Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (9/9)

L’escouade enfonça la porte. Instinctivement, Madame Marx s’interposa entre les assaillants et Silvia Weinbrenner. Quelques balles fusèrent et la vieille femme fut touchée. Elle se recroquevilla sans une plainte. La jeune femme était à genoux près du corps et sur ses cuisses reposait la tête de Kastendieck : elle serrait ses tempes dans le creux de ses mains. Elle se résolut à lever les yeux, le regard perdu dans le lointain.
– Je ne sais pas, dit-elle, il est mort simplement comme ça entre mes mains.
Avec soin, elle posa la tête à côté d’elle, se redressa et jeta un regard glacé dans la pièce.
– Il m’a aimée, je tenais à vous le dire.
Sans se préoccuper davantage du corps, Silvia Weinbrenner se fraya un chemin à travers les hommes en armes qui s’écartèrent respectueusement pour la laisser sortir. Une volée de pigeons blancs se bousculèrent dans leur envol. Des cris de joie accueillirent la jeune femme, mais elle parut n’y prêter aucune attention. Lorsque son mari se précipita à sa rencontre, elle ne le reconnut pas.

Epilogue

Silvia Weinbrenner garda le silence sur ce qui s’était passé dans la petite pièce. Elle quitta la ville sans jamais retourner dans ses foyers. Depuis, son mari estime qu’il n’y a rien de plus affreux que la musique.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (8/9)

Il y avait déjà quelques temps qu’on n’entendait plus rien dans le consulat. Le bâtiment était plongé dans un étrange silence depuis que Michels avait fait enlever sans encombre le corps de la victime. Les commandos d’élite s’étaient avancés jusqu’à la porte derrière laquelle le terroriste et les otages étaient barricadés. Mais on ne percevait rien, pas un bruit.
– Attendez, attendez encore un peu, murmura Michels dans le talkie-walkie.
Il entendait toujours la mélodie. Tout le monde l’entendait. Pourtant la symphonie avait cessé de résonner depuis quelques minutes. Les premiers pigeons s’abattirent sur la place que les dernières gouttes faisaient miroiter. Les gens étaient immobiles, bouche bée. Un coup de vent balaya tout sur son passage, retourna les parapluies encore ouverts, fit claquer violemment les portières des voitures et projeta une averse sur le visage d’un badaud. Le jeune homme, par chance, était toujours plongé dans son sommeil. Il semblait prostré.
Michels plissa les yeux.
Puis enfin :
– Allez-y !

Alban Nikolai Herbst : Misère de la musique (7/9)

Les quatre premiers sons, cors et violoncelles, avancèrent en tâtonnant sur la place, ils hésitaient. On avait l’impression qu’une couverture sonore se déployait dans le ciel et des harmonies accoururent pour soutenir les notes comme un flot irrépressible, débordant. Les basses rugissaient d’on ne sait où, et les hautes fréquences n’étaient pas en reste, se tordant instables et dangereuses dans l’air saturé de vibrations. La musique se déversait à flots parfois bouillonnants, projetée par les hauts parleurs, mais elle semblait sourdre également des pavés, des maisons, de la pluie. Les gens fermaient les yeux, réfugiés sous les toits vacillants de leurs parapluies. Quelqu’un sombra dans une légère absence de soi. Des prophètes de l’apocalypse, flairant leur chance, se ruèrent hors des caves. Personne ne leur prêta attention. Les habitants débouchèrent des rues adjacentes et se pressèrent tous là, les chevilles plantées dans les flaques, dans les caniveaux ruisselants et dans la symphonie.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (6/9)

On tendit des bâches. Des haut-parleurs, onze en tout, furent dressés en demi-cercle face au bâtiment. Toujours plus nombreux, les reporters accoururent vers la place. La voiture émettrice s’approcha, on déroula des câbles lourds. Une équipe de techniciens les brancha rapidement. D’autres émetteurs de télévision furent dressés. Hors de lui, Hebbel ne cessait d’aller et venir à grandes enjambées.
– Ce type est dingue ! Ce type est complètement dingue! Quelle merde !
Michels s’était replié dans sa voiture de service. Le jeune homme, épuisé, dormait sur le siège du passager. La pluie tambourinait sur le toit de la voiture. Des tourbillons s’élevaient. Toute la place criait. Puis, tout à coup, il n’y eut plus qu’un murmure. Comme un silence.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (5/9)

A quelques mètres de là, agitant les bras en l’air, un jeune homme fonça tout droit, poitrine en avant, forçant les boucliers de plastique que des gardes mobiles (plus jeunes que lui) brandissaient devant eux pour lui barrer le passage. Il était totalement déchaîné. Comme il était impossible de le raisonner, on l’amena auprès du chef de la police.
– Mais qu’est-ce qu’il fait ici, ce type ?!
– Vous allez tuer Silvia ! Vous voulez sa mort !
– Ah, il ne manquait plus que lui… !
Le jeune homme s’arracha des mains qui le retenaient.
– Vous allez la sacrifier, c’est ça, hein ?
– C’est ridicule ! On ne va sacrifier personne. Rentrez chez vous et laissez-nous faire notre travail.
– Vous n’avez aucune chance. Et vous le savez très bien.
Embarrassé, Michels se tourna vers Hebbel.
– Fichez donc le camp ! , dit celui-ci.
– Prenez un tranquillisant, dit Michels en se tournant vers son inspecteur. Mais où est donc le médecin ?
Il savait que le jeune homme, qui soudain se taisait, avait entièrement raison. De puissants ruisseaux dévalaient le long des caniveaux.
– Quel temps de chien !
Michels fit signe au médecin qu’on avait amené.
– Donnez lui un truc, bon sang, il ne peut pas rester ici.
Des policiers saisirent l’homme par la manche. Il ne songeait plus à se débattre.
– Vous non plus, hein, vous n’avez aucune idée, dit Michels… il se parlait à lui-même mais il ajouta comme pour s’excuser …aucune idée de la manière dont on peut sortir votre femme de cet enfer.
Il cracha et fit brutalement demi-tour. Le cercle de salive se dilua aussitôt. Le jeune homme poussa alors un grand cri, mais le ton était cette fois très différent des explosions de désespoir qu’il avait exprimées jusqu’à maintenant.
Lentement, Michels se retourna vers lui.
Dans les yeux du jeune homme brillait une lueur étrange, comme une fièvre.
– Vous avez raison, bien sûr ! Bon sang, comme vous avez raison ! Un instant s’il vous plaît.
Michels fit signe aux policiers de reculer de quelques pas.
Pendant une seconde, le jeune homme et le chef de la police se regardèrent droit dans les yeux, intense échange silencieux.
– Souvenez-vous du grand nuage de sons qui est passé sur Linz, dit le jeune homme, mais c’était un autre qui parlait par sa bouche.
Quelque chose toucha Michels, comme un rythme intérieur, comme le battement soutenu mais à peine perceptible du sang contre ses tempes. Il n’avait toujours aucune idée  de ce que le jeune homme avait à l’esprit. Une certitude s’exprimait pourtant avec une telle puissance dans cette voix étrange que Michels se laissa persuader, il était comme hypnotisé.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (4/9)

Pour ne pas éveiller l’attention du terroriste, la troupe se glissa de l’autre côté du bâtiment en rampant jusqu’au mur de derrière. La file s’immobilisa dans l’attente de l’ordre décisif. Il pleuvait toujours à verse. Tous étaient frigorifiés. La pluie acharnée faisait gonfler les parkas.  Les protections en plastique individuelles n’étaient d’aucune utilité. La troupe se sépara. Quelques hommes se glissèrent par les soupiraux, d’autres par les fenêtres du rez-de-chaussée. Un troisième groupe escalada la façade pour sécuriser le toit.
Les hommes plantés sur la place étaient également de mauvaise humeur. Le téléphone de la voiture sonna. Un jeune inspecteur décrocha.
– C’est lui, dit-il.
– Qui ça?
– Eh ben, le salopard…
– Ah, enfin, dit Michels.
Mais il déchanta vite.
– Ecoutez-moi, dit le terroriste. Si dans quatre heures les camarades ne sont pas libérés, toutes les trente minutes je couperai un doigt d’une des femmes.
La liaison s’interrompit dans un claquement sec. Michels fixa l’écouteur gris. L’eau lui coulait sur les sourcils, sur les cils, le long du visage et, glissant sur sa nuque, elle se faufilait jusqu’au col.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (3/9)

Kastendieck évitait le regard de Silvia Weinbrenner. La veille, ses cris ne l’avaient pas ému outre mesure ; mais sa douceur, là, aujourd’hui, le frappait de panique. Il tapa du plat de la main sur sa mitraillette :

– Pour un juste, la violence est un droit, dit-il à Madame Marx sans savoir pourquoi.

– Vous êtes un malade .

Elle était trop âgée pour avoir peur.

Kastendieck sembla réfléchir.

– Je me flanquerai sans doute une balle dans la tête quand tout sera fini, dit-il, puis il se tut.

Il se rendait compte sans doute à quel point ces échanges étaient vains.

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (2/9)

Trois petites automitrailleuses se préparaient à l’assaut. Il tombait des cordes. On brûlait de passer à l’attaque ; l’attente était très pénible. Michels, le chef de la police, responsable du commando, hésitait encore. Il avait eu connaissance de l’ultimatum quelques heures auparavant, et depuis, il était sur des charbons ardents. Il était tiraillé entre le découragement et la colère. Il avait l’impression d’être observé par quelqu’un qu’il ne voyait pas mais qui ne le quittait pas des yeux. Il se faisait vieux et les décisions qu’il devait prendre lui pesaient. Il se mordillait la lèvre inférieure. Sans en avoir pleinement conscience, sa démission lui semblait la seule issue possible.

– Mais qu’est-ce qu’on attend ?

Hebbel tapotait sa boucle de ceinturon du bout des doigts de la main droite. Il voyait bien que Michels était épuisé et il en profita pour ajouter doucement :

– Allez, mettez fin à tout ça, qu’on en finisse !

Alban Nikolai Herbst: Misère de la musique (1/9)

En 2005 paraissait aux éditions Tisch 7 (Cologne) un recueil de nouvelles d’Alban Nikolai Herbst : “Die Niedetracht der Musik”. J’en ai traduit quelques récits. Je propose ici la traduction en français de la nouvelle-titre: Misère de la Musique, qui s’organise en 9 courts chapitres que l’on pourra suivre à partir d’aujourd’hui et dans les jours à venir.

 

Doucement on t’y laissait entrer, comme si tu étais un signe
pour célébrer la paix. Le serviteur t’empoignait alors brutalement
– et, du fond des cavernes, la nuit jetait une volée de pigeons blancs
qui se bousculaient dans la lumière… Cela aussi est pourtant juste et bon.

Rilke, Sonnets à Orphée

1.

Au premier étage du consulat, la pièce d’environ vingt mètres carrés était équipée la veille encore de deux bureaux accolés contre lesquels on avait glissé des petites tables pour machines à écrire ; enfin, jusqu’au jour précédent. Car entre temps, Kastendieck avait entassé tout le mobilier disponible contre l’unique porte pour se prémunir efficacement contre une éventuelle attaque surprise. Les otages étaient assises à même le sol, à droite, face à l’angle éclairé par la fenêtre. Les deux femmes n’étaient pas attachées. Dans l’après-midi précédent, la plus jeune avait poussé de tels cris que Kastendieck l’avait fait bâillonner avec un tissu adhésif, tâche dont la plus âgée, Madame Marx, s’était docilement chargée – sans mot dire, elle s’était rapidement adaptée à cette prise d’otages, mais c’est seulement au lever du jour que l’effroi avait quitté son regard – puis, tard dans la soirée, constatant que Silvia Weinbrenner s’était effondrée de fatigue en se contentant de gémir doucement, Kastendieck l’avait libérée de son bâillon. Il y avait environ cinq heures qu’elle était réveillée, et sans plus se plaindre, elle regardait désormais droit devant elle de ses grands yeux étonnés.

Kastendieck s’était débarrassé de sa veste et de sa cravate, avait déboutonné son col de chemise et retroussé ses manches. Trempé de sueur et marqué par sa nuit blanche, il n’en demeurait pas moins assez séduisant. Silvia Weinbrenner estimait qu’il devait avoir environ trente ans, Madame Marx lui en donnait vingt cinq. Il se déplaça souplement vers la fenêtre en progressant sur les genoux ; le dos cambré, il s’appuya sur sa main gauche, de la droite il pressait la mitraillette contre son épaule, le canon dirigé vers le plafond, tête levée, comme à l’affût. Il jeta un coup d’œil rapide à l’extérieur, cherchant à repérer les tireurs d’élite en position. La pluie s’interrompit quelques instants. Les nuages s’ouvrirent un court moment et le soleil perça. Un rayon d’automne se coula sur le terre-plein qui allait du mur aux façades des immeubles voisins. La lumière chargée de gouttes en suspension donnait à cet espace un aspect irréel, magie pure qui apparut au terroriste plus dangereuse que le déploiement des forces de l’ordre. Gêné, il dut s’écarter de la fenêtre et ferma les paupières un court instant.

– Vous êtes à bout ? , demanda étrangement Madame Marx.

Il n’eut pas le temps de répondre ; à ce moment, en effet, une voix venue du dehors retentit de nouveau. C’était un mégaphone qui s’adressait à lui pour la quinzième fois. Est-ce qu’il autorisait l’enlèvement du corps de la victime ? Pendant l’attaque, Kastendieck avait abattu un diplomate et jeté le corps par la fenêtre. Il gisait toujours là, au pied du bâtiment.

– Tout ça n’a aucun sens. Rendez-vous.

Il se redressa d’un coup et répliqua d’une salve de mitraillette tirée en l’air.

– Mais qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

Madame Marx reprenait sa question sans conviction.

Kastendieck haussa les épaules, jeta un dernier coup d’œil à l’extérieur et rentra la tête sous la fenêtre :

– Ça ne dépend pas de moi .

En face, aux fenêtres des mansardes, luisaient par intermittence les reflets des lunettes de visée.

La faille des pères

Pour Lenep

Une mère, on voit bien ce que c’est : l’enfant sort de son corps, mais un père, c’est où ? C’est la fameuse problématique du « père incertain »dont les Pères de l’Eglise (encore des pères!) nous rebattaient les oreilles (à juste titre). Car qui sait si le père est le père de l’enfant qui vient de naître ? Comment le prouve-t-on? L’ADN a certes mis un point final à cette aventure ahurissante et on peut ainsi parler désormais d’un changement de civilisation… mais avant ?
Eh bien avant, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps (donc aujourd’hui encore, tant les mœurs évoluent lentement), le père disait qu’il était le père en donnant son nom à l’enfant. C’était écrit, comme ça, pas de discussion ! L’autorité est ici trahison de la faiblesse des hommes qui ne sont pas sûrs d’être pères ; il songent : « Je l’écris donc ça va durer (scripta manent : les écrits restent) ».
Et cette histoire remonte à la nuit des temps.
Il semble que les premiers textes écrits soient des généalogies, celles que l’on retrouve à profusion dans la Bible. Elles prouvent par les ancêtres que le père est bien le père : cette preuve nécessaire est de surcroît à l’origine de l’écriture.  Certains spécialistes des sciences humaines ont repéré que la faille (on a beau écrire, cela n’est pas encore une preuve suffisante) a dû être comblée non seulement par l’écriture, mais par la loi. Ou plutôt l’invention de la loi est liée étroitement au « père incertain ». Si moi, père, je prouve en écrivant que je suis le père, il faut que j’appuie mon discours sur la loi, puisque je ne suis sûr de rien. Ainsi naît ce que l’on appelle « la loi du père », loi écrite que nul ne peut contester. Pour la mère, inutile d’avoir des lois, puisque la preuve est faite à la naissance ; la preuve est biologique, que réclame le peuple ?
C’est ainsi tout le système législatif qui s’appuie sur cette seule nécessité : prouver que je suis le père. Et l’écriture avec ! Décidément voilà une faille qui ne manque pas de richesses ! Elle est tout simplement à l’origine des civilisations.
Dans de rares religions, la mère apparaît, mais dans celles que nous pratiquons encore un peu de nos jours ici ou là, il n’est question que de Dieu le père. Les anciens Grecs ou Romains avaient des déesses (le paganisme est en ce sens une religion intéressante!), mais on a du mal à trouver un Zeus féminin ! Le chef, c’est encore un homme, un père, le père des Dieux.
On pourrait sauver la mère(!) en évoquant Marie : les cathédrales sont toutes « Notre-Dame »… mais on admettra que l’invention est récente. Marie ne fait même pas partie de la Sainte Trinité, ce que les gens du moyen-âge devaient trouver étrange, car la trinité ils la voyaient bien : le père, la mère, l’enfant… et que diable vient faire le Saint Esprit dans toute cette histoire ? C’est un concept difficile à concevoir et il est certain que les gens, comme les enfants, ont toujours entendu la trinité comme la suite naturelle de la famille. La tardive invention de Marie (XIIème siècle) est une nécessité pédagogique pour les gens du commun (c’est-à-dire presque tous) ; puisqu’ils ont une mère, il en faut une au ciel. On voit bien que c’est une concession faite par notre religion pour ne pas contredire l’évidence de la vie terrestre. L’invention est par ailleurs terriblement bancale : Marie est la sainte vierge qui a conçu l’enfant par l’oreille (!!), enfin une vaste blague à laquelle de nos jours on a du mal à croire.
Toutes ces fabrications nées de l’impossibilité de penser le père comme père, reviennent aujourd’hui comme un boomerang. Nous n’avons plus ou à peine de guerres (ici et maintenant) et l’homme meurt au bistrot ; le zinc est devenu son vrai champ de bataille… Autrefois on pouvait être un héros !(c’est-à-dire un dégonflé qui ne s’occupe pas des enfants). La classe !! Mais ceux de nos jours qui veulent élever leurs enfants autant que la mère, les voilà bien embarrassés, car ils se demandent où ils peuvent puiser dans le passé des modèles qui vaillent. La maternité je vois bien, c’est même le nom d’un lieu où les femmes accouchent, mais la « paternité », elle est où dans l’annuaire ? Qui nous l’enseigne ? La faille fait retour : être un bon père c’est s’occuper des enfants comme le fait la mère. Et voici l’homme embarqué dans une aventure impossible où il doit être à la fois la loi (le fondement du social) et celui qui change les couches. Les statistiques nous montrent d’ailleurs que les hommes renaudent, râlent, s’inventent des activités débordantes (congrès des philatélistes!) à l’égal de la guerre autrefois (devenue impossible à cause deux conflits mondiaux qui nous ont dégoûté de la chose guerrière), et c’est ainsi que l’homme demeure dans la faille : soit il est autoritaire et par conséquent ridicule, soit il est maternel et prévenant et le ridicule ne manque pas de l’effleurer également (Ah, le père et ses paquets de couches poussant un caddie le vendredi soir! Et c’est la Loi ça ?? Me faites pas rigoler !).

Le père demeure à inventer.

Qu’on me présente un père, un vrai, et c’est très volontiers que je lui « serrerai la main de vive voix » !!!

Père,  j’ai élevé trois enfants et je ne sais toujours pas ce que cela veut dire. Et me voilà grand-père ! Là, je confesse que c’est une aventure formidable ! (L’autre ne l’était cependant pas moins).

Gilles Lapouge: “Dictionnaire amoureux du Brésil”: les casseuses de babaçu.

Dans son Dictionnaire amoureux du Brésil qui vient de paraître chez Plon (souple, élégant, drôle, émouvant, tragique, en bref : superbe! Quelle culture !), Gilles Lapouge évoque p.66 et suivantes, le babaçu, arbre de la famille des palmiers qui est sans doute un des plus riches en productions de tous ordres. Sa noix est d’une richesse infinie donnant aussi bien de l’huile, du vin, des shampoings, de la crème, des huiles solaires, tandis que son bois très résistant sert à faire des clôtures, que sa pulpe donne de la farine et que les feuilles nourrissent les animaux… l’auteur nous confie qu’on ne cessera jamais de découvrir de nouvelles vertus à cette plante hors norme.
Aucune technologie satisfaisante n’a cependant permis d’ouvrir les noix de manière industrielle, tant l’écorce en est dure. Ce travail est réservé aux pauvres et surtout aux femmes. L’auteur décrit  l’opération ainsi :
« La casseuse de babaçu est une ouvrière néolithique. Elle se saisit de la noix. Elle l’assujettit sur le tranchant d’une hache posée à l’envers et elle cogne de toutes ses forces par le moyen d’un gros bâton. Dans les années 1980, j’ai fait une recherche sur cet artisanat. On comptait en moyenne trente-six coups de bâton pour fracasser une noix.
Le babaçu sauve les familles pauvres. On entre souvent très jeune sur le circuit. Dans un village dont seul le nom est réjouissant, Esperantinopolis (Maranhão), j’ai connu une casseuse qui avait commencé à l’âge de neuf ans. Elle en avait soixante-six. Elle tapait sur ses noix depuis cinquante-sept ans. Et pour gagner quoi ? Pour survivre. Quand on veut décortiquer dix kilos de noix, il faut cogner pendant dix heures. »
La suite est tout aussi étonnante. Gilles Lapouge raconte le long combat des casseuses de noix contre les propriétaires terriens qui ne veulent pas voir ces femmes ramasser leurs noix (alors qu’il n’en font rien). Persécutées, elles se sont rebellées et ont créé un syndicat : le Mouvement des casseuses de noix de babaçu. Grâce à ce regroupement, elles sont parvenues à faire admettre le principe du ramassage, certaines municipalités les protègent, et le combat dure encore…