Un pékin au Japon (8)

Je me concentre sur le portable perdu. Une soirée une nuit, puis viendra la réponse dont je suis assuré : on l’a retrouvé ; ma jeune guide en doute. Un père a pour tâche de se taire ; « un portable de perdu dix de retrouvés » ose se presser contre mes lèvres : la formule ignoble  a cette lourdeur, creux du langage de surface, mièvrerie, grossièreté, muflerie, le contraire d’élégance.  Ne rien dire. Un portable au fait qu’est-ce d’autre qu’un greffon sur le crâne ?  Cet objet indispensable, merveilleux, dit aussi son contraire : depuis qu’il existe, il est difficile de se parler les yeux dans les yeux ; une opacité contre l’obscène s’est glissée entre les visages, la vie palpite au fictif (hypothèse, hypothèse !) ; j’hésite à en parler, sent les ornières du présent, malheur d’être muet. Il est curieux que la perte du téléphone donne un pareil silence. Je pense en souriant au « lâcher prise » du bouddhisme : il dit la perte pour le bien, je pourrais suggérer : « c’est une chance », « perdre c’est gagner », toutes ces billevesées plus ou moins heureuses que la mémoire nous souffle. Ma fille pas plus qu’aucun autre vivant ne peut désormais le comprendre. Tais-toi !

C’est quand même un comble d’être au pays du zen et d’être tendu à ce point. Une anecdote croise mes rêveries : un bouddhiste est interrogé sur son sang-froid en toutes circonstances : « Mais comment faites-vous ? » Le moine se contente de descendre son pantalon et de montrer son cul, puis explique tranquillement que le cal de ses fesses prouve qu’il médite sans arrêt, le derrière posé sur les talons : voilà la recette ! On rit. Pour ne pas tourner en rond, nous obturons le silence avec les bruits du dehors : les pas, les moteurs, les cliquetis des sonnettes de vélo, la voix cadencée des appels du métro proche, et la nuit comme un rideau qui tombe après la pièce ; elle s’abaisse d’un coup sur le pavillon d’or, je l’imagine dansant sous le clair de lune ; ce sera pour la prochaine fois que je viendrai, sa présence de nuit douchera mes ombres… la prochaine fois, y’aura-t-il une prochaine fois ? Vita brevis. Envie de revivre la paix du jardin, les ornements de Kano, les pieds qui vibrent , l’avance toute de légèreté sur les planches où le corps commande la mesure sans aucune autre préoccupation que cette vision qui impose le mélange esprit-corps… rien de commun avec la dichotomie de  chez nous : je revois mieux qu’à l’instant où je l’ai vécue la rigueur des vêtements, les yukatas serrés sur les poitrines, le flot mouvant de ces pages florissantes au long des couloirs du métro chaque enveloppe de tissu effleurant le pavement de son élégance défaite de frivolité. Je crois que je m’endors.

Ma fille téléphone le lendemain au centre des objets trouvés qui me donne raison. Le portable a été ramené, mon Antigone  triomphe, les Japonais sont formidables, on retourne à Kyoto. Je n’ose pas dire que je voudrais revenir aux rêves de la veille… objection : il y a tant à voir, laissons le pavillon-magie et le temple-château dans la sécurité bleue du souvenir ; tu verras, dit-elle, nous en profiterons pour aller voir des choses aussi étonnantes qu’hier. À ma grande joie nous reprenons les mêmes trains. La douche m’attend.

Lors d’un changement, je nous revois sur le quai, dans l’attente chaude de ce début d’après-midi, peu de voyageurs, des jeunes je crois, filles et gars habillés au décrochez-moi ça dans notre style touriste, ça flotte, ça serre les corps, c’est selon ; l’océan marchande ses coups de vent sur les toits frêles qui ombragent maigrement notre présence. Par moments une musique électrique pince une forme de gazouillis peu gracieux, puissant, insistant, toujours la même mélodie, musique contemporaine éclatée sur le silence. Je pense à une version malhabile du catalogue d’oiseaux de Messiaen, restitution informatique de l’œuvre, mécanique plus proche d’un clavecin désaccordé que de l’univers enchanté du maître. Nous marchons de long en large, à la recherche de l’endroit ombragé où ces sons discords ne nous frappent pas les tympans, et je demande du plus profond de ma candeur de pékin à quoi renvoient ces incongruités sonores. La réponse fuse avec ce calme presque innocent des guides fatigués d’expliquer la même chose : « Ça ? Oh c’est un truc typiquement japonais ». J’ose déroger à ma règle qui consiste à ne pas fatiguer ma guide de mon ignorance ; j’insiste, car si c’est typiquement japonais c’est forcément passionnant. Elle dit : « C’est sensé imiter des chants d’oiseaux ! » Je ne m’étais pas trompé ; ah quelle oreille il a ce pékin ! Comme rien ne vient derrière le fracas d’un train lancé à vive allure qui ne s’arrête pas à la station, jaillit ma question, celle que n’importe qui aurait posé dans ma situation, assailli par le soleil de plomb en ce début d’après-midi féroce tandis que nous avançons vers une autre tache d’ombre ; à l’instant où je pose le pied dans le frais, ma voix monte enfin : « Mais pourquoi diffusent-ils par haut parleur ces faux chants d’oiseaux ? » Antigone réprime un sourire. Silence. Elle glisse enfin : « Ils se sont aperçus que ces chants d’oiseaux ont un effet bénéfique sur ceux qui veulent se suicider. Là où il y a eu des gens qui se sont jetés sous le train – c’est souvent au même endroit – on diffuse ce que tu as entendu. » La peine de vivre, la désolation, les rails, le train à folle allure, le malheureux  qui bascule, frémissement du corps entier, je le vois désarticulé, le train qui s’arrête, les palabres, l’apitoiement des passagers, les crises de rage pour le retard (il y en a, atroces) , tout vient se ruer dans mon esprit, je ne contrôle plus rien, je m’échappe et la survenue du train que nous allons prendre ne m’intéresse plus, je monte machinalement, on repart ; j’ai l’impression d’avoir été aux enfers sans m’en rendre compte. Au dernier moment, alors que le train enclenche la vitesse supérieure, j’aperçois au bout du quai un énorme corbeau, comme on n’en voit que là-bas, neutre, déployant ses ailes pour s’envoler à recherche d’une proie : son ombre dessine une tache sur le ciment où des vivants attendent déjà l’arrivée du train suivant.

Le bureau des objets trouvés s’étend dans les souterrains ; ça parlemente, ce sont mille mots aux articulations fraîches, manières sympathiques d’un Japonais rustaud et droit, contrôle des papiers, il disparaît et revient avec le téléphone enveloppé dans une pochette transparente. Joie sans mélange de ma fille qui s’empare de son portable, un trésor ; tout un monde d’amitiés, d’amours, de murmures enfin là, sous la main, je comprends, comme je comprends !  Pendant ce temps mon esprit a continué de vagabonder sur le suicide, je revois ce qui ne m’était pas venu hier tant j’avais été aveuglé par le pavillon d’or : l’histoire du bonze reprise dans un roman par Mishima remonte à ma mémoire ; le moine a mis le feu au pavillon d’or au début des années cinquante et ce que nous avons vu était donc une reconstitution. Immolation par le feu du moine fou ; puis le suicide de Mishima à la manière traditionnelle pour protester contre le monde dit moderne qu’il a en horreur. Tout se tient. Les Japonais, le suicide sur les rails, les anciens kamikazes, tous viennent en conclave pour enfoncer le clou de mes clichés ; je n’en saurai guère davantage. Moi qui voyais partout des merveilles, un peuple industrieux et décidé, voilà que je dois tout reprendre, la désolation de vivre dans les mégalopoles, les uns sur les autres, pliés, broyés, cruellement déliés, je ne sais que penser et décide une suspension provisoire mes noirs remuements.

Après un repas pris au centre de la ville, sans rien m’expliquer ma guide m’emmène vers un haut lieu shintoïste. Il faut monter. L’ascension se fait au milieu de Toriis rouge vif, en plein nature (Fushimi Inari). Les portes se suivent à quelques mètres de distance, elles sont magnifiquement  entretenues, on est dans une forme de forêt humanisée, l’équivalent vertical du jardin bouddhiste. Même solennité tranquille, même silence mêlé cette fois de nos souffles qui peinent à monter. Le poète : la vie est grave, il faut gravir. En réalité, la nature est à deux pas, montagne boisée emplie de chants d’oiseaux et dans ce tunnel entrecoupé de perspectives nous passons, comme on passe dans la vie : un chemin, une montée, et par instants la nature abrupte, sauvage, et ces portes comme autant d’étapes, de mois, d’années en un dédale qui rassemble  nos hésitations. Ma guide dit qu’on estime à une dizaine de milliers le nombre de portes. C’est un circuit initiatique et les Japonais le pratiquent en forme d’exploit comme on emprunte chez nous le Camina Frances (le chemin de Saint Jacques). Ce n’est pas la montée vers le sommet du Mont Fuji, mais cela en tient lieu. En réalité, c’est moins un chemin qu’un temple en plein air qui me rappelle les vers célèbres que je me récite machinalement : « La Nature est un temple où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles ». Ce sont les pas qui servent de rythme, la mélodie vient du silence imposé par les Torii qui se succèdent (et toujours cette impression d’être fraîchement posés). Je découvre alors une étrangeté abyssale : les Torii sont propres comme des sous neufs et pourtant le chemin est très ancien. Ce mystère m’occupe un long moment jusqu’à ce que ma guide m’explique que les Torii sont entretenus (certains sont pris en charge par des entreprises qui y laissent leur nom) et qu’à coup sûr aucun n’est d’origine. Ce qui ne pose aucun problème aux Japonais. Contrairement à nous, ils n’ont aucune culte de l’authentique, on connaît  même une ville chargée de temples où ceux-ci, par une sorte de vœu, sont détruits et reconstruits tous les vingt ans.

L’habitant de la cité médiévale (moi) demeure perplexe : nos remparts, notre cathédrale, notre belle chapelle et notre église du XIIème, tous sont certes rénovés, mais personne n’aurait l’idée de les détruire pour les reconstruire à neuf ; leur ruine serait notre mort. On imagine les protestations des sociétés du patrimoine local et du haut de ses huit cents ans, excepté la retouche salvatrice de Viollet-le-Duc, l’édifice majeur de chez nous porte beau sans avoir jamais été rebâti. Le patrimoine chez nous c’est du sérieux, du moussu pour touristes, car on y vient pour contempler les siècles et se forger une provisoire éternité relative. Les Japonais au contraire font du neuf, c’est-à-dire qu’ils sont au présent, ou plutôt le temps est aboli, l’authentique semble n’exister qu’au prix d’une destruction-reconstruction qui n’a rien d’un crime. La patine n’est pas une vertu, alors qu’elle est chez nous vision du monde ancien, gage de qualité ; le temps des matériaux fait fondre notre sensibilité ; la raison en est simple : nous n’y croyons plus. La foi a fui au-delà des ogives et nous ne savons plus éprouver le pourquoi de nos splendeurs. Les fidèles émiettés se perdent dans les balbutiements qu’ils nomment prière ; même la langue divine a bougé et l’on ne sait plus s’il faut Lui parler latin ou français. C’est alors qu’en lieu et place des croyants, des êtres court vêtus viennent rafraîchir leurs sandales sur le pavement de la coquille vide (cathédrale) lorsque l’août écrase les ruelles et qu’appareil photo sur le nombril ils s’en viennent faire de l’histoire au petit pied, image sublimée du passé que nous révérons parce qu’il est nôtre un peu. Le passé des pierres est celui de nos pas : on restaure comme on se farde à l’aube de chaque jour. Ils sont beaux. Rides et glissements de rocs, c’est tout un. Cette immobilité de la cathédrale, tout de même, c’est exaspérant à la fin, on dirait une ironie posée là. Je me rallie au bon sens des croyants japonais : on détruit, on reconstruit à l’identique et puis quoi ? Où est le problème ? Faux débat entre l’authentique et l’identique… Si le temple donne l’impression d’avoir été construit hier, la foi est présente, vive, colorée, animée, cet or et ce rouge que j’ai vus partout au Japon, franchement c’est tellement préférable ! Oui, mais la nostalgie ? Ah oui, évidemment, c’était mieux avant… voilà ce que nous pensons nous les extrêmes occidentaux, les habitués des brocantes villageoises et d’Arthur, c’est sûr, la névrose est la persistance du passé dans le présent, la névrose… c’est l’autre nom de l’histoire de l’art, non ? La tête me tourne, c’est beau les voyages.  La tendresse fait retour : attention, ils en ont besoin les petits d’orient et d’occident. Laisse faire.  Marche, c’est bon.  Ne vire pas nihiliste.

Il faut redescendre ; le chemin est inaccessible dans sa totalité, la nuit nous guette. Elle tombe franche vers dix neuf heures, bientôt. Jamais nous ne ferons comme je l’espérais le chemin des Torii ; je me voyais sac à dos, un peu d’eau et de pain, bissac, vieille chose, montant tournant… et soudain une main qui saisit mes cheveux ; c’est écrit partout en anglais, en japonais bien sûr : « Attention aux singes » ! J’aurais tellement aimé, au cœur du temple troué, croiser mes ancêtres ! Les malicieux aux cinq doigts vifs. Moi : «Tu me rends un bel hommage, petit singe, en me tirant les cheveux comme on le dit sur la pancarte. Cela prouve que j’en ai encore quelques-uns à saisir ! ».

Vers le bas de la descente nous nous attardons quelques minutes auprès des morts ; un cimetière. Des pierres posées, dressées, parfois un chien de pierre. Car on enterre les êtres avec les animaux de compagnie ;  j’admire dans le couchant ce chien qui déjà hurle à la lune, dressé sur ses pattes de derrière.  La belle affaire. Un bouddha nous sourit depuis un jardin privé, à deux pas. Une occasion manquée de se convertir enfin à une religion. Est-ce une religion ?

Après un repas où gît muet le portable entre nous deux, nous égarons nos pas vers le centre apparemment neutre. Erreur. La lune est pleine, et là, il suffit de quelques enjambées, le temple des lanternes toutes allumées l’une contre l’autre. La voie lumineuse tracée dans la nuit : le vent de l’océan bouscule les lampes métalliques… le poète au milieu de sa vie se sentant devenir fou écrit en un ultime élan : « Dans le vent grincent les girouettes » et j’emprunte la voie sacrée répétant sa parole dans le cliquetis des lanternes.

Un pékin au Japon (7)

Torii
Torii

Après le pavillon d’or que peut-il arriver ? Léger creux comme à nos estomacs, pas le temps de manger ; se propose pas très loin Nanzen-ji, résidence de l’empereur du temps où Kyoto était la capitale.  J’attends un palais, une chose énorme dont on parle longtemps comme si à l’origine des mots (le palais de la langue) correspondait un lieu de splendeurs que le regard et les phrases ne fatiguent jamais. Transformé en temple zen il se cache derrière des arbres subtilement plantés ; je franchis le  vertigineux Torii, grande porte à double toit soulignant l’importance du site, j’ai l’impression que je le passe moins qu’il ne s’avance sous mes pas, proférant sur ses colonnes écarlates des appels où le kitsch doré le dispute à la révérence. Entre profane et sacré, il dit cordialement : tu viens du monde, en montant mes deux marches observe comme ton pas n’est plus le même, en-deçà tu errais, ton avance n’avait pour limite que ta force physique, désormais tu vas retenir ta voix, que ta semelle s’en vienne craquer sur les écorces le plus doucement possible, entends déjà le bois du temple, l’autre chant des oiseaux et le claquement de leurs ailes étouffé par le négligé  des feuilles ; le seuil, continue la voix du porche, est à ce lieu ce qu’est la frontière pour le pays, et tant d’autres choses… Au fait une question : es-tu prêt à affronter le vide du temple, le silence puis le chant ? – Je suis venu pour ça et de si loin, murmuré-je.

Mon esprit constamment à l’affût de la bascule vers l’ailleurs voit le rutilant Torii comme entrée et sortie, naissance et mort, couple de hasards qui borne la finitude du corps, obligeant l’esprit à se faire curieux car il n’est aucune réponse fiable – dilatant ainsi la pensée dans toutes les directions. Vient la ronde des seuils : je songe aux maisons de chez nous où l’entrée fait ses mines avec patères, chaussures, paillassons, mille précautions pour que le corps de l’étranger n’oublie pas que c’est l’endroit de la politesse par excellence, celui de l’adieu tout à l’heure, lieu déjà chaleureux  et pourtant dangereux où l’on se défait un peu de soi (où y joue à Saint Martin : « Donnez votre manteau, je vous prie »), où l’on abandonne un peu à l’autre et sa voix et son sourire, où l’on se déchausse souvent (obligatoire au Japon), courbant son corps sur les lacets dans le petit espace. L’hôte arrive, est-ce un dieu ?

Je redescends les marches du Torii, la peur n’est plus puisqu’on va pouvoir toucher le temple du bout des doigts et le sol, sable et feuilles, velours semi profane, nous y encourage ; la parole reprend : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi. » Nous nous déchaussons, premier contact avec le bois qui de longtemps ne nous quittera pas. Oh les deux marches qu’il faut monter pour atteindre le couloir, saut tendre, modestie joyeuse avant la lumière qui nous cadre dès les premiers pas sur les bords de la maison. C’est un temple, je pense maison, murs et plafonds, découpe des sols où tout est humain ; partout un bois heureux, musical … chaque pas grince, appelle, murmure, miaule, chante. J’ôte mes chaussettes, les fourre dans mes poches, elles dépassent comme une langue de chien, je laisse pendre, plaisant. Je veux éprouver ce monde à cru.

Pieds nus, chaque orteil a sa note de musique contemporaine, le grave puis l’aigu procèdent dans le silence hanté du froissement des robes, du pas de visiteurs lointains puis proches quand le couloir bifurque sur l’extérieur de la maison ;  ma guide : « Les planches disjointes prévenaient de leurs crissements la survenue d’un ennemi possible »… J’entends bien ; le poids du corps annonce l’approche plus sûrement qu’un garde aux aguets. L’océan souffle sur les cimes, érables et eau vive, abandon du corps au plus léger ; faisons une pause : les sons rendent aveugle. Et là soudain j’aperçois enfin le jardin zen à gauche de notre chaud promontoire, il s’étend là depuis l’entrée et je ne l’avais pas vu.

Ratissés, les cailloux blancs qui devraient être un amas primitif scellent un mystère de grande allure, la vie de l’esprit se dissout sur les sillons, imposant un silence que les blocs obscurs disposés comme un vaste idéogramme sur la feuille caillouteuse, rehaussent modestement, enfouis à demi dans une terre insondable. J’allonge mon corps sur les planches pour me laver les yeux, et, mi-closes, mes pupilles s’immobilisent contre le ciel défait de présence, strié du vol rare d’un merle isolé.

La peur de vivre qui palpite à gauche cède ses fausses alarmes, on sourit de ce si peu qui était moi, et l’on se redresse pour se perdre au jardin, des heures (quelques minutes), et pris de mauvaises raisons, alors que les nerfs ont rentré leurs griffes banales et que l’on devrait s’en réjouir, la machine à penser regronde basculant vers l’horizon montueux : l’au-delà du jardin l’épouse, ce n’est donc pas seulement le calcul fabuleux des stries et des rocs, non, même là-bas, la montée vers l’horizon des collines est concerté, la taille des bouquets d’arbres est fruit d’une main ferme (comme la paume de la mère recoiffe l’enfant), amoureuse de l’harmonie. Absence de mots perpétuelle, voilà bien la leçon paradoxale à qui veut rendre compte du jardin zen. À défaut de noter, je photographie : ne s’y révèle que le squelette maigrichon d’une mauvaise copie puisque le jardin n’est pas que cailloux, râteau et rocs, on le voit bien, tout cela n’est que la condition sine qua non du déploiement de ma présence vive – sans mon corps ici à quoi bon – présence qui justement vise à l’absence de soi. Le dos pressé contre les planches du temple, sur cet entre deux si semblable au Torii, je goûte en souriant les paradoxes absence-présence, silence- parole ; et soudain je me demande anxieusement où est passée la violence naturelle des parvis pavés de chez nous où tombaient les têtes et volent encore parfois aux soirs de fête quelques coups de poing. Je la cherche, je la sens proche tant il est fait spectaculairement raison à son contraire : la nature n’est plus, la main a tout fait pour que l’on se libère de son être entier, jardin du jadis, antique forme du dépouillement  absolu où l’on est si bien sur l’instant, défait de désirs dans le temps aboli.

Ma guide me tire par le bras, je me relève, reprends les lents détours du temple, la plante des pieds me projette plus souplement que je ne l’imaginais, je quitte l’infini des ensembles naturels mâtinés des mains pour découvrir l’intérieur des pièces du palais.

Un homme a peint des fresques sur les murs. Ce n’est pas un homme tel que nous l’entendons, ce ne sont pas des fresques, c’est autre chose, c’est du jamais vu. S’il ne fallait voir qu’une seule réalisation humaine au Japon (supposition qui reviendra plusieurs fois dans mon séjour !) il faudrait venir, submergé d’apaisement, contempler les peintures murales de Tanyu Kano.

Négligeant l’histoire, les dates, voici ce que je vois : des branches de pin et des oiseaux sur fond d’or. Prélude à l’inouï, ils ne récitent pas comme notre peinture, c’est une palpitation prise sur le vif, rien d’une représentation telle que nos yeux ont coutume d’en voir, c’est une présentation fraîche, merveille d’illusion, merveille tout court. J’en tremble car je sais immédiatement que je n’oublierai jamais ces pièces en enfilades ouvertes sur le passage où je me tiens ; chaque pièce a trois pans de murs couverts d’or, à gauche, au fond, à droite, formant un rectangle avec mon corps ; je suis couvert d’or moi aussi et mon regard entre dans l’espace, je suis la branche et l’oiseau et le vide qui plonge sous ma vie, au plein de la natte tiède tissée d’hier qu’il est interdit de piétiner.

Et la violence enfin surgit : dans les pièces suivantes des tigres penchés, inclinés, rugissants, menaçants, bravent le temps. Je m’arrête devant ce que je cherchais. Dans le creux de la pièce qui s’arrondit sous la pression exaltée des bêtes sauvages, je découvre une cage inverse dont je suis peut-être le prisonnier. Le violent, je crois que c’est moi, le spectateur, je réveille les fauves, ils me terrifient. L’arrangement finit pourtant par se faire, c’est un traité de paix par décor interposé et la violence s’installe à distance pacifiée, comme fut le monde lorsque les bêtes sauvages furent débordées par l’humanité il y a dix mille ans… et depuis le pouvoir a cette vertu de régler provisoirement le fabuleux conflit avec notre sauvagerie. J’en conclus que ce n’est pas le shogun (chef) qui a fait construire le palais devenu temple qui détient les clefs de l’affaire, c’est le peintre évidemment.

Cette fois le corps brisé, il faut fuir, repasser le Torii, la journée est avancée et nous n’avons rien mangé, la tête tourne ; l’arrachement est un crève cœur comme j’en ai rarement connu. Un bout de métro ; à la sortie un restaurant, où je me demande sur la photo des plats que l’on présente s’ils ne forment pas dans la complexité de leur allure extérieure – légumes et aliments s’entrecroisent en mille réseaux empilés – des idéogrammes qui m’échappent.

Quelque chose se passe : ma guide blêmit. Elle a perdu son portable. Mille mots me viennent. Tous en vain. Une ressource ultime en forme de cliché: les Japonais sont « honnêtes » ; on le trouvera peut-être, il faut demander aux objets trouvés. Après la splendeur la peur fait retour. Je suis plus confiant qu’elle. Le hasard est un dé ; on peut parfois gagner, il n’est pas dit que l’on perde toujours. Vieil optimiste candide, vrai pékin, au rebours de notre temps pessimiste qui sait tout, je crois en l’humanité spontanément généreuse (je sens que dans mon assurance flottent les beautés découvertes ce jour). Je suis ferme, je m’y tiens : « Tu verras demain ; je suis sûr de ce que je dis ! Confiance !»

Jardin Zen
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