Kafka: Devant la Loi (une lecture simplifiée)

Cet apologue ou cette légende, peu importe la nature du texte, a déjà fait l’objet de plusieurs interventions dans ce blog. La persistance de ce texte dans ma mémoire – je l’ai lu il y a cinquante ans pour la première fois – m’amène à revenir encore de manière claire et simple sur le fond de l’affaire.
La Loi n’est rien d’autre que les conventions, codes et lois qui régissent une société. Lorsqu’un être humain est au monde, son destin est de se déployer dans la société. De deux choses l’une : soit il accepte la société telle qu’elle est, entre dans la Loi sans se poser de questions et devient un rouage du fonctionnement social, soit il se révolte contre la Loi, considérée comme le fonctionnement social qui fait obstacle à la liberté de l’individu.
Kafka réfléchit sur les rapports que la Loi entretient avec l’individu, incarné ici par l’homme de la campagne. Ce dernier sert de contre exemple : il représente ce qu’il ne faut pas faire. Habituellement, on n’attend pas devant la Loi, on entre et on n’interroge aucun gardien de porte. On passe le seuil pour tenter de s’affirmer dans la Loi. La Loi n’attend rien de l’homme de la campagne ; avec ou sans lui la société fonctionnerait pareillement ; lui, il a son entrée (fixée par le temps de sa vie – cf.le Procès– , l’espace dans lequel il vit – cf.le Château) et il doit emprunter ce passage pour affirmer sa présence, assumer ce que l’on appelait autrefois son destin.
Alors pourquoi n’entre-t-il pas dans la Loi ? Il a peur. Il est cet homme moderne du monde industriel, forcément de la campagne (la vie rurale a toujours été le monde réel qui le précédait), qui redoute d’être pris dans un réseau social antérieur à lui, de ne pouvoir affirmer sa liberté et d’être écrasé par le rouleau compresseur de la totalité du monde existant. Il craint de ne pouvoir, dans le maigre temps de sa vie, devenir entièrement ce qu’il est. Le problème semble abstrait, il est au contraire très concret : il est à cet endroit précis du recul qui nous saisit lorsque l’on doit se rendre dans une administration où l’on doit justifier de son identité, exposer son « problème » ou la nature de sa demande. L’homme de la campagne voudrait être pris par le gardien dans son entier, comme il l’était au village, où il était connu de tous et n’avait pas besoin de justifier sa présence.
Kafka est cet homme de la campagne : comme écrivain, il prend distance pour comprendre le monde et il est déjà à cet instant « hors la Loi » ; mais il en va de même de chaque être humain qui ne veut pas se perdre dans le social, dans la masse humaine, et qui exige d’avoir des garanties pour pouvoir s’épanouir librement. Il veut deux choses contradictoires : être libre et être dans la société à part entière. Il a peur de se perdre ; donc il attend.
L’action de l’apologue n’avance pas ; l’homme de la campagne vit et meurt ; il subit l’écoulement du temps et rien d’autre ne passe que le temps de sa vie. Il n’agit pas. Dans les légendes et apologues divers le héros traverse des épreuves pour s’affirmer ; romans et épopées de la tradition décrivent des actions successives où l’homme part puis revient « barbu et rauque » : il a vécu, il a appris et il s’est enrichit d’une expérience qui fait de lui précisément un héros. Avec l’homme de la campagne on a affaire à un anti-héros parfait. Il s’assied, il attend. Il n’ose pas, il a peur, on n’insistera jamais assez sur ce trait étonnant, terreur foncière, ahurissement passif d’un homme qui détruit sa liberté d’entreprendre et stoppe le déploiement de sa destinée.
Décrire ce qui se passe ainsi, ou plutôt ce qui ne se passe pas, c’est donner un sens tragique à cette expérience. Or, il se trouve que Kafka ne l’entendait pas sur ce ton, il voit les choses avec humour, se moque, on l’a vu, des récits traditionnels et même de la sagesse qui invite à « faire sa vie ». On sourit par exemple lorsque, le gâtisme approchant, l’homme de la campagne implore les puces de la fourrure du gardien. Dès le début l’humour noir de l’auteur nous invite à ne pas prendre cette leçon de sagesse, cet apologue, pour argent comptant : un homme de la campagne demande à entrer dans la Loi. Le lecteur avisé voit d’emblée que cette demande est ridicule. Il est engagé dans la vie depuis sa naissance, qu’a-t-il besoin de demander ? C’est une question qui ne se pose pas. Et pourtant (paradoxe) c’est une question qui se pose : la conscience, cette spécificité humaine, nous amène à nous interroger. Dans quoi vais-je m’embarquer ?, songe-t-on lorsqu’on prend une décision.
Le gardien de la porte provoque notre hésitation, suscite notre indécision, nous prévient de façon neutre mais bienveillante que des dangers nous attendent. Chaque décision est hantée de scrupules dont l’auteur s’amuse, ne s’excluant pas lui-même de ce mouvement. Le gardien de la porte est le surmoi (imagination) qui se dépeint par avance les dangers que l’on va devoir affronter. Ce n’est pas ironie ni moquerie. L’humour est une forme de compassion qui touche tous les êtres. S’ils pensent, ils sont perdus, condamnés à l’attente, s’ils ne pensent pas, ils deviennent l’équivalent des animaux dépourvus de conscience. Double contrainte, insoluble contradiction de l’existence.
Kafka est un révolté qui a fréquenté les cercles anarchistes à l’époque de l’écriture de l’apologue. Sa révolte est totale, métaphysique et politique ; il ne se fait cependant aucune illusion sur la résolution du conflit qu’il décrit entre l’individu et la Loi. Il est bien au-delà d’une solution ! Cette réussite parfaite dont il était fier, lisant volontiers l’apologue à ses proches, ne me quitte jamais ; je le réveille à la moindre occasion concrète dans la vie de tous les jours pour surmonter l’impression d’engloutissement dans un monde dénué de sens.
Je n’ai volontairement cité aucune référence. Véritable mythe du monde moderne, ce texte cardinal a suscité des milliers d’interprétations divergentes, Kafka n’étant pas le dernier puisqu’il s’interprète lui-même dans le cours du Procès ! Son texte parodie les textes sacrés des religions, essentiellement ici le Talmud, mais on peut songer aussi bien aux innombrables apologues des sages bouddhistes qu’aux récits hassidiques. On retiendra que la froideur désespérée est constamment compensée par un humour personnel souvent crypté mais d’autant plus éblouissant. Peu d’écrivains ont décrit notre existence avec une telle concision et chaque jour qui passe apporte à son propos une confirmation stupéfiante. Seule la littérature a ce pouvoir de décrire pour toujours (le texte a bientôt cent ans !) la raison primordiale de notre difficulté d’être.

Un jardin japonais

jardin-sous-la-neige-Koya-Japon-Lucie” … douceur … on se demande ce que tu fais sur la terre. ” (Malraux, Antimémoires, p.11) …

A Koya, Japon, ce jardin photographié il y a peu de jours par ma fille : lieu de méditation, régulièrement ratissé à la main, le voici rhabillé de nuages bleuis par la lumière du jour. Des stèles dissemblables émergent avec leur douceur ferme, leçon de tranquillité d’âme, traces de l’esprit qui osera chanter, défaites de pas, forme d’écriture spirituelle donnée à voir. L’étonnement est saisi dans la glace déposée flocon après flocon ; le vide qui sépare les stèles nous salue, la rêverie s’y glisse sans toucher, elle dit : ” Modestie, c’est moi ; douceur, c’est moi ; craindre quoi que ce soit serait insulter le paradis, ce jardin de la généralité la plus haute, où absence et présence se côtoient, affirme avec moi qu’il n’existe rien d’autre à viser que ce calme intérieur dont je suis l’offrande préparatoire. ”

Entre l’art et la nature quelque chose s’immisce, fond d’humanité pensive, ce n’est pas encore un chant, je l’ai dit, c’est la condition du chant, le silence qui précède. Page blanche tombée des nues où l’esprit des stèles prépare au texte ; peindre le passage, c’est très beau, mais avant la peinture du passage, des esprits désencombrés ont posé les ombres, visant des lois, un ordre souple que notre œil contemple hors du temps.

Nous savons désormais, sans le savoir vraiment, nous sentons bien plutôt que les conditions sont réunies pour que là, sur notre terre, un chant ait droit de cité ; plonger son regard dans le jardin c’est voir en résumé tous les jardins du monde ; nous voici cependant avant eux et l’on effleure du bord des cils le hasard très construit où l’immortalité rêvée suspend son charme fluide.

On croit que nature et art sont séparés. Ce jardin nous persuade du contraire : qui écrivant, peignant, n’a jamais senti au moins une fois qu’il n’est plus ici, que la table sur laquelle il écrit, le chevalet contre lequel il peint, se dérobent et que le rêveur avance alors en une sorte de jardin qui ressemble étonnamment à celui-ci ? Sous la neige plus encore.

(Je songe un moment en une parenthèse lourde que le Japon est justement ce pays grièvement blessé, aspiré par la mer et les abysses qui le tirent vers leurs tréfonds et je frémis de ce modèle qui flotte là-bas, jardin d’Eden craquant peut-être un jour prochain, lui, ce parangon de stabilité apaisée s’engloutirait, lui, condition du chant un jour se ferait cri, ce n’est pas possible… mais que les dieux sont ironiques…)

Derrière le blanc, sous lui, ce sont toutes les couleurs assemblées, tassées, chuchotis qui pèse peu mais couvre implacablement. Ainsi mon visage quand j’écris ? Je croyais être à la douceur ; les rocs suggèrent une forme d’entêtement ; la douceur alors sera têtue lorsqu’elle posera ses stèles, car ce qui est doux, c’est de n’être plus là, cœur, bras, tout est oublié, tout est allé en ce jardin où je pousse mon texte, halluciné.

Un poème de Hesse (1877-1962)

Ce petit poème est paru ce dimanche 17 février dans le blog d’Alban Nikolai Herbst. En hommage à ce blog exceptionnel et parce que nous entrons dans une période de brouillards, il m’a paru intéressant d’en reprendre le texte et d’en proposer une traduction. En France, nous avons une connaissance assez bonne des romans de Hesse, mais sa poésie toute de simplicité et de lyrisme proche du romantisme nous est demeurée fermée. Ses poèmes (près de 700) sont en revanche très lus dans les pays de langue allemande.

Im Nebel

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Einsam steht jeder Busch und Stein,
Kein Baum sieht den andern.
Jeder ist allein.

Voll von Freunden war mir die Welt,
Als noch mein Leben licht war;
Nun, da der Nebel fällt,
Ist keiner mehr sichtbar.

Wahrlich, keiner ist weise,
Der nicht das Dunkel kennt,
Das unentrinnbar und leise
Von allen ihn trennt.

Seltsam, im Nebel zu wandern!
Leben ist Einsamsein.
Kein Mensch kennt den andern,
Jeder ist allein.

Dans la brume

Étrange de marcher dans la brume !
Chaque buisson, chaque pierre est solitaire,
Aucun arbre ne voit l’autre.
Chacun est seul.

Le monde m’était plein d’amis
Quand ma vie était encore claire ;
Voici que la brume tombe
Et l’on n’en voit plus aucun.

En vérité il n’est pas sage,
Celui qui ignore cet obscur
Qui, inéluctable et sans bruit,
Le sépare de tous.

Étrange de marcher dans la brume !
Vivre c’est être solitaire.
Personne ne connaît l’autre,
Chacun est seul.

Kleist: “Note géographique sur l’île d’Helgoland”

Ce texte apparemment anecdotique n’est presque jamais mentionné lorsqu’on évoque les œuvres de l’écrivain. Je l’ai traduit avec grand plaisir pour les « Œuvres Ouvertes » de Laurent Margantin lorsqu’il a pris l’heureuse initiative de traduire la prose de Kleist afin de célébrer – c’était en 2011 –  les deux cents ans de la disparition de l’auteur ; il me semble intéressant  de le reprendre dans ce blog, d’autant que j’ai déjà fait paraître ici une traduction de Kleist : « Sur le Théâtre de Marionnettes », œuvre d’une autre ampleur et qui a suscité mille interprétations. Je me garderai pour l’instant de tout commentaire sur ce dernier texte (je le ferai prochainement), mais si je l’évoque c’est que le « Théâtre de Marionnettes » est à quelques jours près le contemporain de cette « Note Géographique » (tous deux sont de décembre 1810).

La caractéristique unique de Kleist est son enchâssement stylistique à la fois précis, rigoureux et rêveur, dérive lente et rapide pourtant, qui entraîne le lecteur dans des lieux improbables à l’aide de ce que nous prenons pour des mots – c’est bien sûr le cas ! – et qui est pourtant autre chose, une force nous guide, élan inimitable ( Kafka, fasciné, ne peut s’empêcher de penser à lui lorsqu’il écrit la première phrase du « Procès »), un ton féroce, droit, qui semble neutre et pourtant, à l’antique, ne cesse d’avancer vers l’inéluctable, imitant en cela l’allure de nos destins. Que l’on relise n’importe quelle nouvelle de l’auteur, on se sent immédiatement emporté ailleurs, happé dès l’attaque ; ce n’est chez lui que rupture, lire est aventure immédiate, et surtout, la complexité du réel rêvé apparaît aussitôt au lecteur fasciné. Kleist s’empare sans ménagement de notre imaginaire, il nous susurre de gorge à gorge l’essentiel dès le début et il n’est plus question de le lâcher, notre esprit subjugué suit de bon gré ce flot incroyable d’histoires toutes plus folles les unes que les autres : j’entends ici tout à coup non seulement les nouvelles mais aussi les pièces qui sont à l’imaginaire des prises qui ne lâchent pas leurs proies, vives morsures au plein du rêve dont la dévoration de Penthésilée est l’image la plus spectaculaire. Je n’ignore pas que nous goûtons à ce fruit fort tous les jours avec la télévision et ses images pressantes, mais justement, l’œuvre de Kleist est monument de langage, notre imaginaire est encore davantage sollicité, or cet auteur est de ceux qui s’approchent au plus près de nos cauchemars, de nos rêves, car sa violence, son balancement entre la matière et le divin, sa recherche de la grâce est à tout prendre sans doute notre souhait le plus enfoui. Son style n’est pas la surface d’un fond qui resterait à découvrir, son style est une présence, un corps qui bouge sous nos yeux, une imagination qui se meut non pas devant nous mais au-dedans de nous si nous voulons bien faire l’effort de nous absenter un moment de la présence aux autres et demeurer tels que nous sommes, fragiles, isolés, mortels.

Il n’existe pas d’autre texte de Kleist qui décrive de manière aussi précise un lieu géographique et un temps où histoire et politique s’entrecroisent en si peu de pages avec une telle virtuosité. On admirera une fois encore la première phrase de ce texte apparemment banal où tout est dit, où tout commence.

Mais je vois bien que le contexte manque ; plantons le décor : nous sommes le 4 décembre 1810, l’article paraît dans les Berliner Abendblätter dont Kleist est le rédacteur en chef depuis octobre. Il s’agit d’un quotidien qui paraît jusqu’en mars 1811 (le poète se suicide en novembre de la même année) ; ces ‘feuilles du soir de Berlin’, c’est son œuvre ; parfois, certains jours,  il en est le seul et unique rédacteur. Pourtant l’entreprise suscite beaucoup d’émotions dans le milieu littéraire car Kleist s’attaque aux traditions théâtrales de son temps tout en y mêlant quantité d’anecdotes puisées aussi bien dans les faits divers que dans le passé culturel. Il veut faire un quotidien divertissant ( voir la remarque appuyée dans le texte même de la « Note Géographique »), et populaire, à des fins d’édification du peuple allemand. C’est que le contexte général est à la guerre. Napoléon occupe la Prusse, les censeurs sont à Berlin et Kleist s’efforce de faire vivre sa fragile barque de papier le plus longtemps possible. Il ruse sans cesse.

Cette Note est ainsi une description qui se veut objective de la situation de l’île d’Helgoland (au large la Mer du Nord ; Hambourg et Brême sont les ports les plus proches). Plaque tournante des relations commerciales entre l’Angleterre et la Prusse, elle est menacée dans sa survie économique par le blocus continental imposé par Napoléon (1806). De place forte des anglais, la voilà devenue interdite de tout commerce. La Note est donc un texte dirigé contre la tyrannie napoléonienne mais elle contourne la censure en se présentant comme une description géographique et en ne citant pas explicitement les raisons de la misère à laquelle l’île est exposée à brève échéance.

On pourrait songer qu’il s’agit d’un banal texte de propagande anti française habilement déguisé sous des considérations géographiques fort intéressantes, mais au fond relativement locales. Il n’en est rien. Avec Kleist la moindre petite prose prend une ampleur hors du commun ; le ton est constamment tenu à une hauteur de vue universelle, tous les détails sont émouvants, insistant sur la fragilité, la richesse et la pauvreté qui guettent, et l’on se dit tout à coup que l’île dans son dénuement et sa richesse instable, son seul arbre, son unique point d’eau potable, en pleine mer du nord, est sans doute aussi une image cryptée de son auteur et plus généralement de l’être humain. C’est que, lisant Kleist, nous ne pouvons jamais nous défaire du coup de pistolet de novembre 1811, et donc de nous, avec notre destinée si fragile, tellement exposée . L’île idéale, l’île libre et riche qui devient pauvre parce que la politique du temps le veut… le destin pèse, quelque chose émeut au-delà des considérations géographiques, l’île se fait petite, écrasée d’êtres, d’autres, affreusement isolée dans un monde qui dépasse la volonté humaine. On admire ce passage par exemple où l’auteur évoque « la place pour faire passer un cercueil », ou plus loin dans l’unique dernière phrase cette succession de « que » dont le lecteur hors d’haleine se demande si les misères vont finir. C’est notre existence parfois aux instants de déshérence : la gorge nous fait défaut et le mûrier est le seul lieu où la nature hospitalière est encore envisageable. On a affaire à un texte de propagande ; le ton de revendication se cache sous l’accumulation de réalités successives et une ironie de haute volée flotte par delà pour défendre des droits à une forme de  survie.

Texte de Kleist :

« Il y a quelque temps, on a pu lire dans les journaux que l’Île d’Helgoland , qui fait face aux embouchures de trois fleuves – la Weser, l’Elbe et l’Eider – est devenue, grâce à sa situation exceptionnelle, une plaque tournante de la contrebande entre l’Angleterre et le continent (jusqu’aux derniers décrets de la France impériale) ; on y aurait accumulé près de 20 millions de livres de marchandises coloniales et de produits anglais. Lorsqu’on songe au nombre de gens nécessaires au fonctionnement d’une entreprise aussi considérable – que l’on peut qualifier de gigantesque – qui sont rassemblés dans cet espace, on voit tout l’intérêt que peuvent avoir des informations sur la géographie physique de cette île, telles qu’elles ont paru récemment dans la Revue du Divertissement Pour Tous :  par son mélange d’articles instructifs et distrayants dont le ton demeure constamment objectif et léger, ce magazine a gagné à bon droit le qualificatif (fort enviable!) de  populaire, bien supérieur en cela à ceux qui prétendent à ce titre. Selon cette revue (N° 43), le périmètre côtier du rocher argileux où se dressent les modestes installations, dont quantité de problèmes on favorisé l’avènement, ne fait pas plus de deux kilomètres ; sa surface n’est par conséquent que d’un kilomètre carré, et bien avant le début de la guerre, les 400 maisons qui se tenaient là, ainsi que les 430 habitants qui y résidaient, souffraient déjà du manque de place. Büsching note que la population compte désormais 1700 âmes ; c’est  une masse énorme qui dépasse d’un tiers les îles les plus peuplées d’Angleterre ou de Hollande (où la densité y est de 1100 âmes au kilomètre carré). De plus, bordé de hautes falaises abruptes baignées par la mer sur ses trois côtés, le rocher où s’élève le village est menacé par les intempéries, car il est bâti sur une terre fine qui s’effrite sous les doigts, provoquant failles et effondrements de la base au sommet; si bien que par crainte des éboulis et autres glissements de terrain qui se produisent régulièrement, on a déjà dû raser plusieurs maisons menacées de basculer dans le vide, comme cela s’est produit il y a quelques années avec l’écroulement du poste de la garde royale. La perspective de voir le rocher  anéanti par un effondrement a alerté depuis bien longtemps les autorités sur la nécessité de ménager des pentes;  le sommet ne disposant que d’un espace toujours plus restreint tandis qu’inversement le nombre des habitants ne cesse de croître de façon exponentielle, les responsables repoussent d’année en année la mise en œuvre du projet. Il faudrait diminuer la taille des maisons, en resserrer l’espace, les rapprocher les unes des autres, ou rétrécir les rues tracées par leur côtoiement, mais tout cela est impossible ; construites sur un étage elles ne comportent qu’une chambre, une mansarde, une cuisine et une salle à manger, et quant aux rues, elles sont si étroites depuis l’origine, qu’aucun véhicule ne peut les emprunter et qu’il y a tout juste la place pour faire passer un cercueil.  Au sud est, l’île dispose certes encore d’une langue de terre – ou bas pays – constituée de replis sablonneux : à l’endroit le plus élevé, contre la falaise, nichent 50 maisons, mais à marée haute le flot recouvre cette dune et, dans les périodes de tempêtes ou de gros temps, les vagues déchaînées menacent de raser complètement les habitats qui s’y trouvent. On ne perdra pas de vue que la roche est  totalement stérile ; que c’est sur cette langue de terre ou bas pays qu’au milieu des habitations jaillit la seule source potable d’eau douce ; que dans le hameau lui-même on doit se contenter de la simple eau de pluie et que pendant les périodes de canicule, on est contraint d’emprunter un escalier de 191 marches pour puiser à la source ; que sur le plateau ne poussent que quelques groseilliers, un peu d’orge (400 tonnes selon Büsching) et le pacage pour le bétail ; que dans la cour intérieure de l’église perchée sur les hauteurs et jouissant d’une protection relative, on trouve le seul et unique arbre (un mûrier) ; que depuis les débuts de cette entreprise toutes les urgences même les plus simples et les plus pressantes ont dû être prises en charge par les ports du continent dont les plus proches sont à trente ou quarante kilomètres ; que la guerre et l’impitoyable blocus continental ont rendu tout transport vers cette île totalement impossible ; qu’à cela il faut ajouter le fait que mis à part la viande, le beurre, la bière, le sel et le pain, on doit tout importer des ports d’Angleterre au prix d’efforts insensés : ainsi ce commerce d’une valeur de 20 millions de livres Sterling qui se fait continuellement et dépasse en activités et en échanges toutes les foires du continent et qui a dressé ses entrepôts (qui vont vraisemblablement très vite faire faillite) sur ce plateau rocheux, désolé et nu, totalement abandonné par la nature, en pleine mer, ce commerce donc est certainement un des phénomènes de notre temps les plus extraordinaires et les plus dignes de considération. »