Eduquer à être libre

On a assisté en ce début d’année à des mouvements d’émancipation des peuples en Afrique du nord, au moyen orient, et le mouvement ne semble pas prêt de s’arrêter. De la suite des images, ma mémoire ne conserve que ces sourires de femmes ou d’hommes étonnés lançant à la caméra : « Nous sommes libres, je suis libre ! ».  L’opuscule de Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») me revient alors, comme si ce petit texte de la fin du XVIIIème siècle décrivait les mouvements de ces peuples qui osent affirmer leur majorité après des siècles d’enfermement à l’intérieur de systèmes autoritaires. Traités comme des enfants mineurs, ils ramassent la mise de ce que nous avons posé sur la table depuis plus de deux cents ans ; en d’autres termes, ces miséreux du soleil viennent nous rejoindre.
Je suis content pour eux, avec eux.
Je me garde de leur dire comme ces parents à la schadenfreude facile: « Je vous l’avais bien dit que vous y viendriez !». La démocratie n’est pas de mon fait et c’est un heureux hasard d’être né ici dans ce temps de paix et de sécurité. Inutile de faire le malin.
Je me souviens que lorsque le communisme s’est effondré, certains ont regretté l’ancienne tutelle du Parti. Leur panique imitait à s’y méprendre la peur des enfants qui ont perdu papa maman.
C’est qu’en effet la dictature autoritaire – le mode de gouvernement qui a régné sur le monde depuis que le monde est monde jusqu’à l’époque moderne ou à peu près – est un système qui reprend l’ancienne dépendance que chacun a vécue en privé lors de son développement : l’enfance. Le chef de clan, le roi, l’empereur, le Parti, Dieu, tous sont des images de la figure du père(de la mère), présences gigantesques qui nous protègent durant nos années de formation. Pour la nourriture, l’argent, les vêtements, la manière de concevoir le monde (religion, mœurs), les enfants lèvent les yeux vers le ciel – ces grands qui savent mieux que nous, ombres tutélaires qui condescendent à nous regarder  – et se comportent selon les rituels de traditions séculaires. Voilà ce qui fut (c’était le passé historique aussi bien que l’enfance).
C’est ici que l’Histoire rejoint notre propre histoire. La démocratie est ouverture : cela revient à dire que l’éducation est une priorité, puisque l’enfance n’est plus tutelle et soumission mais soutien vers l’autonomie ; la bonne éducation consiste à faire passer l’enfant du statut de mineur à celui de majeur (pour reprendre le vocabulaire de Kant), autrement dit de la dépendance du jeune âge à la maturité adulte et libre. Ce que l’on croit politique est en réalité éducatif. Sur l’articulation privé public se greffe le couple indissoluble éducation démocratie.
C’est pourquoi il convient de souhaiter bon courage à ces peuples qui se libèrent, car nous-mêmes, qui nous prétendons des vieux routiers de la chose démocratique, avons bien du mal à donner à notre éducation une priorité qui s’impose pourtant d’elle-même : si nous sommes en démocratie, nous devons apprendre à nos petits à devenir grands, nous devons respecter leur personne et stimuler leur énergie pour qu’ils aillent glaner leur liberté loin de nos encombrantes figures. Pour l’instant, le respect (sauf exception) attend toujours à la porte des écoles.

La terre en friche

Ce n’est pas la terre, telle qu’on la chante depuis deux cents ans, deux mille ans et même davantage qui m’intéresse ici, ni non plus cet astre menacé par les activités humaines, non, c’est la terre oubliée qui m’arrête, celle que nos pneus n’effleureront jamais, celle que nos pas n’éprouveront jamais, celle qui – hors chemins – végète et déploie tous ses plaisirs d’eau, de lumière et de croissance pour presque rien, dans un vert jamais vert, plutôt bleu, roux, blanc, selon l’inclinaison du jour (l’arc en ciel sur une tige d’ivraie) puisque rien n’est stable, ni notre regard, ni les éclairages du temps qu’il fait. Il me semble que cette autre terre, (avec les océans qui la recouvrent, mais pas seulement, il est tant de terres en friche) est notre chant délaissé et pourtant pur ; mais pur de quoi ?
Pur de notre présence sans doute : s’il faut reprendre son contraire, la geste des villes, je dirai qu’elles sont l’oubli ; les cités sont cet oubli que l’histoire tente de combler (ou sa version présente : la politique), mais elle ne comble rien, car je ne donne pas cher de la peau des rues, ni de l’ombre jetée sur les places de nos villes : marronniers et platanes, que faites-vous là ? Comme un chemin gravillonné mime la plage, ces arbres plantés disent l’oubli de la terre négligée des pas. Les villes vont de guingois, abandonnent la présence, fabriquent des esprits échauffés qui parfois explosent de rage ; des mains nerveuses bricolent une histoire que ces coléreux s’imaginent décisive.
Croire que sa vie est la vie, c’est folie de citadins qui s’émeuvent mutuellement, pauvres enfants persuadés que papa (et surtout maman) les regarde à l’ombre des tours.
La terre en friche est notre futur ; elle oblige à aller voir ailleurs si je n’y suis pas. Et là où je ne suis pas croît l’espérance.
La page blanche est l’autre nom de la terre en friche.

monologue du joueur

Ce texte est extrait d’une pièce sur les addictions; il est protégé par son dépôt à la SACD.

 

C’est pas pour me vanter, mais ma vie est une sacrée aventure ! Quelle vie, quelle vie !! Pour l’amour, là, je ne dis pas, j’ai tiré le gros lot du malheur sans jamais avoir pris de billet : Nathalie, elle m’est tombée dessus à bras raccourcis, Nathalie, c’est une vraie sauvage avec son esprit de clan, les tantes, les oncles, les grands-mères, les belles-mères, les cousins… Avec Nathalie, c’est tout le temps, fourchettes à droite, couteaux à gauche, t’as oublié le pain, essuie tes pieds sur le paillasson, t’as encore égaré mes clefs, c’est toi qui m’a pris mon écharpe, et mes godasses, où t’as foutu mes godasses, t’aurais dû penser au chien, arrête de laisser traîner ton linge sale, remonte tes manches, mon rôti il est pas cuit ? je t’en ficherais, moi… passe-moi le sel… sans oublier que tous les jours elle me harcèle du genre: mais qu’est-ce que t’as à faire la tête, ben réponds, réponds quand je te parle !
T’as des réponses, toi ?… Moi non plus!
Remarquez, je dis du mal de Nathalie, mais je l’aime bien ; faut dire qu’elle a touché un héritage, c’est le côté d’elle que je préfère ; ça me dispense de perdre ma vie à la gagner… Du coup, vous devez vous demander ce que je fais de tout ce temps. Oh lààà ! Mais je n’arrête pas, quelle aventure ! Oui je l’ai déjà dit, quelle aventure… quelle aventure !
Tenez le matin, avec les trente euros dont j’ai soulagé les poches de Nathalie, je me lance ! L’aventure est au coin de la rue ! Dès que je pose mon pied sur la marche du bar tabac, je sens les battements de mon cœur qui s’accélèrent, j’ai les mains moites, la bouche sèche, mes pupilles s’élargissent et tournant le dos au soleil de la rue, j’aperçois enfin la lumière, quand du bout de mes phalanges hésitantes je désigne un banco, un astro dans l’ombre du comptoir….et tiens, remets-moi un banco, merci Lucienne, oui, oui, un deuxième pour la route! C’est pas qu’on gagne des mille et des cents à ces machins-là, mais j’adore gratter ; ma devise c’est : malheureux en ménage, heureux au grattage ! Le matin comme ça, juste après le café, c’est comme un échauffement avant la course du jour. Je gratte.. comment ? Vous dites ? Oui, oui, je gratte donc je rate c’est sûr, mais quand je gagne, ah làlà ! Les doigts tremblent encore plus vite, oui, oui, je rejoue tout… comment ? Ah oui, je reperds tout, oui ; enfin c’est pas gagner qui compte, c’est ce qui se passe là, sous le pull, dès le matin, ça cogne, un vrai plaisir ! Des fois ça peut durer une heure, même deux ! Si, si… j’ai un secret, un truc… oui, un secret. Un bon gratteur, c’est un type qui prend son temps ; tiens, Lucienne, que je dis après avoir acheté mes tickets à gratter, sers-moi donc un café et là – fine ruse du vrai joueur – je sors ma lime à ongles. Eh oui, je me fais les ongles, tous les matins, pour gratter oui, oui monsieur, oui madame, les ongles, je me fais les ongles, comme un boucher affûte ses couteaux. Oui c’est le meilleur moment, j’aiguise mes ongles en songeant : si je touche le paquet en grattant, je file en Italie, loin de Nathalie… comment ? Non, non, je n’y crois pas vraiment, non, ce qui est beau c’est d’espérer… et l’espérance dès le matin, qu’est-ce que tu veux de mieux ?
Je bois une gorgée de café, une deuxième, je fais semblant d’avoir oublié que j’ai acheté des bancos, comme le chat laisse échapper la souris misérable pour mieux lui tomber sur le râble ! Enfin, au bout d’un moment, je range ma lime à ongles, mes doigts sont enfin prêts, j’aspire une troisième gorgée de l’expresso, je rajoute un sucre puis de l’autre main, je fais glisser négligemment les tickets sous ma paume. Gratter, c’est ôter la nuit qui s’attardait aux fenêtres, le matin, quand la lumière paraît et que l’on découvre au fond de ses poumons la pureté de l’air qui s’orange au levant. C’est beau, c’est une splendeur ! Gratter, c’est donner à sa vie une importance énorme, emplir ses poumons de l’air du grand large, marcher sur les eaux droit vers l’horizon où le soleil miroite, ah l’aventure, quelle aventure !Et après ?
Oh ben, plus tard je revois mon loto. Je vérifie que j’ai bien déposé mon ticket où figurent mes numéros. Toujours les mêmes, toujours ! Quels numéros ? Ah là, la question est indiscrète, c’est comme si vous interrogiez un ramasseur de champignons sur l’endroit où il a trouvé ses morilles! Enfin, je trouve. Oui, oui, c’est très spécial ! Quels numéros ? Non, je ne le dirai pas. Non, c’est trop personnel… non, oui, enfin bon, bref… je… je joue toujours la date de naissance de… oh, non, j’ose pas le dire… Si ? Oh, je ne sais pas. Non, non, c’est pas la date de naissance de ma femme, de Nathalie la chipie, non, non, ni celle de ma fille, la droguée, non… pas la mienne non plus… non, excusez la finesse, je… je joue toujours… la date de naissance de mon chien. Dick il s’appelle, avec ses deux oreilles qui traînent par terre et ses yeux larmoyants qui débordent de commisération, je suis sûr qu’un jour la chance me sera favorable. C’est pas dieu possible qu’on n’ait pas un peu pitié de cette pauvre bête si lamentable, et donc je me dis en toute compassion que sa date de naissance finira bien par sortir, voilà ce que je me dis. Voilà, voilà ! Et alors si je gagne… si je gagne, hein ?.. SI JE GAGNE !? (Il chante sur l’air de « Capri c’est fini » ) : « Na-tha-lie, c’est fi-niiiiii…. »… et j’irai enfin en Italie. En Italie… oui, mais où ? A Capri, tiens, justement à Capri ! A Capri ! Voilà, voilà ! Quand même qu’est-ce que c’est bien d’avoir une ambition puissante et des projets lumineux ! Quelle aventure !
Au fait, peut-être que je vais m’ennuyer à cent sous de l’heure à Capri. Eh oui, c’est vrai, le bar tabac va me manquer… c’est même sûr ! Non, il vaut mieux pas trop que je gagne, non, non… Enfin, pas trop tôt… Euh, pas trop tard non plus… Mon dieu, faites comme vous voudrez ! Excusez-moi, je ne voudrais pas vous forcer la main, cher dieu, vous allez dire que je ne sais pas ce que je veux, je le vois bien. Enfin, vous savez c’est pas pour moi, non, c’est pour ce pauvre chien, ce pauvre Dick, il est si pitoyable, si affreusement minable, vous pourriez quand même faire un geste, sa date de naissance tout de même, ça lui ferait tellement plaisir ! Oui, oui, je sais bien que c’est pas lui qui va toucher le jackpot à dix millions d’euros, mais quand même, il serait tellement heureux, ce pauvre Dick ! Oui, je sais, c’est MOI qui vais tout empocher, ben oui, le monde est mal fait, je sais, je sais. Enfin, un jour, Dick sera heureux de voir sa date de naissance sortir des boules qui tournent… Oui, non, excusez-moi je déraille je crois, oui, c’est pas très fin la tactique de passer par le chien pour gagner au loto, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, faut quand même que je m’en sorte de ma dépendance à Nathalie. De ma dépendance tout court… de ma dépendance…
Où j’en étais, oui, ah oui, le loto, donc. Bon là, on approche de midi, Lucienne tu me mets un apéro léger, merci Lucienne, y’a que toi qui me comprends, merci, un deuxième oui, merci encore Lucienne, donc après, vers midi, je rentre dare-dare à la maison pour pousser un coup de gueule dans la cuisine, histoire de m’assurer que Nathalie a bien préparé le déjeuner. Après cette éprouvante matinée et le boudin aux pommes de ma chère et tendre épouse, je fais une sieste, car je sais que j’ai besoin de toute ma science pour affronter les courses de l’après-midi. Pas les courses au supermarché, non, ça c’est un truc de bonne femme, non, les courses, les vraies, avec des chevaux. Là, c’est du calcul mon gars, le poids des bêtes, les poids des jockeys, la longueur de la course, la qualité du terrain, enfin tout un travail savant ; sauf que quand c’est des juments qui courent je ne joue pas, j’ai pas confiance dans les femelles. Des fois je gagne, donc je refous tout dans la sixième et quand j’ai le tiercé gagnant je paye la tournée générale ! Une vraie joie ! Sont contents les copains, drôlement contents ! Quelle aventure, la vache, quelle aventure ! Le soir je suis épuisé, je ne le cache pas, non c’est vrai, crevé que je suis ; en rentrant, je file un coup de pied au chien parce que j’ai pas gagné au loto et je m’écroule devant la télé en mangeant un rôti de cheval histoire de me venger si j’ai pas gagné aux courses… et si j’ai gagné, je mange le rôti avec le même appétit parce que je suis fier d’entretenir la race chevaline. C’est ça un joueur, c’est un type reconnaissant qui pense à l’avenir. La classe quoi ! La grande classe !
J’ai une vie, quelle vie… une vraie aventure, avec des hauts et des bas… surtout des bas… mais je m’en fiche… tiens je vais vous faire un aveu, tout compte fait, si je gagnais, je ne changerais rien à tout ça, rien du tout. Je m’en fous de l’Italie, je m’en fous de Nathalie. C’est si beau l’incertitude du sort, le destin qu’on dirige, qu’on accepte avec bonne humeur et ce sens de l’humanité qui habite mes activités débordantes au bar tabac du coin! Ah la vie, ah le jeu, quelle aventure, quelle aventure !