Qu’est-ce que la poésie?

La poésie est issue du blanc. Le poème ne va pas au bout de la ligne amorcée, pend dans le vide et commande à celui qui lit (ou écrit) un rythme qui déjà donne un sens et se mêle à l’autre sens, celui des mots. Ainsi le blanc en bout de ligne est-il partie prenante du texte. La poésie est mise en valeur du blanc, du non dit, du silence. Le vers aux caractères noirs est présence et par le vide qui est son essence, il suscite l’absence. C’est cette absence silence qui est le vrai fond du vers, en-deçà des mots proférés alentour.

S’il y a rythme, il y a musique ; or la raison d’être de la musique est de dessiner sur le silence un temps humanisé qui un moment prend en charge le temps de notre vie, comme un monument occupe le regard qui volerait à l’infini si la chose bâtie n’était là.

La poésie est affirmation de celui qui écrit, contre la page blanche qui, elle, figure l’absence. Elle est présence chantée sur le silence, comme l’enfant sifflote dans le noir pour se rassurer. Le blanc et le noir sont ici très proches, extrêmes qui se touchent. « Ma peur se mue en rythme et musique » pourrait être une définition de la poésie.

La poésie est toujours danger à cause de l’abîme qu’elle prend en charge au bout du vers. Aucune autre forme d’expression n’est aussi fragilement exposée à la mort, au silence. Elle est à l’image de nos corps, plus encore qu’une statue qui nous représenterait, car la statue est lourde et pleine, et les vers si légers, tellement exposés au vide qu’ils ouvrent .

À cause de sa fragilité, la poésie demeure ; elle est mémoire, elle est inoubliable, puisque comme notre corps elle risque tout à chaque avancée, à chaque pas vers le vide. Sa fragilité fait sa force.

Panique du lecteur ; il a envie de la protéger comme on le fait d’une flamme dans le vent : on l’apprend par cœur. On l’enfouit non dans le crâne du savoir mais dans le cœur, là où le rythme bat. Poésie et chamade, c’est tout un. Le stéthoscope seul capte au plus près le fond de poésie.

On est étonné d’apprendre que la poésie fut l’art majeur de certaines époques : parole sacrée qui maintenait l’espace pur entre les hommes et les dieux ; c’était le temps du poète chamane qui parlait en vers car les dieux entendaient leur musique. L’univers chantait.

Elle flotte aujourd’hui entre moquerie et respect solennel, on ne sait trop. Chacun en son secret est poète, mais soit il l’avoue en rougissant, soit (pire) il le tait.

On écrit beaucoup de poésie, peu en lisent.  L’autre est devenu fatiguant et si l’on honore la poésie, c’est peut-être par habitude scolaire, comme on se souvient du préau avec un serrement de cœur. Nous voilà loin du sacré.

On trouve parfois de la bonne poésie. Le texte monte du fond du blanc ; le vers ou ce qui en tient lieu jaillit de la page, de derrière la feuille ; chaque caractère, chaque mot donne l’impression d’être né du silence, de l’absence à soi, comme si la feuille habillée du poème se mettait à exister vraiment, à battre diastole-systole : la page est devenue nécessaire au monde réel. On a envie évidemment de l’apprendre par cœur ou de la recopier.

Il est peu de bonne poésie

13 réflexions sur « Qu’est-ce que la poésie? »

  1. Bonjour Raymond. Heureuse de vous retrouver dans votre élément.
    La poésie ? Vous nagez dedans avec bonheur. Vagues de mots, rumeurs océanes, lent bercement des poissons et des algues.
    Parfois, une houle vous pose sur un banc de sable. Et vous voilà tout épris des coquillages et des oiseaux.
    Je crois même que saisissant une plume blanche, d’écrire vous vient grande envie.
    Blancs ou noir d’encre, trous d’eau et goémon, vent vif venant du large, ne seriez vous tel l’espiègle Daniel Gregg, capitaine de marine compagnon fantomatique de Mme Muir (dans le film de Joseph L.Mankiewicz /1947), le personnage surréaliste d’un monde englouti ?
    Un blog affranchi de tout réalisme, élégant et discret (flamboyant parfois) rejouant à l’infini une bouleversante petite musique ?

    1. René Char dans ce poème si lumineux “La frontière en pointillé” écrit :
      “Nous sommes lucioles sur la brisure du jour.”

      Vous, les poètes…

    2. On eût aimé être madame Muir. Le film est une splendeur de poésie visuelle et imaginaire. Mankiewicz est un des grands noms de la poésie visuelle. Ce film est exceptionnel.

      1. Mankiewicz… Son plus beau film.
        Voilà bien de la poésie.
        Les souvenirs du capitaine Gregg que Mme Muir est chargée de recueillir et d’écrire ?
        L’écriture d’une fiction et le fantôme du capitaine Gregg deviendra lui-même, par ce glissement :
        « Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez en moi », avouera-t-il à Mme Muir.
        Quelle plus belle évocation d’une fiction pourrait-on donner ? (et de ce que j’aime dans ce blog , Raymond.)

        1. Merci à vous. La fiction, on y croit, parce qu’on croit vraiment à l’écrit, bien en amont des mots eux-mêmes.
          C’est ma seule audace. Sinon, je ne sais jamais comment agir; cette impression que je suis un funambule. Vous savez bien. Vous savez très bien. Cette impression que je ne touche pas le sol. J’eusse aimé être pilote de ligne.

    3. Je n’ose pas croire que c’est à mon blog que s’adresse votre dernière phrase; en particulier: “une bouleversante petite musique”.
      Vous avez dû vous tromper de personne.

          1. en mémoire de cette phrase il m’arrive souvent d’écrire “je” alors que c’est loin d’être moi. Pa ailleurs, ce pourrait être le sous titre de la Recherche.

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