La poésie et le blanc

La poésie est issue du blanc. Le poème ne va pas au bout de la ligne amorcée, pend dans le vide et commande à celui qui lit (ou écrit) un rythme qui déjà donne un sens et se mêle à l’autre sens, celui des mots. Ainsi le blanc en bout de ligne est-il partie prenante du texte. La poésie est mise en valeur du blanc, du non dit, du silence. Le vers aux caractères noirs est présence et par le vide qui est son essence, il suscite l’absence. C’est cette absence silence qui est le vrai fond du vers, en-deçà des mots proférés alentour.

S’il y a rythme, il y a musique ; or la raison d’être de la musique est de dessiner sur le silence un temps humanisé qui un moment prend en charge le temps de notre vie, comme un monument occupe le regard qui volerait à l’infini si la chose bâtie n’était là.

La poésie est affirmation de celui qui écrit, contre la page blanche qui, elle, figure l’absence. Elle est présence chantée sur le silence, comme l’enfant sifflote dans le noir pour se rassurer. Le blanc et le noir sont ici très proches, extrêmes qui se touchent. « Ma peur se mue en rythme et musique » pourrait être une définition de la poésie.

La poésie est toujours danger à cause de l’abîme qu’elle prend en charge au bout du vers. Aucune autre forme d’expression n’est aussi fragilement exposée à la mort, au silence. Elle est à l’image de nos corps, plus encore qu’une statue qui nous représenterait, car la statue est lourde et pleine, et les vers si légers, tellement exposés au vide qu’ils ouvrent .

À cause de sa fragilité, la poésie demeure ; elle est mémoire, elle est inoubliable, puisque comme notre corps elle risque tout à chaque avancée, à chaque pas vers le vide. Sa fragilité fait sa force.

Panique du lecteur ; il a envie de la protéger comme on le fait d’une flamme dans le vent : on l’apprend par cœur. On l’enfouit non dans le crâne du savoir mais dans le cœur, là où le rythme bat. Poésie et chamade, c’est tout un. Le stéthoscope seul capte au plus près le fond de poésie.

On est étonné d’apprendre que la poésie fut l’art majeur de certaines époques : parole sacrée qui maintenait l’espace pur entre les hommes et les dieux ; c’était le temps du poète chamane qui parlait en vers car les dieux entendaient leur musique. L’univers chantait.

Elle flotte aujourd’hui entre moquerie et respect solennel, on ne sait trop. Chacun en son secret est poète, mais soit il l’avoue en rougissant, soit (pire) il le tait.

On écrit beaucoup de poésie, peu en lisent.  L’autre est devenu fatiguant et si l’on honore la poésie, c’est peut-être par habitude scolaire, comme on se souvient du préau avec un serrement de cœur. Nous voilà loin du sacré.

On trouve parfois de la bonne poésie. Le texte monte du fond du blanc ; le vers ou ce qui en tient lieu jaillit de la page, de derrière la feuille ; chaque caractère, chaque mot donne l’impression d’être né du silence, de l’absence à soi, comme si la feuille habillée du poème se mettait à exister vraiment, à battre diastole-systole : la page est devenue nécessaire au monde réel. On a envie évidemment de l’apprendre par cœur ou de la recopier.

Il est peu de bonne poésie.

Pas de cadeau (comme une suite à la question sur le jour de l’an)

Le temps ne connaît aucune trêve et donc nous fabriquons avidement des moments monuments, anniversaires, 14 juillet ou son équivalent déprimé du 11 novembre, dates des morts, et nouvel an évidemment. Ce dernier est étroitement lié à noël, lors de la renaissance du jour : les étrennes sont des dons que l’on fait passer par le père noël pour que les enfants n’éprouvent pas la culpabilité des cadeaux achetés par les parents. L’invention du père noël est récente. Le don aux enfants à la fin de l’année est très ancien. La religion l’a récupéré sous la forme des rois mages qui offrent des parfums à Jésus.

Pascal Quignard encore (« Les Paradisiaques », P. 97 et suivantes) : « Strenae est un vieux mot sabin. Suétone dit que ces petits dons étaient de bon augure pour commencer l’année. Il s’agit donc d’un sacrifice qui cherche à étrenner le temps à l’aide de petits cadeaux afin d’attirer les jours dans le neuf et d’empêcher la régression temporelle et la réitération de l’hiver… Les étrennes étaient aussi appelées dons de l’Avent. Avent n’est pas un mot descriptif mais énergique. Adventus est actif : qui fait arriver, qui pousse l’année, qui fait advenir les pousses. »

On voit que ce don ouvre avec optimisme sur l’année nouvelle et s’il m’est arrivé de n’avoir parfois aucun cadeau à noël, ce n’était pas cruauté consciente de mes parents, mais seulement l’idée ancrée en eux qu’il n’y avait rien à espérer de la vie. Ils avaient connu la guerre civile ; la dépression mondiale 1940-1945 résonnait en eux comme une vibration sourde, irrépressible. Et pourtant ils me firent un don : la vie.

C’est ce don qui est répété autour de la nouvelle année avec  la lumière qui revient. Offrir des cadeaux aux enfants, c’est leur rechanter ce don que les parents se firent dans le lit conjugal. Sans doute mes parents n’avaient-ils pas eu la chance d’éprouver quelque joie de vivre et leur désabusement se traduisit parfois par des chaussons vides, ou plutôt ces années-là nous ne mettions pas de souliers au pied de la crèche ou du sapin, ainsi aucune déception.

Étrenner, c’est mettre un vêtement neuf, essayer une nouvelle peau, se réjouir d’un cadeau qui a sans doute pour nom premier « naissance ». Si la vie ne fait pas de cadeau, ainsi que j’ai pu le vivre, il est difficile de remonter la pente, de croire en la vie. On y parvient cependant peut-être plus librement que si l’on a été doté de cadeaux princiers : chaque jour est un jour de l’an (ce qui est la vérité) et donner, offrir, m’a toujours paru une évidence. À mes yeux le jour de l’an précédé des étrennes n’est qu’un cas particulier d’une attitude générale qui consiste à donner. Recevoir – sauf à la boxe – n’est pas si délicat que les moralistes nous le font accroire. Il suffit de tendre la main. C’est donner qui est la seule attitude possible. Donner c’est donner de la voix, donner à rêver, donner à penser, donner des sourires, donner à être au milieu du monde pour le chanter encore. Le reste n’est que dogme pour les pauvres d’esprit.

Qu’est-ce que le jour de l’An? (étonnant Pascal Quignard)

En 2005, Pascal Quignard nous gratifia de deux livres du « Dernier Royaume » (œuvre qu’il poursuit avec un acharnement admirable) qui ne cessent de danser sous mes yeux ; la parution récente de son livre sur les « Désarçonnés » m’a subjugué au même titre, mais je voudrais parler des deux volumes qui parurent cette année là : « Les Sordidissimes » et « Les Paradisiaques »… Ils sont proposés en folio, parmi des centaines d’ouvrages sans doute fort estimables… Pascal Quignard a  l’immense avantage d’être vraiment cultivé, alors que bien des fictionneurs cités dans la suite des auteurs folio sont avant tout des êtres passionnés par leur propre imaginaire et qui pour la plupart se moquent bien des temples du passé, ou se contentent de clichés.

Rien de tout cela chez Pascal Quignard ; à le lire, on sent immédiatement que l’on a affaire à un styliste de haut rang doublé d’un érudit merveilleux.  On sent qu’il a horreur de la pédanterie et qu’il s’amuse même de son érudition pour en faire tout autre chose que ce qu’on en fait par exemple à l’université. Il s’intéresse à des auteurs presque oubliés et les arrange à sa manière qui rappelle irrésistiblement Montaigne ou Borges.  Je défie quiconque se lance dans la lecture de ces deux ouvrages de n’être pas saisi par la destinée troublante  de Marie d’Enghein, épouse d’Albert de Cany, qui connut une aventure peu commune et qui est contée par notre auteur avec force détails impressionnants (« Les Paradisiaques », chapitre XXIII et suivants), et où le bâtard d’Orléans, compagnon de Jeanne d’Arc, apparaît dans un détour inattendu et tout compte fait stupéfiant. Je songe également à ce passage des « Petits traités » (ces écrits antérieurs sont les prodromes de cette œuvre qui fera date) où l’on voit Clovis entrer dans l’eau de son baptême par Saint Rémi, comme si l’auteur avait été présent et s’en faisait le conteur objectif (quel humour de haut vol !).

Il convient de faire un sort à l’érudition : celle-ci n’existe le plus souvent que comme un cache-misère à la pauvreté d’esprit de ceux qui ressassent le passé. Ici, rien de tout cela. La vie nous est plus réelle que notre propre vie, et Pascal Quignard s’amuse de nous, comme il se rit de l’histoire pour nous faire pénétrer dans l’intime de chaque personnage qu’il évoque. On n’est plus dans l’histoire, ni dans l’érudition, on est dans la chambre à coucher de ceux qui firent l’histoire ou qui en furent les jouets, on demeure dans l’intime, on est au plus près des personnages du passé qui nous sont si proches. Des fictions réelles succèdent aux fictions vraies, le conteur est habile, tranchant et modeste, presque à regret. Tout est sérieux, amusant, drôle, comme ce chapitre XX des « Sordidissimes » intitulé : « Sur la braguette saillante des Portugais en 1542 » qui à lui seul est un résumé de l’humour tempéré de notre auteur (qui passe pour un raseur morbide ?!) et forge sous nos yeux une œuvre qui comptera parmi les plus importantes de notre siècle.

Voici ce qu’il dit dans ce même chapitre du jour de l’An (« Sordidissimes » pages 80 et 81 de l’édition folio) :

« Il n’y a pas que la mort des humains qui compte dans le déroulement de la vie des hommes. Plus périlleuse que les morts des humains il y a la mort de l’An. À la Neuville-au-Pont dans la Marne on sortait ce qu’on nommait le « balai de silence ». Avec le balai de silence on barbouillait de boue les fenêtres de maisons et les figures des femmes avant de les asperger de paille d’orge et de paille d’avoine.

Tout ce qui purifie est interdit dans le dernier jour de l’année comme il doit l’être dans la maison d’un mort. Tout est voué au sordide. Il ne faut plus balayer, il ne faut plus jeter les ordures, il ne faut plus récurer la batterie de cuivre, il ne faut plus polir le miroir, il ne faut plus crier, il ne faut plus se raser, chanter, siffler.

Il faut se couvrir d’ordures afin de rester dans la marge du groupe. Dans la laisse de la mort. Dans la marge de janvier ou de mars. Dans la marge du jeûne consenti au Dieu mort. Carnaval et Carême se battent.

Gras et Maigres s’étripent comme Vivants et Morts.

Depuis la préhistoire Rouge et Blanc s’affrontent. Chair et os, joie et détresse luttent. Printemps et hiver se font face. Ils s‘entretuent. Il faut que le printemps gagne. »

Outre que ce passage décrit avec sécheresse ce que l’on voit si bien exploité dans les tableaux de Breughel, on entend bien les résonances de ces tabous du dernier jour dans nos affaires présentes. L’An et les bonnes résolutions, ce dernier jour où la télé ressasse les erreurs de l’année et où nous-mêmes aux prises avec cette superstition nous déblayons le passé, ravis d’en avoir fini avec ce temps qui nous charge les épaules ; sorte d’examen de conscience dans la stupeur, on se défait de lui, espérant qu’au premier de l’An le jour sera meilleur, comme on part en voyage avec l’illusion de renaître plus jeune, loin, mue spectaculaire vers le pur( ?!) et où le nouveau chiffre de l’an chasse nos angoisses profondes, dues à la persistance du passé forcément sale dans le présent.  À la vérité, ce soir là, nous dansons et chantons sur la mort qui s’approche chaque jour, mais celui-là plutôt qu’un autre à cause du changement de chiffre. C’est un jour bilan, et que l’on suive la tradition ou non ne change rien à l’irrésistible besoin de nettoyer l’impur( ?!). Il reste que le 31 le jour se cabre.

Je cite cet exemple du jour de l’An pour montrer combien Pascal Quignard peut nous aider à relativiser nos émois et nos aventures quotidiennes. C’est en ce sens que ses récits sont sagesse.