Kafka et la loi (Devant la loi)

L’homme de la campagne dont il est question (der Mann vom Lande) est un peu nous, tout un chacun. Les sociologues diront qu’à l’époque de l’écriture de cet apologue (1914), les hommes de la campagne parviennent aux portes des villes. Avant 1914, 80% étaient des gens de la campagne. Le ravage de 14-18 n’est peut-être que cette histoire des êtres qui apprennent la loi par la baïonnette, dans des tranchées sinueuses.

Pour le reste on voit que l’homme de la campagne ATTEND. (On n’est pas loin de Beckett…) Tous les héros antérieurs de toutes les fictions possibles et imaginables faisaient exactement le contraire : ils agissaient. Ce héros attend. C’est donc à peine un acteur, il n’agit pas. Je suis sûr qu’il a peur. On le serait à moins ; lui qui a toujours vécu au village, connaissant tout le monde, vivait sans se poser de question, tout était évident et là tout soudain on lui dit qu’il doit entrer dans la loi. Cette aventure a été vécue à la rupture du XXème siècle et ne cesse de nous hanter. Faut-il entrer dans la loi : avoir un métier une famille ou vaut-il mieux attendre devant la porte ? Il est évident que notre héros si peu héros est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. On entre dans la vie, dans la loi des autres et on ne se pose pas de questions : on entre dans la loi sans réfléchir longtemps, lorsqu’on est jeune et que – comme on dit – le monde n’attend que cela, que tu t’intègres, que tu marches avec les autres, que tu te fasses reconnaître.

Kafka docteur en droit s’occupait des accidents du travail (de 1908 à 1918 à peu près), il en a vu des mutilés de la vie, il en a vu des misères, il en a rencontré des pauvres ! Il connaît par cœur les problèmes de droit, de loi, mesure constamment la distance entre la vie et la loi. (Le nul n’est censé ignorer la loi qui est un commandement impossible.)

Mais c’est aussi l’homme du doute. Il n’ose pas parce qu’il est par exemple un artiste, un homme qui mesure toute la difficulté d’écrire ; car écrire c’est lutter contre des fantômes, affronter la loi commune qui considère que l’art n’est rien au regard de la vie. Alors que pour Kafka tout est littérature ; il dit : « Je ne suis et ne veux être que littérature ». Balzac avait écrit sur la canne de Rastignac « Je brise tous les obstacles » ; Kafka en référence à ce trait dit lui : « Tous les obstacles me brisent ». Il voudrait bien épouser une femme avoir des petits mais il voit bien que la loi l’en empêche, le chemin est barré. Entre sa chambre et la porte de l’appartement où il a vécu jusqu’à trente ans, il y avait la chambre de ses parents…

La thématique est autre encore : l’homme qui naît doit s’adapter à la loi et non fabriquer son petit monde de manies et d’obsessions. Il est requis par la loi au concours de la vie commune. Et il doit se justifier d’être un de ses membres: identité, métier etc. Notre homme de la campagne ne peut pas, ne sait pas ; il n’a pas le code. Le père de Franz Kafka était un commerçant énorme bruyant coléreux mal élevé. Il était dans la loi, il ETAIT LA LOI. La loi du père. Le fils subit cette loi, dans un milieu juif, on imagine la difficulté ; ce texte décrit aussi le statut des juifs dans nos sociétés, évidemment. Le juif est hors la loi. Le père cité plus haut fait tout (au grand scandale de son fils !!) pour être intégré et ne plus avoir affaire avec le monde juif dont il vient.

Je dois mentionner à propos de ce texte un phénomène troublant. Kafka qui n’aimait pas vraiment ses textes et avait demandé que l’on brûle tout ce qu’il avait écrit, a fait paraître ce texte avec d’autres dans son recueil de nouvelles intitulé : « Le verdict ». C’est le seul recueil dont il ait été assez content et surtout lorsqu’il parlait de ce texte « devant la loi » les témoignages concordent pour dire combien il était heureux de l’avoir écrit. Il savait qu’il avait écrit un chef d’œuvre. on sent bien la chose, cet humour étrange, cette distance, cette élégance grave et rieuse, cette manière très concrète d’écrire sur un sujet tout compte fait métaphysique, mais non philosophique, comme un texte rêvé, sorte de fausse légende talmudique, parodie de conte, INEPUISABLE. On dirait un texte religieux pour non croyants !

Kafka aimait tant ce texte qu’il l’a intégré au « Procès » dans le chapitre intitulé : « Dans la cathédrale ». Il en propose même une interprétation qui est intéressante mais c’est une vision énoncée par un prêtre, par un personnage et elle ne peut être rabattue mécaniquement sur la vision de Kafka. Au fil des jours, des décennies, des années, ce texte a pour moi pris les nuances de mes environnements successifs, ne perdant jamais cette part de mystère que l’on retrouve chez les peintres comme Vermeer ou les musiciens comme Chopin. Ce sont des interrogations splendides, des discours bien plutôt qui nous entourent comme des rayons éclairant chaque jour, des chants qui nous environnent comme des tourbillons de rêve à côté du temps et en son cœur pourtant.

La loi telle que l’entend Kafka

Das Gesetz c’est la loi. L’origine est claire, enfin autant que l’étymologie est fiable : C’est ce qui est posé là ; « setzen » asseoir, installer, poser là devant. Sich setzen c’est clair c’est s’asseoir, mais« Setzen » tout seul c’est asseoir mais aussi ‘composer’ dans l’imprimerie… donc placer les lettres de plomb dans le bon ordre( ce que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître). Le préfixe « ge » ne doit pas nous étonner en allemand car on l’accole aux mots parfois pour donner l’idée d’un ensemble. Exemple das GE-fühl, le sentiment, rassemble tout ce qui est ressenti par un être humain. Das Gestell est tout ce qui est placé là devant, « Dispositif » « arraisonnement », enfin tout ce qui fait la difficulté de la technique vue par Heidegger.

Ce qui est assis là, posé là c’est le principe que l’on désigne par « Satz » en allemand. La loi a affaire avec la philosophie. Gesetz et Satz, loi et principe, sont donc étroitement liés. Mais Satz c’est aussi en allemand la « phrase ». Donc c’est un terme qui relève de la philologie. L’homme est assis devant la loi, certes, mais on peut dire qu’il est assis devant son miroir, si la loi est “assise” (l’assise du social).

Enfin, pour la phrase, « der Satz », la pensée se dirige alors vers sa forme et on imagine aisément que la phrase et la loi sont comme forme et fond d’une seule et même chose : la loi est une phrase, un principe que l’on peut énoncer dans l’espace d’une phrase et dont le modèle est sans doute dans les dix commandements de l’ancien testament. Pour que la loi soit applicable elle doit être simple et ramassée en une phrase. Enfin, j’ajouterai, pour que ce soit vraiment personnel, que personne n’a jamais mis en valeur ce sens de s’asseoir avec le texte de Kafka « Vor dem Gesetz » ; or, si vous le lisez bien vous voyez tout de suite que c’est précisément la position de l’homme de la campagne. Il est assis et il attend assis. Je lis une certaine forme d’ironie dans ce face à face de l’homme de la campagne assis face à la loi qui est elle-même assise dans son principe (miroir donc).

Je note que si l’homme de la campagne n’était pas assis, il ferait un excellent remplaçant à Vladimir ou à Estragon dans la pièce de Beckett.  Sauf qu’il n’attendrait pas devant la loi mais devant le vide du temps qui nous est alloué ici et maintenant.

Kafka: Devant la Loi (une lecture simplifiée)

Cet apologue ou cette légende, peu importe la nature du texte, a déjà fait l’objet de plusieurs interventions dans ce blog. La persistance de ce texte dans ma mémoire – je l’ai lu il y a cinquante ans pour la première fois – m’amène à revenir encore de manière claire et simple sur le fond de l’affaire.
La Loi n’est rien d’autre que les conventions, codes et lois qui régissent une société. Lorsqu’un être humain est au monde, son destin est de se déployer dans la société. De deux choses l’une : soit il accepte la société telle qu’elle est, entre dans la Loi sans se poser de questions et devient un rouage du fonctionnement social, soit il se révolte contre la Loi, considérée comme le fonctionnement social qui fait obstacle à la liberté de l’individu.
Kafka réfléchit sur les rapports que la Loi entretient avec l’individu, incarné ici par l’homme de la campagne. Ce dernier sert de contre exemple : il représente ce qu’il ne faut pas faire. Habituellement, on n’attend pas devant la Loi, on entre et on n’interroge aucun gardien de porte. On passe le seuil pour tenter de s’affirmer dans la Loi. La Loi n’attend rien de l’homme de la campagne ; avec ou sans lui la société fonctionnerait pareillement ; lui, il a son entrée (fixée par le temps de sa vie – cf.le Procès– , l’espace dans lequel il vit – cf.le Château) et il doit emprunter ce passage pour affirmer sa présence, assumer ce que l’on appelait autrefois son destin.
Alors pourquoi n’entre-t-il pas dans la Loi ? Il a peur. Il est cet homme moderne du monde industriel, forcément de la campagne (la vie rurale a toujours été le monde réel qui le précédait), qui redoute d’être pris dans un réseau social antérieur à lui, de ne pouvoir affirmer sa liberté et d’être écrasé par le rouleau compresseur de la totalité du monde existant. Il craint de ne pouvoir, dans le maigre temps de sa vie, devenir entièrement ce qu’il est. Le problème semble abstrait, il est au contraire très concret : il est à cet endroit précis du recul qui nous saisit lorsque l’on doit se rendre dans une administration où l’on doit justifier de son identité, exposer son « problème » ou la nature de sa demande. L’homme de la campagne voudrait être pris par le gardien dans son entier, comme il l’était au village, où il était connu de tous et n’avait pas besoin de justifier sa présence.
Kafka est cet homme de la campagne : comme écrivain, il prend distance pour comprendre le monde et il est déjà à cet instant « hors la Loi » ; mais il en va de même de chaque être humain qui ne veut pas se perdre dans le social, dans la masse humaine, et qui exige d’avoir des garanties pour pouvoir s’épanouir librement. Il veut deux choses contradictoires : être libre et être dans la société à part entière. Il a peur de se perdre ; donc il attend.
L’action de l’apologue n’avance pas ; l’homme de la campagne vit et meurt ; il subit l’écoulement du temps et rien d’autre ne passe que le temps de sa vie. Il n’agit pas. Dans les légendes et apologues divers le héros traverse des épreuves pour s’affirmer ; romans et épopées de la tradition décrivent des actions successives où l’homme part puis revient « barbu et rauque » : il a vécu, il a appris et il s’est enrichit d’une expérience qui fait de lui précisément un héros. Avec l’homme de la campagne on a affaire à un anti-héros parfait. Il s’assied, il attend. Il n’ose pas, il a peur, on n’insistera jamais assez sur ce trait étonnant, terreur foncière, ahurissement passif d’un homme qui détruit sa liberté d’entreprendre et stoppe le déploiement de sa destinée.
Décrire ce qui se passe ainsi, ou plutôt ce qui ne se passe pas, c’est donner un sens tragique à cette expérience. Or, il se trouve que Kafka ne l’entendait pas sur ce ton, il voit les choses avec humour, se moque, on l’a vu, des récits traditionnels et même de la sagesse qui invite à « faire sa vie ». On sourit par exemple lorsque, le gâtisme approchant, l’homme de la campagne implore les puces de la fourrure du gardien. Dès le début l’humour noir de l’auteur nous invite à ne pas prendre cette leçon de sagesse, cet apologue, pour argent comptant : un homme de la campagne demande à entrer dans la Loi. Le lecteur avisé voit d’emblée que cette demande est ridicule. Il est engagé dans la vie depuis sa naissance, qu’a-t-il besoin de demander ? C’est une question qui ne se pose pas. Et pourtant (paradoxe) c’est une question qui se pose : la conscience, cette spécificité humaine, nous amène à nous interroger. Dans quoi vais-je m’embarquer ?, songe-t-on lorsqu’on prend une décision.
Le gardien de la porte provoque notre hésitation, suscite notre indécision, nous prévient de façon neutre mais bienveillante que des dangers nous attendent. Chaque décision est hantée de scrupules dont l’auteur s’amuse, ne s’excluant pas lui-même de ce mouvement. Le gardien de la porte est le surmoi (imagination) qui se dépeint par avance les dangers que l’on va devoir affronter. Ce n’est pas ironie ni moquerie. L’humour est une forme de compassion qui touche tous les êtres. S’ils pensent, ils sont perdus, condamnés à l’attente, s’ils ne pensent pas, ils deviennent l’équivalent des animaux dépourvus de conscience. Double contrainte, insoluble contradiction de l’existence.
Kafka est un révolté qui a fréquenté les cercles anarchistes à l’époque de l’écriture de l’apologue. Sa révolte est totale, métaphysique et politique ; il ne se fait cependant aucune illusion sur la résolution du conflit qu’il décrit entre l’individu et la Loi. Il est bien au-delà d’une solution ! Cette réussite parfaite dont il était fier, lisant volontiers l’apologue à ses proches, ne me quitte jamais ; je le réveille à la moindre occasion concrète dans la vie de tous les jours pour surmonter l’impression d’engloutissement dans un monde dénué de sens.
Je n’ai volontairement cité aucune référence. Véritable mythe du monde moderne, ce texte cardinal a suscité des milliers d’interprétations divergentes, Kafka n’étant pas le dernier puisqu’il s’interprète lui-même dans le cours du Procès ! Son texte parodie les textes sacrés des religions, essentiellement ici le Talmud, mais on peut songer aussi bien aux innombrables apologues des sages bouddhistes qu’aux récits hassidiques. On retiendra que la froideur désespérée est constamment compensée par un humour personnel souvent crypté mais d’autant plus éblouissant. Peu d’écrivains ont décrit notre existence avec une telle concision et chaque jour qui passe apporte à son propos une confirmation stupéfiante. Seule la littérature a ce pouvoir de décrire pour toujours (le texte a bientôt cent ans !) la raison primordiale de notre difficulté d’être.

Kafka, Le Château et nous

Il n’aime pas la métaphore et écrit, dans le silence neigeux du village où l’on s’efforce de le guérir de ses difficultés respiratoires qu’il sait fatales, l’histoire d’un homme à peine nommé (la lettre K est figuration d’un être dont bras et jambes arpentent et désignent le vide) qui veut trouver sa place puisqu’il a été appelé au village en qualité d’arpenteur : il ne sème que troubles et confusions diverses – l’arpenteur est agent d’un remembrement probable, ce qui dans une société rurale est l’équivalent d’une révolution.
Si je ferme les yeux, si je songe à ma propre vie, puis aux images suscitées dans ma mémoire – réussites, hontes, rebuffades – et que je leur accole celles qui sont décrites dans le roman au cours de conversations interminables,  je constate avec étonnement que la superposition joue à plein, jointement de mon réel vécu et des scènes contées dans la fiction. Je ne force pas le trait : les situations sont certes dissemblables, mais le fond de l’affaire correspond en tous points à ce que j’ai éprouvé durant toute ma vie provisoire… Provisoire, voilà bien par exemple la sensation que j’agite en moi lorsque je songe à mon existence, de même que j’ai toujours cru à la réalité d’un château. Je vais tenter d’être clair à propos de ce fameux château : tout enfant rêve d’être fils de roi, château, tout jeune homme espère que la vie le comblera, château, tout homme exige que le monde le reconnaisse tel qu’il est, K. et le château, tout citoyen a été pris dans les rets d’une administration aveugle contre laquelle il a tempêté, château encore, château toujours. (La quasi-totalité des villes et des villages de nos contrées sont dominées par un château ou les ruines d’un ancien bâtiment qui fut le lieu du pouvoir.) Or, nous savons bien que nous ne saurons jamais ce qu’il est advenu de nos rêves, de la grandeur espérée, de même que nous ne saurons jamais si ON nous a admis tels que nous sommes : le château de Kafka n’est pas une métaphore mais un mot qui regroupe tous ces rêves incertains. On notera que « bâtir des châteaux en Espagne » (ce que nous avons pu rêver… c’est incroyable !) se dit dans la langue du texte : « Luftschlösser bauen », mot-à-mot : construire des châteaux en l’air, or, c’est exactement ainsi que K. voit le château et c’est ainsi que le conteur nous le présente. Le héros, K., est un SDF qui ne cherche pas seulement à exercer un métier, il exige qu’on le reconnaisse officiellement : qui n’a rêvé d’être pris pour ce qu’il est réellement, non pas un rôle social seulement, un rouage parmi d’autres, mais un être humain qui devient ce qu’il est dans toutes ses dimensions ?
K. étouffe. Kafka aussi, physiquement c’est sa maladie, mais aussi dans le monde qui l’entoure. Aller au château (qui est le désir central du récit), c’est chercher une justification à sa vie, et je sais bien que cette recherche n’a pas de fin, que tant que je respirerai cette quête sera à la fois interminable et vaine. D’où le caractère fragmentaire de l’œuvre, sa non fin qui est la vraie fin de notre existence. Max Brod, l’exécuteur testamentaire et ami de l’écrivain, nous révèle dans une postface ce que Kafka avait envisagé comme fin possible : K. meurt et tandis  que les habitants du village se rassemblent autour de lui, un ordre du château parvient trop tard pour reconnaître l’existence de l’arpenteur. Ironie de toute existence, où tout advient trop tard, comme pour l’homme de la campagne dans la parabole : « Devant la loi ».
Reste le château, notre vrai moteur, forcément imaginaire, et dont Kafka ne fait pas la critique loin de là puisque c’est notre condition, château autour duquel volent des choucas, dont le nom tchèque est Kafka… et lorsque des corbeaux s’abattent dans mon jardin, je souris en pensant au récit de Kafka, comme s’il venait me rejoindre un instant dans le petit silence de mon impasse.

Kafka: Le Procès et Le Château

Les deux romans sont truffés de trouvailles, d’ironie, de détours, leur complexité phrase à phrase est indéniable, mais la vision d’ensemble de ces deux œuvres est d’une simplicité qui confine à l’évidence.

Le Procès se résume en peu de mots : arrêté le jour de ses trente ans, Joseph K. tente de se justifier devant les tribunaux et il est exécuté un an plus tard jour pour jour. Le Château lui aussi est un récit au schéma des plus simples : K. prétend avoir été appelé pour un travail d’arpenteur dans un village mais jamais il ne parvient à se faire intégrer à la vie collective, organisée semble-t-il à partir du château qui domine (peut-être) le village.

La différence entre les deux récits va de soi : dans Le Procès il est question de notre condition d’homme limitée dans le temps, tandis que Le Château expose les difficultés à trouver notre place dans le monde (notre espace). Or, le temps et l’espace sont les deux pôles essentiels de notre vie et l’on serait bien en peine de découvrir d’autres éléments aussi indispensables à notre existence. En bref, la durée de la vie et la place que nous y occupons sont nos préoccupations majeures.

Un détour par la langue d’origine nous permet de confirmer ce constat élémentaire, car Der Prozess, s’il désigne en effet une action en justice avec avocats, juges et tribunaux, est également le terme qui désigne le processus, c’est-à-dire l’écoulement du temps qui nous est alloué. Que Joseph K. soit arrêté puis exécuté lors de ses anniversaires successifs, désigne de façon transposée, romanesque, les dates qui figureront sur notre stèle funéraire, celle – déjà connue – de notre naissance et celle de notre mort. Qu’à trente ans Joseph K. naisse à la vie, est une vérité incontestable du récit : il est « arrêté » ne signifie rien d’autre qu’une prise de conscience de la culpabilité du personnage. De quoi est-il coupable ? De vivre bien sûr ! Un matin, je me lève et tout est différent car je prends conscience vraiment, réellement, totalement, que je suis mortel, qu’un jour je mourrai. Je vivais jusqu’alors dans un rôle tout d’extériorité – mon métier, ma vie affective – et voilà que je me découvre homme, être humain, mortel, et ma mort seule sera mienne, le monde n’en continuera pas moins son jeu et je n’aurai été que cela, seul, être vivant parmi des milliards. Cet être mortel, limité dans le temps qui va me hanter désormais toute ma vie – jamais plus je n’oublierai ce réveil – voilà mon PROCÈS. La culpabilité se résume en une question : je suis condamné à mort, soit, mais quelle faute ai-je commise ? Joseph K. va alors marcher, courir, monter et descendre des escaliers, échanger avec d’autres humains, mais aucun ne sera capable de lui expliquer les raisons de cette fatalité qui a toutes les allures d’une loi naturelle.

Le Château expose avec la même fausse candeur l’autre dimension de notre existence. Das Schloss laisse entendre une sorte de palais, ici décrit vaguement et de loin par le narrateur ; c’est une cité administrative où des fonctionnaires ordonnent, sans esprit de responsabilité et  à l’aide de circulaires énigmatiques (c’est bien ce à quoi nous sommes confrontés lorsque nous avons affaire à l’administration), la vie collective du village en contrebas. Il se peut cependant que le village soit lui aussi une partie du Château, ce qui revient à dire que le village et le château sont une même entité qui se ligue contre l’intrus. Mais revenons aux mots : le titre Schloss est à l’intérieur du participe passé du verbe « schliessen », qui selon la particule associée peut signifier « inclus » (eingeschlossen) ou son contraire « exclu » (ausgeschlossen). Or, « schloss » étant compris à l’intérieur des deux situations antinomiques, ce jeu de mot résume l’histoire du Château qui est précisément celle d’un exclu qui veut être inclus. On constate que K., l’étranger, l’homme d’ailleurs, l’exclu, ne pourra jamais être inclus et c’est là où il est fautif : il veut comprendre, il interroge, il pose des questions. Nous avons un rôle (nous sommes inclus) et nous savons bien qu’il va contre notre intérêt et l’évidence sociale de poser des questions sur ce rôle (« travaille et tais-toi »), jamais nous ne pourrons faire coïncider notre rôle social avec notre personne profonde, d’où les errements et déchirements de K., ce SDF qui veut à la fois être reconnu comme être et qui veut être accepté dans la communauté. On peut être à part entière dans le privé, mais lorsqu’on est inclus dans le travail, il convient d’accepter les codes sans poser aucune question. Tel est notre espace, telle est l’évidence que K. n’admet pas et s’épuisera à contester.

Deux romans, deux questions qui surgissent, brûlantes, éternelles : pourquoi suis-je mortel et pourquoi dois-je avoir un rôle et ne pas être moi tout entier ? Ces deux interrogations valaient deux romans distincts qui prennent au fil des décennies une importance toujours accrue. Phare exceptionnel, Kafka éclaire de ses deux diamants noirs la trouble réalité de nos existences présentes.

Kafka: Devant la loi (l’homme de la campagne)

La parabole du gardien de porte: Devant la loi est pour Kafka un texte si important que son auteur le publie séparément dans la suite de ses textes et l’inclut également dans le cours du Procès où il en propose une exégèse inattendue. Le contenu de cette parabole tient en quelques lignes: un homme de la campagne se présente devant la loi, demande à y entrer, mais le gardien lui en interdit l’accès. L’homme de la campagne décide d’attendre, tente de soudoyer le gardien, mais celui-ci lui explique qu’il peut bien essayer d’entrer mais qu’il va se heurter à d’autres gardiens plus puissants. L’homme de la campagne s’installe toute sa vie dans l’attente et lorsqu’il meurt le gardien ferme la porte; c’est alors que l’homme de la campagne apprend que cet accès n’était fait que pour lui.

Les innombrables commentaires suscités pas ce conte – souvent nommé légende – m’invitent à ne pas rajouter ma goutte d’eau à cet océan de gloses. Mon constat est simple: ce minuscule récit est un miroir où chacun vient chercher son reflet. Or, aucun visage n’est semblable à un autre: autant de lecteurs, autant de lectures possibles, donc aucune n’est fausse mais aucune n’est satisfaisante.

A l’instant où l’homme de la campagne se voit expliquer par le gardien de porte les obstacles qui l’attendent, Kafka écrit cette phrase qui seule va nous intéresser:

“L’homme de la campagne ne s’était pas attendu à de telles difficultés”.

Je tiens cette phrase pour la plus importante de l’écriture littéraire moderne.

Ecrite au tout début de la guerre civile européenne (1914-1945), sans doute vers 1916, cette remarque d’un humour très particulier désigne un moment civilisationnel fondamental. L’homme de la campagne est l’image de nos ancêtres lorsqu’ils commencent à devoir changer de statut.

Je voudrais être clair et je prends provisoirement l’habit de l’ historien du dimanche. Pour la plupart, et ce depuis la nuit des temps, les êtres humains ont travaillé la terre, à peu près indifférents au cours des choses (ils n’avaient nul souci de ce qui dort dans nos livres d’histoire scolaire). Ils naissaient dans des maisons-huttes de terre, vivaient en cultivant la terre et étaient pieusement mis en terre. Le village, l’église, le cimetière étaient leurs lieux privilégiés; ils ne parlaient pas exactement la même langue d’un village à l’autre et de toute façon le langage n’avait pas cette importance que nous lui accordons. Il suffisait sans doute que l’on s’entende sur le temps qu’il fait, les épousailles, les moissons et les taxes. Parfois, des soldats surgissaient, tuaient un peu, incendiaient, pillaient et violaient beaucoup puis repartaient. Après plaintes et prières tout rentrait dans l’ordre, c’est-à-dire dans le chaos des suites de jours que le curé commentait pour ordonner l’imaginaire des manants; on allait porter une requête au château, mais c’était le plus souvent sans grand résultat. (Je note qu’en rédigeant cette légende qui résume la vie de 80% des Européens durant des millénaires jusqu’au début du XXème siècle, je raconte en fait l’essentiel du décor et des péripéties du dernier roman de Kafka : Le Château. )

L’homme de la campagne se présente donc devant la loi et se heurte à une fin de non-recevoir: cette expression résume exactement toute l’action de la légende (et même du  Château). Mais dans la phrase qui nous occupe, l’homme de la campagne est étonné.

Cette surprise (“ne s’était pas attendu à de telles difficultés”) correspond à l’émotion qui va saisir et continue de saisir celui qui veut entrer dans la loi, c’est-à-dire tout un chacun, lorsqu’il veut bien prendre un peu de recul par rapport à son destin et à ses vacations farcesques (Montaigne). L’administration, la vie dite moderne, les sytèmes informatiques qui régissent nos réglements et destinées, les tracasseries constantes de notre vie de citoyen intégré , éveillent en nous un recul, un mouvement étonné et nous étonnent parfois au sens classique du terme: frappé par la foudre.

Ainsi la vie contemporaine, c’est donc cela: ce fouillis de cartes, de lois, de panneaux, de signaux, de contrôles qui sont autant de “difficultés”. Je dois avouer qu’ici l’homme de la campagne en moi éprouve une sorte de crainte, à tout le moins de frémissement puisqu’au village autrefois, j’eusse été immédiatement perçu par mon nom – ou plus souvent par mon surnom – et qu’ici et maintenant, il me faut être clair, précis, que je dois avoir une identité dûment estampillée.

Cet étonnement de l’homme de la campagne signe un déclic, un basculement de civilisation qu’on voudra bien considérer comme capital. C’est l’invention de l’anonyme, la découverte de l’Autre. Jusqu’alors je vivais, désormais je dois aussi me voir vivre au milieu d’autres que je ne connais pas. Toutes les gloses philosophiques, psychologiques et sociologiques décrivant le nouvel ordre civilisationnel au début du XXème siècle – on ne s’étonnera pas que s’installent dans le même temps les totalitarismes – se résument dans cette sensation d’étonnement qui signe notre vraie nature.

Que s’est-il passé? Très concrètement, les êtres humains ont dû, de gré ou de force, entrer en ville, s’installer dans la cité, sous les coups forcenés d’une industrialisation devenue générale. Il serait absurde cependant d’imaginer que le manant vivait au paradis et que le citadin est en enfer. Ces clichés négligent les innombrables progrès qui ont amélioré formidablement les possibilités de vivre heureux (hôpitaux, écoles, surabondance de biens etc…)

Mais cette sortie de la campagne s’est aussi accompagnée d’étonnements que la phrase de Kafka met parfaitement en lumière. Les “difficultés” soulignées par l’auteur sont celles-là mêmes du vingtième siècle tel qu’il est en train de s’organiser.  Que faire de l’Autre? Si l’Autre a autant de droits que moi, qui suis-je? On a dit que Kafka était prophétique et nos esprits encore marqués par la religion adorent ce genre de considérations. Disons seulement que Kafka était ouvert à tous les souffles de son temps et qu’il les a synthétisés merveilleusement, devançant par l’imagination les décennies du siècle qui débutait.

Le style glacé et l’humour noir de Kafka nous font oublier que tout son être visait à être écrivain, c’est-à-dire poète. Chez les anciens le poète était une sorte de chamane qui prédit parce qu’il prétend être en relation avec les instances supérieures. Kafka est plus simplement poète au sens de celui qui dit sans fard ce qui est, et le chante en une fiction exemplaire. La lucidité est sa muse.

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