ces éclats : c’est une colle de marqueterie, un plomb de vitrail, un ciment frais de mosaïque.
Tapotant contre l’épaule du père endormi, Glenn dit les manques, les failles que la raison et ses techniques ont fait craquer depuis aux murs des nefs. Le plâtre gras de la gloire a séché, il est à vif, et si le côtoiement de l’azur fut un jour beau chant massif de Bach, le pianiste, un rien bancal, s’en vient aujourd’hui bousculer les ogives. Chantant, il s’excuse. Il tutoie le texte, le tourne, et l’on se souvient tout à coup que le motif des variations est celui d’un insomniaque qui passe ses nuits à froisser ses draps ; les ornements, les décalages de mains qui, à la fin de l’aria vont se retrouver – il faut bien dormir -, sont autant de retournements du corps meurtri par la nuit qui vient et le sommeil qui ne vient pas.
Mais on idéalise toujours le passé du père ; à défaut de Dieu, qui était un beau mensonge sans poussière, pur comme le ciel et la conscience vierge, il nous reste cet appui de jadis, et songeant follement, on se dit que l’aria devait sonner l’aube du chant, disons plutôt le soir qui ouvre enfin au dormeur la grande pâture du rêve. Et si l’on continue de trafiquer avec la folle du logis, on entend les plectres du clavecin qui mordent la corde ; plumes d’oiseau, elles accrochent de leurs crans les grandes filles tendues, leur font rendre son, et c’est ainsi que le futur dormeur devait se réconcilier avec le bruit des pièces d’or que ses mains tout le jour avaient soulevées comme on le fait des montagnes (le claveciniste était « Goldberg »), et c’était naturel, croit-on, et l’homme s’endormait auprès de son profit.
Je me dis encore, drogué de nostalgie, que les nuits en étaient vite obscures et douces ; je sais que c’est folie, mais je crois que la prière aux ruelles endormait les patients de Dieu, et si je m’entends dire cela, forcément, je vois qu’aujourd’hui est moins bien, que les cordes ne sont plus traversées, mais simplement cognées par les marteaux qui sortent tout droit des manufactures modernes. Oui, la corde n’est plus franchement accrochée comme le fut celle du clavecin, à l’imitation de la flèche de l’arc, elle est seulement vite frappée, sonne seule et sans joie et c’est pourquoi le piano est souvent la grande mélancolie ruisselante, tandis que le clavecin est chant d’oiseaux, nature pure, mythe avenant de cet âge où l’or courait sous les doigts du Cantor.
Et si le pianiste chante, c’est pour enrouer la vieille aria et dire à cru la foi éraillée. L’enfant qui adorait se retrouve seul. Il appelle.
À ce moment, le conte devient à peu près celui-ci : il était deux fois la même aria, encadrant trente variations, pour rêver, et les iseaux s’envolaient sous le regard de Dieu, sous les mains du maître. L’homme s’endormait après avoir vibré dans la sphère close du monde varié, transposé, et tout était bien. Puis la grande guitare horizontale a été remplacée par la machine outil aux cent percussions : c’était il y a longtemps. On a épuisé au piano les liés, les sons étirés, épanchements gras dans des salons allemands. Et voici que depuis peu, le clavecin est revenu, fragile ; l’éden des croyants, où le passé se tasse en enchantements successifs, jabots de dentelle et foi chevillée au chant, a fait retour vers nos tympans, plein d’hésitations mortelles, de plaintes murmurées ; alors la mélancolie qui était toute de velours bourgeois, s’est déplacée plus loin vers l’arrière, Monsieur de Blancrocher a trébuché et Louis Couperin a déroulé ses douleurs dans les châteaux d’Ile de France, aussi mélancoliques que nos divans confortables.
Et le petit récit fictif se termine ainsi : Gould aux détachés bleus apparaît comme le grand annonciateur du retour des oiseaux. Grâce à lui, le marteau s’est abstrait, s’est extrait des effusions, réintroduisant le sec pépiement des clavecinistes insatisfaits : ceux-ci voyaient bien le son venir, mais ne pouvant contenir le volatil, ils brisaient en ornements la note mal tenue ; Glenn a glissé à leur suite, d’une patte vigoureuse, au-dessus des romantiques. Il a été l’intermédiaire.
Mais cette construction est le hameau rêvé de l’historien pataud. Coupé du vaste espace futur – c’est la vieille ruse qui chasse l’angoisse du lendemain – je bâtis sur le présent un grand manoir rétrospectif, impeccablement balayé, classé monument historique, pour que mes jours de vivant aient une valeur unique, puisque mon existence, à tout prendre, est la seule qui ait quelque valeur pour moi. C’est émouvant, mais c’est un rêve d’enfant, une vaste gaucherie. L’histoire est trop belle et j’ai beau ravauder, le mouillé du chant de Glenn casse la grêle superstition que j’invente à l’instant.
Il faut tout reprendre : j’ai beaucoup parlé du passé, précieusement évoqué le présent, mais si l’on veut entendre la voix de Gould, il va falloir aller de l’avant, ne pas hésiter à côtoyer la mort, c’est-à-dire être au présent le plus possible pour que le futur éclose ; je vais apprendre à être père, tranquillement, calmement. J’ai oublié dans ma fiction que Gould travaillait en studio, sur des machines sophistiquées et que sa voix, son murmure, n’est pas une négligence, mais la ferme volonté de dire l’aria de notre temps.
Et ce fond de gorge d’avant le langage, dénonce d’abord l’impiété machinale des contemporains, ces clochards de luxe qui, chassés du village pour hanter les métropoles, ont inventé, à force de langage, des retours en arrière fabuleux vers le bourg d’origine : les crimes par millions ont aussi tué les mots, le chant et l’ensemble qui le portait. Déliés désormais, entourés d’un halo de silence que manifestent jusqu’au délire le bavardage et la musique torrentielles, nous allons aux boulevards comme les notes de Gould, secs et muets.
Le murmure est alors contre la machine que figure le piano, la présence du chant qui reste. Trace d’aria, elle laisse pourtant monter, contre l’autrefois décomposé de son jeu, contre le cliquetis qui mime le passé, une forme d’espérance hautement audacieuse, comme un nouveau plain-chant à peine éclos, et qui s’essaie masqué par Bach ; l’a capella n’existe que s’il y a une chapelle, mais ici, c’est le physique de l’homme mis à nu, seul, même plus des mots, des syllabes, ni encore moins du sens, non, c’est, après l’usure de l’éloquence foudroyée, le retour de la voix de tête, voix d’enfant sans doute, qui se mêle au passé somptueux de celui qui voyait Dieu, pour fonder, malgré les errements effroyables du temps, un petit endroit minuscule où l’on se dit par-devers soi, en secret (mais un peu en public), que l’aria reviendra.
*
J’essaie d’imaginer les lieux, non pas les étendues miroitantes où toutes les teintes convergent vers la neige, c’est trop connu, grâce flottante d’un Canada classé : alors qu’on les voit naïvement glacées, les plaines sont une seule affaire de solitude chaude. Pour Glenn s’ouvre une vaste marge, seuil qui apaise face à cet inaudible chaos de sons, le reste du monde.
Glenn est assis là, heureux, au centre du studio d’enregistrement, machines tendues à craquer d’obéissance, esclaves qu’aucune pitié ne vient mouiller.
Il se lève. Le plaisant du pays alentour : il en épouse le silence horizontal, traversé d’éclairs animaux très vifs et patauds à la fois – ours blancs ? – ( la vie toujours, partout, au pire du monde… mais pour Glenn c’est le comble du froid qui le ravit, c’est tellement lui) et par la grande baie, il guette le fruit du moment à venir, le tempo du frappé que son esprit construit par avance, partition pendant contre son corps, au bout des doigts. Il n’est pas pressé.
S’il a quitté les salles de concert, c’était à cause de la honte, du rituel trop humain où la présence est pure absence. Tu avances sur les planches, tu dois saluer, tu dois t’asseoir, tu dois devenir l’autre et charmer, oui, charmer, quel scandale, enfoncer dans l’horreur de l’oubli tous ces tympans tendus qui sont venus là pour ne pas savoir, pour ne pas entendre, torture, contradiction entre mes doigts qui cherchent l’absolu de la note écrite, alors que justement ils ne veulent pas la voir, encore moins l’entendre. Et comment chanter si le silence est habité des gorges et des semelles qu’on racle sans vergogne, murmure obscène des cités cadavres allumées de désirs hélas suscités ? Je devine l’affiche catastrophe : « Glenn Gould, Bach, Variations Goldberg ». Oh, l’admiration, l’insupportable regard des passions carrément avouées, pupilles d’enfants des métropoles achetantes, adultes oui, mais ici, à Carnegie Hall ou ailleurs, tellement dépendants, alors qu’il aurait voulu dire, alors qu’il disait du fond de sa chaire d’enfant que la liberté commence avec la fin de la fascination. S’ils avaient pu au moins ne pas applaudir, ne pas le fixer… Savez-vous que c’est en fermant les yeux que vous verrez le mieux ? Vous qui entrez ici, abandonnez toute dépendance. Comment dire des choses pareilles, puisqu’ils sont venus pour s’accrocher à ses phalanges gantées de montreur de sonates ? Non, décidément, ce n’était pas la musique n’est-ce pas, ils y voyaient une méchante acrobatie : « Mesdames, Messieurs, le clown Gould va vous donner du Cantor revu et corrigé » ; braves enfants émerveillés, vous êtes bien gentils, c’est inouï, très inouï, et vous irez ensuite contant par les avenues mouillées que Glenn est fantastique, et fantasque, et fou, bien sûr, très fou.
Glenn n’a pas quitté la baie ; il tire sur son foulard élimé, il serre sa gorge pour ne pas monologuer ; il sourit du pas qui l’a fait venir du piano à la vitre, ce fut un pas entier, posé sur la moquette en notes tendres, totale présence verticale de l’animal humain, sujet, frappe douce du talon, puis la plante totale presque ronde et les orteils enfin, tous éprouvés, danse sans chorégraphie, avance minimale, esquisse suffisante de soi qui dit oui à la vie, qui justifie sa vie. Les humeurs sont en place, la détente fait de lui une glace, un vernis blanc où tout vient comme il veut, la puissance du choc des marteaux est déjà là, il suffit de revenir vers le clavier, de s’asseoir et d’enregistrer. Il se dit que ce sera peut-être fastidieux, long, il craint l’ennui ; mais il espère tout à coup se surprendre, oui, sûrement, ses doigts vont un moment donner des pincements imprévus, on ne sait pas tant qu’on n’a pas commencé.
Il retarde encore, avant de tracer l’indélébile du son finalement accepté, il doit encore laisser monter au bout de ses deux mains la puissance qui rôde en ordre dispersé à l’intérieur du corps, même si l’épine dorsale commence à collecter les morceaux épars de sa force en gésine.
Et voilà que les concerts reviennent. Il a trop tardé. Tout se délie. C’est malheureux, il aurait dû profiter de cette minute, de cette goutte de Gould, entièrement soi. Non, peut-être faut-il en passer par-là ? Le pur son doit passer dans la boue du passé, du temps où il fut célébré, mordu.
C’est à lui-même qu’il en veut. Comment ai-je pu me prêter à ce jeu, oui, me prêter tout court ? Tel jour tu joues le quatrième de Beethoven, tel jour tu enregistres le Brahms, et même (Glenn sourit) Mozart ! Et pourquoi pas Chopin ? Ah, la pédale, le lié, le chant trop chant pour être chant ! Il sent que s’ils avaient insisté, à l’époque, il aurait fait le Chopin. D’ailleurs, il l’a fait, mais il ne sait plus pourquoi. Glenn ne comprend pas, il ne veut même pas savoir. Il sourit du piano à pédales, il est ailleurs. Mais pourquoi la douleur tout à coup d’avoir été cela, cet homme qui court, s’exhibe, pose ses fesses sur son prie-dieu, malheur ; tu as vu, ils veulent te voir, t’entendre, pour se débarrasser de toi, dire : « J’ai vu Glenn Gould », comme on a vu les temples d’Angkor. Objet de tourisme, rarement sujet.
Rarement. Ah, j’ai une excuse, j’étais jeune. J’ai aimé ces messes dont j’étais l’évêque, le fou du joueur d’échecs. Car c’était une suite d’échecs, le Sisyphe de l’ivoire, le prolétaire répétitif des touches claquées. « N’oublie pas de saluer ! », hélas oui, je n’oublie pas ! C’était beau sans doute, nécessaire pourquoi pas, il fallait être nul, absent ; mon corps avait besoin de vous, voleurs !
Et maintenant, face à la baie, il laisse glisser la partition entre ses doigts. On dirait que le papier sur la moquette est une neige nue parsemée de pattes d’oiseaux, sur des lignes penchées, ombres des fils télégraphiques groupés par cinq qui filent là-bas vers le couchant.
Ce qu’elles portent n’importe plus, puisque la mémoire de Glenn les a assurées et relues et renfermées derrière son front, au bout de ses doigts : mémoire des mains, mémoire du crâne ! Il se voit en miroir dans la baie…
Il va falloir aller là-bas, derrière, loin de la lumière du crépuscule, et dire en appuyant sur la touche des magnétophones que l’on y va. L’ascension des Goldberg n’est pas technique, quel doigt ira là, puis là, mon dieu mais ce n’est pas le Golgotha, ce n’est rien. Glenn pourrait jouer n’importe quoi, il sait, pas besoin de technique, jamais une gamme de ma vie.
Avant d’y aller, avant de s’asseoir sur sa chaise d’enfant, seul, il effleure la vitre du bout des lèvres, baiser au crépuscule, on ne saura jamais que ce fut le lien qui le tenait à la terre. En fait, il a attendu que le soleil touche la neige. Désormais, c’est possible, l’embrasement peut commencer, il pousse du pied la partition qui encombre son passage, le chant de Glenn va commencer, déferlement bientôt contre la nuit.
*
Ainsi donc je viens à vous à pas très comptés. Vous pouvez croire que je désosse le Cantor, mais je vous le transmets, traduction, sans plus. Le nez sur les touches, je frappe ce qui fut peut-être lié, pour que chaque note noire du papier, parcelle de nuit, devienne flocon de neige, afin de retrouver vos pas dans les cités où vous vous côtoyez sans vous voir. Je vous sépare à l’horizontale et le clavier devient trottoir où les croches trottent leur petit train détaché. Je ne caricature pas le Cantor, je vous l’amène au plus près de vos farcesques vacations et les variations sont nos allures, et notre histoire, notre présent, notre futur.
Si je fais l’insolent, c’est que nous avons poussé la faille plus avant, l’être oublié renaude, c’est moi dans cette solitude, je ne suis retenu ( comme le monde) par aucune technique, je vous chante votre vide, il est là dans le silence qui précède et suit chaque touché-frappé. Je mime ce que nous sommes, le Cantor dit les contours et je dis nos couleurs, notre peu de chant, je suis l’anti-chant, l’antichambre du silence, celle qui ouvre sur le chant à venir.
L’horizontale que la baie me donna tout à l’heure : voyez comme le ciel n’a plus soif et si nous marchons sur la tête (notre allure naturelle) nous percevons la plus vaste de nos visions – le ciel – comme un abîme. Je sais bien que c’est pour la raison inverse que vous aimez la musique : vous voulez que le cœur gonfle, vous voulez être tous, vous voulez tousser dans l’encens des sacrifices bleutés qui arrosèrent verticalement les dieux. Mais, amis, tout est défait.
La musique est votre drogue de solitaires, elle est illusion d’un chant où toutes les voix se tendent, que dis-je se tendent, je vois plutôt les cous dressés, les mâchoires faites pour mordre et qui se métamorphosent en mélodies d’où dieu, croyez-vous, vous regarde. Vous confondez dieu et le succès, dieu et les applaudissements, vous vous voyez dans la masse du chœur comme les bienheureux ressuscités dont vous seriez les anges auréolés, trompettes d’apocalypse soufflant dans votre dos.
Vous pensez bien sûr que je ne suis pas très tendre. Au contraire, je suis au plus près de notre pitié, je vous rappelle l’impossible direction de vos pas, de vos pensées. Je ne le fais pas à l’épate, je suis né avec un clavier sous les mains, ce n’est pas de ma faute… je m’en excuse… oui, voilà toujours ce que devraient faire les artistes de notre temps de vacance : s’excuser d’être au présent.
Mes acrobaties, dans la fosse aux lions d’où rugira l’enregistrement, viendront pour vous blesser, je m’en excuse encore, pour vous faire rendre gorge de vos milliards de chants réchauffés qui vous lient et vous bercent et vous font mille mines et dont vous sortez débordants. Mais débordants de quoi au fait ? Oui, après, dites-moi, après ? Allez, soyez courageux, dites-moi ce qui se passe après, je veux dire quand la musique s’achève ? Écoutez comme l’horloge électronique vous rebascule dans le tic de vos activités, dans le tac de vos attentes. Eh bien, c’est très précisément à cet endroit que je vous accueille. Je suis après, je viens après, lorsque vous levez votre corps et que vous reprenez les démarches et les affaires au plein des lois.
Les variations sont nos mille possibles. Je m’y accroche en précision mathématique, car rien d’autre ne compte que le « comput » qui fut la mesure mathématique d’antan et fait de nous des accrocs du computer. J’utilise au clavier ce qui nous faits ici et maintenant. Je reprends la précision où vous la pratiquez, je vous la donne, avec la caution de la foi du Cantor. Je tends le fil qui va de clochers en clochers et je danse, aujourd’hui, au plus près de vous, sans facilité, sans condescendance, pitié dont je ne m’exclus pas vous le savez bien, puisque l’aria est ma naissance et ma mort, et les vôtres aussi.
Quant au mince, à l’à peine audible chant que j’esquisse, c’est le souvenir involontaire des cantates, des messes, des oratorios… Je ne peux oublier qu’il y eut un temps de poumons et de voix, où la foi du charbonnier et celle du protestant génial était la même. L’affaire fit grand bruit dans les nefs. Il y eut des consolations. J’en suis du bout des lèvres le présent souvenir, j’en prépare le retour, à l’écart de la désolation glacée de nos luxes vivants. Mon chant de tête dérisoire se grave pour aider à la survenue d’une espérance verticale. Les oiseaux… peut-être autre chose.
Vous voyez bien que je suis avec vous, loin devant c’est vrai, mais sur le même sol.

voix

des voix montent parfois 

de l’intérieur de la placette

elles chantent crient parlent aussi 

j’essaie d’en capter la joie 

pour la reverser dans ma vie 

car tout cet étranger que sont ces rires

qui enflent entre les demeures

signent la présence de l’autre 

et je sens que mon corps approuve

l’appel très cru des paroles 

surtout lorsqu’elles sont lointaines 

vague murmure incompréhensible 

qui est la vraie rumeur du monde

j’y entends la chaleur de l’instant

les voix sont des êtres de chair

la vie les meut 

contre la peur joie d’être ici et maintenant

on y parle du temps qu’il fait 

contre celui qui passe

éclats de voix comme des entraves aux horloges

les gorges graves aigües disent 

je suis là je suis là

tu m’entends tu m’entends

et chacun n’a de cesse de monter sa voix 

contre l’autre

bribes d’écume qui sont de chacun 

le cri de naturelle fierté

et ce concours murmuré durera

autant que la terre habitée

la pâquerette

enfuis sont mes pas d’autrefois

ceux de midi pleins de plages de soleils

ceux de minuit grevés d’hésitations

j’étais encombré de rêves inglorieux

de chevauchées carnavalesques

sur les rosses de pensées fortes

toutes livresques

et voici que mains vides 

j’en suis venu à me pencher au gazon 

vers une indolente pâquerette

présente sur l’instant 

je me demande la cueillant

pourquoi soudain le coeur me bat

seconde infime marquée sur le temps 

je vais prélever sa présence

pour sacraliser ce moment

il y aura un avant et un après la fleur

je la pince au coeur du carnet où j’écris

je l’entends qui gémit

et craque sous la pression des doigts

je l’étouffe entre les feuilles

c’est ainsi que dans son squelette sec

je vais la recroiser souvent 

renouvelant à loisir le moment où je la saisis

dorlotant alors sa mince image

éternité portative

métaphore des jours enfouis

Brassens connu et inconnu

Que veut ce livre miroitant de chapitres aux titres simplissimes: la parole; le désaccord, etc. auxquels s’ajoute une analyse des chansons, musique comprise? On peut prétendre qu’il révèle quelque secret, mais les amateurs ne s’en laisseront pas compter, ils veulent voir. Alors, l’ouvrant , tout soudain surgit un Brassens connu inconnu; on s’aperçoit qu’on avait en mémoire les chansons qu’on faisait rouler étourdiment à la demande mais qu’on ne s’était jamais arrêté aux syllabes ni aux notes. On avait oublié qu’il était un penseur profond et que sa langue et que sa voix étaient un détour formidable pour comprendre notre présence au monde, notre monde, et que tout compte fait son village était le petit quartier bien asphalté que nous avions en tête . Grâce à ce livre, le trop connu se révèle au plus proche du compositeur chanteur. La lumière de ses chansons voilait  sous sa brume séduisante autre chose d’encore plus attachant. 

Ce livre : “Brassens ou le désaccord parfait” est finalement une manière de texte parallèle qui va jusqu’à parodier dans sa forme les microsillons qui dorment verticaux dessus nos étagères. 

Le livre n’est pas indispensable, c’est bien davantage… Il demeure inimaginable dans son chant poétique car il prolonge avec finesse les ahurissantes sorties de notre chanteur unique, irremplaçable. Ce n’est rien d’autre qu’un hommage compagnonnage qui ouvre enfin les fenêtres de l’artiste décidément trop discret, caché derrière l’universelle reconnaissance du public fasciné. 

Raymond Prunier

Brassens ou le désaccord parfait 

Ed. Mille sources 2022

Pour toute commande: gilbert.beaubatie@gmail.com

ou 05 55 26 27 77

25 € + 3 € de port

histoire de sourires

que sont les sourires devenus

qui m’avaient allégé l’écoulement des ans

j’ai beau ratisser ma mémoire

je les vois miroiter au loin et c’est tout

puis impromptu au détour d’un air

mélodie enrouée

en voici un qui redouble

ce jour canicule

il vibre mirage sur la fontaine

où je m’en viens mains en creux 

pour une lampée de glace féroce

solide confrontation 

où je souris sur l’eau 

on n’est jamais si bien servi que par son reflet

et l’envie d’un autre et le vent qui vient 

porte qui bat que j’ouvre

les sourires à venir s’avancent 

les promises les rencontres belles

un ruisseau de visages

des cascades de mercis du bout des doigts

la vie la vie du jour

infini d’élégances sous les pas

et ces lèvres aux charmilles

où des jardins bourdonnent 

de chants de voix

saluts perpétuels des vivants d’aujourd’hui

Heureux temps

derrière la misère d’être

si l’on reprend le flot

de la source à l’estuaire

où l’on se perd dans l’océan de l’âge

j’entends ma vie

et il m’apparaît que 

les dieux n’ayant jamais été

nous sommes au vent de la joie

engendrée sur l’instant

et bien sûr rien d’autre 

rien d’autre

les anciens pièges à mouches à jamais devenus dérisoires

(religions et marchés)

notre aventure s’ouvre

des milliards poussent à la roue

je bascule tu me bouscules

oublieux de l’ancien

nous allons au boulevard

gorgés de nostalgie

alors qu’à tout prendre ce printemps

exceptionnel et vif et joyeux

caracole sur les sommets

de la présence au monde

contre les dévastations d’avant

et d’aujourd’hui encore 

nous étions engoncés

qu’on nous laisse être enfin neufs

la joie

                                              

je vous la présente                                     

voici la joie

jolie poudrée sans autre fard

elle bat nuit et jour

et ne se rend qu’à la mort

le vrai grand sourire

de la joie

perdure aux champs aux saisons

on l’attend au détour des chemins

de l’arctique à l’antarctique

la joie secoue ses longs cheveux

dans la nuit

et s’endort dans mes poings

serrés sur des rêves de toi

que mes paumes retiennent

la joie renforce mes battements

accélérés

et mes nuits vont et viennent

dans l’oreiller précieux

qui est mémoire des yeux

la peine elle-même ajoute

à la joie

car la joie fait des nuages ses alliés

et console et bouscule et refait

à neuf le tranchant de nos rires

avril de vivre

respire et avance

il ne se passe rien 

d’autre que la vie bleue blanche 

son présent froid pour corps chaud 

provisoirement 

on vit entre deux dates

le pire est au glacé

après l’avant (naissance)

après l’après  

le mieux est au don 

à l’écrit au chant

on sifflote puis une voix un choeur

bonjour la chaleur 

les mains pour applaudir

enclore le visage

mains gorgées de mémoire

joies intérieures solides

dis-moi

homme au rire démodé

ris-tu encore souvent

dis-moi

et ta vie sur le fil

et tes filles et ton fils

et la joie de vivre

dis-moi

roses d’avril

roses d’avril

les roses donnèrent l’alerte

elles s’ouvrirent en une nuit

grâces et corolles

c’était le printemps 

ma peine s’ouvrit avec elles

je me souviens du jardin

visité de pétales

de mon pas prudent 

mesurant la chanson 

sur la Picardie et les roses

chers amis chers amis 

que sont vos vies devenues

je vois bien vos noms au monument

mais vos existences

vos gestes votre belle envie 

de vivre

je devine ce qui vous a été volé

le café aux vantardises du samedi

où la tête vous tourne

la main qu’on frôle

aux flonflons du quatorze juillet

et le long frémissement qui suit 

jusqu’à l’aube où son image trouble flotte encore

dans la tasse de café

de tout cela la mort vous aura dispensé 

et au lieu du retour des hirondelles

vous n’avez eu du printemps que l’affreux avril de Nivelle

voilà ce que les roses me rappellent et les roses s’ouvrent partout

et je ne sais pourquoi partout en cet avril la rosée me gèle

corbeaux

(Il y a plus de dix ans maintenant j’ai emprunté la figure de l’ange pour représenter la vie de l’esprit. )

face à l’affaire d’avril croissant
où l’ange dépêche ses ordres
les corbeaux flanchent
deuil sous les ailes
la ruée des myosotis les déloge
les prés bleus sont des miroirs affreux
ils fuient

harcelés des pépiements divers
on les voit basculer vers le nord
ils se cachent
et sous la neige des fruitiers béats
déchirant des écorces
ils se murmurent à l’ombre
des vengeances glacées

Staline et son sosie

L’engrenage happant, un beau jour de 1934, un modeste comptable juif ukrainien du nom de Evsee Loubitsky tel que le révéla le journal Le Monde citant la Rabotschïa Tribuna:

Comment sa ressemblance avec Joseph Staline, qui lui vaut les sarcasmes de ses amis, en vient à attirer l’attention des services secrets en quête d’un sosie du dictateur. 

Comment, pour parfaire cette ressemblance, on fait subir au comptable plusieurs interventions chirurgicales dans une datcha des environs de Moscou avant d’assassiner médecins et proches susceptibles de révéler l’imposture.

 Comment, des années durant,  Loubitski, qui a perdu jusqu’aux raisons de se révolter, s’adresse sous haute surveillance au peuple de la place Rouge et débite aux délégations étrangères, dans les salons du Kremlin, ses discours appris par cœur. 

En 1952, lorsqu’il invente le  “complot des médecins juifs”, Staline est pourtant le premier à s’inquiéter: si mince qu’elle puisse paraître, ne vient-il pas de fournir à son sosie une raison de le trahir? Loubitski est envoyé au goulag. 

(Cette histoire rigoureusement vraie, est contée dans le livre de Marcel Cohen “Faits” Gallimard 2002. On admirera la concision tranquille de l’auteur pour conter des faits aussi spectaculaires qu’ignobles. Tous les foyers communistes de France et d’ailleurs avaient, dans les années 50 encore, un portrait de Staline encadré au mur. C’était sans doute Loubitski.)