Brassens ou le désaccord parfait (2)

Loin des biographies,  ce livre s’ouvre au plus large sur les analogies que les rêves de Brassens suscitent. Ce sont de courts chapitres qui évoquent l’obsession que le chanteur produit sur l’auteur du livre. Ainsi entend-t-on la voix, la parole, la manière de détourner les normes de la vie dite moderne et qu’il rend  archaïques par son rire audacieux et tranquille. Sa présence est chantée en une prose poétique soignée qui tente de rendre hommage à la hauteur du ton Brassens. Dans la seconde moitié du livre l’auteur se fait l’analyste attentif de quelques chansons, musique et paroles comprises.  On croit les connaître par coeur, mais bien des surprises attendent le lecteur !

 𝐁𝐑𝐀𝐒𝐒𝐄𝐍𝐒  ou le désaccord parfait                      de

                           𝐑𝐀𝐘𝐌𝐎𝐍𝐃 𝐏𝐑𝐔𝐍𝐈𝐄𝐑

Commandes à gilbert.beaubatie@gmail.com

https://editionsmillesources.mystrikingly.com/

Brassens ou le désaccord parfait

Loin des biographies ce livre est fait pour rêver. Pour rêver comme Brassens le fit pour nous. On rêve autour de sa voix de son allure de ses décalages, puis à la fin on a droit à des commentaires des chansons musique comprise. Tout cela compose un ravissant bouquet dont le parfum, vapeur joyeuse, nous explique ce dont on se doutait sans pouvoir toujours trouver les mots pour le dire. Car cet ouvrage ce sont des mots qui à leur manière s’élèvent aussi à l’unisson du grand auteur compositeur irremplaçable. Le pourquoi du comment de cette magie nous est restitué avec précision et poésie.

R.P.

Alter ego

Sources de paroles, publié hier, se voulait le début d’une suite de rêveries. Alter ego en est la conclusion : c’est l’écriture dans son geste concret et décrite au plus près dans sa joie prospective.

À force d’être avec les autres, il arrive un moment où l’on se retrouve seul. C’est la maturité, le silence. Alors commence le dialogue. On n’avait jamais vu ni la table, ni le bouleau qui frémit au jardin, ni la lumière de l’aube, ni soi. On avait suivi son énergie qui barbotait au monde où l’on croyait vivre. J’avais vécu, c’est vrai, mais le monde avait pris toute la place ; par chance la solitude est venue avec les années, blanchiment progressif, puisque les tempes sont filles du temps. C’est à ce moment que je me suis mis à écrire sur la nuit.

            J’écris : je vois bien une aube minime, enclose là-bas, mais d’ici à là-bas je tâtonne, mains en avant. C’est bon. Plaisir d’écrire, mais surtout joie du dialogue qui s’enclenche depuis la clef du moi. C’est un autre que je cherche, que je vois se déployer à côté de moi ; il a les accents inattendus de la question que je ne cherchais pas, dont je ne savais pas que je la cherchais. Bizarrement, la réponse vient de moi.

            Cet autre en moi est soufflé du fond de tous les autres, visages aimés ou disparus, je les retrouve là, autour de la lampe, conclave laïc de fantômes. C’est cela écrire. Tous les arbres vus et tous les ruisseaux qui bondirent dans mes années, accourent à l’appel pour border mon cocon.

            Je ne vois pas par avance ce qui va être offert. Je suis au gras des mots, risquant chaque pas. Je suis la solitude. Non pas la triste mine qui accable les traits, mais l’énergie qui monte aux tiges de l’ivraie et celle qui lance seule les épices des troènes aux derniers jours de juin. L’avancée vers l’autre à l’intérieur de moi, de celui dont je ne sais pas encore ce qu’il sera, est un peut-être qui palpite.

            Car enfin, se laisser trouer par les mots coupe forcément du monde. Mais c’est, curieusement, pour le retrouver plus vaste et plus droit. Il revient après le dialogue, lorsque l’autre s’est découvert sur la feuille.

            Une fois posées, les phrases ne sont plus miennes. C’est ainsi que l’on pourrait expliquer la tentation du pseudonyme. Je n’y cède pas, car je ne veux pas que l’autre prenne toute la place. Je veux que le dialogue puisse reprendre ailleurs, dans une solitude différente où je renouerai les fils du dialogue avec lui. Car lui seul ne pourra naître que si je suis moi-même ouvert et seul.

            Le quant à soi tient la pointe qui écrit. L’autre surgit vite dans son habit d’ombre, au bout du mot, au cœur du terme qui est à la fois ma voix et la fin de ma voix… mais je demeure. J’habite au langage qui marche à pas feutrés, dans le bruit d’écrire qui mime le pas discret de l’autre, déjà, dès les premiers effleurements. Voici ce qui me reste : c’est ce frottement et son souvenir qui font que j’écrirai encore.

            À la fin, la table a changé, le bois en est plus lourd et l’arbre du jardin dont je plaignais les feuilles m’est tout à coup une fierté nouvelle. C’est en ce sens qu’écrire, c’est changer le monde, car dans mon dialogue avec l’autre, ma solitude s’est enrichie sans s’abolir et mes pas affirmés laissent des traces que le monde n’avait pas.

            Il reste aux lecteurs, aux vrais autres, à rejoindre mon autre qui s’est posé sur le papier. À cet instant, c’est moi qui ne suis plus et c’est pourquoi, souvent, j’ose à peine signer le texte de mon nom.

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Source de paroles

Cette rêverie écrite il y a plusieurs années ne pouvait être publiée avant que des poèmes ne viennent l’illustrer abondamment. Après la parution de nombreux poèmes, il semble que le temps soit venu de la proposer à la lecture pour décrire le ton et le but des tentatives présentées ici. On pourra la lire comme une sorte de défense et illustration de mon travail d’artisan. 

            L’anonyme est mon nom. D’une voix pure, il s’avance aux halliers, remontant le ruisseau, et il dit le songe des songes où les hommes et les Dieux sous la pagaille présente chantent la gloire d’être au monde… seulement ici le bouleau qui frémit,  là-bas le bois de la table qui attend… seulement la main qui se tend et mime ce qui est.

            Écrire n’est plus alors célébration du moi, mais reprise enfin du monde, des poumons qui s’ouvrent au plus large, jusqu’aux étoiles qui filent vers nous pour presque rien.

            Le silence revient. Oh, il ne nous avait pas quitté, il rôdait aux boulevards, au creux du pain mordu, mais il avait perdu sous l’averse des « toujours nommés » ce qui fait l’excellence de parole. Voici venu le temps où la presse drue des noms nous lasse, nous perd dans les vivants aux destins trop comptés. Cette lassitude est notre chance.

            Efface-toi et marche au plus près des très grands qui surent n’être que des pas.

            C’est au siècle qui meurt que le silence s’est accru entre les noms, sans liens entre eux, grains de sable du grand désert bruyant. Tais toi, nous voulons dire, cèle ton nom, tais-toi et marche; dis vraiment tout, meurs dans l’entre-deux des noms, perds-toi au plus bas du vivant, à hauteur de pierre, ainsi prépareras-tu les méditations hors du temps qui fondent le chant.

            Nous n’en pouvons plus de trop savoir: « et ceci est un homme, et cela est une herbe », car on entend, derrière le nom commun, l’infantile reprise du « et moi » qui au cœur de l’émoi en effet, de la peur d’être, n’ose plus rien que la raide statue du je.

            Or, tu dois te perdre, n’oublie pas de t’oublier, meurs en ce monde qui n’est que cela. Car te nommant, tu nommes Dieu et tu perds l’essentiel, tu abandonnes à la folie de toi, ce qui, tu le sais bien, ne doit être qu’une chambre d’écho, camera obscura, d’où ne sortiront plus ni moi, ni toi, ni aucun cliché jauni, mais simplement le tout collectif et égal de chacun, l’esprit du temps.

            Les noms propres ont tout sali de leurs paraphes croisés et c’est là le grillage qui te sépare du monde. Il n’y a pas de lieu d’être si tu dis que tu es, car la réalité aussitôt s’esquinte, se craquelle, le pur est perdu, et la voix qui voulait s’élever n’est hélas plus que la tienne grise et ténue au cœur du brouhaha.

            Oui, il y aura bien un chant, comme il y en eut au temps des cathédrales. Le silence qui baigne les temples est l’aube de nos remuements; et l’indigo des toits qui varie aux accents des orients, noirs puissants d’été, gris perlés d’hiver, bleus de nuit et de jour, bleus adorables, toits, vous dites l’endroit où la voix, défaite de soi, doit se rendre, seule et droite, vers ce but déjà qui est notre chemin.

            Peut-être faudra-t-il retrouver le lieu commun d’avant le Sphinx et marcher sans peur vers la Pythie, pour qu’un murmure enfin nous vienne qui soit vraiment nous, nous, dépouillés des oripeaux d’un moi vieux et tout fait. Nous nous ouvrirons encore et toujours, jusqu’à n’être plus que le trait flottant des 360° refermés, trait, baguette de coudrier, à l’endroit clé où la superstition coule en source bouillonnante.

            La langue dort au creux de cette terre jamais redécouverte puisque nous avons toujours craint de remonter le fleuve. Pourtant, au lieu d’admettre, si nous faisons à contre-courant ce modeste chemin du mythe avant le mythe, il se pourrait que coule entre nos mains l’hydromel de parole. Tout le monde le sait.

            Tant de temps où nous avons attendu sur le tablier des ponts que notre nom s’inscrive dans le courant du fleuve. Oui, cette attente était vaine. Le chemin est en marchant, en remontant vers l’amont, vers l’intérieur des terres, là où la première goutte nous ressemble, là où elle nous rassemble avant de dire.

            Nous ne voulons pas de la fausse pureté des estuaires où le salé des noms brassés se mêle à l’eau douce toute ternie des cauchemars d’histoire. Il a trop plu de bombes sur les ponts que nous croyions transversaux, que nous pensions gagnés sur la nature mille fois pétrie des songes trop humains.

            Lorsque nous aurons bien remonté le cours, nous tendrons la main et il sera temps de mourir, de laisser au creux de la paume notre nom s’effacer sous la chute unique de la première goutte qui – dans sa douceur devenue tellement humaine au contact de la peau – chantera la force d’être… et le noroît nouveau pourra porter aux horizons la grande splendeur des paraboles terrestres.

            Après le baiser de la source sur nos doigts, oui, c’est seulement après, crois-moi, que nous aurons le droit à la parole.

L ‘écriture maya

L’écriture maya : ak’ab ts’ib, l’écriture-dessin obscure

par Michel Boccara

C’est un livre naturel car il n’a été fabriqué par personne. Le livre tourne seul ses pages. Chaque jour s’ouvre une page et si quelqu’un veut la tourner intentionnellement, il saigne parce qu’il est vivant.
Mythe d’origine du livre glyphique, Xocen, Yucatan.

Le nom même d’ak’ab ts’ib, l'”écriture-dessin obscure”, qui désigne l’écriture glyphique * en yucatèque, exprime bien le projet des Mayas : d’une part, l’écriture ne peut être séparée du dessin ; d’autre part, elle est obscure, nocturne. Elle n’a pas pour objet de dévoiler le monde, mais de le voiler, de dire en masquant car la nature du monde est énigmatique, et le moyen d’en rendre compte n’est pas de le clarifier.
Le sens ne doit pas être complètement capturé dans un signe et il doit, périodiquement, être remis en jeu : c’est pourquoi l’écriture glyphique doit rester fondamentalement divinatoire. Périodiquement, les prêtres aspergeaient leurs livres d’eau suhuy, “eau des origines”, pour en restituer le sens.

La préhistoire de l’écriture maya est encore mal connue, et les recherches la concernant sont très inégales suivant les régions. Cependant, des documents remontant semble-t-il au IVe siècle av. J.-C. permettent de reconnaître certaines ébauches de glyphes. La première inscription dont les caractères correspondent à l’écriture classique date de 199 apr. J.-C., soit au tout début de l’époque classique, dont les archéologues fixent le point de départ au IIIe siècle. Il s’agit d’une stèle qui décrit un souverain ayant une vision – provoquée par l’offrande de son sang lors d’un rituel précédant son accession au trône. Il est remarquable que le premier document écrit connu raconte un phénomène mythique dans un contexte historique, fondant ainsi le statut mythico-historique de cette écriture.

La main secrète

Sous les textes, stimulante, jaillit la source des secrets. C’est à l’écriture qu’elle s’éprouve. Du bord des lèvres, le murmure passe dans la poigne, la mine invente, pousse devant elle, sous la banale pression d’une instance vitale, l’artisanat énigmatique qui couve au creux de la main ; la paume s’ouvre contre le bois de la table tandis que les doigts pressent le style vers le tout autre ; ainsi s’allument des chatoiements inattendus.

            Je ne sais pas avant d’avoir pointé mon immersion ce que vont rendre au monde les contours de mes syllabes, ce peu que j’entends d’abord. Si j’étais Dieu j’entendrais tout. Mais Dieu est trop occupé à prier pour nous, et il n’a pas le loisir de nous donner mesure ni raison. Mains jointes, il a tant à faire. Reste à tisser par devers soi des thrènes, en pitié des enfants du grand silence. Le silence : si je m’ouvre vers le blanc qui me tient tête, c’est lui qui m’accueille, c’est lui qui me force la main, c’est sa muette présence qui officie pour moi dans la nef des mots. Sans le silence, je n’aurais aucune raison de dire l’épiphanie des ombelles de juillet ni l’ocre violet des confins de décembre, et je me perdrais aux bois, les branches calcinées de l’an désignant tous les horizons lestés de nuées grasses. Rien ne m’est chemin que ma main, puis le silence.

            Le temps va pourtant, cette presqu’île boisée accordée à mon pas ; je dois bien en constater la preuve heureuse, ne serait-ce qu’à cause des battements, là, en haut à gauche ; mon cœur, longeons la mer à défaut d’infini divinisé ! La goguette caracole sous le pull et tu vas dire dans le vide qu’il fut un temps, le tien, le mien, où l’on s’époumona en vain par peur de ne pas vivre l’ouvert énorme, offert sur le plateau du nouveau siècle.

            Il m’arrive en effet sur cette langue de territoire tendu de n’entendre aux cités que des cacophonies enregistrées, folles tentatives pour ne plus percevoir le silence dont je fais justement mon secret travaillé. Je lève les yeux, les CD hurlent sous le laser arc-en-ciel. Ils sont la marque éclatante du silence qui me prend à bras le corps et me rabat vers la terre où je stagne le plus souvent. Je dois l’écrire pour m’élever puisque Dieu, transi d’oraisons funèbres, n’a plus souci de nous. Je me souviens qu’en partant il nous a dit : vous ferez silence en souvenir de moi. Depuis, le diapason ne cesse de monter, les techniques féroces de remplissage des tympans se sophistiquent, chaque jour plus loin de la sagesse qui commanderait le taire. Il faut s’écarter des voies très frayées, trouver la source du silence et la chanter pour maintenir la mesure et la raison en allées, avec l’espoir de réparer un peu le chant perdu.

            La main bricole dans le silence des idoles de mots, isolement indispensable qui retrouve le sel de la terre vibrant en harmonie avec le feu des ciels. Les avis sont partagés : chacun s’invente sa mesure, éveille ses approches sans rimes, ses histoires de mains qui repoussent le silence par exemple, oui, toutes sont dissemblables puisqu’à l’indicible nous sommes tenus et qu’il rôde pourtant différent au creux de chaque main.

            Je dirai l’indicible, voilà ce que nous visons. Nous avons soif de mesure, mais la tienne n’est pas la mienne. Elles se saluent dans leur indicible dit, elles se lisent entre elles, s’élisent quelques temps, puis se séparent, reprenant leur chemin au silence du pas seul. C’est ainsi que se trame l’immense lisse de poésie que personne n’entend, presque personne.

 Souvent je me retourne : il faut bien s’assurer du pas tenu.

            J’entends des airs du temps de Mozart. Mais ce n’est pas lui, une évidence le souffle ; il leur manque quelque chose, c’est un trop plein d’entente qui multiplie les gesticulations, magie cherchée puis trouvée dans cet air satisfait d’un allegro carré. Pris dans leur propre jeu, ces musiciens éludent l’ouvert, refusent le mutisme acquiesçant de la vie, ignorent l’océan qui  bat sous le remuement des lames certaines. La main est experte, l’artisan a du métier, mais l’entente est gentiment dansée : il faut combler les creux au plus vite, disent-ils, alors que Mozart chavire constamment. Parfaite parce qu’imparfaite, sa vie s’expose au silence sans presque y toucher, stupéfiante sonate de voix croisées en pleine houle voulue. De la main qui frappe, Mozart n’oublie jamais l’essence grave qui court des doigts jusqu’au poignet, coupoles que nous portons au bout des bras sans les voir et qui dessinent sur leurs dômes des veines palpitantes, tandis qu’à l’intérieur se croisent lignes de vie et lignes de chance. Les phalanges obéissent mais seules les dernières touchent ; les autres, celles qui précèdent, s’occupent de ménager au silence la part de vérité que figure l’arrondi des mains nues.

            C’est la même absence humaine qui dort sous les voûtes romanes. Et plus les vitraux sont petits, plus le silence s’ouvre au plein des éclats de lumière aboutés ; le plomb glisse du bout des doigts, fluidifie la nuit d’étoiles bleues, jaunes, rouges qui se lancent hors de nous, longtemps après que nous avons clos l’huis dévoré des pluies ; dans l’espace poussiéreux d’où ne descend plus que le moisi des arcs, la porte pivote en grinçant et ces craquements inhumains semblent les échos des milliards de prières soufflées aux parois ; ces mains jointes, ces lèvres émues auraient pu empêcher la formation des mousses qui glissent des voûtes malades pour aller mordre le pavement délaissé… mais les mains sont envolées avec les paroles sacrées. Et les pas, mon Dieu, les pas ! Une fois dehors, je sens que la soif brûle mon palais et je me souviens que le bénitier était sec, en effet.

            Je descends d’une marche encore ; je m’enfonce dans la nuit close du cinéma : la lumière montre à cru en un lent tournoiement d’antiques statues que le maître farda. Le silence du Mépris naît de l’effroi des couleurs primaires plaquées sur les visages muets ; c’est si loin désormais que la presqu’île devient une île où la présence fut, mais n’est plus. Elle dérive. Je rêve avec le cinéaste, au large du plus large, d’un temps de raison où les mains savaient encore caresser les visages. L’absence était cet éclat qui jaillit hors de la pierre sous les coups d’un burin très tranchant ; la violence était belle ; elle faisait les pommettes douces et le regard serein que nous ne voyons plus. Cette résurrection brutale des héros maquillés alimente le regret d’un secret dévoyé dans les nus des musées.

            Le ciel ne proposant rien d’autre que ce qu’a vu le vent d’ouest, je m’avance plus bas encore dans la ténèbre des grottes, et là, surprise, avant l’écriture, je retrouve mes amies par milliers, mains soufflées, mains plaquées, dont on prétend ne rien savoir, sinon qu’elles sont datables ! On remplace l’ignorance par des chiffres, pauvres de nous, bel effet du carbone quatorze et des sciences casquées ! Eh, mon Dieu, mais c’est aussi simple qu’un enfant qui se tait ! Les mains étreignent la roche pour survivre, bien sûr ; ce secret n’est rien d’autre que la présence qui trace au plus humide des parois un sang neuf, vibrant comme des volées de flèches, enviant à la pierre sa rugosité sans gloire, vraie nuit d’éternité. Les animaux du temps poussent alentour un cortège trouble où le repentir du bois brûlé trace sûrement les chasses vécues et resongées. Mains et bêtes se proposent aux tremblements de la lampe, côte à côte sous les coupoles creusées des eaux, violence et silence se livrent ensemble, cris et souffles se font peur, puis s’apaisent mutuellement. Il le faut pour que la vie rechante.

            Oui, le secret est dans nos mains, tout le monde le sait, et je l’éprouve chaque jour quand ma pointe s’avance hors du monde où je vis, à deux pas, à l’écart, pour moi seul.

elle

elle remercie partout où elle passe

ses yeux brillent

ses robes dansent selon les jours

j’aime parfois les grises

tout compte fait

elle me salue toutes les aubes

son regard me demeure en mémoire

il est vert il frissonne

ses cheveux sont au vent

je ne sais dire s’ils imitent les cimes

des chênes ou des hêtres

car son rire est le même

une fois vue on ne l’oublie plus

ma mémoire dans la glace de nuit 

la cultive et son visage me bouge

de partout me couvant

me bousculant aux instants

où le temps file en mélancolie

elle a beau dire qu’elle est insaisissable

il lui suffit d’apparaître 

pour que le corps entier me batte 

elle m’illumine de l’intérieur

je demande tout sourire aux passants 

s’ils l’ont vue

mais (surtout s’il pleut)

leurs imperméables me tournent le dos

je rayonne dans le vide 

à sa seule évocation

je m’étonne de sa splendeur évanescente

qui la fait si emballante

elle est folle

mais c’est elle 

c’est la vie

le mimosa

lorsqu’il arrive aux éventaires

au moment où les querelles de l’an

se chevauchent enfin dans leurs derniers échos

j’éprouve

dans le gel cassant des flaques de janvier

un léger choc

je marchande vite trois brins

de ces étoiles velours acheminées du sud

crucifiées là plein vent au carrefour

je les emporte prestement

dans le chaud de l’atelier

où je les épuise du regard 

j’écris près d’eux 

et longtemps je n’ose y toucher

la lumière dispensée par les petits soleils

s’émiette peu à peu

dans une odeur de miel

le pollen coule au vernis de la table

le chant volatil s’épuise

imperceptible déposition des particules sans vie

ainsi l’or du jour fuit-il

lestant chaque seconde

du poids de sa précieuse poussière

avant printemps

j’ai rêvé que dans ce pré printemps

pareille tiédeur allait m’avancer dans l’année

la peau me donnait à sentir un presque

je m’autocongratulais d’avoir passé l’hiver

hors misère dans la joie relative de musarder

à travers les jours de pluie de froid

mais j’avais ta douceur amie

mais j’avais ta voix ami

sur l’île déserte je n’aurais pas tenu

mais il est vrai que cette île

bienheureuse ne connaît pas les saisons

ni les guerres

ici inconséquence effroyable 

à peine la température est-elle supportable 

voici les chars et les fous du chemin*

qui gravent leurs croquenots sur le dégel

la tiédeur qui fait miauler les chats

est l’amie des canons

la chandeleur fabrique

au fond de la poêle des soleils

au fond de l’usine mille obus

la pudeur est vaincue par l’envie d’en découdre

alors les braves normaux sortent en bras de chemise

pour apostropher les voyous

et les renvoyer ipso facto

vers les fabrications obtuses

de leurs bestiales cervelles 

*en russe, chemin se dit : poutine

Pourquoi tous ces textes?

Ils prétendent réveiller un monde endormi.  

L’ennemi c’est le quotidien. C’est clair. Donner vie aux poussières qui flottent dans le contre jour. Emplir d’intuitions imagées le silence qui rôde, tel un fantôme d’inanité. La musique des mots comme remède au presque silence de solitude. Dialoguer avec soi pour faire taire le néant du banal. Non la vie ne sera pas ce banal qui ressasse depuis la nuit des temps son moulin défait de prières, d’espérances et de joie. 

Séparés

 

pose ton doigt sur la bouche 

cesse de chuchoter

tout a fui

l’air vibre en vain 

les lèvres tombent 

demain est un autre silence 

que sont les amis devenus 

les routes partent vides

vers l’horizon proche inatteignable 

ma mie pleure au village

j’ignore si elle m’entend

mais je devine que sa présence

avance là-bas en robe bleue

plis à peine froissés

sous les charmilles interdites

visitées des bouvreuils et des verdiers

elle se souvient du temps 

des chants à gorge pleine

où plus grands que le monde

nous nourrissions l’espérance

de marcher côte à côte 

libres de tout 

insatiables

vers l’infini couché des nuits

(ce texte très proche de “bouche” a paru le 11 avril 2021, mais Christiane tient à l’associer à Bouche…. riche idée !)