vers la danse

ouvrant la porte
trempé
il entendit venant d’on ne sait où
les couleurs d’un trois temps très chanté
rythme main gauche
on avançait main droite au chemin forestier
feuillage froissé de bouleaux fabuleux
dans une Pologne de grâce lointaine
il eut tout loisir de n’être plus là
défit machinal son imper
et resta debout dans l’entrée noire
puis soudaine lueur chaude dans l’air
on s’envola vers les aigus

impalpable pièce pour piano seul

alors négligeant leur amour défait
il procèda vers elle résolument
(elle écoutait les doigts crispés au canapé)
la souleva à bras le corps
vers la porte-fenêtre
l’emporta dans la brusque éclaircie
en trois temps sur l’herbe détrempée
et la prière qu’il formula
tout à trac en dansant
s’imposa dans son corps
il lui demanda
du bout des bras
d’essayer de renaître tous deux en folie mazurka

histoire de sourires

que sont les sourires devenus
qui m’avaient allégé l’écoulement des ans
j’ai beau ratisser ma mémoire
je les vois miroiter au loin et c’est tout
puis impromptu au détour d’un air
mélodie enrouée
en voici un qui redouble
ce jour canicule
il vibre mirage sur la fontaine
où je m’en viens mains en creux
pour une lampée de glace féroce
solide confrontation
où je souris sur l’eau
on n’est jamais si bien servi que par son reflet
et l’envie d’un autre et le vent qui vient
porte qui bat que j’ouvre
les sourires à venir s’avancent
les promises les rencontres belles
un ruisseau de visages
des cascades de mercis du bout des doigts
la vie la vie du jour
infini d’élégances sous les pas
et ces lèvres aux charmilles
où des jardins bourdonnent
de chants de voix
saluts perpétuels des vivants d’aujourd’hui

la pâquerette

enfuis sont mes pas d’autrefois
ceux de midi pleins de plages de soleils
ceux de minuit grevés d’hésitations
j’étais encombré de rêves inglorieux
de chevauchées carnavalesques
sur les rosses de pensées fortes
toutes livresques
et voici que mains vides
j’en suis venu à me pencher au gazon
vers une indolente pâquerette
présente sur l’instant
je me demande la cueillant
pourquoi soudain le coeur me bat
seconde infime marquée sur le temps
je vais prélever sa présence
pour sacraliser ce moment
il y aura un avant et un après la fleur
je la pince au coeur du carnet où j’écris
je l’entends qui gémit
et craque sous la pression des doigts
je l’étouffe entre les feuilles
c’est ainsi que dans son squelette sec
je vais la recroiser souvent
renouvelant à loisir le moment où je la saisis
dorlotant alors sa mince image
éternité portative
métaphore des jours enfouis

heureux temps

derrière la misère d’être
si l’on reprend le flot
de la source à l’estuaire
où l’on se perd dans l’océan de l’âge
j’entends ma vie
et il m’apparaît que
les dieux n’ayant jamais été
nous sommes au vent de la joie
engendrée sur l’instant
et bien sûr rien d’autre
rien d’autre
les anciens pièges à mouches à jamais devenus dérisoires
(religions et marchés)
notre aventure s’ouvre
des milliards poussent à la roue
je bascule tu me bouscules
oublieux de l’ancien
nous allons au boulevard
gorgés de nostalgie
alors qu’à tout prendre ce printemps
exceptionnel et vif et joyeux
caracole sur les sommets
de la présence au monde
contre les dévastations d’avant

nous étions engoncés
qu’on nous laisse être enfin neufs

La Visiteuse, l’absence et la fragilité

– Je suis venue te secouer de ta torpeur. Où en es-tu de ton ensorcellement?

Elle a toujours ses yeux hilares, les longs cils de l’inspiration balbutiante et la voix où roulent des émaux comme galets au ruisseau. Je m’éveille et constatant qu’on est en mai déjà, pris en flagrant délit de stupeur, j’argue d’un corps rhumatisant et de phalanges graves, lourdes, emmitouflées dans le voyage d’hiver encore.

Elle éclate de rire.

-Je t’ai connu plus malin! Tu écris cet hiver quantité de poèmes et voilà qu’au cœur d’avril, au plein de mai, tu me le fais au froid paralysant !

– Je suis désolé, chère Visiteuse, c’est que je suis fragile.

– Je sais… en général, on ne l’avoue pas.

– En général peut-être, mais je ne suis que simple soldat, tu le sais bien.

Elle a ce rire qu’on ne connaît que lorsqu’on est au naturel des amitiés directes. J’ai envie de prolonger, je redoute son départ. 

– Comprends-moi, ma fragilité est celle du muguet. Un rien me couche et c’est pourquoi tu me surprends au lit (nouvel éclat de rire)… Je vais me ressaisir, mais le corps tu comprends, le corps…

– Quoi, le corps?

– Mon corps a du mal à s’éloigner et à demeurer en même temps. Ecrivant, je demande au corps de me laisser pour m’ouvrir, tu comprends, m’ouvrir, et admettant qu’il est de trop, il prend ses distances, mais pas loin.

– C’est à partir de notre relation au corps que s’établissent le proche et le lointain.

– Oui, madame la penseuse, mais le corps quand j’écris doit rester à portée de souffle, j’ai besoin de mes poumons et des battements du sang pour présence.

– L’absence doit être habitée.

– Oui, voilà, ma demeure à portée de main. L’écrit ne peut vivre autrement. Les palpitations stylistiques…

– La musique, donc!

– Oui, la musique, si tu veux, la musique sans le corps est peut-être une mélodie, mais sûrement pas une harmonie, ni même un rythme.

– Parle-moi de l’absence, alors.

– Oh, l’absence est un mot à toi. Ecrivant je ne m’absente pas du monde, c’est même le contraire.

– Quand tu écris, objecte-t-elle de sa voix de roulements de galets où j’entends les froissements du ruisseau, tu es ailleurs, je suis désolé de te le dire, mais tu es inaccessible, tu es ailleurs, forcément.

– Non, écrivant, je suis bien plus près du monde. Je l’étreins.

– Tu l’étreins? (Elle rit un peu)

– Je le serre contre mon corps. Dans la vie courante, je cours, j’effleure le monde du bout des doigts, je l’aime beaucoup, alors je le caresse comme on le fait d’un chien agité. Je l’apaise, enfin j’essaie tout en suivant son train, mais quand j’écris je prends les autres, tous les autres.

– C’est pourquoi tu es indulgent envers tout le monde.

– Et envers moi-même… Et ma fragilité…(Elle m’interrompt)

– … est en fait le lot commun.

– On peut dire ça comme ça. (Long silence)

– Bon, je vois que ça va, dit-elle en tapotant la couette du plat de la main. Tu as le regard franc, direct, ta voix se pose légère et grave… Une bise et je m’envole.

– Déjà?

– Tu as besoin d’être seul pour écrire.

– Je suis seul.

– Tu vois!

Elle sourit, presse ses lèvres sur mon front et dans un mouvement des rideaux disparaît par la fenêtre, dissolution fervente. J’entends un murmure où il est question de retour. J’aperçois alors un carnet qu’elle a déposé, recouvert de motifs croisés, ce sont des chemins qui se déploient en ramifications fluides sur le drap blanc. Je n’ose pas le saisir.