la petite au printemps

ce miracle au visage poupin
épouse à merveille le déploiement
des feuilles qui guettaient rouge
au creux des sèves endormies

et lorsque la petite aux mains
de marionnette éloquente
vacille de tendresse l’accueil
du matin déplie tous ses pétales

sous le vent un peu frisquet
le souffle de petite s’arrête
ses pupilles cœur visible battent
au ras des joues du monde

elle appelle contre les volets
qui grincent et crient à neuf
accueillant dans l’air les arias
roulées des tourterelles graves

sa peau invite la douceur
et c’est du fond du corps
que nos lèvres insuffisantes
touchent son cou de satin

aux frissons trop hâtifs des bises
glissées entre les branches nues
elle répond par la demande
farouche d’une pression des bras

du sérieux à l’éclat son humeur
traverse des univers successifs
c’était un soleil et le ciel s’aigrit
dans le même soupir esquissé

les ramages de la belle saison
sont lancés sans partage
et ses sourires creusent au large
des babils qui hantent les années

http://lenep.com/jepeins/2010/01/26/le-sommeil-de-petite/

la petite

deux temps

l’ange parfois embouche la trompe de génie
l’air en est sombre de gravité solide
sons exemplaires qu’il pleuve qu’il vente
leur marche harmonique assure
que les fruits seront et les cols des cygnes
approuvent en écartant les branches des saules
qui se mirent dans le lac
ce chant tranquille de l’avril approchant
éveille les vrilles des chèvrefeuilles en fièvre
qui partent sans fléchir vers des hauteurs délicates
leur gris vert s’égare sur les chanterelles inouïes
d’un art heureux

comment garderai-je ces jeux sans nombre
lorsque la bouche de novembre vide
exercera ses gels et ses jours descendant
sur les fausses notes ces injures
que la nuit rythme et quand des vols de corbeaux
s’abattront en criant sur les friches appauvries
qui gisent sans reflet
quelle parole restera-t-il à ce mois lent
j’invoquerai les pailles et les grains
qui s’entassent en glissant sur le pavé des granges
où le gris des froids remonte de la terre
pour nous fonder

mystère

comme à l’ami on tend la main
le pardon que l’on donne
est une parole si légère
si fugitive dans l’avancée des rues
que je m’étonne de ma voix
distraite alors que c’est la même à la vie
ou à ce chant montant ici
dans le secret souci de l’œuvre

ainsi s’échangent des voix
pour presque rien un peu moins qu’un texte
ce croisement de fils usés
où l’autre pourtant est visé vers la venue
d’une réponse au son du pas
ma chance est au silence je le sais bien
et le chant qui nous lie
est lui aussi étonnant acte de foi

toujours à la fin le pas
cette preuve que je suis et serai
et même s’il est passé
il fut aussi n’en déplaise aux amoureux
qui se croient seuls
car ce qui fait la beauté des avenues
c’est ce mystère
où je me trouve quand je me perds avec toi

refrain

     poser la main sur le bras de l’aimé
pour attirer son attention vers le bleu
sans dire un mot est
une affirmation mélodique
où le seul devient deux
et s’extrait de la gangue
où la vie pour soi me retenait

     poser le pied sur la terre en éveil
pour éprouver son avancée
sans penser à rien est
un miracle qui me grandit
où loin de marcher sur les eaux
je sors de mon unique corps
où le silence me retenait

     poser la tête sur l’oreiller frais
pour songer à l’ami lointain
sans penser à soi est
un écoulement dans le temps
où ma solitude se dissout
et je m’endors loin du souci
où la peur inutile me tenait

     poser le vase de fleurs sur la table
pour faire entrer la fraîcheur
sans autre pensée qu’un bonjour est
une sacralisation de cet espace
où je vivotais mes habitudes
et voilà le monde changé
où des battements vains s’attardaient

     poser une question à l’aube
pour dissoudre l’absence dans l’azur
sans pour autant s’attrister est
un chant neuf de ma voix
où la bouche séchait rauque
et l’ange fait vibrer l’air
où la poussière le retenait

     poser son corps au fauteuil
pour apaiser le désordre
sans oublier les secondes jolies est
la seule manière d’écrire
ou de rêver un monde juste
et je cueille les violettes malignes
où la grave espérance attendait

Le retour mélodieux du traducteur

C’est le plus beau des voyages. Je suis ici, niché dans ma langue avec ses collines bleu horizon et ses fleuves d’évidence, mais je suis aussi là-bas, au pays où rien ne me ressemble, forêt noire et landes de bruyères. L’autre est à portée de main, j’en ai les caractères au bout de mes phalanges, c’est un cousin lointain que j’entends parfaitement ; ma tâche est de l’arracher à son altérité pour l’attirer dans mon palais, enfin dans ce qui est ma vie, mon souffle, mon rythme, raisons et rêves mêlés.
 Que faire ? Je prends des risques, moins des libertés comme on se plaît à dire que des nécessités ; je bouge prudemment la syntaxe comme on écarte les branches à l’orée de la forêt, je déplie la lisière des mots et l’autre pénètre dans mon royaume – là où le mot et la chose s’épousent un peu, où le dire et le voir se font inconsciemment des mines.
 Même si le sens m’en est clair, il se peut que le texte allemand ne consente pas à se défaire de sa gangue ; j’ai souvent l’impression que plus la clarté de l’étrangère est aveuglante, plus l’arrachement vers la langue maternelle est ardu. Tout est blanc soudain ; le prisme qui doit décomposer l’autre se trouble d’une opacité de roc gelé qui aveugle mon esprit pourtant lesté du sens : je guette un retour qui ne vient pas.
 Il faut s’attarder sur ce moment où rien n’advient, où la loi du sens fait pression pour exiger sa restitution dans la langue d’enfance. Je me dis parfois que c’est davantage un lieu qu’un sens : je vole sur place au-dessus du Rhin, je suis totalement frontière, je me vois sur la carte, isolé, battant des ailes contre le vent d’ouest, bloqué par le mur de ma langue bien aimée. Je rêve de péninsule d’Europe, de clarté tempérée où l’Atlantique tiédirait la verdeur du Harz, ce cœur d’Allemagne bien connu, bien entendu, qui viendrait se réchauffer à deux pas du Gulf Stream, au seuil de ma maison.
 L’aller est tellement facile, le mouvement est naturel, on a toujours envie de partir ; je vais à l’aventure, plein d’espoir, sûr de l’étranger dont je connais la langue et qui pourtant me dépayse si bien que je vois déjà miroiter le bonheur de sortir de ma peau. La difficulté est au retour : tant de connivences m’attendent, je vais renouer avec l’allure ordinaire de mes heures toujours jouées, un amont de souvenirs va dévaler sur mes épaules, tant d’affections anciennes à porter. Un trop plein d’amour pour ma langue embarrasse mon retour. L’effacement de l’autre – pure fiction, car avec ou sans ma traduction, il demeure – n’implique pas automatiquement l’ouverture sur le monde des mots où j’ai grandi : celui-ci m’est en effet si familier que mille chemins s’offrent à moi. Tant de voies pour un sens, j’hésite. Superbe attente, délicat retour : j’ignorais que ma langue maternelle allait vers toutes ces directions à la fois et sans l’autre langue je serais resté enclos dans le refrain des tournures moulinées étourdiment chaque jour.
 Mais j’anticipe comme si j’avais trouvé le chemin de la maison alors que je trébuche sur les marches qui nous séparent. Il faut prendre cet entre-deux à bras le corps, lorsque l’autre disparaît et que l’un n’a pas encore paru : je plonge en vérité, je me noie dans la perte du langage, flot d’oubli taciturne. Moment désolé en apparence, très proche de l’ouvert auquel l’écrivain est constamment confronté. Mais le poète aime l’aventure, il chérit ce risque, il éprouve sa force ; le traducteur face au vide, paralysé de stupeur, se reproche sa maladresse. Je me console en songeant qu’ainsi, hors de moi, hors des mots, je côtoie au plus près l’auteur que je traduis : je me penche par-dessus son épaule, je le vois incliner la tête pour que je suive l’avance de sa peine et je découvre alors sa main qui repousse la nuit du mot à venir.
 Je comprends tout à coup ce qui me manquait : j’avais oublié que le poète lui aussi est traducteur ; il traduit une réalité intérieure et c’est ce mouvement qu’au cœur du langage j’ai pour tâche de retrouver. Il a fallu le silence, il a fallu mon indécision pour que, dans la nuit de l’avancée vers la langue française, je croise mon écrivain allemand, dans l’autre sens. Nous nous saluons, nous nous reconnaissons : son effort est à la mesure du mien. Certes, le sien est d’un ordre différent, sa traduction va vers le tout autre, alors que la mienne surgit de sa main de maître. Mais il me donne au passage un conseil de la plus haute importance : je dois m’accorder à lui comme on le dit du violon et du piano. Parmi les mille voies possibles, le chemin que je choisirai dans ma langue est annoncé par son chant. Sa musique va me guider.
 Je dois saisir sa mélodie. Je lis une page de l’œuvre, je la relis jusqu’à la connaître par cœur ; je sens que mon corps assouplit ma bonne vieille langue familière, je m’accorde, je m’adapte, je dis oui à tout, je suis tout ouïe. Je m’efface, j’efface le texte étranger et guidé par la musique, une voix murmure enfin un chant d’eau claire qui sourd au beau milieu du silence. Je sors de l’autre, du livre, délivrant enfin le sens jusqu’alors prisonnier de ma langueur.
 Car une certitude dort au fond de la langue maternelle ; il suffit de dire, d’oser dire et le filet se fait tapis de mots ; la phrase fidèle et imprévue attendait patiemment que la pression du sens se dénoue en mélodie. C’était un jeu, le voyage retour était affaire de confiance, jolie petite peur suscitée mais nécessaire pour retrouver le chant de l’autre.
 On voit bien que le même jeu d’abandon court sous les doigts du musicien : le texte est écrit, croches, noires, blanches, tempo, et pourtant, sur le silence à venir, le soliste va inscrire sa langue au plein du jeu. La chance est au futur, sa règle est plus féroce que celle du traducteur puisqu’il est cloué au rythme, mais il va faire déborder le temps de toute la technique de son corps éprouvé. Il se doute de l’avenir mais il compte sur le ton général dicté par ce moment de son corps pour se surprendre. Il va vers le nouveau puisque tout fuit, mais comme le traducteur il obéit à une règle étrange, déroutante : plus je m’efface, plus je suis moi-même. Car être soi-même dans le temps, c’est vivre l’aube perpétuelle, devenir neuf à chaque instant, entrer dans un prolongement renouvelé de soi.
 En jouant, en traduisant, je me découvre ; je rencontre l’autre, je le devine, ma langue s’affine, le retour m’obligeant à ouvrir dans ma langue des voies que je n’aurais jamais frayées.
 Il n’est pas question pour Ulysse de rentrer sans avoir traduit tout l’espace lumineux de la Méditerranée ; c’est ainsi qu’en devenant « personne » il s’absente de soi pour découvrir les figures stupéfiantes de l’autre. Ce retors s’amuse à se perdre, on admire les mille ruses, mais Homère seul, on le sait bien, est le vrai traducteur de ce traducteur au long retour mélodieux.

bonjour

         l’air envoie un signe
du lieu où il vente lâchant les hirondelles
tenues dans le poing de la chaleur là-bas
les revoilà obliques ou filant sous les pluies
au ras de nos demeures ouvertes au silence

          caresses de l’air neuf
elles s’appuient sur sa transparence fluide
passantes distraites cherchant parfums
de feuilles vert cru boutons éclatés
mérite et récompense du voyage abouti

          creusant l’espace
de leurs exercices acrobatiques et sûrs
la peine qu’elles prirent à revenir
s’efface en souplesse sur les saules
qui bordent le jardin au bonjour très naïf

          puis s’installent
vérifiant l’appui de leurs pattes pliées
calées sur les branches épargnées du vent
nous avons vu l’hiver je peux le raconter
mais que vaut ma légère parole votre venue

          est un salut poli
par les milliers de kilomètres lourds
chères figures pointues et vêtues de futur
vos cris lancés dans la lumière de l’aube
anticipent les creux mélodieux des nids

écriture

que d’abord s’établisse un silence

où rien d’autre ne perce que le chant
toujours tu de la présence de l’autre
               en moi
mon ange cliché puisque je suis entre deux
puisque le texte entre ciel vide et terre bousculée
              se glisse

parfum épicé de troènes en friche
               la vérité
ne monte que sous la surprise du dehors
ce que tu sens est à toi-même une invite
               secrète
à boire les rivières je me lie à la source
et mes gorgées deviennent cette phrase mesure
               qui naît

et qui donne à mes pas la grande allure
               de la joie
le fluide de la visiteuse prépare
l’avance sereine des mots que je me dois
               d’écrire
et la présence se dresse libérée de moi
face à l’horizon du temps qui nous est accordé

en moi se glisse la vérité secrète qui naît de la joie d’écrire

J.S.Bach: cantate BWV 21 (Ich hatte viel Bekümmernis: j’étais débordant de peine)

Impossible de comprendre le texte qui suit sans écouter la cantate 21 de JS Bach: Sinfonia 1 et le début du choeur qui suit.

[mp3]http://lenep.com/jepeins/wp-content/uploads/2010/03/Bach-cantate-21.mp3[/mp3]

l’aube rase et mince glisse contre la nuit
c’est un hautbois où l’anche double est la bouche
de l’horizon
qui s’ouvre longuement descente et élévation
j’aime le pincement tranquille et terrestre
dont les échos s’élargissent sous l’ouvert des secondes
ce temps compté humble par les cordes
à peine effleurées par l’archet

et le hautbois reprend baroque moins pincé qu’un moderne
plus pataud c’est vrai mais une telle chaleur
mais si large
son chant d’affres tenus haut fièrement
j’admire contre les cordes de la visiteuse irrépressible
la grâce d’avancer sur le temps qui croît
la peine la peine ce souffle comme ma voix
demeurée vive et osons le mot: optimiste

le jour se lève on l’a compris
et la lumière à la pincée du hautbois abouché
donne la vie
naissance d’amour dans le temps et cet espace
que je vois s’ouvrir et s’ouvrir à la lente présence
hallucinée sous les violons dans le corps d’ébène résonnant
puis il faut tout laisser cher aveu
avant que le JE du souci surgisse

Ich… ich… ich… ich hatte viel Bekümmernis
(Je… je… je… j’étais débordant de peine)

Kafka: Le Procès et Le Château

Les deux romans sont truffés de trouvailles, d’ironie, de détours, leur complexité phrase à phrase est indéniable, mais la vision d’ensemble de ces deux œuvres est d’une simplicité qui confine à l’évidence.

Le Procès se résume en peu de mots : arrêté le jour de ses trente ans, Joseph K. tente de se justifier devant les tribunaux et il est exécuté un an plus tard jour pour jour. Le Château lui aussi est un récit au schéma des plus simples : K. prétend avoir été appelé pour un travail d’arpenteur dans un village mais jamais il ne parvient à se faire intégrer à la vie collective, organisée semble-t-il à partir du château qui domine (peut-être) le village.

La différence entre les deux récits va de soi : dans Le Procès il est question de notre condition d’homme limitée dans le temps, tandis que Le Château expose les difficultés à trouver notre place dans le monde (notre espace). Or, le temps et l’espace sont les deux pôles essentiels de notre vie et l’on serait bien en peine de découvrir d’autres éléments aussi indispensables à notre existence. En bref, la durée de la vie et la place que nous y occupons sont nos préoccupations majeures.

Un détour par la langue d’origine nous permet de confirmer ce constat élémentaire, car Der Prozess, s’il désigne en effet une action en justice avec avocats, juges et tribunaux, est également le terme qui désigne le processus, c’est-à-dire l’écoulement du temps qui nous est alloué. Que Joseph K. soit arrêté puis exécuté lors de ses anniversaires successifs, désigne de façon transposée, romanesque, les dates qui figureront sur notre stèle funéraire, celle – déjà connue – de notre naissance et celle de notre mort. Qu’à trente ans Joseph K. naisse à la vie, est une vérité incontestable du récit : il est « arrêté » ne signifie rien d’autre qu’une prise de conscience de la culpabilité du personnage. De quoi est-il coupable ? De vivre bien sûr ! Un matin, je me lève et tout est différent car je prends conscience vraiment, réellement, totalement, que je suis mortel, qu’un jour je mourrai. Je vivais jusqu’alors dans un rôle tout d’extériorité – mon métier, ma vie affective – et voilà que je me découvre homme, être humain, mortel, et ma mort seule sera mienne, le monde n’en continuera pas moins son jeu et je n’aurai été que cela, seul, être vivant parmi des milliards. Cet être mortel, limité dans le temps qui va me hanter désormais toute ma vie – jamais plus je n’oublierai ce réveil – voilà mon PROCÈS. La culpabilité se résume en une question : je suis condamné à mort, soit, mais quelle faute ai-je commise ? Joseph K. va alors marcher, courir, monter et descendre des escaliers, échanger avec d’autres humains, mais aucun ne sera capable de lui expliquer les raisons de cette fatalité qui a toutes les allures d’une loi naturelle.

Le Château expose avec la même fausse candeur l’autre dimension de notre existence. Das Schloss laisse entendre une sorte de palais, ici décrit vaguement et de loin par le narrateur ; c’est une cité administrative où des fonctionnaires ordonnent, sans esprit de responsabilité et  à l’aide de circulaires énigmatiques (c’est bien ce à quoi nous sommes confrontés lorsque nous avons affaire à l’administration), la vie collective du village en contrebas. Il se peut cependant que le village soit lui aussi une partie du Château, ce qui revient à dire que le village et le château sont une même entité qui se ligue contre l’intrus. Mais revenons aux mots : le titre Schloss est à l’intérieur du participe passé du verbe « schliessen », qui selon la particule associée peut signifier « inclus » (eingeschlossen) ou son contraire « exclu » (ausgeschlossen). Or, « schloss » étant compris à l’intérieur des deux situations antinomiques, ce jeu de mot résume l’histoire du Château qui est précisément celle d’un exclu qui veut être inclus. On constate que K., l’étranger, l’homme d’ailleurs, l’exclu, ne pourra jamais être inclus et c’est là où il est fautif : il veut comprendre, il interroge, il pose des questions. Nous avons un rôle (nous sommes inclus) et nous savons bien qu’il va contre notre intérêt et l’évidence sociale de poser des questions sur ce rôle (« travaille et tais-toi »), jamais nous ne pourrons faire coïncider notre rôle social avec notre personne profonde, d’où les errements et déchirements de K., ce SDF qui veut à la fois être reconnu comme être et qui veut être accepté dans la communauté. On peut être à part entière dans le privé, mais lorsqu’on est inclus dans le travail, il convient d’accepter les codes sans poser aucune question. Tel est notre espace, telle est l’évidence que K. n’admet pas et s’épuisera à contester.

Deux romans, deux questions qui surgissent, brûlantes, éternelles : pourquoi suis-je mortel et pourquoi dois-je avoir un rôle et ne pas être moi tout entier ? Ces deux interrogations valaient deux romans distincts qui prennent au fil des décennies une importance toujours accrue. Phare exceptionnel, Kafka éclaire de ses deux diamants noirs la trouble réalité de nos existences présentes.

La Vierge de la Visitation (Reims)

ce que le bleu voile en plis splendides
articulés par le poids du tissu
est une pudeur franche d’exister
dressée là en une fière verticalité douce
de la visiteuse
magie de la présence exposée
aux vents pluies et grêlons fouets
qui cèle et révèle le corps
pierre si légère et sensualité ferme
aux parfums noirs

ce que l’ocre dévoile en courbes vraies
calculées à partir de la voix lisse
est un murmure qui avance et sourit
au-dessous d’une modeste inflexion
de la visiteuse
péril de la peau fragile visage
qui n’a peur ni de l’ouest ni du temps
il avance rosissant couvert d’or
tirant vers soi le baiser irrésistible
d’une flamme soleil

ce que les deux teintes majeures
jointes sur la grâce statue résument
ce sont les heures grandes de vivre
ramassées là en une force accueillante
de la visiteuse
et proposent au passant mortel fébrile
le calme la puissance sûre le bonheur
que la grâce tend vers les vivants
soudain emportés par la lumière bleue
de faveurs musiciennes

Pièce sur la révolution française

Cette pièce, que j’ai écrite en novembre 2009, a été jouée mercredi 17 février 2010 au théâtre d’Hirson en langue anglaise par des jeunes gens et jeunes filles venus de cinq pays européens. En voici la version française (voir l’article d’hier qui décrit le contexte de cette représentation).

I

(Les cahiers de doléances)

(Cinq personnages assis autour d’une table : quatre paysan(ne)s Hubert, Georges, Raymond et Simone ; Monsieur Duplessis en habit de bourgeois note, plume en main, sur un gros cahier, les doléances des paysans.)

Le Hibou :        (Il arrive habillé en diable, sur la pointe des pieds, très lentement, le doigt sur la bouche et murmure : « Chut ! Chut ! ». Les cinq font semblant de parler pendant l’intervention du Hibou qui s’approche du public.)

                        Je suis le Hibou de Paris. On est en septembre 1788 et ces braves gens de Nogent sur Seine remplissent leurs réclamations pour le roi. Moi, je suis partout et nulle part. Je vole de lieu en lieu pour écouter leurs doléances. Je suis une sorte de témoin. C’est beau, n’est-ce pas, regardez-les ! Ils sont si touchants, si mignons ! Vous savez, ils ignorent encore qu’en ce moment ils écrivent l’histoire… pas celle du petit chaperon rouge ou du chat botté, non, non… ils rédigent l’Histoire avec un grand H. On sent dans l’air comme un vent qui se lève, une bourrasque va soulever l’Europe. Les pauvres petits, ils sont innocents… vous entendez dans l’air du soir leurs murmures plaintifs et tellement justifiés. Allez, tendez l’oreille, c’est si émouvant… allez, je m’écarte… je les laisse se disputer… Ah, une chose encore, essayez de ne pas trop vous moquer. À tout à l’heure mes petits et soyez bien sages… (Il s’éloigne sur la pointe des pieds comme il est venu, tandis que les voix se font enfin entendre)

Hubert :           Et ma vache ! La Rosine qui donnait tout mon bon lait… elle est morte, j’avais plus de foin à lui donner. Note-le Duplessis, note-le !

M.Duplessis :   Ce n’est pas le problème du jour, allons, Hubert ! On n’est pas là pour les vaches mais pour les hommes qui meurent et qui souffrent tous les jours.

Hubert :           Oui, mais si j’ai plus de lait, c’est pas moi que je souffre peut-être ?

M.Duplessis :   Bon, alors, pour sa Rosine, je le note ou pas ?

Georges :         Non, non ! Nous c’est du sel qu’il nous faut ! On mange tout fadasse, et comment qu’on conserve les jambons ? Sa Rosine elle peut bien crever, c’est pas ça qui nous donnera du sel !

Raymond :       Et les impôts imbécile ! C’est encore bien plus important ! La soupe sans sel, les vaches sans foin… d’accord ! Mais regarde mes nippes ; en lambeaux : et en plus l’hiver dernier rappelle-toi ce qu’on a eu froid. On se gèle. Les impôts nous étranglent.

Hubert :           Rosine, elle est pas importante, peut-être ? On a dit qu’on écrivait nos doléances. Moi, je veux du foin.

Georges :         C’est toi qui es bête à manger du foin. C’est le sel qu’il nous faut !

M.Duplessis :   Soyons sérieux messieurs, pour être crédibles auprès du Roi il faudrait que….

Simone :           Non, c’est Raymond qui a raison ! Les impôts, les impôts, les impôts !

Tous :              (scandent) Les impôts ! Bai//ssez les impôts ! Les impôts !

M.Duplessis :   Attendez !(Il note) « Il faudrait baisser les impôts afin que nos paysans puissent nourrir leurs animaux et se procurent du sel… » Ça vous va, ça ? (Ils font oui de la tête)

Georges :         Ouais, ouais… mais l’hiver dernier… rappelez-vous bande de buses…

Hubert :           Buse toi-même…

Georges :         … rappelez-vous quand on a eu si froid. Et on était morts de faim quasiment !

M.Duplessis :   Voilà, ça je le note. Donc je…, j’écris : « … trouver une solution concrète afin d’éviter une nouvelle disette. »

Simone :           C’est clair ! Quand que t’as huit morveux à nourrir, c’est drôlement coton ! Faut à manger.

M.Duplessis :   Bon, ben, ça y’est c’est écrit. J’ajoute : « …surtout lorsqu’il y a des enfants. »

Hubert :           Moi, avec Marguerite, on n’a pas d’enfants, on s’en fiche !

M.Duplessis :   Non, ça y’est c’est écrit, n’y revenons pas !

Hubert :           Oui, mais les vaches, ça passe avant les gosses !

Raymond :       Mais de quoi tu te plains ! T’es le plus riche de la ville, non mais, t’es gonflé !

Georges :         À bas les riches ! Donne-nous tes sous !

M.Duplessis :   Attendez ! Nous n’en sommes pas encore aux inégalités.

Simone :           Moi, y’a un renard qui a attaqué mes poules ! Plus de poulets, plus de poules, plus d’œufs… la catastrophe. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Raymond :       C’est la faute aux nobles, ils veulent pas qu’on chasse… tu parles d’un truc, toi, alors que le gibier grouille partout dans la campagne et qu’on a parfois tellement faim…

Hubert :           Oui, faudrait avoir le droit de les assassiner !

Raymond :       Qui ça ? Les nobles ?

Hubert :           Mais non, crétin ! Les bêtes sauvages !

Raymond :       Crétin ! Toi, tu vas voir quand on va s’en prendre aux riches !

M.Duplessis :   (indifférent à ces remarques, écrit) « Nous exigeons »… ça va exigeons ?

Hubert :           Oui, oui !

M.Duplessis :   Bon, je reprends : « Nous exigeons par ailleurs l’autorisation de chasser les animaux nuisibles ou non… » ça vous va ? (Ils font oui de la tête)

Georges :         Vous allez dire que je change de sujet, mais… et pourquoi le Roi, il viendrait pas nous voir à Nogent ?

Simone :           Il croit sûrement qu’on a la grippe H1 N1 ! Il a peur de la contagion !

Raymond :       Oui, il a peur de nous ! C’est sûr !

M.Duplessis :   Du calme ! Du calme ! Je résume : « Nous aimerions que le Roi soit plus proche de ses sujets afin qu’il prenne la pleine mesure de nos difficultés réelles. » Ça vous va ?

Tous :              Ouais, ouais… bof, bof ! Ouais, si tu crois pas celle-là ! bof bof !

Raymond :       Enfin, Duplessis, heureusement que t’es là ! On ne sait même pas écrire …

Simone :           Bon, tout ça c’est bien beau, mais…

Hubert :           Les vaches n’attendent pas ! Salut la compagnie ! (Il s’en va)

Simone :           Et moi qui ai laissé les gosses dans la basse-cour ! (Elle s’en va)

Georges :         Faut que je range mes provisions avant l’hiver… enfin ce qu’il me reste à manger ! (Il s’en va)

Raymond :       Eh, attendez-moi ! (Il s’en va)

M.Duplessis :   (Se redresse lentement en posant la plume, s’essuie le front) Ben, ça va pas être de la tarte cette affaire. Enfin, on va envoyer ça au Roi, on verra bien, mais ça va gronder drôlement à Versailles… ils vont être bien étonnés…

II

(Les états généraux)

                        (Le Hibou arrive sur la pointe des pieds.) Salut mes amis, me revoilà ! Ouh ouh ! Quelle affaire, mes amis, quelle affaire ! Ouh là là ! Des émeutes tout l’hiver et au printemps 89… ça gronde, ça gronde… et le Roi a réuni les États Généraux le 5 mai ! Tiens voilà le délégué de Nogent sur Seine qui en revient, il va faire son compte rendu des premier débats (Monsieur Duplessis entre) ; Monsieur Duplessis, m’est avis que tu vas avoir la partie difficile. Voyons comment il va s’y prendre pour leur présenter la chose ! Ah, ah ! Mon gaillard ! (Une foule arrive représentée par trois acteurs. Le délégué monte sur une chaise) Ouh là, pourvu qu’il ne se casse pas le nez par terre, ce serait mauvais signe, mes enfants ! On le sent, ça râle, ça râle, ça grogne, ça rouspète ! Drôlement pas contents, je vous le dit ! Mais chut ! chut ! Écoutons, écoutons…

M. Duplessis :  Mes amis, mes amis… vous allez être satisfaits !

Tous :              Ah ! Ah ! Ah ! Enfin !

Raymond :       Dis-nous Duplessis y’avait du monde ?

M.Duplessis :   Eh bien… eh bien…

Hubert :           T’étais tout seul avec le Roi ou y’avait du monde ?

M.Duplessis :   Arrêtez de plaisanter avec ces choses-là !

Hubert :           Bon, alors, c’est beau, Paris ?

M.Duplessis :   Ce n’était pas à Paris… c’était à…

Hubert :           M’enfin, t’es bien passé par Paris ?

M. Duplessis :  Oui, mais vous savez…

Hubert :           Bon, ça va, ben, c’est tout ce que je voulais savoir… t’énerve pas !

Simone :           Et la salle où que vous étiez, elle était belle la salle ?

Raymond :       Et y’avait des femmes ? Elles étaient belles ?

Hubert :           Y’a eu une messe pour l’ouverture, ça je le sais…

Raymond :       Bon, alors, on a parlé des récoltes ?

M. Duplessis :  Calmez-vous, mes amis, calmons-nous. Oui, nous étions très nombreux, d’autant que les représentants du Tiers État…

Raymond :       C’est quoi d’ça, le Tiers État ?

M.Duplessis :   Ben c’est nous espèce de ballot !

Raymond :       M’insulte pas toi avec tes grands airs là , c’est pas parce que t’es allé voir le Roi que…

M.Duplessis :   Le Tiers État c’est nous ! Tous ceux qui ne sont pas nobles et qui n’appartiennent pas au clergé !

Simone :           Ben dis-donc, ça fait du monde !

M.Duplessis :   C’est pour ça que nous avons exigé d’être représentés par un nombre égal à celui de la noblesse et du clergé réunis.

Simone :           C’est bien ça ! Très bien ! Bravo !

Hubert :           On a dit que le Roi s’était endormi pendant une séance. C’est vrai ?

M.Duplessis :   Oui, c’est vrai… c’était pendant le discours de Necker.

Raymond :       Qui c’est d’ça, Necker ?

M. Duplessis :  C’est le contrôleur général des finances, autant dire c’est lui qui tient les cordons de la bourse quoi… les sous, c’est lui !

Raymond :       Oui, c’est comme ma femme à la maison, quoi…

M.Duplessis :   Attendez, ne m’interrompez pas tout le temps !

Simone :           (à Raymond) Oui, toi, tais-toi ; on a rassemblé de l’argent pour que tu ailles nous représenter là-bas, alors… réponds-nous !

M.Duplessis :   C’est quoi, la question ?

Hubert :           Necker… allez, raconte !

M.Duplessis :   Eh bien… euh, il a fait un discours sur l’état des finances du royaume.

Hubert :           C’est pas brillant, on a compris… et après ?

M.Duplessis :   Et alors nous, le Tiers État on a demandé le vote par tête…

Raymond :       Ouh lààà, explique !

M.Duplessis :   Chaque représentant a son vote et on ne vote plus par les ordres : la noblesse le clergé et le Tiers État, on vote chacun individuellement !

Raymond :       Ben, c’est normal, non ?

M.Duplessis :   Oui, mais au début la demande n’a pas été prise en compte. Le Roi a fait ça (Il fait un geste de refus négligent et hautain du bout de la main)

Raymond :       Il a fait ça ? C’est pas un bon Roi.

Hubert :           Et vous vous êtes laissés faire comme des lavettes que vous êtes.

Simone :           Tu penses, je te l’avais dit, moi…J’aurais dû y aller… je lui aurais dit moi, au Roi, mes poules et les renards…

Hubert :           Qu’est-ce que tu racontes, tu sais même pas lire… et puis tes poules et les renards, le Roi s’en fiche !

Simone :           Oui, bien sûr je sais pas lire… et alors… j’ai une langue comme tout le monde… je sais parler… c’est’y en plus une raison pour se faire envoyer sur les roses… voilà ce que je lui aurais dit au Roi… moi… voilà…

M.Duplessis :   Ne vous en faites donc pas, cela ne fait que commencer… il est question que nous nous réunissions à part pour fonder une Assemblée Nationale…

Raymond :       Tu penses que le Roi va laisser faire, mon œil !

Hubert :           Ouais mon œil ! Ça c’est bien dit ! Comme d’habitude on s’est fait rouler dans la farine, tu parles !

M. Duplessis :  Je ne suis pas de votre avis, mes amis. Croyez-moi, les représentants du Tiers État ne lâcheront rien. Faites-nous confiance !

Raymond :       Tu parles, confiance, confiance… tiens, j’aime mieux parler avec mes vaches, elles au moins elles méritent ma confiance…

Hubert :           Ouais pas sûr que ça marche c’t’affaire …

M.Duplessis :   Ne vous dispersez pas avant d’avoir entendu ceci : ayez confiance mes amis, nous ne sommes pas seuls ! Nous sommes même tout le monde ! Croyez-moi !

                        Tout le monde !

III

(La prise de la Bastille)

 

Le Hibou :        (Il arrive en courant) C’est encore moi ! Je suis tout essoufflé ! Ah là là, ah là là, ça y’est, ça y’est, ce quatorze juillet… le peuple est en marche ! Vous n’entendez pas ces cris, ces pas, ces hurlements. En plein Paris. Ils sont armés, ils sont terribles. Je crois qu’ils vont je ne sais où… mais ils y vont… Attendez,  j’écoute là, ouh là là, ouh là là… Qu’est-ce que j’entends ? La Bastille ? Il vont à la Bastille… c’est un bâtiment énorme… oui, oui, ils sont très nombreux…armés jusqu’aux dents ! Ouh là, moi-même la chouette de Paris, j’ai peur, une de ces trouilles, dis donc ! Oh je me sauve, j’ai trop peur ! Ouh là, la Bastille… ils sont devenus fous… je me sauve…(Il est bloqué par les assaillants qui viennent dans l’autre sens)

La foule :          (figurée par trois ou quatre acteurs ou actrices, fusils en main ) Des Balles ! De la poudre ! Des balles ! De la poudre !

Le Hibou :        Ben, vous avez des fusils !?

Paul :               Oui, mais on n’a pas de poudre !

Le Hibou :        Ben moi non plus !

Paul :               C’est pour ça qu’on va à la Bastille, y’en a là-bas ! Allez fiche le camp. On veut de la poudre ! On veut des balles !

Le Hibou :        Mais pourquoi donc veux-tu des balles et de la poudre ? Qui veux-tu assassiner ?

Paul :               Toi, tais-toi ou je t’assomme avec ma crosse !

Pierre :             On veut des munitions pour nous défendre ! Si tu restes par ici, le Hibou, tu vas te faire étriper !

Le Hibou :        Le bon dieu me protège… vous n’allez quand même pas attaquer la Bastille ! C’est là que sont les prisonniers particuliers du Roi.

Pierre :             Mais si justement, chouette de malheur, tu ne comprends rien ! On veut des balles et de la poudre pour nous défendre et on va libérer les prisonniers.

Le Hibou :        Mais il n’y a que six ou sept prisonniers là-dedans… le diable si j’y comprends quelque chose !

Pierre :             T’occupe pas de comprendre, agis, prends ce fusil… ou va t’en !

Le Hibou :        Je m’éloigne un peu mon ami, mais j’aimerais comprendre… c’est quoi ces canons que vous avez là ?

Pierre :             Tu crois qu’on va prendre la Bastille avec des fourchettes et des petites cuillers ?

Paul :               (Aux canonniers…vers les coulisses) Allez, faites-moi sauter tout ça ! Au feu ! Tirez !

Le Hibou :        Ouh là ! Je me bouche les oreilles moi !

Pierre :             Ça y’est, on a une brèche, on y va, tous dans la Bastille et cognez sur les gardes !

La foule :          Dans la Bastille ! Dans la Bastille !

De Launay :     (Apparaît) Arrêtez malheureux, misérables. (La foule s’arrête) Du calme, en tant que gouverneur de la Bastille, je vous donne l’ordre…

Paul :               T’es gouverneur de rien du tout ! On veut des balles et de la poudre !

Pierre :             Et libère les prisonniers !

De Launay :     Mais le Roi ne voudra jamais !

Paul :               Quel Roi ?

Le Hibou :        Monsieur de Launay… faites ce qu’ils disent ! Obéissez ! Il y va de votre vie !

De Launay :     (se tourne vers les coulisses) Gardes, à moi la Garde ! Tirez sur ces insurgés, ces misérables, ces pouilleux ! (Les gardes n’apparaissent pas ; on entend des voix fortes qui disent : « on ne tire pas sur le peuple »)

Le Hibou :        Sauvez-vous Monsieur de Launay ! Ils vont vous…

De Launay :     Il faudra me passer sur le corps, bande de… vous perdez la tête ou quoi ? !

Paul :               (Il prend De Launay aux épaules) C’est toi qui va perdre la tête ! Viens par ici. Tiens, toi, fais ton travail ! (Il livre De Launay à un garçon boucher qui vient de surgir des coulisses ; il a un couteau à la main) Et pas de pitié !

Pierre :             Attends il faut qu’il nous dise où il y a des balles et de la poudre.

Le Hibou :        Et les prisonniers, les pauvres prisonniers du Roi ?

Paul :               On s’en fiche, on va bien trouver tout seuls ! Allez étripe-moi ce type vite fait, qu’on en finisse ! (Le garçon boucher disparaît avec De Launay et revient avec sa tête… une tête de poupée fera l’affaire…)

Le Hibou :        Quel malheur ! Un si beau jour et il faut qu’il y ait un mort !

Paul :               Des morts il y en aura d’autres, compte sur nous ! Pas de quartier pour les ennemis de la liberté !

Le Hibou :        Pauvre De Launay, il ne risque pas de la voir la liberté ! enfin, si c’est le prix à payer pour que… ouh là là, mais ils y mettent le feu ; ils passent par les brèches et cassent tout… Aujourd’hui, je crois qu’il vaut mieux être le Hibou de Paris que le Roi de France. J’entends qu’on réclame du pain. On a faim. Ils hurlent : « À bas la Bastille ! À bas le pouvoir royal ! Vive la liberté ! »

Pierre :             (revient) T’es encore là, toi ?

Le Hibou :        Ben oui, tu vois, je n’ai pas quitté la scène. Je suis témoin. Le Hibou de Paris doit avoir les yeux partout. Je suis le grand témoin tu comprends ?

Pierre :             Oui, regarde bien ! C’est un événement capital !…

Le Hibou :        C’est une révolte ?

Pierre :             Non, le Hibou, c’est une révolution.

Le Hibou :        (avec admiration) Une révolution, une révolution… je m’en souviendrai.

Pierre :             Pas seulement toi, le Hibou. (Il crie) Le monde entier s’en souviendra !

Un projet théâtral pour la jeunesse européenne

Hier a eu lieu le démarrage d’un projet théâtral international Comenius à l’initiative de six villes d’Europe : Leeds (Angleterre), Solingen (Allemagne), Panevezys (Lituanie), Guja (Portugal), Cozenza (Italie) et Hirson (France). Chaque pays a choisi un événement de son histoire nationale ayant marqué l’histoire européenne, et chacun doit jouer en anglais avec les autres jeunes des villes participantes une pièce de théâtre relatant cet événement. La première ville invitante était Hirson, et le Lycée Pierre et Marie Curie en a été l’organisateur.

C’est dans cette perspective qu’après avoir rapidement rencontré les élèves du Lycée d’Hirson et les avoir aidés à écrire des esquisses de scènes portant sur la Révolution Française, j’ai écrit une petite pièce qui a été traduite en anglais pour pouvoir être jouée par tous les participants européens. Les Allemands de Solingen ont monté la pièce chez eux en anglais, et la proposent pour les deux tiers sur YouTube. On peut la découvrir à l’adresse suivante :

www.shared-voices.net

(Mon texte en anglais de cette pièce sur la Révolution Française figure également dans son intégralité sur le même site).

La représentation d’hier soir était très différente de la vidéo réalisée par les Allemands puisque près de cinquante jeunes garçons et filles de cinq pays (les Italiens n’avaient pu venir) ont participé à la représentation d’Hirson. La pièce a été filmée en live et sera proposée sur ce blog dans les semaines à venir. (La version – toujours en anglais – enregistrée à Solingen par les jeunes Allemands sera également proposée ici dans sa totalité lorsque le DVD me sera parvenu, car la qualité de la version YouTube est discutable).

Les élèves de ces six pays se retrouvent début juin en Allemagne pour jouer de la même manière une pièce sur la chute du mur. L’expérience continue…

C’est peu de dire que le succès rencontré par cette initiative est mérité, tant le spectacle a débordé de vivacité et d’audace. Il est réjouissant de constater que les jeunes gens et jeunes filles ont mis toute leur énergie pour réaliser ce travail délicat. L’ensemble était bouleversant de passion et d’habileté théâtrale. Je ne peux m’empêcher de penser que la véritable Europe humaine et authentique dont nous rêvons se construit tranquillement à travers des projets de ce genre.

la main hantée

lorsque l’aube blanche piquetée de bleu
a paru sur mon chemin
– tant d’années se sont écoulées –
j’allais sous la bruine pesante melancolia
errant dans la forêt aux mille bras
tiré à hue à dia par le neuf
des modes des heures des visages obscurs
sans boussole

il a suffit que la main de l’ange me saisisse
pour que la voie s’éclaire
– hors de la rouille de vivre –
les chants se sont mêlés aux giboulées
et les détours sont devenus la voie
le souple pas arrimé au présent
grand sourire droit gestes lumineux
j’avais un lieu

je dois à l’aube et aux plis bleus de l’ange
pleine parole
– baume renouvelé de joies –
une voix domine les graves orages des jours
et légèrement brisée elle dit l’avenir
écrire est une évidence sans guide
de respect de temps à jamais inépuisable
comme une main hantée

la visiteuse du temps

les extrémités des phalanges
ne s’usent pas
ainsi touches-tu mon cher ami
une peau invariable
lorsque devant le miroir bleu
tu passes la main
sur le paysage mouvant
de tes joues vives

tu vois poursuit l’ange c’est vrai
les saisons vont
mais le printemps repeint à neuf
les visages défaits
toutes ces heures que la visiteuse
décompte
(glorieuse horloge de lumière)
en souriant

oh ce n’est pas la Schadenfreude
ne te méprends pas
elle est exposée aux rigueurs
du temps qu’il fait
ce n’est guère mieux que ton temps
alloué chiche
et dis-toi qu’elle a été posée là
pour t’aider

elle observe tes brèves avancées
marche en pensée
avec tes pas toujours plus lents
plaint tes pluies
accueille pour toi tous les couchants
bienveillante
mais ne peut pas grand-chose
pour ton destin

elle n’a pas mes ailes

Oiseaux et étoiles

Vers le soir montent les questions pointues des oiseaux. Pour l’instant, elles ne se superposent pas (le tintamarre, ce sera pour avril), elles demeurent aux tympans, puis reprennent leur jeu acrobatique, danse des sons dont la rythmique nous échappe, se perdent dans la fatigue qui nous saisit, coup de coude de l’inconnu qui nous éveille à l’intérieur de nos paupières brûlantes, on les abaisse, rêve d’autrefois, le chant reprend, exactement semblable au précédent et pourtant différent, car c’est un autre instant, le cœur l’éprouve et la raison le confirme : non, ce n’était pas le même, le passage à vide du temps entre les deux dit bien que la première audition ne ressemble en rien à la suivante, mon humeur a bougé, ma vie s’est avancée d’un pas qui ne reviendra plus. La deuxième, puis la troisième et toutes les autres mélodies de l’oiseau sont éclatantes comme la lame plusieurs fois affûtées du même couteau qui taille dans l’air du soir des reprises à chaque fois plus brillantes jusqu’à l’extinction du chant, silence de nuit que l’oiseau nous fait subir sans prévenir, petite douleur de l’abandon.
À cet instant s’accroche en remplacement du son éteint, un autre jeu où chaque note de l’oiseau revient sous forme visuelle, le même brillant dans la solitude irrépressible du noir total, autant de sons autant d’étoiles. Elles s’accrochent différentes et au fil des heures vont coudre sur le fond bleu d’encre des images, dessins antiques où notre esprit, selon sa vieille attitude critique, s’étonne inutilement de la course obligée du regard qui relie cette étoile à celle-là et pas à une autre, formant des présences millénaires : Hercule, Orion, les Pléiades. La nuit prend sens, son mouvement rotatif autour de la Polaire apaise notre présence fière d’avoir organisé arbitrairement ce beau chaos, et l’on songe que chaque nuit va reprendre le même dessin, répétition encore, mais où l’œil ne verra pourtant jamais la même chose, tant nos humeurs sont variables. Le soir bouge. 
On ne s’étonnera pas que Schubert ait mis tant de barres de reprises (l’enregistrement nous fait oublier cette nécessité), répétition du même qui n’est jamais le même car ce qui est repris n’est plus d’une fraîcheur semblable, ce n’est pas mieux, c’est autre chose et c’est ainsi que la vie va. La visiteuse confirme cette évidence, elle qui nous suit pas à pas, affirmant en son lent glissement que rien ne se répète et que tout n’est que passage : notre existence ne repasse jamais deux fois les plats, je ne suis que l’instant, il n’est rien d’autre que cet instant. Quelle chance ! Si l’on peut éprouver la vie comme ennuyeuse, c’est que nous avons sans en prendre conscience abandonné notre curiosité native aux chèques de fin de mois, aux horaires des bus et aux impératifs de l’efficacité douteuse où nous pataugeons, avec pour corollaire cette impression fausse, féroce, que c’est toujours la même chose, signant un contrat de monotonie dans l’obscure étroitesse de nos remuements répétitifs. Et c’est ainsi que nous pouvons passer à côté du miracle de vivre.