N’écoutez pas !

Je reconnais volontiers qu’il est curieux d’aimer la solitude et le silence. Tout nous pousse au contraire : la rue, les bavardages et vacations qui tout compte fait nous répètent les considérations oiseuses entendues au présent ici ou là à la radio ou à la télé. Je pense aussi  à ces musiques rythmées absurdement toujours de la même manière (systole diastole) et qui envahissent l’intérieur des crânes de nos contemporains qui, seuls, dans le bus ou dans le train, s’exaspèrent à reprendre mille fois des enfantillages qui demain auront vécu moins que les roses. J’entends de loin le grincement rythmé, le grésillement syncopé de ces petites musiques qui ne mangent pas de pain, je m’étonne que l’on s’abandonne ainsi en ces instants qui peuvent durer une vie entière à une massive conception de l’obéissance (ouïr et obéir sont un même verbe) alors que ces personnes interrogées séparément diraient à peu près : « J’écoute ce que je veux ! » Ils n’imaginent même pas vivre sans écouter constamment ces mièvreries formatées. Je souligne à gros traits ce qui m’apparaît comme une étrangeté, mais grand bien leur fasse s’ils y trouvent leur bonheur. De même que je serais bien mal venu de dire à celui qui va prier que dieu n’existe pas. De même qu’il ne viendrait à l’idée de personne de reprocher à toutes ces jambes ( !) de porter le même type de pantalon bleuâtre ou gris ; ils nous le feraient également à la liberté : « Je porte ce que je veux ! »
Je reviens au silence ; il est condition de mon bien-être, sans lui je ne saurais écrire un mot. Page blanche de mon temps, il sort de lui quantité de mots auxquels je n’aurais pas songé si je ne m’étais mis en état de réceptivité ouverte. La difficulté est qu’une telle écoute du blanc fragilise; on se donne à l’ouvert sans savoir ce qui viendra. Le résultat est provisoirement réconfortant : c’était ce que j’avais à l’esprit sauf que je n’avais justement rien à l’esprit. C’est même ce silence, cette absence qui ont fait monter ce que je lis plus tard avec stupéfaction et rétrospectivement je me dis que cela ressemble en effet à mes petites lucidités furtives qui rôdent au bord de ma conscience. Il reste que l’art de se fragiliser est en contradiction totale avec notre temps qui veut que nous soyons toujours en forme énergiques et dynamiques : pourquoi ces mots me font-ils sourire ? Quel jugement négatif se cache là derrière ?
Rien, aucun, n’écoutez pas.

Autour de la Marquise d’O (2)

J’ai évoqué un texte de Montaigne à propos de la Marquise d’O de Kleist et je constate après coup que l’excellente édition de poche (GF) du même texte de Kleist le cite également. Antonia Fonyi signale d’autres récits du même ordre qui parurent du vivant de Kleist. Je ne regrette cependant pas mon article car mes brèves remarques portaient sur la parenté de style des deux auteurs.
Il reste que l’on est en droit de s’interroger sur le fond. Une jeune veuve tombe enceinte sans savoir qui est le géniteur de l’enfant attendu. Une violence (un viol) a été perpétrée contre une femme, la pire offense qui soit. Le désir brutal de l’homme – aussi civilisé soit-il – est le vrai sujet ; toute la civilisation ramassée dans des concepts aussi évidents que la civilité, le respect et l’amour mutuel, tout le temps lent et subtil de l’approche tendre qui se termine au lit, mais constitue l’essentiel de nos œuvres occidentales, en bref, la séduction, est gommée par la bête qui dort en l’homme et s’éveille au désir sans précaution aucune. Le langage (outil du récit) est oublié, nié, comme lorsqu’on renonce à la diplomatie pour déclarer la guerre. On ira jusqu’à suggérer que le viol est plus insupportable même que l’agression armée, la jeune veuve étant violée dans son intimité comme on le dit si justement. Le rapprochement est suggéré par le texte de Kleist lui-même puisque le viol a lieu après l’agression d’une forteresse dont le père de la Marquise est le commandant.
En terme de culpabilité religieuse il se passe ceci : elle est innocente, n’a pas commis « le péché de chair » et cependant elle est enceinte. Voir les choses sous cet angle nous amène à poser la question malicieuse qui couve derrière le récit : mais n’est-ce pas là justement ce qui est arrivé à Marie, mère de dieu ? Et comme pour Marie (Joseph reste avec elle) les récits de la Marquise d’O ou de la paysanne chez Montaigne, trouvent à cette tragédie une issue heureuse.
Kleist et Montaigne, chacun à leur manière, insistent pour nous affirmer que ces histoires sont vraies. Elles sont cependant l’écho caricatural d’histoires fort banales où la future mère confesse naïvement : « Je ne sais pas comment je suis tombée enceinte ».
Je voudrais pour le plaisir mentionner les constats d’ethnologues qui nous racontent que dans certaines sociétés primitives, les hommes ne font pas le rapport – c’est le cas de le dire – entre l’acte sexuel et la grossesse qui s’ensuit. On peut douter de cette ignorance : les hommes en réalité font simplement un déni de paternité, comme il existe un déni de maternité. L’homme courageux dans la guerre, est considéré souvent d’une grande lâcheté pour ce qui est de l’intimité. Tout le monde a entendu ces hommes qui refusent d’admettre qu’ils sont les pères des enfants qu’ils ont engendrés. Ils jouent même parfois sur le pater incertus (père incertain) pour se défaire du fardeau de la responsabilité !
Le récit de Kleist demeure d’une actualité troublante. Les jeunes veuves aujourd’hui se font heureusement plus rares dans nos contrées, mais l’acte sexuel mâle sans consentement et en toute inconscience du côté de la femme retrouve toute son actualité avec le GHB (je dois cette remarque à la finesse d’esprit de « le nep » et je l’en remercie)… Il est curieux par ailleurs d’observer que cette histoire crue, parfaitement extraordinaire et invraisemblable, recoupe en réalité un mythe religieux des plus fameux (Marie) et deux constats au fond terriblement banals : la libido effrénée de l’homme et l’étonnement de la femme confrontée à une grossesse non désirée.
Sauf le cas criminel du GHB, je me permets cependant d’émettre sur la pointe des pieds ( !) quelques doutes sur la prétendue inconscience de ces femmes… tant de cas montrent que ce sont sans doute des récits refaits a posteriori. Éric Rohmer lui-même, sentant bien l’ambigüité de la version que donne Kleist de ce récit lorsque la Marquise d’O s’évanouit, rajoute – ce qui ne figure pas dans la nouvelle de Kleist alors que Rohmer est par ailleurs si scrupuleux sur tout le reste – rajoute donc que la Marquise d’O choquée par l’agression des soldats contre la forteresse et la menace de viol par la soldatesque, prend un narcotique, ce qui rend le viol bien plus vraisemblable.
Il semble que Kleist en évoquant simplement un évanouissement passager que l’acte sexuel ne réveille pas, joue sur une forme d’esprit que nous considérons de nos jours comme une vision macho : il se peut que la Marquise ait fait l’amour en vrai et en rêve, mais n’ait pas voulu en convenir et qu’elle l’ait refoulé inconsciemment. On voit que Rohmer a refusé cette arrière-pensée… pudeur typique de ce cinéaste plus à l’aise dans le marivaudage que dans le romantisme extrême qui le fascinait pourtant (on peut même dire que la Marquise d’O est le contraire exact de ce que nous nommons marivaudage). Il est vrai aussi que les heureux progrès du féminisme ont rendu insupportable la vision de Kleist et que l’argument selon lequel la Marquise l’aurait voulu inconsciemment est à juste titre un scandale mille fois dénoncé.

Hiver, brumes, chaos, chemins

Ah oui, aujourd’hui, il a fait une telle buée dehors que je suis resté à bricoler dedans. Chaque goutte d’eau se serrait contre l’autre comme pour se réchauffer. Un vrai miroir de gouttes en suspension. Et puis, vers le soir sur le chemin des courses usuelles, miracle derrière les gouttes, j’ai cru apercevoir une lueur. Je me suis arrêté sur le bas côté et j’ai senti l’ouest ; c’était orangé de gris, je suis certain de ne pas m’être trompé.
J’ai songé au “temps retrouvé” dont j’avais relu pour la centième fois la veille au soir les premières pages. Et je me suis aperçu tout à coup que je n’avais pas encore parlé avec l’ange. Je ne savais pas où il était passé. “Mais là, dit-il, la lueur c’était moi”. Je souris et évoquai avec mon ange la scène où le narrateur à l’écoute de Gilberte, doit bien constater que Guermantes et Méséglise (c’est-à-dire Swann) sont un même chemin. Je confiai à l’ange que je trouvais ce passage le plus beau de la Recherche, mais je n’eus droit qu’à un sourire ironique, réellement moqueur. Je réfléchis, sans l’interroger. Et il me revint qu’en fait, contrairement à l’habitude je n’avais pas seulement lu le début du Temps Retrouvé, mais que j’avais lu auparavant les dernières pages de La Fugitive, où le narrateur se lance dans des considérations sexuelles complexes, d’où il ressort que Saint Loup est homosexuel, bien qu’il ait épousé Gilberte. “C’est ainsi, par ce mariage, me dit alors l’ange,  que les deux côtés se rejoignent bien avant que Gilberte en parle au narrateur au début du Temps retrouvé… le mariage de Saint Loup Guermantes avec Gilberte Swann est déjà l’image des deux chemins qui se retrouvent, même si précisément, Gilberte et Saint Loup ne se trouveront pas; vraie tragédie”.
Tu vois dis-je à l’ange, je n’étais pas sûr de te voir aujourd’hui tant j’étais pris par mes activités de bricolage, mais j’ai pris le bon chemin pour te voir. Celui-ci m’a mené quelque part. Et l’ange en riant me dit alors: “Pour le narrateur, ce fut un choc; c’était le même chemin, lui qui croyait aux deux côtés”. Oui, le noble et le bourgeois… pas seulement, pensai-je aussi , pas seulement les chemins, tout se confond. Ce mélange des chemins, des voies de la paix et de la guerre, des sexes, et surtout des classes sociales… “Cette confusion correspond à un brouillard dont on ne sort plus guère une fois adulte”, dit alors l’ange en forme de conclusion. Peut-être pensai-je, mais l’hiver n’arrange pas les choses, moi qui croyais que c’était la saison du limpide, du dépouillement total. L’ange entre temps s’était enfui, visiblement contrarié par ce constat banal. Dommage, j’aurais tant aimé poursuivre la conversation avec lui sur le chaos qui hante le Temps Retrouvé.

Autour de la Marquise d’O (1)

La disparition d’Eric Rohmer m’a remis en mémoire son film “La marquise d’O”, tiré de la nouvelle de Kleist et dont j’avais apprécié la fidélité rare. J’en reparlerai dans une autre occasion. Mais la mémoire étant capricieuse, après une relecture de la nouvelle, il m’est apparu comme une impression de déjà vu. Avais-je rêvé? Malgré les charmes fabuleux du texte de Kleist, où une très haute forme d’humour se  mêle à la grâce et à la tragédie, je sentais que ce récit n’avait pas entièrement surgi du cerveau bouillonnant de ce maître de la nouvelle. J’avais lu une histoire semblable et pourtant différente. Rien de mieux qu’une telle incertitude pour que l’esprit vagabonde et s’en aille rêver sur les boulevards très peuplés de la littérature mondiale. Comme on a un mot sur le bout de la langue, je savais que ce récit était là au bord de ma mémoire et qu’un seul regard de biais me permettrait de dégager de sa gangue d’oubli provisoire ce récit perdu. Je savais qu’il était court et qu’on le devait à un maître ancien. C’est seulement ce matin, en ouvrant ce blog (“Je peins le passage”) que j’ai enfin trouvé où ce récit figurait déjà bien avant Kleist. On jugera de mon sourire lorsque je découvris qu’il se trouvait dans les “Essais” de Montaigne, Livre second, chapitre II, intitulé: “De l’ivrognerie” ! Voici l’histoire:

“Et ce que m’apprit une dame que j’honore et prise singulièrement, que près de Bordeaux, vers Castres où est sa maison, une femme de village, veuve, de chaste réputation, sentant les premiers ombrages de grossesse, disait à ses voisines qu’elle penserait être enceinte si elle avait un mari. Mais, du jour à la journée croissant l’occasion de ce soupçon et enfin jusques à l’évidence, elle en vint là de faire déclarer au prône de son église que, qui serait consent de ce fait, en l’avouant, elle promettait de le lui pardonner, et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, un jour de fête, ayant bien largement pris de son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble.”

On gagera de cette découverte, non seulement que Kleist y a largement puisé, mais surtout qu’il y a entre Montaigne et Kleist une parenté de style aussi étrange qu’inattendue: même souci de la concision, même accumulation de propos rapportés, en bref une ressemblance formelle infiniment troublante… et qui avait ainsi pu largement troubler ma mémoire. Reste que la nouvelle de Kleist occupe quarante pages quand le récit de Montaigne est exécuté en dix lignes. Ce qui ne préjuge pas de la valeur de l’un ou de l’autre récit, tant le texte de Kleist comporte d’autres qualités, celui de Montaigne étant dans sa briéveté même un chef-d’oeuvre absolu. (La dame que Montaigne “honore et prise singulièrement” est la femme de Joseph Aimar, président au  parlement de Bordeaux en 1575. Cette mention qui figure au début du récit, permet à son rapporteur d’en appuyer la véracité, tant l’histoire paraît invraisemblable. On retrouvera le même souci chez Kleist.)

Cet article est le deux-centième de ce blog !

Dans l’atelier de l’artisan (2)

Il est bon de voir les couleurs et de ne pas s’abandonner bêtement au cliché: un corbeau, c’est noir! En regardant bien un corbeau on peut voir qu’il est bleu, ou azur, ou myosotis (voir la remarque d’Iris de Lange à propos du poème sur les corbeaux).
 Paul Gauguin ne faisait pas autrement: si le cheval par la lumière apparaît rose il faut le peindre en rose. Mais la poésie traditionnelle joue aussi son rôle perturbateur: le texte très connu du “Corbeau” d’Edgar Poe ramasse sciemment tous les clichés et en fait un poème que son auteur commente lui-même. Brassens estimait que ce poème commenté était pour lui très important. Il était auteur de chansons et savait bien que la mathématique est au coeur de ce genre particulier, c’est du temps compté selon un rythme régulier et il y a des techniques précises pour susciter des émotions. La mécanique de l’écriture poétique est ainsi démontée par Poe. Je crois que Brassens avait besoin de se rassurer sur sa propre pratique. Il n’en reste pas moins que le “Corbeau” d’Edgar Poe est une erreur. Ce démontage laisse croire que la poésie est concertée par la conscience et uniquement par elle (il a fait la même chose avec le récit policier et là c’est plus convaincant).
La meilleure poésie est cependant tout le contraire. Il y entre certes de la mathématique et du calcul, Pythagore guette, mais cependant l’inconscient frappe plus sûrement que la raison, non pas d’ailleurs l’inconscient au sens freudien orthodoxe, mais une sorte de rêve flottant que l’on guide par la pensée presque sans le vouloir.
Je parle de mon côté d’un artisanat: je le fais parce que je dois assimiler progressivement, presque chaque jour, une technique d’écriture que je n’ai jamais pratiquée avant l’année dernière. Et c’est justement la partie rationnelle, calculée que je dois assimiler, et non la partie rêvante: cette dernière est là sous mon crâne, il suffit d’enclencher la machine à rêver, ça roule tout seul. Non, le plus dur est de faire un texte bien agencé selon un rythme que la thématique impose. Le texte d’avant-hier est un bon exemple pour illustrer ces propos. La disposition des vers et des strophes correspond aux étapes de la journée, non comme les décrirait un diariste, mais selon l’ordre qui découle des rêveries successives dans une journée. La forme rapide est la seule possible dans un texte qui veut rendre compte de la vie intérieure dans l’espace de notre vie vécue durant un jour entier.

Hölderlin affirme en un propos mystérieux que ce qui nous est proche est ce qui nous est le plus difficile d’accès. Traduisons son propos ainsi: une presbytie nous empêche de saisir la rationalité qui est notre marque occidentale. Au contraire, le rêve fuyant et difficilement saisissable nous est plus accessible, comme ce qui est loin de notre corps est plus facile à saisir que ce qui nous touche presque le bras.

Rimbaud par F.G. Maugarlone ( 3 / 3 )

Suite et fin du passage de l’ouvrage cité précedemment (pages 136-137)

Demeure ce paysage ensorcelé, l’Ardenne, et il y a Rimbaud-Ardenne comme il y a Vivaldi-Venise. Un paysage parlant, qui souffle la légende. Les dentelures de quartzite qui dominent Château-Regnault retracent la fuite des quatre fils Aymon sur leur cheval magique. L’âpreté intime du mont Malgré tout a renouvelé l’inspiration de George Sand, Malgré Tout, en quelque sorte la devise de la vie, bien conforme au génie de George Sand. C’est la Semoy elle-même qui demande à être reconnue en ses vaux étranges, tandis que salubre est le vent. Féminité incompréhensible et irrécusable des “dames de Meuse”, Rimbaud ne peut y être insensible, lui pour qui le continent inaccessible n’est pas l’Afrique, ni l’Asie, mais le féminin. L’explorateur hors de pair a inscrit sur la carte un lieu inouï, le désert de l’amour. Il place la Femme à la distance astrale, métaphore de l’inconnu pour autant qu’il en faille une. La banalité lui est interdite. Le rêve réussit dans la mesure même où il échoue à réaliser le désir.

La place qu’il a refusée, il l’obtient dans les siècles, pour ne pas dire dans les cieux. Désastre et triomphe, Rimbaud comme le Christ: miracle du non-miracle. Quels sont ses derniers mots, ne me parlez pas d’Arthur Rimbaud, crie-t-il en un ultime défi. Rimbaud se grandit ultimement de son refus d’être Rimbaud. Ce renoncement n’est-il pas du saint, qui s’abstient de la prière sur l’ancien parapet. Ne reste-t-il de lui que ce cri? Ou encore ce rire amer, strident, qui s’exténue jusqu’à celui de l’idiot? L’ange ayant oublié son ordre de mission et n’étant pas parvenu à véritablement le reconstituer, reste le poète maudissant, qui nous apporte une sorte de bénédiction. Il n’a pas d’antécédents, mais il a des successeurs. Une aube se dessine quand les métaphores redeviennent des réalités. Tout ne fut peut-être que traversée.

Déchirante infortune, vis et laisse au feu l’obscure infortune, et libre soit cette infortune… Arrivée que jamais aucun départ ne pourra démentir. Déserteur de toujours, que nous retrouvons partout.

Rimbaud par F.G. Maugarlone ( 2 / 3 )

Suite du texte précédent. Pages 135-136 du même ouvrage.

Izambard se demande s’il n’est pas Pierre. Certes, il n’a pas renié Rimbaud, mais il se reproche de ne pas l’avoir assez bien reconnu, et soutenu, voire sauvé du calvaire. J’ai raté un destin d’apôtre, soupire le vieil Izambard. Le pavillon qui colle dans son oreille sert moins à percevoir les questions des jeunes zélotes qui l’assaillent que la rumeur du passé. Mais, pour être à la hauteur, ne lui aurait-il pas fallu être prophète lui-même? La violence de Rimbaud l’effrayait, comme en témoigne l’anecdote du dernier vers d’A la musique. Rimbaud avait écrit:

Et mes désirs brutaux s’accrochent à leurs lèvres

et le professeur bien intentionné le convainc de remplacer ce vers plein de force par le mièvre:

Et je sens des baisers qui me montent aux lèvres

A la musique semble avoir sa source dans un poème de Glatigny, “Promenades d’hiver”, la comparaison fait apparaître la différence entre le talent et le génie. Celui-là, qui relève les beaux habits des bourgeois joyeux et qui approche “doucement les filles aux yeux doux”, on peut imaginer qu’il lui aura été donné de suivre un cours paisible, à lui qui fut peut-être accordé le bonheur de “boire tranquille dans quelque vieille ville”.

“Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés!” Le Jugement dernier, peut-être. Mais pas la grande distribution des prix où Dieu aurait récompensé le Poète dans le style du Préfet des Ardennes. Rimbaud a su trop tôt qu’il n’y a rien à apprendre du livre du maître. Il fallait l’écrire. Privilège cruel de la couronne de feu placée sur la tête de l’enfant, Tu vates eris

Rimbaud peut se résumer en ce mot: j’irai. Rimbaud explorateur, certes, et géographe, je me suis permis de développer ce thème devant la vénérable Société de géographie dont il fut un correspondant – mais sans suite, car sa vocation reste d’être le géographe du non-lieu, et c’est ainsi que sa fusée retombe à Roche. A “j’irai” répond ” On ne part pas”, car on n’échappe pas à la maison mère, même si la longe peut aller jusqu’à Java, il est à l’attache. Il peut aller où il va, il n’ira jamais plus loin. Puisque de toute façon il est impossible de partir pour le lieu qui n’existe pas. Changer la vie, non, alors au moins changer de continent: à quoi bon, ne reste qu’à passer un marché de dupes avec un Orient vainement mythique. Il ne voulait pas admettre que l’ennui de la province fût porté à l’échelle de l’univers, il échoue cependant à l’hôtel de l’Univers d’Aden, aussi provincial que la brasserie de Charleville.

Rimbaud par F.G.Maugarlone (1 / 3)

Ce texte se situe dans un chapitre intitulé “Le Principe Déserteur” pages 133-134 du livre de F.G. Maugarlone: “Présentation de la France à ses enfants”. L’ouvrage a été édité chez Grasset en septembre 2009.

Rimbaud n’a pas laissé une œuvre, mais une tentative. Si l’alchimie du verbe n’aboutit qu’à une carrière littéraire, autant renoncer. Il l’a dit, homme de lettres, cela ne l’intéresse pas, la main à la plume comme la main à la charrue, c’est la misère. Mépris, il est vrai, que tout écrivain honorable éprouve peu ou prou, et qui le pousse parfois jusqu’à l’Académie Française. Poète et explorateur, lit-on sur la maison natale de Charleville. Mention pertinente, comme on aurait pu écrire à Lille: Charles de Gaulle, soldat et poète, homme politique et mémorialiste. Pour Rimbaud, explorateur convient mieux que littérateur. Au-delà de la poésie il s’est consacré à l’étude des langues, il s’est lancé à la quête de la langue universelle. Il a cherché le verbe philosophal, ne s’étant pas résigné à ce que l’acte d’expression fasse retomber dans notre médiocre immanence ce qui tendait au-delà.

En définitive, la grandeur de Rimbaud, de saint Rimbaud, c’est de n’avoir cru qu’à l’enfer, d’avoir restreint notre faculté de croyance à cette certitude: l’enfer, c’est ici même. “Je me crois en enfer, donc j’y suis”, tel est le Cogito de Rimbaud. Il a admis qu’on n’est pas religieux contre la religion, et aussi bien que sans religion on est confronté au monde sans le blindage de l’illusion. Il ne s’arrête pas aux substituts, progressisme, socialisme, scientisme…

La suite qualifiée de “johannique”, elle aura été écrite sur les mêmes feuilles que le “livre païen” qui devait devenir Une saison en enfer –  cet évangile noir, pour ne pas dire nègre comme lui-même. Texte impensable sans le christianisme, autant l’y annexer, indépendamment de la récupération claudelienne: le christianisme peut intégrer le combat contre le christianisme, étant la religion critique qui laisse le dogme à sa place. A son arrivée à Paris, il fut l’enfant prodige – terrible aussi – parmi les docteurs du Parnasse. A Jésus, Arthur fait une scène de ménage. Elle dure, une saison, non, ce sera une vie en enfer. Quand on pense qu’Aden signifie Eden… Il est affamé d’au-delà dès l’âge de la première communion, il se fait traiter de “sale petit bigot”, défendant héroïquement le bénitier contre une bande de garnements. “Intolérant, fanatique ” dit de lui Ernest Delahaye. Ame mystique désamarrée du christianisme, que nous dit-il? Que nous sommes cloués à des poteaux qui pourraient ne pas être la croix.

Une journée banale

Même si je suis un jour – on peut raisonnablement en faire la conjecture – au-delà des étoiles avec l’ange à mes côtés, je n’en demeure pas moins à l’affût des gelées qui enguirlandent mon gazon et fondent progressivement sous les rayons de janvier, éphémère effet d’une légère chaleur qui n’adoucit qu’à peine mes pas glacés sur le chemin de la maison.

La vie s’écoule à belle allure le long des tiges des herbes, je rêve des racines, me demandant si elles ont la même impression que moi lorsqu’une goutte d’eau me dévale le long de la colonne vertébrale.

A midi, le ciel se couvre un peu bêtement, alors que j’ai eu à peine le temps de goûter la pureté aurorale et des reproches pointus me cascadent sous le front, j’entends des voix: j’aurais dû, j’aurais pu… je ne me fâche pas, je sourirais plutôt: après tout, qu’aurais-tu fait de cette splendeur?  Dis, qu’aurais-tu fait de plus que ces quelques pas esquissés sur l’entrée, danse muette à la gloire des enfants repartis et de la lumière revenue?

Je me rends compte alors que j’étais sorti par pure mélancolie, pour me secouer le cœur à la fonte des grains de rosée blanchis par la nuit. Mon corps se désengourdissait. Trop de rêves confus; je me souviens d’un où je dirigeais une carriole qui transportait d’énormes peluches; j’étais à la fois celui qui tient les rênes et le spectateur amusé.

Je repasse alors en songe ce rêve précis. Je suis bien en effet responsable d’une lignée d’enfants – peluches – devenus grands – grandes peluches – , mais je suis également devenu leur spectateur ravi, puisqu’une fois adultes, je ne peux les voir que de l’extérieur. Je ne peux – et c’est bien – influer en aucune manière sur leurs destins. L’atmosphère du rêve est heureuse, joyeuse, coupée de rires et d’éclats divers. En tirant les rênes, je jette des regards en arrière enchanté de tant de joie; les grandes peluches se penchent au dessus des rebords de la carriole qui fonce et secouent la tête en éclatant de rire. Le spectateur les enveloppe de toute sa tendresse. Tout est bien.

Vers le soir, je songe faussement qu’il va neiger; j’imagine des flocons noirs; est-ce le retour de la mélancolie de l’aube?

(un oubli: dans cette même journée l’artisan a passé pas mal de temps à cahoter sur ce petit texte)