Monologue d’une femme face à son miroir

Ce monologue est très demandé par des actrices. Je le propose en accès libre, sans droits. Je demande simplement que mon nom soit cité lors des représentations. Merci.

Cette scène est extraite de la pièce sur les violences conjugales qui figure dans ce blog (“Des Illusions, Desillusions”).Il m’a semblé intéressant de le proposer ici pour montrer que les violences faites aux femmes ne sont pas seulement le fait des hommes, mais aussi du temps qui passe, la pire des injures faites aux femmes (les hommes semblent moins exposés à cette fatalité, le vieillissement n’étant pas aussi grave pour eux que pour elles).

 

(L’actrice est debout, . On peut utiliser deux actrices qui se relaient. On peut également envisager toutes sortes de dispositifs scéniques qui restituent le caractère de monologue intérieur du personnage. )

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà. Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

Le pas de Hölderlin ( 3 / 3 )

Je ne suis pas certain que ces aimables bavards aient dit l’essentiel. « Le sacré soit ma parole », dit le poète. Je pense qu’il s’agit de « l’espace pur entre les dieux et les hommes » dont nos amis se sont avidement entretenus, mais qui aujourd’hui semble s’être dissous dans l’air, dans les commentaires, dans les affaires publiques et privées qui tendent à se confondre. Trop de mots, vanité, presque rien.

Un seul regard sur un saule me convainc du contraire, le vent bouscule ses feuilles en découvrant des gris dans ce qui fut vert, la belle aventure des cheveux de l’arbre, proie de mes yeux que je n’oublierai jamais. Ma mémoire me dicte des beautés que la main serrée de l’ami vient renforcer. Tu as raison, dit-il, regarde les pupilles vivantes qui te fixent, et cette paume tout à l’heure vide que nous échangeons maintenant a valeur de poème, puisqu’il se peut que nos mains soient sincères. Elles le sont. Des valeurs s’éveillent sous le derme, nos bonjours ne sont pas vains, les paroles même banales, oui surtout les paroles banales, disent le temps qu’il fait, autre manière de conter celui qui prestement passe, le beau temps des vies qui vont.

La distance, le tact, la politesse peut-être, creuse un vide superbe où se déploie l’antique saveur du sacré. L’imagination de nos amis un peu bavards est à cueillir au caniveau, entre deux rues sillonnées de véhicules neutres. À chaque fois que ma mâchoire consent à s’ouvrir, si je le veux, si je franchis l’enfer confortable du moi, à chaque fois l’aube se remet à promettre, car je prends des risques bien sûr, il le faut, si je veux que le sacré soit ma parole ; il faut parler, non pas que tout ce que je dis ait une valeur universelle, mais l’ami capte au fond de ma voix une faveur d’être, une ferveur à la hauteur des verres qui se heurtent à l’instant où nous échangeons nos souhaits de bonheur. J’essaie en trinquant de faire en sorte que nos doigts ne se touchent pas. Le tact est sacré.

Nous avons la bonne distance, à défaut de la mesure qui sépare le ciel de la terre, les dieux des hommes, nous, sur le plat de la table où le pain nous sépare, derrière les baies fripées par la vapeur d’hiver, nous avons des mots humains, paroles profondes et nous disons le sacré devenu horizontal.

J’en viens aux boulevards, à toutes ces asphaltes bleues qui veinent nos avenues, notre présence qui racle à fleur de terre. Il n’est pas vrai que nous deviendrons marchandises. Tant de pas disent le contraire, et nous aussi, jusqu’au cliquetis unique de nos verres à pied.

Au-delà de l’ironie princière, nos paupières s’humectent à la moindre paume, à la plus petite parole prononcée au bon moment et c’est aux tympans que nous avons nos plus grandes joies. Le silence qui nous prenait dans le couloir de fin d’automne, quand il fallait allumer tout le jour pour exister, le silence tout soudain devient l’évidence gaillarde de vivre. La vacuité des chambres s’orne d’un souffle, le mien, je ne pense plus qu’à l’espérance de février, quand résonnent les appels des chats. Alors, vivement, une voix s’élève pour chanter en pleine nuit, je le sais, jusqu’à l’aube patiente, le souvenir des mots vécus.

Le pas de Hölderlin ( 2 / 3 )

–  La mesure, on peut dire avec lui que c’est « maintenir l’espace pur entre les hommes et les dieux », non ?

–  Si vous voulez. Mais n’oubliez pas qu’il se détourne des dieux. C’est le vrai but du voyage.

– C’est curieux cette main qui s’interpose entre sa paume et le ciel…

– Notez que c’est celle d’un paysan.

– J’ai remarqué, en effet… je sais lire.

– Loin de moi l’idée de disputer avec vous, ne le prenez pas mal… mais nous n’en sommes plus là.

– Vous voulez dire que nous ne sommes pas au niveau de la controverse, de l’interprétation.

– Oui, c’est exactement ça.

– Où sommes-nous, alors ?

– Je ne sais pas. Il ne le sait pas lui-même. C’est un hors lieu que nous cherchons avec lui.

– Une montagne ? Une aube ? Un horizon ?

– C’est évidemment tout cela à la fois.

– Je reviens à la main du paysan qu’Hölderlin serre dans sa paume levée. Ça me semble assuré.

– Oui, c’est un début. Soyons concrets.

– Vous m’ôtez le mot de la bouche : concret. C’est un poète très concret. Le seul peut-être qui le soit autant.

– Par le détour du rêve, quand même, du langage, de l’écriture.

– Permettez-moi d’ajouter : du silence, du souvenir.

– Restons-en au rêve si vous le voulez bien.

– Non, je n’aime pas trop ce mot, car alors on confond avec le rêve qu’il fait dans son sommeil, pour prendre ce seul exemple.

– Je reconnais que ce n’est pas simple. Que proposez-vous ?

– L’imagination.

– Essayons. Tous les mots se valent à ce niveau.

– D’autant que le concret vient s’y nicher…

– Oui, l’imagination est le seul hors lieu possible et c’est pour cela que le concret est nécessaire. L’intérieur du crâne doit cogner contre les choses pour produire du langage qui vaille.

– Pour faire pendant à la folie.

– Sans doute. Je veux dire : sans aucun doute. L’imagination ce serait cet endroit, disons…

– À partir duquel se déploient nos goûts et nos couleurs, je veux dire nos amours et les meurtres…

– Oui, mais c’est aussi l’endroit que j’occupe quand j’écris, non, pardon, c’est le lieu que je contrôle en écrivant.

– Mais les dieux alors ?

– Oh, les dieux sont un mot emprunté, une réalité d’antan sans doute, têtue, première, mais nous savons ce qu’il en est…

– Ou plutôt ce qu’il n’en est pas.

– Votre sourire est un signe. Nous ne regrettons rien, n’est-ce pas ?

– Non, rien du tout. Mais sort-on jamais de l’enfance ?

– Certainement. L’ouvert absolu auquel Hölderlin est confronté au cours du voyage est un vrai pas d’homme. D’ailleurs, le soleil revient, il ose dire « je ».

– Il dit plus tard qu’il a été « frappé par les traits d’Apollon. »

– C’était trop. À son époque, c’était un pas monstrueux. L’imagination ne pouvait contenir toute la terre. Tant qu’il y avait le ciel habité par les dieux, je ne sais pas, c’était plus facile.

– Il y avait un espace pour projeter ce qu’aujourd’hui nous ne pouvons préserver.

– De nos jours, le sacré s’appelle culture, ce n’est pas plus mal. C’est plutôt tranquille, c’est joli, mais délié, enfin, c’est un peu poussiéreux. Mais je préfère cela à ces rêves riches d’une divine tricherie. Nous ne regrettons rien avons-nous dit ; ajoutons que c’est notre présent. Jouons-le donc !

– Il me semble pourtant qu’entre temps nous l’avons rejoint. Sa folie est la nôtre.

– Oui, je ne le nie pas, l’éclatement de son cerveau est notre risque.

– Nos anciens l’ont payé très cher : La Marne, Verdun, Auschwitz.

– Lieux effroyables qui visaient tous à remplir le non lieu, le hors lieu déserté des dieux.

– Le sens perdu?

– Si vous voulez, mais avec « sens » on s’éloigne un peu. Je préfèrerais à tout prendre en rester aux dieux, c’est plus naïf, plus vrai, on entend « papa ».

– La haute stature du père qui manqua tant à Hölderlin.

– Et qui nous fait défaut, et qui nous aide… souvenez-vous !

– Ah, oui : « Jusqu’à ce que le défaut de dieu nous vienne en aide. »

– Ce vers a été écrit après le voyage de Bordeaux.

– Oui, il suffit de le lire.

– De l’apprendre par cœur.

– Mémoire, colonne vertébrale, celle que les hérésies de notre temps (musique, télé) détruisent.

– Bof, il en fut toujours ainsi, du catéchisme au CD, du chantre de dieu au chanteur de charme, amour, dieu, midinette, marie…

– C’est bête.

– Ah, non, nous avions dit que nous étions hors controverse.

– C’est vrai, mais la folie me guette… je me défends.

– Mais pensez au défaut de dieu qui nous aide ! C’est évident !

– Comment, évident ?

– Au fait, vous vous plaignez de quoi ? Vous avez froid ? Faim ? Ne sommes-nous pas gras et riches en paix ? Vous voudriez être immortel ? Enfin, vous avez envie de croire que vous serez un ange un jour ? Vous n’en avez pas assez de ces rêveries ?

– Non, mais je n’ai pas de mesure, c’est tout, pas de mesure.

– À vous de l’inventer !

– Ce serait cela, l’aide issue du défaut de dieu ?

– Évidemment. C’est notre luxe. C’est un beau combat.

– Comment contrôler la mesure que j’inventerai ?

– Rester concret, ouvert.

– Écrire ?

– Écrire, oui, pourquoi pas… Mais je dirais plus volontiers, qu’il convient de donner sa chance au langage, au chant. Faire chanter les mots. Il en sortira bien quelque chose…

Le pas de Hölderlin ( 1 / 3 )

C’est une aube très pincée, rasante, acier issu de nuit qui dessine d’un coup de ses contours nets les ombres des collines encore un peu poudrées de neige.

Friedrich a passé Strasbourg, Lyon et la tempête effroyable d’Auvergne, volcans de glace, cratères de froid, lave de gel : terreur, pistolet, loups, bandits… c’était janvier.

Il a tout un trajet dans sa tête fragile, et c’est son pas qu’il entend au levant, d’une douceur à peine perceptible, trébuchant sur les cailloux du Limousin. Il sait où il est, il ne sait même que cela. Les noms des villes tournent seuls dans sa mémoire ; il vise Bordeaux mais à l’instant ce sont les agrafes du manteau qui lui causent du souci. À chaque pas une agrafe saute, un pan blanc de noroît s’engouffre, il le domine en resserrant le tissu de ses phalanges pour sauver sa peau, ce peu qui lui reste.

Au-dessus du pont léger où la Vézère et la Corrèze se rejoignent, il a repris sa route. Avant l’aube – il a somnolé dans une grange effondrée – il s’est éveillé les cheveux couronnés de paille, et sans davantage prendre soin de soi, sans se pencher sur l’eau, il a franchi le pont des eaux violentes, préférant s’écarter de Brive, des maisons de pierre rouge, des toits gris, de la langue inconnue dont il ne veut rien savoir. Quand a-t-il parlé pour la dernière fois ?

Cette nuit sans doute, au milieu des appels des chats, des meuglements des vaches, il a revu les amis de sa Souabe merveilleusement fraîche, humide comme il sied. Il entend sa voix d’il y a plus de dix ans qui annonce triomphante que la vie est possible, qu’avec la révolution française l’amour descend enfin sur la terre. Il tient en main, en rêve, une coupe froide débordant d’un vin de Moselle, on entend des hourras, il n’est plus lui-même. Il se sent en harmonie avec les temps si nouveaux qui annoncent en France la survenue d’une Grèce présente. Pindare lui vient aux lèvres, rencontre le vin qui glisse dans sa gorge, et le visage de Diotima flotte au devant.

Au réveil le songe est mort ; il avance parmi les châtaigniers sans feuilles, mord le revers du manteau pour protéger son cou. Un jour la langue lui reviendra peut-être. Davantage que son sac un peu lesté de pain glané aux portes ouvertes un court instant, ce ‘peut-être’ lui est un viatique, il lui donne un petit allant cérémonieux, rythme circonspect, infiniment lent. Mais il n’est pas pressé. Qui l’attend ?

Jamais aucun homme ne fut seul à ce point. Il l’a voulu, bien sûr, mais les odes et les hymnes lui coulaient aussi trop aisément, il se voyait chaman, intermédiaire entre les hommes et les dieux. Il fallait partir pour ne pas trébucher sur le mentir ; un jour le recueil de poèmes aurait miroité sous ses yeux, il aurait subi la reconnaissance accablante des amis satisfaits. Il sait, il sent que d’autres temps le pressent et c’est ainsi qu’il se retrouve lent, épuisé, abandonné aux frimas d’une nature en vérité très lointaine parce qu’effroyablement proche, glaçante. La pluie s’y met, il relève sa capuche mais la rejette aussitôt à cause du clapotis sourd sur les branches endormies. Il faut percevoir ce chant, entendre aussi par avance la mer qui s’ébroue dans les cimes chahutées, le noroît encore, décidément ce vent lui va. Les gouttes en grappes d’effondrent par brassées sur ses cheveux cette fois défaits des brins de paille et qui se serrent follement le long du crâne.

La lumière si pure de l’aube a volé en éclats, diluée dans les nuages, il espère une accalmie, il perd pied, désespère, repart. Il voudrait le silence pour percevoir plus finement encore ce que l’aurore lui offrit avant le déluge du jour, il ne lâche pas cette mince lame tranquille qui lançait des éclairs domptés ; or voici qu’il sursaute au grincement des troncs, qu’il frissonne au moindre souffle et qu’il pleure sur chaque pas heurté. La faute en est au rêve qui l’a pris, l’a repris bien plutôt, toujours le même, la coupe, les cris de joie, les amis, l’esquisse d’un sourire trop vite éteint, Diotima. Il se dit qu’en marchant, en épuisant son corps, l’écriture, la mesure qu’il cherche dans ce Limousin désert, va pouvoir revenir, à la hauteur du monde éclaté dans lequel il a consenti à s’enfoncer.

Le silence n’est pas l’absence de sons, il rêve au contraire d’un rythme régulier, bien terrestre, lieu donc, où il pourra étreindre la terre et reprendre la mélodie brisée qui lui avait fait quitter le pays. Peut-être – toujours ce peut-être – faut-il mordre au désastre pour casser tout à fait l’écriture belle, le poème trop bien chantourné qui le maintint longtemps dans une lumière vraie, mais fragile, revers du grand silence brouillé qui l’assaille à l’instant sous la pluie de février ?

Il s’accroche aux noms, aux lieux… Les rares fois où il a parlé ces derniers jours, c’était pour demander sans fixer le passant du moment : où suis-je ? Il écoutait la réponse en tendant sa mémoire vers la voix qui proposait un flot très humain de langage inconnu. C’était un chant si étrange qu’il avait l’impression d’errer sur les vastes sommets d’une Inde enneigée. Les volcans lui rappelaient l’évidence du feu français et la glace le brûlait longtemps après que le passant eût disparu. Regret de ne pas savoir, de ne pas pouvoir.

Il trébuche vraiment cette fois, il a glissé au moment où il lui semblait que l’aube pouvait être reprise dans une mesure bien à lui. Il chute, roule sur la pente, ne crie pas, cherche à saisir un genêt dépouillé, tandis qu’à l’intérieur une cadence se forme dans sa mémoire enfin. Un grès lui bloque le corps brutalement à mi-pente, il ferme les yeux et sans éprouver aucune douleur, il entend monter l’immense souvenir de tout.

Au sortir de l’évanouissement, il est ailleurs. On dirait un autre lieu. Le soleil fait monter des vapeurs sur les pentes, ça piaille, le sol sur lequel il s’est arrêté semble trembler sur toute sa surface, c’est doux, série de minuscules remuements dorés qui lui caressent la peau. Le voile humide a filé dans l’éther, il aperçoit dans le bleu adorable un toit gris qui blanchit à chaque seconde. Il prend une résolution, aller là-bas, parler, demander, il y aura bien une charrette, on ne peut pas toujours vouloir être le Christ, je trouverai bien un rythme, même si sur terre il n’est aucune mesure, je sens que ma mémoire s’emplit des moulins qui tournent sur les hauteurs, là où les chênes et les trembles s’épousent. Il est dommage que Diotima ne soit pas avec moi, sur l’herbe du chemin qui mène vers l’Isle, puis la Dordogne et porte ainsi son salut vers la belle Garonne, je suis des yeux la douce démarche de soie de cette femme brune qui est rentrée dans la ferme après m’avoir aperçu et me montre maintenant du doigt à un homme aux cheveux de jais qui tient à la main un gobelet de terre cuite. La lumière les fixe dans mon souvenir plus sûrement qu’une gravure, les moulins les saluent dans leurs dos, ils sont déjà installés dans les mots qui me viendront après mon retour, naturellement, comme on respire, ils sont debout à jamais, c’est un peu moi, je crois.

À deux pas, l’homme grec – c’est ainsi que je le vois – me tend le vin en partie consommé, j’entends son bonjour, je goûte le vin tandis que son autre main me tend une tranche de pain chaud. J’accepte tout, des merci me viennent, des bonjour à foison, mon larynx consent à s’ouvrir, je ne reconnais pas ma voix, l’homme me fait asseoir au seuil sur un banc de granit, la femme s’éloigne, il examine ma plaie au front, me palpe le dos, sourit, le pas doux de la femme revient et elle me verse un liquide sur la blessure du visage. Je grimace, ils rient. L’air en est saturé. Je me lève sans essuyer mes joues et je leur serre les mains, souriant, mes paumes tournées vers le ciel. 

Monologue d’un vieil homme: Solange et les oiseaux

 

(Un vieil homme s’avance en vêtements usagés. Il émiette du pain et jette les morceaux devant lui.)

venez, venez, les oiseaux, vous me reconnaissez, n’est-ce pas, vous voyez j’ai les mains pleines, n’ayez pas peur, je suis seul sur cette place déserte… ah tiens, une voiture ! mais non, n’ayez pas peur mes petits pigeons, moineaux et surtout vous mésanges charbonnières au masque noir, vous si parfaites, ne craignez rien, ce n’est qu’une portière qui claque, non, non, revenez, revenez…

ah, Solange, si tu savais, ce pain, ce pain que nous avons partagé ensemble tant et tant d’années, cela se compte en décennies, non ? – eh, vous ! les pigeons ! laissez’ en aux mésanges et arrêtez de donner des coups de bec ! – en décennies donc, où nous avons rompu le pain ensemble sur la toile cirée rouge ornée de roses noires, tu sais, elle est en loques maintenant, coupée de partout par le couteau denté qui gisait entre nous deux, Solange, entre nous deux…

oiseaux, je vous prie, allez lui dire lorsque vous repartirez là-haut, sous le soleil ou la pluie, combien elle me manque, folie, fuite fatale aux fins fonds de son exil humain, trop humain, quel accident, ma mie a été trop creusée et où est ton visage, ton front, ta tête où je multipliais les baisers contre tes cheveux, autant de baisers que de cheveux, non peut-être pas, je t’ai si peu embrassée, je n’ai pas eu le temps, pas eu le temps…

allons oiseaux, allons, cessez de piailler, tout de même vous ne manquez de rien vous, alors que moi je manque de tout, enfin d’elle surtout, vos ailes virevoltent brunes, bleues et noires, dites, où irez-vous lorsque tout à l’heure je vous aurai donné ce pain sollicité à la boulangerie auprès de l’homme en blanc qui se lève si tôt…

oui, oh, c’est vrai, je ne dors plus depuis que tu es partie, Solange, rejoindre seule les anges dont les oiseaux que je nourris sont les émissaires joyeux, vifs et querelleurs…

les querelles, parlons-en, Solange, en avons-nous eues, sans doute, mais ma mémoire en a perdu le souvenir, je me rappelle seulement que par peur de te perdre, je mordais la baguette à l’endroit précis où tu avais posé tes mains pour en arracher un quignon, la croûte me restait entre les dents, longue présence de mes lèvres sur ta paume, la joie, la joie… c’était autrefois…c’était quand…

oiseaux, je m’en vais, arrêtez de mendier, vous voyez bien que la place se remplit à cette heure de midi, je n’ai plus rien à faire ici, puisque Solange n’est pas là et qu’il y a du monde, Solange, je te cherche par la ville, vous voyez, mésanges, je repars sur mon vélo vers d’autres endroits isolés où d’autres oiseaux m’attendent, je reviendrai, oui, oui, je reviendrai les mains chargées de pain, allez, allez, fuyez maintenant, fuyez, attention aux chats, et n’oubliez pas le message pour Solange… parlez lui de François, c’est moi, c’est moi, de François et Solange… François… Solange… vous vous souviendrez , vous vous souviendrez?

La jeune fille au portable (monologue théâtre)

 

 

…alors il me fait comme ça… il me fait que je suis vachement mignonne… t’imagines ? Ouais ça va te marre pas ! Moi, j’ui dis genre, fichez-moi la paix ! Eh, j’me laisse pas faire, tu sais, le mec, bien la quarantaine quoi… si, si, j’te jure… alors j’ui fais comme ça, genre bien en face : « C’est presque insultant de se faire draguer par un vieux ! » que j’ui dis, si, si, j’ui dis ça comme ça…t’aurais vu l’effet : une vraie douche froide… Genre silence, oui, oui. Le mec complètement scié dis donc !… Tout bête qu’il était là !…Oui, ça va, te marre pas, oui, ça me fait marrer aussi, mais attends, j’ai pas fini… Ben oui, qu’est-ce que tu veux c’était interminable j’te dis, le bus arrivait pas, je sais pas, il venait pas le bus, on était là tous les deux… non ! … Hein ? Quoi ? La grève ? Non, non, je sais pas… oui peut-être, oui, ces cons-là toujours en grève, je sais bien…enfin bref… Lui, après le silence, il se redégonfle pas, il se la joue genre, il me fait comme ça avec un air par en-dessous : « Je vous drague pas… j’ai bien le droit de vous trouver mignonne et de vous le dire ! » Une voix grave, comment dire ? Une belle voix grave quoi…Moi, je savais plus quoi…non, mais je t’assure Jessica… je te jure… comment ? Si je lui en ai retourné une ? Ah ben non…non, non !… Ah toi, tu l’aurais fait, m’étonne pas de toi, Jessica…Oui, ben râle pas, tout le monde est pas comme toi ! Et puis tu sais y’avait un vent de ouf, je devais tenir ma jupe… ah oui, t’as raison, ça c’est vrai, quelle idée aussi…ben oui, j’avais le jean qui séchait dans la cuisine, alors j’avais mis une jupe… ben oui, je sais… ah oui, la jupe c’est pas drôle, te marre pas… Oui, donc, oui, tu l’as déjà dit, tu lui en aurais retourné une, ben oui, je sais… ah non, moi je suis pas comme toi, j’te dis… non, moi, tu sais bien, quelqu’un qui me trouve, quelqu’un qui me trouve euh…oui, comme tu dis… oui, c’est vrai je suis comme ça… ben non, pas comme toi… non, non…tu sais, je sais pas, non là, non, non, j’ai… oui, oui, je sais bien tu me connais bien… oui, j’ai craqué dis donc… non, non, pas du tout, tu rigoles… non euh j’ai pas pu…  non, j’ai pas pu résister… comment ? Si je lui en ai retourné une ?… (Elle hurle) Non, mais tu m’écoutes pas ou quoi ? T’entends pas c’que j’te dis ? Mais écoute-moi bon sang… mais puisque je te dis… mais non, pas du tout… Oui, ben ça va Jessica hurle pas comme ça, je sais bien que toi tu lui en aurais retourné une, je sais bien… mais moi, non. Non, non, pas du tout j’te dis…euh… oui, enfin, ben oui… C’était quand ? … attends, je compte… euh c’était quand, attends…Ben, ben, ben y’a trois jours…Oui, trois jours et… euh… trois nuits… oui, trois nuits, trois nuits oui… ben oui, si j’te le dis ! Je suis restée, oui, scotchée… non, quarante ans pas plus, tout mignon… je m’en fous, je m’en fous, je m’en fous… hurle pas… hurle pas j’te dis… chuis prise !… ben oui, je l’aime, oui, oui, mignon les yeux bleus et tout… ben oui, ben oui, ben… (Silence) Merde elle a raccroché !

Des Illusions, Désillusions

Cette pièce évoque les violences conjugales ; elle a été jouée pour la première à Laon le 23 novembre 2007. Elle a connu à ce jour 18 représentations et une dizaine est encore prévue dans la région du Nord et de la Picardie.

C’est une suite d’éclats de voix, comme on le dit du verre brisé. C’est une mosaïque où les actrices interviennent en évoquant leur difficulté à dissimuler les brutalités qui leur sont faites ou qui leur ont été faites.

Parfois elles l’évoquent dès le début, essayant de se construire un rempart contre ce qui est ou ce qui fut. Des Illusions Désillusions est alors un constat qui suit plusieurs années de violences, souvent durant de longues décennies. Elles nous expliquent comment et pourquoi elles ont eu la force de subir de pareils désastres intimes. À aucun moment le spectateur n’assiste à la scène classique de dispute qui dégénère : le spectateur doit réfléchir en même temps que les actrices et il n’est pas question de l’aspirer dans la tempête d’un voyeurisme satisfait ; il doit comprendre comment de pareils drames ont pu exploser et se développer pendant des années.

Ce spectacle n’est pas une série de réponses toutes faites ; chacune des six femmes a son passé, ses difficultés, mais à l’intérieur des scènes les enfants reviennent comme un fil rouge, sorte de fil d’Ariane auquel les malheureuses se raccrochent ; ils sont l’espérance, et trônent contre leur gré au centre du piège conjugal qui explose.

La pièce n’est pas le produit de l’imagination de son auteur, mais la mise en forme fictive d’expériences réelles, vécues par ces femmes qui furent autrefois actrices de ces violences et s’en font aujourd’hui l’écho distancié.

Davantage encore qu’une dénonciation, cette mosaïque tente de donner la parole à celles qui pour leur malheur se sont tues si longtemps. Le drame est replacé dans la perspective d’une vie entière où creux et bosses peuvent être avoués dans l’espérance d’être surmontés.

La pièce nécessite la participation de sept actrices. La première a eu lieu à Laon le 23 novembre 2007 et a été jouée par des actrices amateurs, victimes pour quelques-unes, de violences conjugales. Leur témoignage fut très précieux ; qu’elles en soient remerciées ici très vivement. Commandée par le CCAS d’Hirson, la pièce a été mise en scène par Philippe Péroux. Les actrices qui ont assuré les représentations sont : Rosemonde Bricout, Viviane Broquin, Christelle Lefèvre, Monique Lerche, Christine Scellier, Monique Sommé et Stéphanie Menu. La scénographie a été assurée par Sophie Divry et les photos par Damien Carré.

Une musique originale (déposée à la SACEM) a été composée par mr.Potier (Alexandre Benoît).

Téléchargez « Des Illusions, Désillusions » au format PDF – Cette pièce est déposée à la SACD. Tous droits réservés.

F-G Maugarlone et la France

Ce livre qui vient de paraître est une petite merveille d’invention et d’érudition, où histoire, géographie, littérature et philosophie viennent ensemble soutenir une pensée originale et subtile à la fois. Rien n’est comparable à cet ouvrage où la profondeur s’anime constamment d’aperçus humoristiques heureusement choisis. Voici le bref extrait d’un chapitre qui traite de la poésie (Chapitre VIII: Sur les murs j’écris ton nom)
F-G. Maugarlone: Présentation de la France à ses enfants. Pages 109-110 (Grasset. Sept.2009)

“La poésie est une économie de la mélancolie, s’agît-il même de l’ébénisterie des parnassiens. Pas d’amour heureux, point de génie qui ne sombre en un désastre obscur ni de coup de dés qui abolisse le hasard, la rose perd son teint nacré ou s’envole dans la mer… Schopenhauer compare le bonheur esthétique à l’aumône jetée à un mendiant. La poésie est l’écluse des larmes. La poésie renaît dans la plus grande détresse, elle est l’ultime résistance, ainsi des poèmes écrits dans les camps de concentration, ces “comptines gravées sur l’éventail de la mort”, comme a dit François Vernet, disparu à Dachau. A ceux qui n’ont plus rien le langage offre son refuge. Les mots servent de planche de salut, c’est un fait, et donc pouvons-nous penser aussi à ceux qui par on ne sait quelle malédiction vivent aussi dans un enfer. On voit parfois dans nos villes un brin d’herbe poussant entre deux pavés; la poésie est la foi du brin d’herbe.
De Jésus lui-même citons cette réussite:
“Je serai avec vous jusqu’à la fin du monde”.
Le poète questionne: “Mais quand refleuriront les roses de septembre?”, en septembre, très probablement. Pour une fois, facile, la réponse. ”

Poèmes : l’ange, l’artisan et moi

L’ange est le survivant des métaphores passées de la littérature, elles sont ramassées dans cette figure omniprésente au coeur de notre culture. Il fallait un mythe fragile et flou pour dialoguer seul avec soi.
C’est un ange gardien du genre Wim Wenders/ Peter Handke (Les Ailes du désir: der Himmel über Berlin). Ils rêvent de redevenir humains. Ils collent à l’humain alors qu’ils sont parfaits et rêvent évidemment de notre imperfection. Je devrais en parler au singulier, car c’est presque toujours l’ange. Ce personnage contradictoire porte les espérances du beau: le plaisir, le merveilleux, l’étonnant tout ce qui rend la vie vivable; c’est une protection contre les faiblesses de notre nature. Il parle et sourit constamment. Son langage est parfois ironique, je n’ai pas assez souvent utilisé cette particularité. Cette direction ne demande qu’à être suivie.

L’ange délivre la joie; c’est le sourire. L’appétit de vivre. L’envie de vivre. La libido, l’énergie. Mais dans le même temps l’ange est fugitif, fragile. Car la force est sujette à des revirements, affaiblissements, pertes de contrôle. L’ange s’inscrit également dans le projet général d’un PASSAGE. Il va et il vient; il est malicieux et inattendu; il se cache et ne cesse d’apparaître et disparaître, il est notre temps, le temps que nous vivons, mais également considéré du point de vue de la technique, il est évanescent, fictif, hésitant, même s’il est porteur de l’énergie vitale. J’aime beaucoup le mentionner avec ses ailes, car ce sont des organes démodés, terriblement datés même, et je veux que l’on entende concrètement ses battements d’ailes; ironie bien sûr.

L’ange est blanc comme une toile, il est silencieux souvent, attentif au moindres modulations de celui qui écrit et dont je ne peux dire qu’il s’agit complètement de moi. L’artisan- on pourrait dire: l’Autre – est lui aussi une figure; bien sûr je lui prête mes peurs et mes joies (comment faire autrement ?) mais il n’en demeure pas moins en dehors de moi. Même quand l’ange n’apparaît pas, l’artisan parle d’un point de vue légèrement décalé par rapport à moi-même. Celui qui dit “je”, ou qui s’adresse à un autre fictif en lui disant “tu sais”, ce sont là des figures qui me permettent de composer ces oeuvrettes en tenant à distance les propos tenus. Car je suis à l’intérieur de l’écriture elle-même. Je ne peux pas à la fois me montrer totalement comme dans une autobiographie (cela existe-t-il vraiment? Je demande à voir!) et composer des vers qui se veulent mélodieux et rythmés (pour qualifier l’objectif que je me suis fixé, ce n’est pas tout à fait ça, mais c’est une approche; disons rapidement que la mélodie n’est pas classique forcément, et que le rythme est lié aux propos tenus).

L’artisan n’est pas un autre moi-même. MOI est par contre tout entier dans l’ange et l’artisan additionnés. Ce sont les deux qui écrivent à la fois. Cette conjonction est une tierce personne qui existe réellement, moi-même. S’il fallait établir une hiérarchie, puisque le mot ange m’y conduit (!), je dirais que MOI est évidemment premier, puis viennent l’artisan et enfin l’ange qui est le plus loin de moi, ce qui ne veut pas dire que parfois l’ange ne suggère pas des choses à l’artisan pour qu’il aille au bout de son travail (inspiration? On peut en sourire). L’artisan de son côté est une mise en vers du MOI au travail; je le nomme l’artisan car les textes sont des mises en scène de l’écriture elle-même… oh, pas tous évidemment, il y en a qui échappent à ce côté écriture dans l’écriture (au fait, sont-ce les meilleurs? Je n’en sais rien), mais la plupart du temps le début suggère un commencement d’écriture et la fin une interruption conclusive.

Ces considérations sont personnelles. Peut-être y’a-t-il cependant un certain intérêt à les lire. Je soulève la question mais je ne tiens pas à m’y attarder plus avant.

Me tiennent en haleine pour continuer d’écrire sur le même ton, la fragilité extrême du projet. C’est elle qui est la pierre angulaire de ces textes. J’admets qu’il est étrange de prendre pour socle un concept qui désigne l’absence de forces, le friable, le léger, l’évanescent. C’est pourtant cette idée simple, empruntée à la fois à ma psyché et à mon époque, qui dirige l’ensemble. On pourra penser que c’est une tricherie; un mensonge que je me fais à moi-même, puisqu’on estime communément que pour écrire il faut être fort. Il n’en est rien. Je songe constamment qu’il faut s’absenter de soi pour écrire. Je pense toujours: veille à n’être rien et les mots viendront à toi. C’est ainsi que souvent je m’installe avec trois ou quatre mots, puis les sons et les rythmes s’imposent à moi en un dialogue constant où je dirige de loin ce que l’artisan inscrit. Ce n’est pas difficile, il y faut seulement le silence et l’ouverture maximum. L’ange, dans ce cadre fragile, vient faire des siennes pour apporter la joie et le sourire, car les poèmes penchent trop souvent par tradition vers la plainte et je contre ce mouvement fatal par la présence d’un personnage à la hauteur de notre joie de vivre.

Je renvoie pour un élargissement de cette thématique à deux autres articles déjà parus dans la catégorie: “poétique”.
“Dans l’atelier de l’artisan” du 25 juillet 2009 et
“Qui est l’ange?” du 31 juillet 2009.