Notes sur la traduction et l’interprétation musicale

Si nous avions des interprétations de Liszt de sa propre sonate, nous trouverions cela excessif, inaudible, à la limite du gâchis. Le premier grand virtuose compositeur dont nous ayons des enregistrements est sans doute Rachmaninov : le tempo n’est pas respecté, les notes sont parfois « mangées »… et c’est difficile à supporter lorsqu’on a l’habitude de versions plus modernes. J’ai le souvenir d’une interprétation en concert de l’Appassionata de Beethoven par Vlado Perlmutter (qui jeune pianiste avait connu Ravel et c’était sa vraie spécialité ; la Sonatine demeure un événement discographique étonnant… ) ; à l’époque il y avait une pause durant le concert et pendant cet entracte nous avions engagé une discussion sur la vision proposée par le grand pianiste. C’était au tout début des années 80, Vlado Perlmutter avait passé les soixante dix ans… et pourtant tout le monde (sauf moi, pauvre de moi) était offusqué par cette interprétation trop violente aux tympans de nos contemporains. J’avais pour ma part à l’oreille la version Schnabel et je ne risquais pas de tomber dans le travers du « c’est trop fort, c’est trop vite, c’est excessif, les écarts de nuances sont trop énormes… », enfin toutes ces choses que nos tympans ne supportent plus. L’admirable Vlado Perlmutter m’est resté comme un souvenir de l’ancien temps, celui où l’interprète donnait tout au concert, se ruait sur les notes avec une relative indifférence envers le respect scrupuleux du texte. Consulter une biographie de Beethoven est très instructif : au concert il était ahurissant. Pas seulement à cause de la nouveauté qu’il représentait pour ses contemporains ; si l’on en croit les témoignages, il pouvait changer un allegro en presto, il pouvait jouer un andante à 120 à la noire. Comme Liszt plus tard, il sacrifiait tout à l’impression. Lorsqu’on lit les commentaires de Proust sur Sarah Bernhard (c’est contre ma vision de La Recherche car la Berma n’est pas seulement SB!!) on est surpris par l’affectation – pour reprendre le mot kleistien – de l’actrice demeurée dans les mémoires. Écouter Apollinaire réciter « Le Pont Mirabeau » nous semble une dérision : le rythme des vers n’est pas respecté et les accents sont inutilement pompeux!

Nous sommes aujourd’hui très scrupuleux. Dans les années 30 encore, on pouvait proposer en français une version du « Procès » de Kafka très humour noir ; Vialatte nous l’a donnée alors qu’il était au fond relativement peu germaniste et surtout tirait Kafka à soi… et ce n’est pas si mal . Ainsi les Français ont-ils cru que Kafka était un auteur d’humour noir ; mais ce fut intenable trente ou quarante ans plus tard, lorsqu’on dut constater que le communisme et le fascisme avaient donné de tragiques confirmations à ses textes.

Songeant à notre « scrupule », à notre besoin de précision absolue, il me vient que cette petite pierre est en réalité un énorme rocher technologique… je suggérerais le fameux monolithe de 2001 Odyssée de l’espace. Cela nous a modélisés pour mille ans. Nous sommes dedans, nous n’y étions pas encore tout à fait dans l’entre deux guerres. Nous y sommes passés depuis et la tendance au scrupule s’accentue ; nous voulons être précis, nous avons en tête les modèles mathématiques et le système informatique : 0,1,0,1… Si bien que nous sommes entrés dans l’ère de la précision absolue. Et nous voulons la précision pour Beethoven, et nous voulons la précision pour la traduction de Kafka ou de Kleist… en ces matières pareille exigence n’a pas de sens.

Quand on songe que le métronome a été inventé à l’époque de la septième et de la huitième symphonie de Beethoven, on se dit que les compositeurs n’en avaient pas besoin auparavant ; du point de vue mécanique l’invention est dérisoire, donc c’est qu’il n’y avait aucune nécessité du respect parfait de la vitesse voulue à l’intérieur de la musique. On mettait « andante » et cela pouvait aller de 60 à 90 à la noire… Bach, Mozart, Haydn, tous ces inventeurs de musiques splendides n’avaient cure d’une allure précise. Ce n’est pas que le métronome n’avait pas encore été inventé… il ne l’avait pas été parce que les musiciens n’en n’avaient pas besoin !

Je décris le temps précis d’aujourd’hui, propre, calculable, régulier, avec ses normes toutes empruntées au calcul sérieux… J’ai l’impression pénible que notre temps nous dit que c’est un crime de vivre et qu’il faut se justifier à chaque fois que l’on respire un peu librement… en improvisant par exemple. Jugé à cette aune, Mozart eût été considéré comme un paltoquet.

Ce qui manque c’est le désaccord des instruments. Les voix et les instruments du pur point de vue technique jouent parfaitement. Le succès-redécouverte de la musique baroque vient jouer les trouble fête – il y a beau temps pourtant que les considérations mystico religieuses de cette musique sont lettre morte – . La chance est que cette musique n’est pas réglable mathématiquement… elle échappe à une vitesse précise, sans compter que la basse de viole doit être accordée tous les quarts d’heure. C’est l’image de notre liberté que nous aimons à travers elle. La critique de Boulez contre cette musique (« on n’en connaît même pas le tempo… ce qu’ils font là c’est du Viollet-le-Duc »), est à la fois «  juste » (sans tempo que faire de la musique écrite… les spécialistes nous disent que l’on peut à peu près le déterminer pourtant) et « fausse » parce qu’il n’a pas compris que l’en dehors de la musique manque à notre désir. Nous sommes avides d’à peu près comme nous voulons l’amour fou, le coup de foudre, parce que cela seul donne la sensation de vivre à plein une existence tout compte fait relativement courte ; nous ne voulons pas demeurer raisonnables ; nous voulons en bref rester libres ; il serait criminel de ne pas se jeter au monde avec toutes ses forces comme le faisaient Beethoven et Liszt lorsqu’ils jouaient en public ; une ardeur demande son droit à brûler, c’est la nôtre, et elle n’est guère différente de celle des gens qui vivaient à l’époque de nos grands anciens ; sauf qu’eux vivaient bien moins longtemps et c’est la raison pour laquelle ils se jetaient encore davantage au présent … (autrefois le présent était plus court…).

Une remarque troublante de Giono (il disait à peu près : qu’ils étaient heureux les contemporains de Mozart, sans même connaître la musique de Mozart !) nous avertit de demeurer prudents. L’époque est une atmosphère générale ; il est évident par exemple que ceux qui sont nés après la Shoah – c’est mon cas – ont moins d’insouciance au cœur que les générations précédentes (pour les suivantes je renvoie à ce que je décris ici sur notre temps).

Pour la traduction, on relève que Baudelaire traduisant Poe parle d’adaptation, c’est un trait d’époque. Nous aujourd’hui prétendons traduire vraiment. Pure illusion. Comme les interprétations musicales devront être reprises dans cinquante ans pour correspondre au goût du temps, il faudra retraduire ; c’est cette friabilité de la traduction qui fait son obscur scintillement. Interprétation musicale et traduction sont des artisanats exposés au temps, comme nos visages et nos lois.

Nous parlons une langue différente à chaque génération et le texte de Shakespeare va donc varier suivant les époques alors que le texte de base est bien celui de la langue de la fin du XVIème et du début du XVIIème. En définitive par rapport aux anglophones, nous sommes avantagés, puisqu’à chaque génération ou presque, nous avons un retour dans notre langue beaucoup plus lisible que pour les Anglais qui demeurent coincés dans le corset de la rude langue lointaine… Ainsi la traduction est-elle parfois un avantage. Montaigne est plus lisible à l’étranger que chez nous (Les tentatives récentes pour traduire Montaigne en français moderne sont très émouvantes… il faudrait étudier ce curieux phénomène de traduction dans la même langue… et qui n’est pourtant pas la même!).

On ne peut pas dire ce qu’est une bonne traduction. Il n’y a pas de recette ; s’il y en avait une nous l’appliquerions de manière scientifique et le problème serait résolu. Il n’existe aucune solution toute faite. C’est en chantournant qu’on devient ébéniste et c’est en traduisant qu’on devient traducteur. Chacun fait comme il peut. La traduction échappe à toute définition. C’est son charme agaçant, c’est sa misère si l’on veut, mais on peut aussi bien dire que c’est sa gloire, puisqu’enfin quelque chose résiste qui est de l’ordre de la langue et de la vie de l’esprit, contre la technologie qui nous prend de partout (ah notre propreté, ah la mathématisation de l’universel humain ; tant d’érudits stériles, tant de spécialistes vaniteux !). L’impossibilité de traduire, quelle chance ! L’esprit souffle dans le no man’s land qui sépare deux langues !

Petit problème particulier : les traducteurs amateurs sont des spécialistes de la langue étrangère et négligent la maternelle. Ils ont appris l’autre langue, en ont fait leur horizon, et tout soudain ils doivent rabattre la langue travaillée avec acharnement sur la leur propre qu’ils connaissent en définitive moins bien que la langue étrangère ; ils croient la connaître parce qu’elle leur est naturelle, mais l’erreur est dans cette foi d’enfance, la langue de maman qu’ils n’ont pas travaillée avec le même acharnement que la langue étrangère.

Hölderlin, maître dans l’art de traduire, disait à peu près que l’étranger nous est plus proche que le natif : sa parole paraît mystérieuse car elle touche à d’autres domaines que celui de la traduction (c’est la question plus générale du poétique), mais je vais provisoirement me contenter de ce constat… tant de choses encore à dire à la suite de ces propos parfaitement discutables !!