Un pékin au Japon (2)

J’ai quelque peine à sortir de l’avion, un arrachement. Le Japon, la lointaine Cipango,  est sous mes pieds. Passer à la douane n’est pas chose facile ; on me fait ouvrir ma valise, quantité de chocolat pour ma fille ; je dois me justifier dans un anglais de cuisine que je parle mieux cependant que mon vis-à-vis, un brave Japonais en uniforme dont la neutralité à toute épreuve me saisit ; il sourit, éprouve ma valise en tapotant le couvercle pour vérifier qu’elle n’a pas de double fond. On remet tout en vrac, je crains que le chocolat en plaque ne dégouline sur mes vêtements tant il fait chaud. Je vois un instant les amandes qui glissent sur mes cols de chemise, purs lambeaux  d’un rêve qui traînent encore.

Dans le hall je me souviens des instructions de ma fille, dix fois relues, et rien ne correspond. J’aime provisoirement cette perte de repères ; aucun nom ne me parle. Les panneaux sont en caractères japonais , je découvre enfin que sous chacun d’eux on peut lire les noms des stations dans notre écriture, et soulagé, je cherche,  au milieu d’une foule que je vais retrouver partout, les signes qui me « disent » quelque chose. Ils ne me disent rien, quelle épreuve superbe! Pas une once de découragement malgré la valise que je traîne. Nouveau Sherlock , le pékin fouille du regard, guette les signes, mais c’est le trop plein de signes qui m’embarrasse. Appels, cris, raclements de bagages, et cette évidence pour la plupart : ils savent où ils vont, ils font comme chez eux les bougres ! Je suis très vexé de penser que deux millions et plus d’habitants sauraient s’y repérer au premier coup d’œil. J’interroge en anglais, on me sourit, des réponses confuses puis tout à coup le nom que je cherchais , c’est au bout d’un doigt tendu par une japonaise qui s’ennuie derrière un bureau. J’emprunte l’escalier roulant. Ascension, victoire, je sais, je sais… gratitude envers moi-même, que c’est beau d’être intelligent!

Et évidemment je prends le mauvais train. Je vois bien que le train ne s’arrête pas à la station que je cherchais. En plus j’ai un changement ! J’apprendrai plus tard que je ne m’étais pas trompé, mais que j’avais malencontreusement pris un train qui ne s’arrête pas à toutes les stations ; un contrôleur, je suis sauvé… enfin… je suis perdu ! On parle, en un anglais bredouillé par lui et articulé défectueusement  par moi, il sourit, imperturbable. Curieusement, avant de s’approcher de moi qui me tiens debout (il me repère tout de suite), lui en entrant dans le wagon a salué en se penchant en avant. Il s’approche, confusion, je lui montre le nom de la station que je cherche écrit en japonais par ma fille, il éclate de rire, inscrit des chiffres sur un papier, je comprends que je suis allé trop loin, que je vais débarquer trois ou quatre gares trop avant. Je ne sais pas comment je le comprends car aucune langue cohérente n’est exprimée. Ce sont des gestes, des sourires, des plans qu’il me montre, l’homme est patient. Puis tout à coup il me fait comprendre que je lui dois 680 yens (environ cinq euros)… ben oui, trop loin ça se paye ! Je paye.  Il s’éloigne après m’avoir inscrit deux chiffres sur un papier : 7 et 8. Avant de quitter le wagon, l’homme en uniforme se retourne vers les passagers et penche une nouvelle fois son corps en avant pour nous saluer. Je suis au théâtre. J’ai envie d’applaudir. Le pékin devine que ça ne se fait pas, il est malin le pékin.

Une fois arrivé à la station trop lointaine, au milieu des appels en japonais et d’une foule innombrable, je ne lâche pas le petit papier du supplément que j’ai payé et où il a inscrit 7 et 8 au revers et je cherche en montant l’escalator ; j’ai pris le premier qui venait. Comme en France je me tiens à gauche et on me double par la droite. J’apprendrai plus tard que sur un escalator japonais, il faut se tenir à droite, sauf à Osaka, où l’on se tient à gauche ! Quel beau pays ! Donc je suis bien, là, avec ma valise pleine de chocolat. Arrivé en haut je m’écarte pour laisser passer les gens qui de toute façon ne bousculent personne et c’est moi qui suis chocolat. Je ne vois pas de 7 ni de 8… Je vire sur place à 360°, la tête me tourne un peu… c’est dommage car si j’avais fait attention j’aurais vu les chiffres mystérieux. Je les vois tous sauf ceux là. Je m’apaise intérieurement, je tourne dans l’autre sens comme je l’ai fait en volant dans l’avion par rapport à la rotation de la terre, mais moins vite, et là tout à coup ils sont là à deux pas au pied d’un escalator. Je me félicite. Je monte, et enfin les deux quais. Dois-je prendre le 7 ou le 8 ? Ah ah, bonne question. Je prends le premier qui vient, monte en tirant sur mon épaule qui tire la valise, et cette fois doucement, lentement, je me dis : réfléchis ! Mais ce n’est pas réfléchir qu’il faut, c’est voir. Je découvre alors à ma grande surprise sur un panneau très clair, que mon train va m’amener à la station finale où ma fille m’attend ; quel diable se cache donc derrière le visage d’un homme d’âge mur que je vois dans le reflet de la vitre du wagon ? C’est moi. Le pékin se rengorge, l’empereur du pays n’est pas plus fier.

Je descends à la station finale. Je suis un peu en avance par rapport au rendez-vous que ma fille m’a fixé. Je pose ma valise. J’attends, je respire à pleins poumons. Au Japon on n’attend jamais longtemps sans que quelqu’un ne vous regarde, surtout avec ce visage européo-américain… un japonais se tient là avec son vélo sur le trottoir qui débouche sur la station. Il est à moitié appuyé sur une barrière d’acier, une jambe engagée sur le cadre, il fume. Il me fixe sans sourire, vise ma valise, examine mon sac en bandoulière, il n’a rien d’agressif, semble même un peu endormi, tire de petites bouffées. Ma fille n’arrive pas. Je suis sûr d’être au bon endroit, je me demande seulement si j’ai le droit d’être là debout à la sortie du métro avec une valise et mon air de pékin. C’est peut-être interdit ? Et soudain, sans que j’ai rien pu anticiper, il me tend son paquet de cigarettes, j’ai envie de dire non ; j’hésite, ce sont mes première goulées d’air frais depuis 18h ou à peu près, quelle ironie! Il insiste du regard, je me ravise (je ne voudrais pas que mon premier contact avec un autochtone soit un ratage !), je prends la cigarette, il me donne du feu avec un étrange briquet rouge, j’aspire, ça tourne doucement, les volutes montent, drôle de tabac… je ne sais pas ce que c’est… c’est peut-être effectivement du tabac. Il sourit. Il est content. Nous nous regardons un moment. Puis sans prévenir, il monte sur son vélo et s’en va sans me saluer. À cet instant précis ma fille arrive ; ma cigarette ou ce qui en tient lieu est finie. Peut-être cet homme était-il là pour me faire patienter. J’ai la vague impression d’avoir été l’acteur d’une pièce de théâtre dont je n’ai pas écrit le texte. Le merveilleux visage de ma fille me fait tout oublier, on s’embrasse, le pékin est sauvé !

Un pékin au Japon (1)

Dans l’aéroport de Dubaï – ville état dont je ne verrai rien – l’atmosphère est cotonneuse ; une heure du matin ; extrême luxe de l’architecture – le mot ne convient pas vraiment – la bâtisse  est plutôt une sorte d’entassement de verticales et d’horizontales en aluminium soutenant du verre ; partout la transparence. Qu’ont-ils à cacher pour être aussi visibles ? Même vice démodé à Roissy. Ils ne veulent pas d’intime ? Qu’ont-ils à nous intimer l’ordre d’être vus par les autres ? Dans cent ans on sourira de cette manie, comme on se moque de l’antique imité par Napoléon.

Une immense cascade glisse sur plus de vingt mètres d’à pic, fond noir : il me vient que l’architecte a fait son malin, la chute d’eau est le contraire parfait des avions qui décollent, je vois, je vois… et parfois même, comme l’eau, ils atterrissent. Voilà qui est fort subtil, totalement inélégant : des fois que tu n’aurais pas compris, pauvre pékin. L’aéroport a son train, ses centaines de boutiques de luxe, mais peu d’endroits pour se restaurer. Peut-être ne mangent-ils pas ? Boivent-ils ? Au fait on paye en quelle monnaie ? Pas le temps. J’avance, j’avance. J’ai largement le temps mais j’ai hâte de me poser, toujours se poser, comme l’avion.  Je cherche ma balise, ma station parmi les nombreux codes et numéros d’embarquement. Monter, descendre, sentiment de puissance alors que je subis.

À vrai dire je ne pense pas à manger : les voyageurs qui transitent par ce monstre, éprouvent comme moi une forme de nausée légère. Depuis Paris, en sept heures de vol, on nous a gavés, biscuits boissons, puis repas avec entrée plat dessert, plus boisson au choix (nous sommes des outres),  et nous voici devenus des enfants régressifs : nous avons dévoré, vu un film sur un écran de 20 X 10 cm (Django de Tarantino, sadique, spectaculaire, dialogues cyniques et drôles ; un régal rendu presque innocent par son format timbre poste), j’ai somnolé, et à Dubaï qui ne semble être qu’une immense plaque tournante, à une heure deux heure du matin, on voit une foule de tous les pays , enfants en bas âge, femmes enceintes , bien des mâles marchandent, le temps est suspendu, on pourrait être n’importe quand, à n’importe quelle saison ; on ne dort pas ?

J’ai froid, puis chaud, un peu soif, un peu sommeil : total contraste avec ce moment où décollant de Paris sept heures plus tôt j’ai VU le pays du soleil levant par avance, comme une naissance, pour la première fois en 65 ans je m’envolais le dos au couchant, 1,65 m d’occident replié mais ravi d’aller voir à quoi ressemble l’origine de la lumière, la lumière tout court (Nippon : origine du soleil ) et à travers des visages de passagers je devinais ce qui m’attendait là-bas : tous ces visages que je vis japonais…

Ce doute à Dubaï est une leçon : à peine parti de Roissy, je voudrais être arrivé. C’est l’impatience qui nous a chassés du paradis terrestre, dit le poète. Dubaï à une heure, est une parenthèse nécessaire, oh l’étrange flottement d’aquarium empli de voix d’enfants qui appellent dans la nuit illuminée des halls alors que les adultes s’entendent sur des murmures nocturnes comme des froissements de tissu en un écho étouffé contre l’aluminium et le verre ! Parfois un appel au micro nous rappelle que la voix porte ; j’avoue que j’aimerais moins d’écho, plus d’espace et surtout l’air me manque, le grand air, la vaste aria soufflée du vent des plaines ou du désert. Le pilote en atterrissant, parole dérisoire, nous a dit qu’il faisait 26° à Dubaï ; je n’en verrai pas la couleur.

Je n’ai vu durant ce premier vol personne lire un livre : liseuse oui, journaux, ordinateurs, téléphones portables, oui, oui, mais j’ai cherché en vain un bon vieux livre en couverture carton et papier imprimé avec un texte à l’intérieur, j’étais le seul, j’ai cru un moment tant j’étais incongru que ces parfaits congrus allaient me balancer dans la mer rouge.

Durant le second vol Dubaï-Osaka, j’ai éprouvé un immense soulagement. J’allais m’éloigner de ces pays riches et ambigus pour m’approcher plus encore du levant. Ma vieille obsession me reprend : je voudrais bien respirer un peu d’air frais, du vrai de vrai, même poussiéreux, mais je suis dans ces pays un infidèle et je polluerais les splendeurs du lieu avec mon souffle d’occident, je le concède .

J’ai l’honneur de pénétrer le premier dans le second avion avec mon air de veilleur de nuit en fin de course (j’ai capté mon reflet dans une vitre de passage) ; oui, le premier : pareil hommage ne se refuse pas et bien que hâve, décavé, j’ai hardiment envahi l’habitacle. Bientôt de vrais japonais sont montés et deux rangs plus haut, à ma droite, l’un d’eux, plus rapide que moi, a sorti un livre et personne n’a moufté ; signe encourageant. Durant les huit heures de voyage, l’homme cultivé en a dévoré les deux tiers, lisant de droite à gauche et de haut en bas… personne n’est parfait. J’ai profité de la brèche pour en faire autant, puis, la fatigue venant et les rares passagers s’égayant dans le corps du squale aérien, je me suis allongé sur trois sièges et j’ai dormi plus de cinq heures. Au réveil, vif sentiment de culpabilité : Ulysse ne dort pas dans l’Odyssée. Comment un hardi voyageur de ma trempe a-t-il pu se laisser bercer par cette baleine des altitudes ? Quand je pense que nous avons survolé le nord de l’Inde, la Thaïlande et le sud de la Chine… j’aurais pu voir plein de choses ! En réalité mon hublot était à la hauteur de l’aile, autant dire l’angle mort parfait ; j’y penserai la prochaine fois… plus tard, qui sait : « Car j’ai de grands départs inassouvis en moi » (Jean de la Ville de Mirmont).

À 10 000 km au dessus d’Hiroshima, je ne peux réprimer un frisson ; je suis à l’altitude du bombardier. Puis, j’entends la voix d’Emmanuelle Riva, des épaules se caressent, murmures.

L’hôpital (2)

Au bout d’une semaine, mes bons voisins de lit, vraies vipères, chuchotèrent sous les draps que j’étais atrocement libre, que je jouais à la manille avec des alcooliques ; on s’empressa d’obéir enfin au chirurgien et de me mettre dans une chambre à deux lits. Je me retrouvai avec un malade un peu plus âgé que moi. Il parlait lentement, presque un murmure, je n’osai pas l’interroger sur la raison qui l’avait amené à l’hôpital, il avait l’air si mal ; en revanche, mon opération l’intéressa beaucoup et il me questionna durant de longues minutes ; lorsque j’évoquai mon histoire de la musique il ne me lâcha plus. Dans mon souvenir sa voix flotte gravement près des draps, je suis tout près de sa présence balbutiante. Par instants il sourit de ses lèvres blanches. On dirait qu’il parle bas pour que je me rapproche. Dans ma mémoire souffle aujourd’hui une brise de désert ; il y fait froid dès que je touche ma cicatrice depuis longtemps refermée ; je suis à l’entrée d’une grotte où le souffle du petit malade est demeuré, infime présence qui apporte je ne sais quoi de fluide, ru presque asséché que ma tête préserve pourtant au bord de la nuit. C’est une sorte de dialogue blanc ponctué de ses interrogations qui flotte encore comme en rêve.

« – Comment elle est ?  Elle est recouverte d’un papier de crépon rouge que j’ai volé chez le libraire. J’écris à l’encore violette, je pose chaque mot avec la plus grande attention. – Et pour les vies des musiciens ? J’ai emprunté un livre à la bibliothèque. C’est une histoire aussi. – De qui ? Je ne sais pas. Je lis la vie du musicien, je la relis, la relis, peut-être dix fois, je ferme le livre et je raconte. – Laquelle je préfère ? J’hésite entre celle de Beethoven et celle de Mozart. – S’il fallait faire un choix ?  Je crois que je prendrais celle de Beethoven. – À cause de l’oreille ? Oui, je crois, et puis il est né le même jour de l’année que moi, tu comprends ? – Lui : Ah oui, tu as drôlement de la chance. Et puis c’est lié à ton opération à l’oreille. Moi : enfin, contrairement à Beethoven, je vais pouvoir réécouter la musique comme avant. Lui : Et pourquoi tu l’écris ? Moi : Ben tu sais, le livre, je l’ai emprunté à la bibliothèque, alors comme ça j’en aurai une chez moi, à portée de main, une histoire bien à  moi, tu comprends ? Et puis ça fera enfin un livre à la maison. »

Il rit, je crois qu’il se moque de moi, mais il émet soudain une proposition ahurissante :  « Si tu veux, je t’en donnerai une, moi, d’histoire de la musique, j’en ai plein aux Blancs Monts. Moi : Et pourquoi tu m’en donnerais une ? Et c’est où les Blancs Monts ? Lui : C’est là-haut, en direction de la ville, une ferme… tu vois, si au lieu d’écrire une histoire de la musique tu apprends à jouer d’un instrument, c’est mieux. Moi : Ah bon ? C’est mieux ! Enfin, je voudrais bien, mais ils ont dit comme ça qu’il fallait que je finisse mes deux années de solfège pour avoir un instrument. Ils vont m’en prêter un en septembre. Lui : Et tu vas choisir quoi ? Le violon ? Moi : Ah non, c’est pas possible. Ce sera un instrument à vent, pour l’harmonie. Lui : C’est dommage, on aurait pu faire des duos. J’en fais avec mon père. Moi : Avec ton père ? Lui : Il était violoniste avant et là il élève des chevaux. Mais on a un petit orchestre symphonique. On répète toutes les semaines. Tiens, tu pourrais apprendre la clarinette l’année prochaine, on en manque, tu seras notre soliste. Moi : C’est loin, les Blancs Monts ? Lui : Quinze kilomètres. Moi : Ah ben non, ce sera impossible. J’ai pas de vélo. »

Un silence s’installe. Par-dessus les talons qui claquent dans le couloir, je perçois pour la première fois depuis longtemps des roucoulements de tourterelle, des froissements d’ailes sur le zinc des gouttières enfin vides. Il ne pleut plus ; des jours et des jours, des nuages gras ont déversé leurs masses d’eau et j’ai eu l’impression parfois, surtout la nuit, de nager dans la rivière à contre courant.  L’air sec retrouvé porte à tous les chants, j’envie son violon et comme s’il avait deviné mes pensées il se lance, blême sous l’ampoule, songeant à voix haute :

« Enfant, je me servais du diapason. Je le frappais, le posais sur ma tête et le la intérieur résonnait si longtemps que je m’accordais sans difficulté. Puis j’ai pris l’habitude de m’accorder au soleil levant. J’écoute le rayon qui paraît sur les Blancs Monts et le la me vient, aucun effort. S’il n’y a pas de soleil, j’ouvre la fenêtre et j’écoute le vent qui souffle sur les sommets. Son sifflement est un la.(Silence) Moi : J’essaierai quand j’aurai un instrument. Lui : Oh, pour une clarinette tu n’auras pas tous ces problèmes. » Il s’endort en disant du bout des lèvres tandis que ses paupières s’abaissent : « Je te donnerai une flûte douce, ce sera un bon début… »

On entend de nouveau le raffut des oiseaux, je m’approche de la fenêtre, l’impeccable rose gris des tourterelles aux anneaux blancs se fait mélodie, le roucoulement concentré les transforme en autant de statues basculantes, j’ai peur pour elles tellement régulières dans leurs exercices soyeux, les gouttières les retiennent au bord du vide, mes battements de cœur s’accélèrent. Cette solitude je l’emplirai de musique, la vie rosira de sons ruisselants, rien ne résistera à ma présence, je serai celui qui dans la lourdeur des heures mornes parle et crie et protège le chant contre la fuite poussiéreuse des temps que je lis par avance en me retournant vers le violoniste endormi dans la chambre aux souffrances : fragilité terrifiante de son visage, peau presque bleue des joues sur le blanc du pyjama, sous le blanc douteux des draps, il respire, il respire. Les appels ininterrompus des oiseaux font lever mon regard vers le ciel ;  je parcours la suite des ardoises tombantes, autant de notes miroirs différentes, du noir au vert mousse  elles étagent leurs replis entre gris d’ombre et bleu vif le plus souvent ; mon cœur continue ses remuements instables, la peur ne cesse pas, elle ne veut pas céder malgré l’attention que je porte à chaque détail du toit, cheminée rouge brique, couverte en partie de l’universel gris craquelé qui est la vraie teinte des villes ; oh ce petit morceau de monde après la maladie, pourquoi m’emplit-il de cette amertume ? Qu’ai-je entendu tout ce temps où je devais faire ma communion sinon la cruauté des nuits où l’on gémit, la crudité de mes partenaires de manille et la gravité d’un nouveau maître sur le pays, deuil d’un autre temps très agité auquel il met dramatiquement un point final ? Je me vois bras tendus, seul, peut-être soufflant dans une clarinette puisqu’après tout mon petit monde ne veut pas que je parle, et ma peur là devant étalée, tant d’années à subir et comme j’envie le violoniste qui s’accorde au levant et dialogue au violon avec son père ! La pensée de sa maladie me fait frissonner, puis font retour l’histoire de la musique et la flûte douce, je me sens responsable de son sommeil, je le protège, je ferme la porte de la chambre en prenant garde à ne pas faire grincer le pêne, j’adresse à mon protégé mille vœux, j’aimerais partager sa musique, j’espère, je regrette la perte de dieu j’aurais pu prier, je lui dicte pourtant un futur et lui chante les Blancs Monts dont j’ignore tout.

Ce n’est pas comme Dieu, tu comprends, on n’est pas obligé d’y croire, mais entends malgré tout ce printemps, réjouis-toi des nuances, des chants, de ces parfums légers comme notre âge, je te dirai les écorces étagées des bouleaux, autant de feuilles blanches, les ombres de la main lorsque courbé sur l’histoire de la musique on croit soudain qu’Il est là, le compositeur, derrière toi penché sur ton épaule et tout à coup la netteté de vivre, en tremblant certes en tremblant, cette allure aussi du pas que rien ne contrarie, la plume qui court, le chant, tu entends le chant, par-dessus tout, l’oiseau, le chant d’oiseau et puis parfois le silence empli de remuements solides, un soleil immobile, une phrase comme la mer que je ne connais pas mais dont je suscite le roulis noir et blanc (vu au cinéma) lorsque les heures caracolent, pataugent.

À l’instant où je vais me retourner pour l’aider à ma manière (en lui chantonnant des airs symphoniques peut-être) j’aperçois surgissant de derrière la cheminée un chat noir qui va se ruer sur mes amies et d’un geste brusque j’arrache la fenêtre et crie, hurle, pour faire fuir les oiseaux. Toutes s’envolent dans des claquements de toile froissée, reste mon face à face avec la bête noire aux yeux verts : on dirait qu’il m’attend.