Les loups (sont entrés dans Paris)

Cette chanson a plus de cinquante ans (1967). Son souvenir encore vif vaut la peine qu’on s’y attarde. Bien sûr c’est une figuration de l’invasion de la France en 1940, traumatisme majeur ; on oublie souvent que le baby boom se produit après la guerre la plus sanglante de l’histoire et que forcément, vingt ans après, l’inconscient des petits qui n’ont pas connu la guerre est hanté par les bombardements et l’occupation ; la chanson résonne alors jusqu’au tréfonds de ces enfants hallucinés par les récits tragiques de leurs parents, d’où le succès inaltérable et ambigu de ce tube enflammé. C’est l’effroi rétrospectif qui effectue son remuement radical.

L’auteur de la chanson, Albert Vidalie, est né en 1913 et la Germanie est directement évoquée. Cela dit, la géographie suggérée- les loups entrent par le sud de Paris – semble discutable. Mais Issy et Ivry sont faciles à retenir ; ces jumeaux restent en mémoire, ils affirment l’ « ici » de la figuration allégorique. C’est que dans une chanson tout est son.  On entend de même les loups hurler rien qu’à l’évocation de leur nom et Serge Reggiani en joue parfaitement. Il en va ainsi de l’Est qui envahit (« Krivoï », Croatie, Germanie) c’est l’hiver, le froid, la neige et on peut ressasser à loisir les envahissements successifs de notre pays : les Russes en 1815, les prussiens en 1870, puis la grande guerre, le nord de la France occupé par les Prussiens, puis l’occupation de 1940 ; toutes ces dates jouent leur jeu mémoriel.  Plus généralement, dans notre histoire française, l’invasion fait référence à l’arrivée des barbares par l’est et le nord, souvenirs qui s’égarent dans la suite des siècles passés (goths, vikings, nordmen).

La fable se termine par « l’amour et la fraternité » ; les loups : « ce mal qui répand la terreur », a-t-on envie de dire avec La Fontaine, ces loups de 1967 donc, ne sont rien d’autre qu’une plaie envoyée par une force supérieure pour punir les parisiens de leur individualisme égoïste(« Leur mère, leurs frangins, leur nana/ Pour eux c’était qu’du cinéma ») et pour faire pièce à la construction rapide d’immeubles grotesques (« Le béton bouffait l’paysage »). On entend la dépression de l’époque. Comme Vidalie est un proche d’Antoine Blondin (« Monsieur Jadis » évoque Albert Vidalie), on peut penser que l’auteur songeait à une mythologie anticommuniste (les Loups viennent de l’est et du froid). Mais les loups, finalement, sont facteurs de solidarité, leur invasion est bénéfique.

Elvire est une belle invention : elle est la rime à sourire ou à rire, donc le contraire des loups. Les loups terrifient et Elvire appelle la joie de vivre. C’est ça une chanson, ce sont des sons d’abord. De même Krivoï est une évocation par le son de toute la Russie (communiste bien sûr), le « mâle de Krivoï » étant presque une caricature du léniniste avec ses femmes, ses centaines d’enfants etc… folie du texte à images à partir de syllabes chantées (clichés aussi, mais parfaitement nécessaires dans le cadre d’une chanson). Vidalie mobilise sa culture et utilise toutes les ficelles pour faire marcher sa fiction glacée, poignante et (il faut bien le dire) follement paranoïaque.

Je me souviens qu’en 1967 on a senti une rupture de civilisation avec ruée sur les marchandises, multiplication des supermarchés, inondation de la publicité, poussée d’une jeunesse éberluée ;  Vidalie prétend  a posteriori qu’il avait « prévu » 68 dans cette chanson … c’est un propos d’homme de droite épouvanté par la révolte des jeunes. Gageons que ces jeunes loups ont provoqué en lui un effroi semblable à celui des loups de sa chanson écrite l’année précédente …

La musique enflamme tout par son rythme de marche irrésistible faisant de l’ensemble un petit chef d’œuvre qui racle dans la neige ; on imagine difficilement un autre chanteur que le dépressif Reggiani, formidable représentant du prophète de malheur de l’Ancien Testament avec sa voix au vibrato très appuyé, voile de crêpe pour temps de deuil.

Les loups sont le mythe récurrent de notre occident qui n’est devenu un territoire vivable qu’à partir du moment où les loups ont été chassés de nos villages. De très nombreux lieux évoquent dans leurs noms le souvenir des loups qui en effet durent terrifier les habitants de nos contrées. On peut imaginer que cette chanson si particulière doit également son succès à ce souvenir qui hante encore nos nuits (le Chaperon rouge) ; tout bien considéré, les enfants ne cesseront jamais de jouer au loup pour se faire peur.

Une chanson cela se chante puis s’envole dans l’oubli. La mode y fait son travail de deuil. Mais cette chanson-là, elle, demeure inoubliable, preuve que ces loups, s’ils ne sont pas vraiment entrés dans Paris, sont à jamais entrés dans notre mémoire.

Cette chanson, en 2018, redevient d’une actualité étonnante, mais ceci est une autre histoire.