le pays de partout

j’avance funambule
sur un cable un peu fragile
manière de pointillés inexorables
je néglige le point final tout au bout là-bas
en cet étrange pays de nulle part
que je ne verrai pas
je préfère observer l’avance des nuées
prévoir le temps qu’il fait à défaut de l’autre
patauger sous la pluie
prendre garde aux ornières
c’est ma voie privée oui
mais je me demande si je ne me suis pas fourvoyé
taillis bosquets hêtres chemins de halage
le canal droit vers l’horizon
tiens c’est celui de l’enfance
c’est un autre et c’est lui pourtant
jadis au long de l’eau
les cimes se hissaient jusqu’aux pluies
les peupliers étaient cent couleurs
alignés sur le fil de mes rêves
ils étaient changeants joyeux frémissants
en cet automne leur majesté s’émousse d’avoir trop balancé
arêtes qui se taisent en ligne
j’ai beau pousser mes pas
les chuchotis d’été
étouffés sous les feuilles
s’endorment sous les semelles
j’ai bien peur que l’hiver monotone etc

allons allons
songe à ces printemps qui t’attendent
au pays de partout

l’an futur

il y aura forcément
du sourire et des gâteaux
les vignes croissant à deux pas
le champagne couvrira les voix
et l’on enterrera feuilles rêves et soupirs
dans un immense présent
gouffre intouchable pourtant
même au jour de bascule
on ne sentira pas le cliquetis
féroce de l’horloge électrique
et la main sur la bouche
j’observerai la nuit du fol hiver par la croisée
nuages graves lune grise
je ne suis pas pressé
ce novembre me va
je pense souvent penché sur l’âtre
à ce jour du bilan
fumée brune et bleue
tout me souffle l’éphémère des joies
c’est ainsi qu’auprès du feu
je songe combien est charmant notre petit novembre
esseulé crémeux sobre
je fais couler en gorge un peu d’eau piquante
et levant le liquide léger
à travers sa transparence
j’aperçois dans le ciel
un avion tout chargé de lointains visiteurs
qui faufile son col autour des nuages
je bois à leur santé
souhaitant bon voyage
à ceux qui volent
et à moi qui demeure

courage

j’entends craquer le jadis
mais j’ai beau peser de tout mon pas
la terre présente ne marque plus
ce qui marche est volatile
ce qui pense coule en buée
notre présent s’encapsule de passions
et mes mains tremblent d’être peu
savoir qui commande est bien vague
la parole vocifère pour soi
et pourtant et pourtant dit la voix
toujours des couples s’inventent
à l’instant leurs mots doux
des sourires aux avenues
émergent parfois de la foule
robes et manteaux volent
dessus les pas dansés
les parapluies se ferment
les lèvres s’ouvrent
des voix des voix des voix
j’entends sur le boulevard
des cris qui ne sonnent qu’une fois
c’est moi c’était moi
et l’urgence présente dit la voix
est au petit temps pathétique
alloué à nos vies
ce courage

histoire

c’est l’histoire
d’un qui rêva mille matins d’être grand
mais dont l’après-guerre avait sollicité
les tympans
empli de dissonances il se mit en musique
mais fut vite effarouché des vibrations
alors reclus il se mit à sourire par devant
pour pleurer dans sa manche
mélancolie des livres de lieder
c’était voyage d’hiver stupeur du printemps
les baisers l’enflammèrent
j’aurais pu me disait-il rêver plus grandiose
me jeter au monde
je préférai tu vois le coin du feu
la longue méditation des décennies
dans les automnes bien noirs
dans l’humide colle des sous-bois de chez nous
où les colères s’embourbent
au creux de halliers où les colombes
chantonnent et claquent leurs ailes à même les branches
ah ce chant de toujours joli modèle
avec berceuses regrets petits triomphes
arcs en ciel sur le seuil
chant d’un monde intime
où l’on hume la cire d’abeille
à l’intérieur des vestibules
tout à la joie d’avoir échappé
à la grandeur

ainsi conta-t-il son histoire debout
accoudé au piano droit

promenade

je me perds dans les chemins tendus
le pas me mène
la peine aussi
les feuilles sous le vent
laissent cascader ors et larmes
les lèvres me brûlent
la peur d’avancer m’alimente les rêves
dans la clairière seul
le chagrin pousse l’errance de son filtre mineur
et soudain l’allégresse surgit aux poumons
la marche se fait plus vaste
j’entends des rires là-bas
buissons de joie cachée
l’automne se fait berceau
nourrice qui chante ses échos jusqu’au fond des bois
clarine velours et mauve de pluie
le passé a mon pas
je reviens
sous la bruine amorcée
et contre ce souriant balai de l’ouest un peu vif
il me semble que je danse
dans la boue des ornières
admirant les bouleaux aux frissons
oriflammes glorieux qui saluent
le petit bonheur du grand retour
auprès de l’âtre dévorant

les eaux secrètes

pour Helmut Schulze

j’ai un vallon en tête
il berce un lac
où les voiles procèdent
en hésitant longuement
tiédeur de notre France
les cygnes s’élèvent
semblent marcher sur l’eau
retombent en silence
se croisent apaisés
mes yeux visent le ciel
et la terre là-bas
goutte dans l’eau
on dirait de l’ombre
qui roule et s’avance
ça menace
des voix de feu s’exaltent
le lac soudain agité
vaste peur de jadis
c’était l’Ailette aux morts
pluie de fer ça gémit
au pied du mont souvenir
enfants persécutés
je vous entends courir
sur le chemin
le lac porte vos pas
vers le ciel grand ouvert
cent ans c’est peu
et vous êtes si nombreux
à rêver sous les eaux
loin très loin de nous