Monologue du célibataire ( 2 )

Retrouvez le premier monologue de la série ici.

Ah, tu veux encore l’enfant,
La main, la brume, tout ça ?..
Non, écoute, je crois que j’ai tout dit
Et je n’en suis pas fier fier…
Oui, le problème tu vois c’est qu’il n’y a plus de guerre,
On ne peut plus jouer les héros,
Enfin je veux dire…
Euh… l’homme, comme il ne peut plus être un héros
Il se vautre au salon en regardant le foot,
Bière en main,
Ou il tourne en rond
Enfin, il ne peut plus partir de la maison avec une vraie bonne raison,
La guerre, ça, c’était du solide,
La patrie, tout ça, tu avais un rôle,
Tu avais une raison pour partir, pour tout quitter,
Les gosses, la bonne femme,
Le bon motif, quoi, égoïste mais moral,
Ta mauvaise foi devenait bonne foi,
Tu vois ce que je veux dire…
Ah oui, la paternité…
Ouh, ça je ne sais pas,
Ça fait rigoler, non ?
Parce que dans les rues je vois bien des panneaux marqués : ‘Maternité’
En gros comme ça, en lumineux,
Mais des ‘Paternité’ on n’en voit pas
On ne sait pas où c’est la paternité…
Oui, c’est ça, la maternité on voit bien ce que c’est…
C’est le bébé tout sanguinolent qui sort,
Le placenta, le cordon qu’on coupe, la mère qui est contente, le bébé qui pleure, qui tète…
Ça, on voit bien.
Mais le père, lui, il est sûr de quoi ?
Il n’est même jamais sûr qu’il est le père…
Tiens, ça doit être pour ça qu’il donne le plus souvent son nom à la mère et à l’enfant.
Et puis, oh, il faut bien que je le dise,
Tu sais, le truc de l’enfant la main dans la brume, tout à l’heure
Les cinq doigts, mes larmes,
Oui, oui, c’était de l’épate,
C’était pour faire pleurer dans les chaumières,
Du vrai gros mensonge bien viril,
Ça ne m’est jamais arrivé, non, non,
Enfin… je l’ai vu au cinéma.
Les hommes, c’est ça, je crois,
Du cinéma, enfin, du théâtre,
Enfin, ils mentent…
Pourquoi ? Par ennui, je crois, par ennui…
Oh, siii, j’ai interrogé les copains qui ont des enfants…
Si, si, en fait, ils ne savent pas à quoi ça sert, les enfants.
En jetant leur semence,
Ils pensent tout de suite que le produit de leur organe sera mortel
Un enfant pour eux c’est un prolongement,
Mais ils savent dès le début que ce sera provisoire…
C’est pour ça qu’ils ont inventé Dieu, les hommes…
Ou qu’ils se saoulent au bistrot.
Ils pensent toujours au train,
Au vaste train ferraillant qui un jour nous emmènera, là-bas …
L’air de rien, le train de rien…

Monologue du célibataire

Moi ? 33 ans ! Toutes mes dents !
De me marier ?
Ah, non, non, non, non…
Quoi ? Les enfants ?
Ah, oui, oui, oui, oui, oui…
Évidemment, vu du point de vue des petits
C’est pas pareil
C’est rose, c’est blond, enfin, des fois,
Ça cause,
Oui, je sais, on en apprend avec les enfants
Tiens je l’ai lu dans le journal, écoute-ça :
‘L’enfant est le père de l’homme’…
Pas mal, hein ?
Ah tiens, l’autre jour, un petit gars, il m’a fait un signe, j’étais dans le train pour Hirson, il m’a fait un signe de la main, il voulait un sourire, et tu sais, c’était le matin, dans la brume, il marchait près d’une gare en lançant des cailloux. Et puis tout d’un coup, il a tout lâché, il a tendu la main, j’ai bien vu, cinq doigts dressés vers moi contre la brume, avec le jour naissant, un vrai soleil. J’avais mal dormi, c’est vrai, mais je ne sais pas si je dois le dire, oui, je vais le dire, en voyant son sourire, les pommettes, tu vois, les paumes blanches dans le tout petit matin, j’ai failli pleurer dis-donc… C’est pour ça que j’ai dit ‘oui’ tout à l’heure pour les enfants. …Oui, tu as raison, j’ai pas failli. J’ai pleuré vraiment, comme un veau, j’ai pleuré…
Pourquoi ? Ah non, ça je ne sais pas.
De me marier ?
Non, ah, ben oui, ça c’est sûr,
Si tu veux des petits gars faut aller devant le maire
Remarque maintenant c’est pas obligatoire…
Oui, comme tu dis, le maire c’est mieux,
Tu donnes ton nom, tu te rends compte, ton nom,
À quelqu’un d’autre que toi
C’est digne, oui, oui, c’est digne,
Ça te requinque un bonhomme en moins de deux
C’est le cas de le dire,
Oui, c’est mieux de se marier, c’est sûr
Mais tu vois ce qui me retient c’est…comment dire ?
Le grappin…
Oui, le grappin, après, tu vois,
On a l’impression qu’on est coincé aux épaules,
On ne peut plus jouer les gros bras au bistrot,
On est responsable
Et puis j’aurais honte, j’aurais honte… De quoi ?
Eh bien, j’aurais honte au supermarché de pousser le caddie avec les couches par-dessus,
Voilà c’est ça le signe du grappin.
Ah, oui, cent fois, elles ont voulu, cent fois
Ah non, je n’ai pas voulu, tu sais,
J’ai l’impression que le rouge à lèvres
Le rimmel
La poudre pour le nez et les joues
En fait, tout, la mini-jupe
Le soutien-gorge
Tout ça, en fait, c’est autant de griffes du grappin
C’est pour t’accrocher
Pour que tu pousses un jour un caddie plein de couches sur le parking du supermarché…
Être sincère ? Non, mais je suis sincère… Tu rigoles ?
Tu crois que je mens ?
Oui, non, tu as raison, non, en fait ce n’est pas le grappin, c’est vrai,
Ce n’est pas le grappin qui me fait peur
Après tout on divorce comme on rigole aujourd’hui,
Non, c’est les enfants, oui, oui,
C’est ça, la main tendue comme un soleil dans la brume du matin.
Oui, ça, ça me fait peur,
Ton nom, oui, tu es responsable,
Oui là vraiment, oui, là, j’ai peur, j’ai peur oui, oui, oui, oui… (Il s’en va)

Le champ sauvage ( 4 / 4 )

Vers le soir, l’homme ordonne d’allumer des feux le long des remparts et c’est ainsi qu’à la lueur de l’un d’eux un artisan assomme un loup d’un coup de gourdin. On chante, on boit, et les gens qui observaient les travaux depuis le matin osent enfin s’approcher. Pour la première fois on lui parle directement. On l’assaille de questions incohérentes et pour calmer leur brouhaha il les dispose en cercle autour de la tombe.
Il ne va pas leur parler tout de suite. Il connaît le peu de mots dont ils ont besoin, il sait leur demande d’images. Alors, de sa poche il extrait des galets qu’il a ramassés au bord de la mer.
Il se souvient du choc qui l’a saisi lorsqu’il a découvert l’infini noir des eaux. C’était en hiver, l’écume courait vers lui et il respirait la nature entière avec ses ressacs froids et ses espaces illimités. Il aurait voulu trouver les mots, les noter, puis revenir avec eux dans la nef de la cathédrale et dire enfin ce qu’il avait toujours su : tout est dans le rêve, dans ce que forme l’esprit à chaque instant. Mais c’était à la fois trop et trop peu et c’est pourquoi, à défaut de la mer insaisissable, il avait eu la sagesse d’emporter des galets.
Il retire la feuille illisible à leurs yeux et jette les galets sur la tombe ; ils parlent à sa place. Ses doigts les lâchent dans la terre fraîche et ils s’enfoncent naturellement dessinant des droites que son esprit d’architecte a tracées sur le papier. Ici l’église, là le cloître. Les galets dansent dans sa main avant de choir sur la terre. Au-dessus du crépitement des torches on entend leur frottement étouffé contre sa paume, comme des pièces d’or qui vont se détacher du ciel pour aller enrichir le monde. Les teintes différentes esquissent devant eux des petits univers qui se côtoient. Dans chaque galet dort l’infiniment vaste des eaux, l’imaginaire libéré des contraintes du monde, des millions d’années de roulements incessants. Pourtant chacun est clos sur soi, renferme une forme particulière et l’on comprend que tous les galets, tous les visages qui les fixent dans cette nuit unique, tous sont beaux, précieux, dignes de respect.
L’homme enfin parle ; il ne dit pas grand chose. L’orateur qu’il est, le rhéteur qui bouleverse le dimanche les âmes en détresse refuse d’argumenter. Il se baisse, laisse faire ses doigts qui désignent les galets, se contentant de nommer les lieux, évoquant d’un mot les formes qui habiteront le champ sauvage. Il sent que la loi nouvelle ne peut être terrible, les gens connaissent trop bien la terreur. Il faut leur montrer à travers les galets polis des eaux toute la douceur des lois et leur nécessaire dureté afin qu’aucun d’eux n’écrase plus spontanément l’autre. Un pilier, un galet, un homme. À intervalles réguliers l’édifice s’accroît en pensée, les murs se dressent le long de ses pauvres mots, il leur demande d’être patients, la vie est longue, ils verront bien des choses.
– Ce sera ma maison ? dit un enfant.
– Oui.
– Et la mienne aussi ?
– La tienne aussi.
Les torches s’épuisent et c’est dans une quasi-obscurité qu’il reprend un à un les galets subtilement ordonnés. Mais les gens s’attardent encore sans plus parler. Toutes les questions ont désormais une réponse. Pour emplir le silence, l’homme leur montre les étoiles, il parle de l’ordre des constellations, mais il sent bien que c’est un détour et tout à coup, dans la nuit des torches presque mortes il tend un galet à son plus proche voisin. Lentement il les distribue autour de lui. Personne ne se précipite : ils demeurent là tranquilles, sentent à l’instant du don la main de l’homme qui leur effleure la paume et, juste après, la douceur étonnante du galet. Quand ils sont tous servis on entend une voix qui murmure :
-Et toi, tu n’en as plus pour toi ?
Il sort un galet de sa poche et le montre à la lueur de la dernière torche. Puis il le secoue contre les tympans de ceux qui l’entourent en murmurant :
– C’est le mien. À l’intérieur il y a une âme, vous l’entendez ?
Tous font oui de la tête, on se chuchote le secret et ils s’en vont enfin, rêvant du galet de l’homme qui en recèle un autre, comme une réponse au mystère de leur propre existence.

Le champ sauvage ( 3 / 4 )

Il lève la main. Du fond du rempart surgissent alors trois hommes armés de bêches. On leur fait place et lorsqu’ils sont tout près, l’homme s’abaisse de nouveau près du corps, le lève doucement comme on le fait avec un enfant endormi, s’écarte de quelques pas et sans qu’un seul mot soit échangé, les fossoyeurs, suivant les traces imprimées dans l’herbe folle par le gisant, creusent un trou profond. Longtemps on n’entend que la morsure des bêches contre la terre. Les femmes ont repris leurs prières et les hommes qui les ont rejointes regardent par dessus leurs épaules la fosse qui transforme la prairie en cimetière. L’homme sourit, attentif aux senteurs humides des arbres qui bordent l’espace. Le souffle des fossoyeurs se fait plus court mais le rythme du travail ne faiblit pas, et quand enfin ils remontent du fond de la terre noire, l’homme pose son fardeau sur le talus et descend tranquillement dans la tombe. Il reprend le corps enveloppé dans son linceul de luxe, le place entre les parois, s’extrait du trou et jette une poignée de terre sur le corps. Alors, les femmes puis les hommes refont le même geste, recouvrant totalement de terre le manteau habité.
On se sépare dans le silence.
Pourtant, la petite troupe ne va pas loin car à l’instant l’homme lève de nouveau la main et on entend un roulement de charrois comme un grincement de mort. Les gens prennent peur, des cris fusent : « Les soldats ! Les soldats ! », on se disperse hors du champ, les mères cueillant à plein bras dans la panique des enfants qui ne sont pas forcément les leurs. Farouches, elles se retournent vers celui qu’elles prenaient pour leur bienfaiteur, les hommes serrent les poings, mais il sourit toujours, porte la main à sa chemise et extrait un rouleau dont on distingue au loin les rubans qui flottent contre le vent. Sans s’attarder sur leur terreur ni prêter aucune attention aux craquements qui se rapprochent, il pose le rouleau sur la tombe. Il cale les extrémités à l’aide de deux galets forts et se concentre sur la feuille étalée.
Il fixe les traits que sa main a tracés, il admire son travail, devine les problèmes, soupèse les forces en présence et se recule d’un air satisfait. Les chariots sont là. Ce ne sont pas des soldats bradés de fer mais des artisans en tenue de travail avec leurs outils à la main. Des pierres tirées par des bœufs sont posées sur le champ et on plante les premiers piquets. Là-bas on scie des arbres, on fauche là, on sarcle ici, et la journée se passe à murmurer des conseils, à s’encourager mutuellement lorsqu’un obstacle naturel résiste. Au beau milieu du champ la tombe fraîche monte doucement. Elle semble respirer.

Le champ sauvage ( 2 / 4 )

Des fantômes s’avancent lentement vers lui : ce sont des visages connus, femmes si belles jadis et qui pleurent sans cesse, avec leurs faces édentées et leurs rides vite venues au gré des couches et des ravages du temps. Il leur fait signe, elles s’approchent encore. Il leur passe le bras autour des épaules, une à une, leur parle des morts, désigne les mésanges qui vont et viennent dans les buissons qui bordent le champ du désastre.
Il revient au corps percé de coups de poignard et reste un long moment silencieux. Les femmes pensent qu’il prie et elle se mettent à réciter des syllabes du bout de leurs lèvres défaites. Mais loin de Dieu, l’homme pense à son enfance, aux coups, aux courses folles, à ses amours féroces, à la peur surtout, à la terreur des nuits où les voix mâles crevaient son sommeil. Il se revoit allongé au pied des vieilles femmes de trente ans, serrant les chevilles de sa mère pour qu’elle cesse de trembler lorsqu’elle apprend la mort de l’aîné, du cadet, dont on n’a jamais revu les corps (une chausse égarée, une tunique maculée de boue étaient les seuls restes du combat nocturne.) Lui, le fils, le frère, revoit l’histoire des poings, des pierres, des couteaux et des loups.
Il a eu beau profiter des bienfaits de l’autre partie de la cité, il n’a jamais pu dormir son content. C’est pour cela qu’il est revenu. Lui, le prédicateur, va cesser de décrire le paradis. Ce qu’il veut du haut de son savoir, du fond de sa pitié, c’est faire du champ sauvage un espace où la plénitude de vivre s’épanouisse aussi librement, aussi simplement que les aubépines qui s’enroulent là-bas entre les pieds des hêtres.
Il faut convaincre. Mais on ne peut le faire avec des mots. Ces êtres mi-nus, mi-sauvages, n’entendent pas la parole. Ou plutôt ils ne connaissent que les mots qui les confortent dans leurs haines et assombrissent leurs plaintes.
Il attend que les femmes aient fini de prier, puis dans le silence que trouble seulement le vent qui fait claquer les robes, il se défait de son manteau brodé et le dépose sur le corps nu de son parent. Il lui couvre la tête, le torse, le sexe et les jambes. Accroupi auprès de lui il efface du bout des doigts les plis disgracieux et reste un long moment sans rêver, suivant des yeux le corps qui se dessine à travers les formes du gisant. Il prend son temps et lorsqu’il se relève il aperçoit des hommes, tous les hommes, qui se tiennent en arrière, formant un second cercle, plus large, plus lâche, tandis que derrière eux leurs enfants disséminés dans la prairie, immobiles, se jettent des regards incrédules.

Le champ sauvage ( 1 / 4 )

À l’intérieur des remparts, il y avait un pré, où dans les herbes folles paissaient les bœufs et les brebis. La nuit on s’y entre-égorgeait pour une femme, une bête, et vers le matin les mères ramassaient les corps des fils. À midi il ne restait plus d’autres traces que des orties froissées, et lorsque le couchant arrosait les taillis de ses teintes rouges, on entendait encore pleurer les femmes. Le jour était si beau, si blond, avec ses senteurs de chèvrefeuille, qu’on se jurait au fond des huttes de guingois que cela ne pouvait pas durer.
À l’autre extrémité de la cité, du côté du levant, des esprits audacieux avaient assis sous le ciel les babels humides de la cathédrale. Parfois, aux jours de fête, les gens d’ouest s’y aventuraient pour goûter l’ombre des pierres fortes. On enviait aux riches leurs nuits de vrai sommeil, leurs ors protégés par les lances de la soldatesque, on aspirait sans fin l’encens des messes, les yeux mi-clos, bercés par les voix qui s’essayaient au chant des sphères.
Les plaintes s’accumulaient sur la table des édiles.
Un matin, tournant le dos à l’horizon où le soleil va naître, un homme marche seul vers la prairie aux meurtres. On entend son pas dans la boue sèche qui borde les cabanes. Un mort nu dort là contre le mur de paille, presque debout. Alors, l’homme s’en saisit à pleins bras et le porte au beau milieu du pré. Ses pas, son souffle, dominent les premiers appels des oiseaux. Sa seule présence fait fuir les loups qui s’attardent à mordre les corps des victimes de la nuit. Au-delà du rempart dans le chaos de branches, les bêtes, humant l’odeur de l’homme qui les a dérangées, guettent son départ. Mais l’homme reste droit dans le silence de l’aube. Il sait qu’aussi longtemps qu’il sera là, ils ne reviendront pas.
Il est heureux. Il n’a pas lâché le corps nu qu’il porte. Il semble qu’il chante intérieurement, les yeux légèrement levés vers le ciel qui s’ouvre au vert, au rose, au bleu enfin de l’aurore retrouvée. La veille, on lui a proposé de l’accompagner avec des hommes en armes mais il a insisté pour s’y rendre seul. « Tu es trop bon, disent-ils, trop doux. On a besoin de toi ici, affirment-ils. » Il n’a que faire de leurs mots. Il a grandi auprès du champ maudit, il connaît les vivants et les morts, et celui qu’il serre contre lui est un parent, un cousin peut-être, avec lequel il a joué dans la paille des granges attenantes. Il l’appelle une dernière fois : « Martin, murmure-t-il, Martin, je suis là » et le dépose enfin dans la rosée du pré sans foi.

Heureuse solitude

À l’image des commandements religieux des siècles passés, il faut aujourd’hui savoir ce qui se passe dans le monde, il faut avoir vu le dernier film de, il faut avoir écouté le groupe un tel, il faut posséder tel objet de communication, contraintes émouvantes qui témoignent de cet oubli de soi exigé par toute société. La solitude à l’inverse est connotée négativement alors qu’elle est la condition première non pas du bonheur, mais plus modestement de la joie de vivre.
L’aventure de vivre en communauté commence à la naissance où, fragile, dépendant de tout, le bébé a un besoin absolu des autres, il est rivé à l’autre et l’émotion profonde qui nous saisit à leur observation en dit long sur notre douce nostalgie de la dépendance. Et l’éducation réussie est bien sûr celle qui mène à la prise de distance: plus le jeune adulte s’éloigne volontiers de ses parents qui l’ont élevé, plus il acquiesce à sa liberté ( dont le nom réel est peut-être solitude). Les parents responsables suscitent le départ des enfants et ils cultivent soigneusement l’éclat noir de cette nécessité. Souvent alors le jeune adulte s’accroche à l’autre (s’aliène) s’enfonce littéralement dans le collectif, foule, rassemblement, concert, comme s’il voulait jeter aux orties sa liberté fraîchement conquise. Il a raison, ainsi saura-t-il en retrouvant sa chambre minuscule ce qu’être seul veut dire. Il est bon de boire la tasse quand on apprend à nager.
Lorsqu’on rencontre l’amour, le fol brasier de la fusion est notre lot; nouvelle perte de la solitude: enfin je ne serai plus jamais seul; ce vœu touchant n’a heureusement qu’un temps, la solitude revient au bras de l’autre, il le faut, pour que l’amour ait quelque chance de perdurer. Respect, tendresse ne peuvent être donnés que si la solitude a pris la première place. Je ne peux aimer que si je suis d’abord en accord avec “cette douce compagne”.
Quant à l’amitié que l’on lit si heureusement au visage de l’autre, elle a dans son fond le même aspect d’indépendance farouche où le respect couve la braise d’autonomie, ce tact qui nous épargne du feu de l’autre: lui c’est lui et moi c’est moi. La véritable amitié est une avancée sur les boulevards où chacun marche à son pas tandis que le langage les relie au milieu du fracas des moteurs à quatre temps. On entend derrière les mots échangés une vibration au fond assez étrange où la liberté de ton se paie de la solitude risquée. On peut affirmer alors qu’on est adulte puisque la franchise avance au même pas que les mots bordés de ce silence où la solitude palpite.
Avec les décennies le sourire remplace les mots, car nous n’éprouvons plus le besoin de prouver quoi que ce soit; la liberté totale ne se conquiert plus dans le babil mais dans l’accueil heureux que l’on fait de nos journées et de ceux que nous aimons. Ainsi, allons-nous vers l’étang où la barque nous attend. Pourquoi une dernière fois nous penchons-nous sur l’eau immobile? Sans doute pour voir encore un peu à contre-jour notre visage à nul autre pareil.

Le corps

Le nouveau corps de l’homme entre sport, publicité et pornographie de Robert Redeker. Ce texte  m’a paru si intéressant qu’il a provoqué l’écriture d’une rêverie sur le corps en général et son usage contemporain en particulier.

Si le corps est devenu l’objet central de nos préoccupations, c’est qu’il ne reste rien d’autre, puisque les idées du XVIIIème et du XIXème siècles ont débouché sur des crimes atroces: nazisme, communisme. Les idées démocratiques qui perdurent ne proposent que l’inquiétude de penser, d’ouvrir, de participer à la vie collective, ce que ne veulent à aucun prix les vivants de notre temps:”c’est trop compliqué… j’ai autre chose à faire”. Cela ferait des vivants des êtres pensants contraints de s’interroger sur le présent et le devenir de notre civilisation, problèmes qui avouons-le dépassent largement les capacités humaines. Donc insensiblement, la pensée, discréditée par les totalitarismes, a perdu son aura au profit de ce qui reste: le corps. L’âme morte avec Dieu est un rêve d’antan.
Reste le corps, ce surplus autrefois gênant pour un penseur ou un religieux et qui vient prendre la place laissée par l’esprit déconsidéré (on va traiter d'”intello” un type ennuyeux qui voudrait que la vie de l’esprit perdure ou qui évoque le passé ).

Reste le corps donc, cette machine que le temps érode: tout l’effort du présent va alors consister à faire oublier la mort, et à engager un combat farouche contre le vieillissement: exaltation du sportif et pornographie – identification et viagra… mille crèmes et onguents divers, centres de fitness et autres églises du corps. Ce rabattement de la vie de l’esprit sur le corps ressemble fort – c’est au fond la même chose – à la seule valeur d’aujourd’hui qui a pignon sur cour(s): l’argent. Il y eut durant presque deux mille ans des vertus et des vices, dûment et longuement répertoriées, en bref une forme de morale avec ses valeurs. Oh l’argent avait son importance, mais il n’était pas au centre des valeurs qui régnaient sur les esprits. Reconnaissons que ces valeurs positives et glorieuses des Lumières ayant conduit aux crimes que l’on sait ( la terreur de 1794, le bonheur forcé des kolkhozes etc…) il convenait de descendre globalement d’un cran et d’en revenir à l’essentiel: manger, boire, acheter, vendre et c’est ainsi que l’homo economicus est venu prendre la place de ce qui était autrefois politique ou plus avant religieux.

Le rabattement sur le corps (régression vers l’enfance la plus archaïque) porteur de marques publicitaires (régression vers le tube digestif de l’économique) désigne le vrai lieu de notre temps: notre présent est ainsi un passé, celui de notre vie de bébé… et encore le bébé découvre-t-il à neuf, il explore, alors qu’en toute innocence nous mangeons des glaces sur les boulevards (au fait, en quoi serait-ce répréhensible?).
Puisqu’il en est ainsi, que faire? Car c’est la vraie question et la seule qui vaille. Se plaindre? Allons, ce n’est pas sérieux, nous ne sommes plus des enfants. Cessons de geindre. Se battre? Nous n’avons pas l’âme de Don Quichotte et Besancenot est son présent patronyme, on frise le ridicule.

Avant d’esquisser un début de réponse, posons la question cruellement : sommes- nous réellement malheureux de notre “bonheur” ? Notre ventre est plein, nos maisons sont chaudes en hiver et froides en été, la télé et la communication technologique pourvoient à l’alimentation de notre imaginaire (office rempli autrefois par les valeurs et la religion), alors de quoi se plaint-on? Il y a bien quelques miséreux ici ou là, mais ce n’est qu’une broutille comparée aux atrocités sociales des siècles passés, donc ne rabattons pas notre confort sur ces restes balbutiants de la misère générale d’autrefois (marcher dans le parc de Versailles c’est piétiner les corps des vingt millions de français qui à l’époque mouraient de faim).

Que faire? La question est en suspend; elle traîne dans nos corps, effleure nos esprits, puis on l’oublie, trop pressés que nous sommes de goûter aux produits élaborés par nos économies hésitantes et conquérantes à la fois (qui pourra critiquer cette attitude?).

Il s’esquisse des réactions conservatrices: sauver l’environnement, protéger la vie etc… on quitte doucement la lutte pour l’expansion et on entre subrepticement dans le sauvetage de ce qui peut encore être préservé. C’est un beau pari.

Gageons que la vie de l’esprit maintenue par quelques-uns protègera également la sublimation dont notre présent manque cruellement. Nous vivons un temps intermédiaire (mais quel temps ne le fut pas?) où l’on va protégeant de nos mains fragiles le feu du beau contre la bourrasque du tout économique.

Hölderlin usait vers 1800 d’une formule mystérieuse : il suggérait que la tâche du poète consistait, en attendant, à garder l’espace pur entre les dieux et les hommes. Tout l’effort des textes parus ici s’attèle à cette tâche ingrate avec l’espérance qu’un jour la vie de l’esprit reviendra puisque tout – y compris nos corps – n’est que passage.

Téléchargez le texte de Robert Redeker au format PDF (580ko).

La main de Borges ( 3 / 3 )

« J’interviens car vous vous approchez peu à peu de moi, et je ne voudrais pas que vous alliez à l’encontre des principes que vous exposez si justement à propos de la bonne distance, de ma recherche en creux de ce que vous nommez le tact, le respect. Merci de ne pas me toucher, car ce serait comme si vous effleuriez mon corps dans son état présent : je tomberais en poussière.

N’allez donc pas plus loin, restez où vous êtes, faites silence et essayez, dans le calme revenu de vos voix qui s’échangèrent, de percevoir cet instant où la dernière vibration de vos cordes vocales a résonné dans les murs du temple écrit où vous conversiez. Vous vous êtes saoulé de réciprocité, j’ai même cru un moment que vous alliez sur mon nom vous jeter dans les bras l’un de l’autre – vous pardonnerez au mort que je suis cette légère ironie – , mais vous n’avez pas su vous taire vraiment, sinon vous auriez retrouvé au fond de votre mémoire un fait très simple que j’ai mentionné ailleurs et que votre hâte de parler vous a fait négliger : en réalité je n’étais pas vraiment aveugle et j’ai vu la pyramide.

Enfin, disons que ma cécité n’était pas totale et j’ai entrevu la pyramide dans un brouillard semblable à la distance qui sépare ce que j’ai écrit de la réalité telle que vous la vivez.

Je suis désormais au-delà de l’oméga du temps fini ; or, ce que j’ai vu, fut l’alpha posé au désert, la pyramide figurant à travers ma pupille brumeuse le A qui affirme que l’écriture demeure. C’est le A silencieux, posé là, étoile polaire d’un ciel terrestre, qui dort à l’avant de toute parole et qui préside à toutes nos écritures. Il a toujours été le point fixe à partir duquel mon petit univers a pu dériver. Ma visite aux pyramides fut un voyage d’enfance, un déjà vu que j’ai revu, monument tacite.

Avant de mourir, je devais sentir de la main l’évidence réelle de la lettre que la pyramide présente. Mon aveuglement, à la fois faux et vrai, dit mieux que tout essai sur l’écriture, les échanges fabuleux qui s’élaborent entre le monde et le texte écrit. Il n’y a là aucune mystique, seulement l’espérance, vérifiée par le voyage que je fis, que l’écrit est durable s’il sait être chant sur le désert de la page. Le A (Aleph) m’a guidé ; il fut, comme pour tout le monde mon premier cri, et je suis allé avant de partir le saluer sur le sable, debout, et si je ne l’ai pas touché, c’est qu’entre mes yeux et ma main qui tenait le livre, j’ai gardé toute ma vie cette même distance qui seule rend la lecture possible.

Et c’est ainsi que le pire malheur qui soit – vivre aveugle – m’a rendu heureux à jamais. »

La main de Borges ( 2 / 3 )

– Tout à coup, autre chose me vient, qui relance la rêverie : si je vois, je voile ce reste que je ne vois pas. Il faut bien dire alors que l’avancée du bras de Borges ne touche pas seulement cette pierre précise ; ce serait du tourisme, c’est-à-dire, enfin, rien…

– Je comprends. Vous voulez dire que le tourisme c’est des kilomètres… pour aller loin, fuir, revenir, fabriquer des souvenirs.

– Oh, on fait ce qu’on peut ! Loin de moi l’idée… mon dieu, le tourisme, pourquoi pas ?…  Non, son bras tendu reconstruit la pyramide avec les milliers de mains de quatre mille ans d’âge – mains devenues poussières, c’est vrai, il ne faut pas se raconter d’histoires – ; curieusement, dans le geste de Borges c’est comme un vaste mouvement qui se produit par dessus notre culture et qui rebâtit au présent la pyramide à travers son seul bras d’homme… et cela n’est possible que parce qu’il est aveugle. Mais je vois bien que je me répète. Je cherche quelque chose d’autre.

– Permettez-moi de vous aider. On pourrait peut-être voir les instants qui ont précédé ce geste ?

– Vous pensez que… une enquête ?

– Oui, une histoire imaginaire. Enfin, toutes les histoires le sont, surtout lorsqu’elles sont vraies.

– Une histoire, si vous voulez : en fait, s’il rebâtit aussi simplement, c’est parce qu’il est venu de l’autre continent parallèle, d’un coup d’aile, par l’Atlantique sud, billet en main.

– Je pense au désert, à la chaleur écrasante, aux pas mal assurés.

– Oh, je crois qu’il faut être plus patient, remonter plus avant. Le plus difficile ne fut pas le désert, je veux dire les derniers pas ; cela n’était pas grand chose, c’était l’évidente solitude qu’il n’a cessé de fréquenter, le sable qui crisse, le soleil qui enfiévra son esprit toujours.

– Alors quel fut le véritable obstacle ?

– La difficulté réelle fut à l’aéroport, aux fracas chargés d’électricité statique ; il a fallu attendre et surtout entendre la voix qui enjôle les absents en partance.

–  Quelle voix ?

–  L’inverse du chant. L’hôtesse qui s’amabilise au micro, vous entendez, n’est-ce pas, ce n’est pas humain, la voix de notre temps, douce, invitante, trop présente pour être honnête, enfin, c’est le mensonge habituel des hommes depuis qu’ils vivent ensemble, mon dieu ce n’est pas une critique… Ne vous méprenez pas…

– Je ne pensais pas cela…

– Je vous remercie de me faire confiance… Je veux dire que cette voix est le mensonge du rêve demeuré sans nuit, avec la fameuse petite musique vide de trois notes qui précède ; là vraiment, je crois Borges tremble.

– Mais de quoi a-t-il peur ?

– De l’inhumanité de toute voix qui refuse le chant. Le prosaïsme qui suscite la pitié, parce que la voix est fière d’être au présent, et qu’elle n’est qu’absence dans une perfection très neutre.

– Mais la pitié est belle !

– Oui, mais pas ici. Il sait qu’il va avoir besoin de la pitié pour les pyramides, pour reconstruire, et celle qu’il porte à la voix de l’hôtesse use ses menues forces. Il y a tant d’obstacles à vaincre.

– Vous le présentez comme un homme tombé de la dernière pluie. Mais il a le sourire, il s’amuse d’être là. Dans l’attente, l’imagination est au chaud, elle écrit.

– Non, elle chante, enfin d’une certaine manière, vous avez raison, et ce n’est peut-être pas aussi grave que je le dis. L’attente après tout, ce n’est pas l’impatience. Mais j’entends les bruits et cela m’inquiète.

– Je crois que vous avez tort de vous en faire. Il n’est pas seul, assurément.

– Oui, il s’appuie sur une femme, je crois, épaule nue qu’il touche à peine, préparant dans une méditation tranquille l’autre toucher qui sera au désert.

– Ah, vous voyez, son esprit s’accroche à travers l’épaule de la jeune femme à la sensation à venir. Je suggérerais que l’épaule nue lui sert de canne blanche.

– Merci. C’est ça. Je vois mieux maintenant ce qui s’est passé dans la file d’attente.

– Il parle ?

– Je n’en suis pas sûr. « Séréna, pense-t-il, chante-moi quelque chose, que je n’entende plus cet enfer de valises qu’on roule, tant de pas perdus, d’appels obsédés par la perte d’un billet qu’un homme tient à la main… Séréna, chante-moi quelque chose » ; il le pense très fort, et cela monte vers son palais, mais les mots ne franchissent pas la barrière de ses dents. Le larynx lié au souffle refuse de vibrer. Il murmure simplement : « Je ne suis plus un enfant », et Séréna n’entend pas, elle dit : « Comment ? » « Non, rien, Séréna, rien ». Il sait qu’elle sourit.

– Il s’appuie sur elle disiez-vous…

– Non, justement, dans mon esprit sa main reste à distance.

– C’est curieux, je le voyais plutôt empressé à lui serrer l’épaule. Un aveugle… enfin…

– Ce serait dommage. Reconnaissez-le, ce serait dommage.

– Vous voulez me faire sentir l’infime distance qui sépare la peau de sa main de celle de l’épaule de sa compagne, de son amie, cette épaule fraîche, qui lui tient lieu de… comment dire ?

– Qui lui tient lieu de lieu…

– Ou de lien ?

– De lien, oui, mais voyez comme nos mots sont pauvres pour dire le tact, la bonne distance.

– Il n’y a pas de mot pour dire ce contact qui n’en est pas un.

– C’est normal, aujourd’hui nous sommes aux antipodes de tout cela, les peaux ont tellement hâte de s’interpénétrer.

– C’est naturel, non ?

– Aujourd’hui, peut-être, mais on peut rêver d’autre chose… À cause du vide qui suit. On peut, me semble-t-il, si l’on veut se réserver une chance pour la vie, rêver d’autre chose… Borges sait cela. Et je vais vous faire une suggestion, mais j’espère que vous ne vous moquerez pas…

– Me moquer ? Mais de quoi ? Nous n’avons cessé de parler de tact…

– Merci de m’encourager : je crois qu’au dernier moment et, contrairement à ce qu’il dit, Borges n’a pas touché la pyramide.

– À cause du tact ?

– Oui, le tact, enfin, le non-toucher qui est le vrai nom du respect et qui seul a quelque chance de faire monter le chant dans la distance où la voix humaine résonne.

La main de Borges ( 1 / 3 )

Au détour d’une conversation, Borges raconte qu’un jour, aveugle, il a décidé d’aller voir les pyramides. Il les a touchées de la main et il affirme qu’il les a vues.

La même main avait tenu la plume pendant des années ; elle avait caressé des milliers d’ouvrages et il faut s’attarder sur ce moment où l’érudit aveugle, près du but ultime de son corps, touche la pierre posée depuis 4000 ans. C’est un hommage à la peine des hommes qui dressèrent les tombeaux. À l’inverse de Sisyphe qui avait roulé sa pierre pour presque rien, les hommes ont fondé ce qui demeure. Voilà ce qui vient d’abord.

Mais à l’instant où sa peau entre en contact avec le rêve dressé contre la mort, je sens surtout que la pyramide revit, qu’elle revient, on dirait que Borges, fragile, la tient dans sa main. Autant de livres, autant de pierres ; vivant, le petit homme assume. Borges prononce un ‘oui’ discret ; c’est un murmure admiratif où monument et présent se contemplent ; la civilisation est toujours debout puisque Borges aveugle la voit des doigts : on s’admire, on se touche, on finit par se voir, c’est amour.

Dans le ciel de sa tête se dresse l’idée d’une pyramide et c’est elle que caresse la main terrestre. On assiste aux épousailles de l’azur et du vieux fiancé solitaire, songe visité par une peau vivante, roc en forme d’idée ranimée par le feu doux d’un mortel cultivé. Le moment est murmure, on remonte le fleuve, on se décide pour une source – pourquoi pas celle-ci ? – et on la touche. Il fallait une vie pour voir, Borges a attendu cette heure, il se doutait qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu la mort en pierres posées, la mort pyramidale et chaude de la plaine devenue désert ; aucune révélation, simple confirmation.

On se tait. Comme à travers un tremblé de chaleur sur les chaumes, il voit ; dans le trouble de la cécité, il voit mieux que nous les cent villes repues qui croissaient là, à trois pas du Nil, pierres plus jamais perdues, s’attardant sérieusement sur l’occident.

Il faut imaginer Borges heureux. Il sait que les hommes qui les ont faites savaient, qu’ils avaient conscience de créer, tout était force. Au fait, a-t-il envie d’entrer dans la fraîcheur du tombeau ? Je vois le petit homme timide faire ‘non’ de la tête. Il se dit que la nature y pourvoira bien assez tôt. Il se contente de l’extérieur, et puis, le labyrinthe intérieur, c’est sa figure, son paysage sans cesse arpenté. L’explorer des mains serait un long ennui mortel puisqu’il n’a fait que cela toute sa vie, il en est même le grand spécialiste. Lorsqu’on est la mémoire du monde, on n’a cure d’entrer au déjà vu. Seule compte décidément la figure entière coupée d’ombre et qui, humée de près, est ramenée d’un effleurement à tout ce qui est venu de sa fondation jusqu’à nous.

Il entend l’arête noire qui croît vers le ciel. J’essaie de percevoir la conversation qu’il eut avec les morts. On la connaît, il l’a écrite mille fois. Je me dis que l’espoir aux deux pieds sur la terre qu’il présente est tenté par le dialogue ; des mots viendraient volontiers, mais je suis sûr tout à coup qu’il ne dit rien. Il n’est plus temps de témoigner ; il fut un temps où c’était son jeu de dés, son lot, son labyrinthe. C’est fini.

L’apaisement qui le prend est une ferveur immanente, une reconnaissance laïque du mystère par la paume, et le grain, et mille saisons. Il ne fut jamais oisif, il a toujours été à l’énigme, au plein cœur, et il salue la confrérie de ceux qui surent, de ceux qui peuvent et de ceux qui, après lui, verront la même chose à la fin de leur errance. Le râpeux de la pierre dit les milliards de grains compacts ; ce sont des hommes bien sûr, clos sur eux mais agglomérés en société, désormais immobiles et froids : ils se passent le grand message qui rôde autour du savoir, non pas le ceci ou le cela de la raison, mais le grand ‘pourquoi’ qui s’entoure de ‘parce que’, et qui s’élargit encore et demeure pourtant et n’est rien d’autre que l’énigme claire de vivre.

« Mais ce n’est pas une énigme, dit Borges, vous voyez, je vois. Je dis : ‘je vois’ ; en réalité ce sont toutes les sensations ramenées à un mot qui désigne justement ce que je ne peux pas faire. Voilà ce que l’on apprend à force de vivre en tâtonnant : l’énigme n’est pas au fond, mais à la forme que l’on devine, et la forme imaginée est à elle seule le fond du monde. La pyramide exposée est le cœur du mystère, son apparence suffit, non, même pas, puisque je ne la vois pas : ce qui compte c’est l’idée seule alliée à la présence réelle du toucher, la forme et le doigt, l’image simple et le rugueux, la conception la plus lumineuse liée à la pierre caressée dans le noir. La peau pourrait s’y écorcher, et pourtant la pyramide est la forme la plus haute que l’esprit puisse concevoir. Tout se joue entre ma paume vivante et l’idéal posé en plein désert. L’entre-deux est la vie, sourires et larmes s’y font des politesses ; c’est un temps que l’on croit mystérieux alors qu’il existe une proximité étonnante entre les pores de ma peau et les intervalles de chaque grain, de chaque pierre ; tout compte fait, je peux dormir tranquille. »

La forme, je crois, n’est pas seulement ce que dit la parole prêtée à Borges. Peut-être y a-t-il au départ une erreur de vision, petite erreur fatale. Je veux parler de la naïveté de la lumière, de la raison, là où le langage, fiérot lunaire, oublie qu’entre les mots et le monde coule un vaste fleuve que cachent ces illusions écrites que les Lumières ont fait se déployer pour notre grand bonheur ; or, ces mots ne font pas pour autant – et il s’en faut de beaucoup – le monde.

Tout est toujours à reprendre : ‘tout’ est ici la pyramide et ‘reprendre’ c’est toucher de ses phalanges vives la forme qui dit la mesure. L’ombre de Thalès y rôde depuis l’origine ; elle dit la proportion, le jeu d’ombre et de lumière et la langue de raison vient avec, mais elle n’est qu’un aspect limité d’un univers plus large, plus fort, disons la vie pour être tout à fait clair, et que l’on retrouve à condition que l’humilité de la modeste petite main tremblante s’en mêle ; c’est elle qui fait tout, je veux dire, c’est elle qui fait la poésie.

La main écoute. La forme vient, Borges voit, et ce ‘voir’ est au battement du cœur qui palpite au creux de son poignet. L’affaire est si simple, dit Borges, il suffit de prêter l’oreille, puis de chanter par-devers soi la forme entendue dans la mesure de son corps.

Il perçoit alors, en s’effaçant, en se ramassant sur sa seule main, la vérité du chant qu’il a cherchée toute sa vie. Il entend un murmure souriant. La pyramide parle : « Oui, le chant est à mon image ; j’assume la mort et je la dépasse au-dessus du désert. Je confirme ton geste, je t’attendais, tu es mon hôte, je te fais mien. Ta parole est vérité parce qu’elle chante en ironisant sur les raisons errantes et posées. À l’instant où tu me touches, j’affirme que tu as chanté juste. »

C’est pourquoi on peut dire que ce jour-là Jorge Luis Borges a fait le plus beau des voyages.