Violences conjugales (MONOLOGUE)

Une vieille femme se rappelle sa vie de femme battue; elle est interrogée par une journaliste du mensuel “Femmes”. On n’entend pas les questions.

Oh vous savez, moi, ma bonne dame, je n’ai pas grand-chose à dire. C’est quoi le nom de votre canard ?

Ah oui, c’est ça, « Femmes », ça s’appelle « Femmes », oui, un mensuel, ça paraît tous les mois quoi…

Ah c’est pour un numéro spécial, sur quoi, vous dites ?

Sur les violences conjugales ?! Tu parles d’un sujet à la graisse de chevaux de bois… les violences conjugales, je t’en ficherais, moi, vous ne pouvez pas choisir un titre plus… comment dire… comment dire ? un titre plus vrai, « violences conjugales », mais c’est n’importe quoi, on n’entend pas les gifles, les cris, les gémissements.. c’est un cache – misère votre truc !

Comment ? Un autre titre ?!! Mais je n’en sais rien moi, je ne sais pas ma bonne dame, faudrait dire un truc du genre : les femmes battues, cognées, humiliées, traînées dans la boue… oh, je ne sais pas… et puis ce n’est pas à moi de faire votre boulot, dites-donc ! Non, non, débrouillez-vous !

Oui, oui, c’est ça, j’ai toujours habité dans cette maison isolée ; c’était Jacques qui en avait hérité.

Oui, Jacques c’était mon bonhomme, pas mon mari, s’il vous plaît, pas mon mari. Un mari c’est attentif. Un bonhomme, c’est différent, ça rentre, ça sort, ça cogne… enfin, un mari c’est tout le contraire de mon Jacquot de la mort; non, c’est du solide un mari, ça parle doux… Lui mon Jacquot c’était dans le genre brute épaisse, si vous voyez ce que je veux dire.

On était isolés, oui, oui, isolés, je vous dis. Pas la maison seulement, la bonne femme aussi, moi, oui, moi, avec les enfants, nous, isolés, c’est clair ? … faut tout vous expliquer à vous… dites-donc, vous avez fait des études ?

Ah ben, heureusement, qu’est-ce que ça serait !

Les coups ? Ah oui, alors ! Il cognait sur tout ce qui bouge… et dans une maison, qui est-ce qui bouge ? Je vous le demande, ben oui, la bonne femme, moi, oui, moi, et les enfants aussi.

Comment ? Pourquoi je ne suis pas partie avec les enfants? Ben, je n’ai pas le permis de conduire figurez-vous et à supposer que j’aie eu le permis, y aurait encore fallu que j’aie une voiture.

Oui, je sais, je sais, oui, oui, j’aurais pu partir à pied, ça c’est vrai. Pour une fois que vous faites une remarque intelligente. Attendez, laissez-moi réfléchir, reprenons : pourquoi je ne suis pas partie… oui, à pied, oui, avec les enfants, attendez, je vais vous répondre.

Mais attendez, bon sang !! Oh les journalistes, toujours pressés…C’est une manie, chez vous !

Là, voilà, tranquille, une minute, on se pose…

Oui, oui, je sais ce que je dois dire, mais c’est dur à venir, attendez.

Eh bien, je ne suis pas partie parce que j’espérais. Avec mes huit enfants, j’espérais…

J’espérais quoi ? Ah, ça c’est dur à dire, bon sang, vous en avez de ces questions… j’espérais quoi ?

Attendez. J’espérais figurez-vous, j’espérais qu’il se corrigerait, j’espérais pouvoir le calmer, le Jacquot de la mort. Vous savez ce que c’est une maison avec huit enfants, avec des tables, des chaises, des lits, du chauffage, une cuisine, des assiettes et de quoi manger. On ne peut pas quitter ça comme ça, on a toujours l’espoir d’améliorer le butor, d’apprivoiser la bête. On l’aime quoi, on l’aime quand même… malgré tout.

Et pourquoi on espère ça ? Eh bien pour que ça continue, pour que ça reste comme c’est. Je me croyais assez maligne pour le ramener à la raison, le garder à la maison, l’améliorer, le rendre meilleur, le ramener, le ramener tout court, voilà pourquoi je suis restée avec mes huit, voilà, voilà… malgré les coups, avec mes huit… pour que ça reste comme c’est…

Non, non, ne me remerciez pas, de rien… oui, ah vous avez encore une question ? Allez-y, oui, oui, oh tant qu’on y est… vous savez, je n’attends plus rien, vous savez, j’ai tout mon temps, oui, allez-y…

Qu’est-ce qu’il est devenu ? Lui ? Le Jacquot de la mort ? Un arbre, ma bonne dame, un arbre, il est venu l’embrasser en plein dans le capot. Dérapage, verglas… Oui, c’était pas beau à voir !

De la peine ? J’ai éprouvé de la peine ? Non, mais vous rigolez ma bonne dame, vous rigolez…

Et après ? Après quoi ? Ah oui, après sa mort, oh ben, après, les aînés sont allés au boulot, et ils ont partagé leur paye avec nous, c’était drôlement agréable. Je faisais des confitures à la framboise, pas de la gelée hein, non, non, de la confiture de framboise, c’est bien meilleur, ça croque sous la dent, et puis j’avais mes patates, mes poules, tout ça… ah tiens, il me revient un truc, ça ne vous intéresse peut-être pas pour votre canard, euh pardon, pour votre mensuel…

Je vous le dis comme ça, hein, vous le mettrez ou pas dans votre canard, je m’en fiche. Oui, oui, un truc marrant, enfin, pas marrant, mais curieux. Voilà, on avait un coq, un gros hein, il chantait bien, il faisait bien son travail de coq avec les poules, ça on ne peut pas dire, un vrai gros coq… on l’avait baptisé Jacquot, je ne sais pas pourquoi, oui, oui, Jacquot… Et puis, un jour un de mes fils arrive, tranquille, il sort de sa voiture, et voilà notre Jacquot qui se jette à sa figure, dis-donc, il essaie de lui becqueter les yeux en lui sautant à la tête, on aurait dit qu’il le guettait. Vers le soir, dès que le coq est rentré dans l’appentis avec ses poules, moi, je l’ai attrapé et je lui ai tordu le cou dans le soleil couchant, les rayons ont rosi un instant ses plumes, près de la mare… c’était brutal, du travail bien fait. Je l’ai préparé le soir même, j’en ai fait un coq en pâte et il a fallu une semaine pour le manger. Qu’est-ce qu’on s’est régalés ! C’était bon !

Oui, je me demande pourquoi je vous raconte ça…

Ça me fait du bien de vous parler de ça, mais quand ça paraîtra dans votre canard, ne citez pas mon nom, hein, je ne veux pas.

Ben, parce qu’il n’y a aucune gloire à être une femme battue, tiens. Aucune. Non, aucune. Et puis, c’est du passé. Assez de ressasser le passé.

Merci, oui, oui, allez-vous en. C’est mieux !

Non, ça n’est pas la peine, non, non, je ne le lirai pas.

Non, je vous dis, ne me l’envoyez pas. Gardez votre canard, je ne lis jamais les journaux.

Ce que je fais ? Je rêve, ma bonne dame, je goûte chaque instant, je n’ai pas le temps de faire autre chose. C’est ma vie, je rêve. Il paraît qu’il y a des gens qui ne rêvent jamais, moi, je les plains, moi, je rêve jour et nuit. Je rêve, oui, oui, je rêve… faut bien rattraper, hein, faut bien, oui, oui, faut bien…

(Extrait d’une pièce que j’ai écrite il y a dix ans et qui a connu plus de cinquante représentations en Thiérache essentiellement: “Des illusions, Désillusions”. Ce texte m’a été pour partie inspiré par un témoignage authentique …)

Devant le miroir

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà. Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

(Ce monologue a été consulté plus d’une dizaine de milliers de fois depuis que je l’ai publié sur ce blog, il y a dix ans. Cette pure tragédie est libre de droit. Les commentaires montrent qu’il a été joué un peu partout dans le monde francophone. )

monologue d’une infirmière pendant le confinement

Le hasard fait en cette saison bien mal les choses; c’est Lui que je dois soigner, dorloter, consoler, piquer, alors qu’Il n’a cessé de faire de notre vie commune passée une enfer privé, très privé, où je fus en effet privée de tout. Il fut immonde; Il est malade et doucement, je ne dirais pas tendrement, mais avec toute la charité dont mes doigts sont capables, je pousse le liquide dans Sa veine; mon métier d’infirmière jamais ne fut plus utile qu’à cet instant;des larmes de rage brouillent mes paupières mais l’habitude supplée la claire vision du geste. Je ne tremble pas, même si… je me dis qu’Il doit vivre, tout monstrueux qu’Il fut, ce bout de chair qui est un homme. La mécanique du respirateur va moins vite que mon coeur; Il a bien de la chance. Passant la main sur mon cou, j’éprouve la douleur encore sensible du bleu qu’Il me fit tant de fois. Tout est simple désormais: je Le sauve… puis je me sauve… avec les enfants. 

Une pièce de Bernard Namura: Le Journal des Roses

(Pièce jouée à Laon samedi 28 octobre 2017, elle sera rejouée le 25 novembre à 20H30 à l’ESCAL)

L’auteur ne prend aucune précaution et d’emblée le spectateur est violemment – ce sera la seule violence – projeté dans le rêve. On flotte drôlement. L’évocation répétée des portes par la bouche de l’héroïne doit nous guider ; ce sont les portes de corne et d’ivoire qui donnent sur le rêve. Si l’auteur acteur nous y pousse sans ménagement à travers l’intrusion d’un clochard chez une jeune femme, c’est qu’il a hâte de nous mener à l’endroit où lui-même écrit : entre la veille et le sommeil, hors du monde, les yeux clos, c’est là qu’on est bien, c’est là qu’on va rester durant une heure et demi qui passe comme un songe, car nous allons à la source réelle du pourquoi des malaises et autres bonheurs. L’histoire est simple : au début la jeune femme déprime, à la fin elle produit une œuvre. Entre les deux, diverses étapes se suivent apparemment floues mais très structurées. Le langage a tout loisir de se déployer et l’auteur ne se gêne pas pour tourner autour des mots, approximations qui s’allègent, vérités cachées sous les fleurs. Le chant des syllabes, musique de la langue, supplée le sens que le spectateur croit défaillant mais qui peu à peu s’éclaire, car la jeune femme va aller s’apaisant et le spectateur emballé va se sentir au chaud sous les mots et l’on rêvera bientôt que la pièce ne s’arrête jamais.

On est au rêve souriant, ironie naïve et tranquille. C’est un théâtre ironico-onirique (!), car il veut remplir cette gageure audacieuse : guider le spectateur par le bout de son imagination dans un entre deux parlé chanté, où les Roses ont le beau rôle. On assiste ébahi à la suite des visiteurs qui sont autant d’étapes et l’on en vient à songer que ce spectacle est peut-être une biographie rêvée ou l’histoire d’une dépression surmontée. Peu importe. Les visiteurs sont le moteur de l’aventure : un clochard, un jardinier, un danseur, un ex compagnon, un ange sont comme autant de marches qui relèvent la jeune femme, et l’emportent, oiseau blessé, vers la plus haute spiritualité. Peu à peu elle tombe le masque agressif, obéissant en cela à la loi du spectacle qui veut que l’on aille de l’ombre à la lumière. L’auteur dorlote alors le spectateur de mots, l’emporte sur les ailes des signifiants, relâchant l’étreinte froide du toujours signifié (notre quotidien désolant) et lorsque l’acteur se met à parler italien ou une langue mystérieuse, le spectateur planant est à peine surpris : tout se tient puisque même en français nous étions déjà délicieusement propulsés vers les ors du rêve, bien en avant du langage poussiéreux de nos jours ressassés.

Le cœur rouge des roses flotte toujours à deux doigts du cliché sans jamais y tomber (quel sourire !), funambulisme des mots et des corps aventurés dans cette petite odyssée où ce serait Pénélope qui aurait enfin le beau rôle. J’ai adoré la bougie, la chaise haute où le spectacle monte au plafond, très belle occupation de l’espace car la scène tout en longueur pouvait écraser les corps des personnages. Il y a plus encore : au fond de la scène se cache une mystérieuse arrière-scène – c’est une cour intérieure –  métaphore précieuse pour la compréhension de l’ensemble, comme si l’auteur nous appelait pour le rejoindre là-bas, derrière les coulisses de la vie, à l’origine de son rêve malicieux et très pensé. C’est ainsi que l’on a, à travers les portes vitrées du fond, la vision rarissime d’un acteur qui nous appelle du dehors ; c’est sans doute que le langage ne suffisait pas, le réel devait revenir sublimé.

La pièce est un appel à la liberté de rêver, de vivre comme on l’entend. L’angoisse coléreuse est vaincue par l’écriture soignée de l’auteur qui croit dur comme fer aux mille ruses de la langue. On se soigne par les mots : par la grâce de l’auteur, l’héroïne et le spectateur ont droit à un traitement de choc très doux, très confiant, bougrement vif. On en sort hébété, souriant. Quel voyage !

Monologue d’un jeune homme addict aux jeux de grattage

Quand j’entre au bistrot, je vais droit à la caisse et sans saluer la patronne, dont tout le monde dit pourtant qu’elle est à la fois jolie et très maternelle, je montre du doigt les jeux à gratter. J’en achète cinq. Je les serre dans ma main et je file m’installer à la même table, tous les matins, je commande un café et je pose les tickets de la chance sur le coin de la table, je garde ma grosse patte dessus, j’attends le café. J’entends nettement mon cœur qui bat, je vois mes doigts qui tremblent, j’ai peur pour moi.
Ce qui me plaît, c’est la peur. La peur de la chance. Certains matins je pense à ma mère qui est partie vers le soleil, là-bas, loin, avec un marin. J’irais bien moi aussi, là-bas, mais j’ai l’impression que…. Pourtant je fais des efforts avec mes tickets à gratter.
L’odeur du petit noir m’envahit ; c’est âcre et doux, j’essaie une petite gorgée. Je repose la tasse, j’écoute un instant les conversations, je m’aperçois que je m’en fiche, que c’est du vent, qu’autre chose me hante. Lentement la présence des tickets à gratter me monte à la tête, ça me pénètre doucement la mémoire. Mais je retarde, je retarde.
Et si j’avais de la chance ? Une voix me dit : Et qu’est-ce que tu en ferais de ta chance ? T’as déjà eu de la chance ? Quand tu t’es marié, elle est partie. Et le boulot ? Le boulot c’est pas pour moi non plus… Un désert ; je n’y arrive pas, au bout de trois semaines je démissionne. Un désert, oui. Et quand tu es au bout du désert, tu fais quoi ? Tu bois. Je reprends une gorgée. Je n’ai toujours pas touché à mes tickets de la chance. J’ai peur.
Je sors ma lime, j’écarte avec mille précautions la tasse à café et je commence à me polir les ongles, j’adore ce moment où tout en me préparant le bout des doigts je rêve du bateau de ma mère, là-bas, loin, de l’écume qui bat contre la coque, tu sais maman je serais bien parti avec toi, la mer c’est vrai, l’horizon c’est vrai, là-bas tout est vrai, le lointain ouvre un avenir, c’est là-bas que la peur disparaît vraiment, tu sais maman, je t’aime, je t’ai aimée, et toi dis-moi, et toi ?
Tu étais ma chance, pourquoi tu es partie ? Devant la tasse de café, chaque jour, je refais ma chance, au fond du liquide noir qui tremblote dans ma main je revois ton visage, mon visage, preuve qu’on peut voir dans le noir, tu vois, c’est la preuve.
Je pose la lime à ongles, je suis prêt pour l’embarquement vers la chance. Ma main droite s’abat sur les tickets empilés au coin de la table. Je vais savoir si maman m’a aimé. Je pèse de toute ma paume sur mon espérance. Cinq tickets à gratter. Je les fais glisser doucement vers moi et mes ongles effilés commencent leur travail. Je gratte, je défais les cercles gris comme on se défait du brouillard d’autrefois, de cette incertitude. Mon cœur ne bat plus, c’est d’un calme, l’océan après la tempête.
Parfois je gagne et je suis raffermi dans l’idée que maman m’a aimé. Je sors triomphant, je ne partagerais ma joie pour rien au monde, la rue chante, la pluie me réjouit, je vois des arc-en-ciel.
Souvent je perds. En plein désarroi, j’erre longtemps par les rues, je me perds, oui, si je perds, maman, je me perds dans la ville, je me perds. Vers le soir, mâchonnant mon kebab, je me promets de recommencer le lendemain, car demain est un autre jour. C’était toi qui disais ça, maman, demain est un autre jour, tu avais raison, c’est vrai… tu avais raison.

Texte intégral de la pièce sur les addictions: Addictions et contradictions

Addictions et contradictions : Cette pièce est inscrite à la SACD. Tous droits réservés.

 

Scène 1

Le père la fille (tabac)

                        Gérard et Jessica  entrent chacun d’un  côté de la scène ; Jessica est en train de ranger des manuels scolaires dans son sac.

 

Gérard :          Jessica, je peux te parler ?

Jessica :          Non, attends, faut que je boucle mon sac. C’est fou ce qu’il faut de trucs et de machins pour aller au lycée ! Tous les matins, on dirait qu’on va grimper le Mont Blanc ; avec tout ce barda on est des alpinistes, j’tedis, !

Gérard :          Oui, oui, mais il faut qu’on parle !

Jessica :          Tu me déconcentres, fiche-moi la paix !

Gérard :          Non mais je rêve ! « Fiche-moi la paix » ? Tu crois que c’est comme ça qu’on s’adresse à son père ?

Jessica :          Je ne me suis jamais posé la question… Bon, alors, maths,   anglais, français, sport… Tiens, il est où mon survêt ?

Gérard :          On ne peut pas parler ?

Jessica :          Non. Pas le temps ! Qu’est-ce qu’elle a fichu de mon pantalon de survêt, la vieille ? J’te jure, cette bonne femme !

Gérard :          Bonne femme , bonne femme ? Tu parles de ta mère là, un peu de respect !

Jessica :          Oui, ben le respect, ça se mérite ! Quand elle s’occupera de moi on en reparlera ! Ah, je parie qu’elle l’a mis à laver… le sèche-linge, le sèche-linge ! Ah le voilà, tout fripé, je vais encore avoir l’air de quoi , moi, avec ce chiffon pas repassé, j’te jure, les parents incompétents!

Gérard :          Tu parles de nous là, oh, oh ! On se calme, ma petite, on se calme !

Jessica :          La petite, elle a quinze ans, et elle se fiche pas mal de la politesse, pas le temps, pas le temps, allez, pousse-toi de là !

Gérard :          Bon, ça suffit comme ça ! (Il la prend par les épaules et l’oblige à le regarder) Arrête et écoute-moi !

Jessica :          Mais je suis déjà en retard, pousse-toi, là ! Allez !

Gérard :          C’est important, je ne vais pas te lâcher comme ça ! Regarde-moi !

Jessica :          Mais qu’est-ce que tu as ce matin ? Tu as des retours de paternité ? Tu te sens responsable ? C’est nouveau, ça !

Gérard :          Oui, c’est nouveau…ta mère a trouvé un briquet et un paquet de cigarettes dans ta poche de veste. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Jessica :          Ça veut dire que je fume, tiens !… Et ça veut dire surtout que Nathalie c’est une fouineuse, une espionne, qu’elle n’a pas confiance et qu’elle ne mérite donc pas d’être ma mère !

Gérard :          Euh ! Ce n’est pas comme ça qu’il faut parler de ta mère ! Peux-tu m’expliquer comment tu en es venue à fumer ?

Jessica :          Tu es de la police ?

Gérard :          Arrête ! Je veux comprendre.

Jessica :          Y’a rien à comprendre, Gérard !

Gérard :          Papa… dis « papa » s’il te plaît.

Jessica :          Comme tu voudras Gérard ! Tu veux savoir quoi exactement !

Gérard :          Comment à quinze ans on en vient à fumer, alors que les cigarettes sont interdites à la vente au-dessous de seize ans.

Jessica :          Oh, c’est que ça ?… ben je vais chez le buraliste et il pense que j’ai seize ans !

Gérard :          C’est qui ce buraliste indélicat ? Je vais aller le voir.

Jessica :          M’en fous j’irai chez un autre ! Et puis c’est pas un problème de buraliste !

Gérard :          Mais de quoi alors ?

Jessica :          Non, moi, je croyais que tu t’intéressais à moi, à ma santé, que tu étais inquiet pour mes poumons, ça ça aurait eu de l’allure, mais là tu me fais le coup du flic, là… bouh, c’est nul ! T’es comme ta femme toi…Bon, je suis pressée là, lâche-moi la grappe !

Gérard :          Ne m’insulte pas, ni ta mère non plus ! Nous t’avons élevé dans le respect de la loi et nous t’avons dorlotée autant que faire se peut ; nous t’avons aimée comme aucun autre parent…

Jessica :          Comme aucun autre parent, je t’en ficherais moi… mais tous les parents aiment leurs enfants !

Gérard :          Pas tous, pas tous !

Jessica :          Oui, oh, y’a des exceptions, mais en général… tiens, tu crois que c’est une preuve d’amour de me demander l’adresse du buraliste au lieu de te soucier des conséquences qu’a le tabac sur ma santé ?

Gérard :          Oui, c’était pas très malin, excuse-moi…

Jessica :          En plus Nathalie, elle fume comme un pompier !

Gérard :          « Maman » pas Nathalie ! Maman, maman !

Jessica :          C’est ta mère maintenant ? Je croyais que c’était la mienne.

Gérard :          (Il se fâche) Arrête, Jessica, arrête !

Jessica :          Que j’arrête ? Mais que j’arrête quoi ?

Gérard :          Ce ton exaspérant, cette révolte ridicule !

Jessica :          Oh, c’est nul tout ça. Tu n’entends pas le silence qu’on vit. Ce silence qu’on remplit avec nos baladeurs et ces cours qui nous clouent toute la journée au lycée. On est où nous là-dedans ? Assis ! Toujours assis. Et les bavards en plus !

Gérard :          Il y en a qui bavardent pendant les cours ! Mais c’est scandaleux !

Jessica :          Et en plus, tu verrais l’ennui que c’est ! Alors tu penses, nous, dès que ça sonne, on file dehors et on fume. C’est le stress, tu sais pas ce que c’est toi d’être assis huit heures par jour. C’est pour ça qu’on fume. Et y’en a même qui se sont mis au cannabis, parce que c’est encore plus efficace !

Gérard :          Le cannabis ? On aura tout vu ! C’est interdit par la loi tu sais ?

Jessica :          La loi, la loi, je sais, bien sûr, c’est même ça qui rend le cannabis excitant ! Interdit par les adultes, alors tu penses, ça donne envie.

Gérard :          Et toi tu ?…

Jessica :          Je, quoi ?

Gérard :          Le cannabis, tu n’y touches pas, hein ?

Jessica :          Non. Enfin… pas encore.

Gérard :          Je t’interdis de…

Jessica :          (riant) Ah, ah ! Tu m’interdis ah là là… il me l’interdit, on aura tout entendu ! (Le portable sonne, elle décroche) Oui, Marina… Oui, d’accord, on se retrouve là tout de suite, attends je finis un truc avec mon père… Non, non, rien de grave, il me fait un cours sur le tabac… ben oui, qu’est-ce que tu veux, les vieux s’inquiètent, alors que eux ils prennent des antidépresseurs, des somnifères tous les soirs, sans parler de l’alcool qu’ils s’enfilent… ben oui, non non, penses-tu, mais non, bof, ça va aller, tu penses (Elle rit)… ben oui, pareil que toi l’autre jour. Ben oui. Allez à plus ! Non, t’en fais pas, c’est trop marrant ! (Elle raccroche)

Gérard :          Qu’est-ce qui est marrant ?

Jessica :          Tout ça, notre discussion à l’instant.

Gérard :          Le respect ! Ce manque de respect, c’est incroyable !

Jessica :          Écoute, quand Nathalie arrêtera de fouiller dans mes poches on en reparle, hein, pour l’instant, stop. Le respect ça se mérite. J’lai déjà dit oui, je sais. Oh, pis zut alors ! Je vais encore me faire engueuler par les CPE pour mon retard… je m’en fous, je dirai que c’était de ta faute ! Mais j’y pense… tu pourrais peut-être me faire un billet d’excuse puisque c’est de ta faute ; un truc du genre : « Vous pardonnerez ce retard à ma fille parce que je l’ai dérangée pendant qu’elle préparait ses affaires ! » Un truc vrai, bien assumé, pour une fois que tu te montreras responsable…

Gérard :          Tu m’écœures, tu m’écœures, tu m’écœures ! Va t’en ! Va t’en !

Jessica :          Justement, ça fait dix minutes que je devrais être partie… Bouh, la famille quel stress ! Je file, moi… allez… (Elle quitte rapidement la scène avec son sac)

Gérard :          Eh, tu pourrais au moins t’excuser !

Jessica :          (Depuis les coulisses)  M’excuser de quoi ?!! (Silence)

(L’ange surgit)

Gérard :          Ben qu’est-ce que vous fichez là, espèce d’abruti !

L’ange :           Ah ben, y’a un silence alors j’apparais, c’est normal : quand un silence se produit, un ange passe ! Dites donc, j’ai entendu la conversation là, c’était pas piqué des hannetons !

Gérard :          C’est privé, qu’est-ce que ça peut vous faire !

L’ange :           Ben, le privé y’a que ça qui m’intéresse, je suis désolé, je passais par là et…

Gérard :          Oui, ben je ne vous permets pas ! C’est chez moi, ici !

L’ange :           Oh vous savez, mon brave monsieur, je ne connais pas les murs, je suis un ange.

Gérard :          Je vois ça ! Et ça ne me réjouis pas de savoir que quelqu’un ait pu assister à cette scène ridicule.

L’ange :           Ridicule pour vous, c’est vrai.

Gérard :          Je ne vous le fait pas dire.

L’ange :           Mais dites donc, les enfants ne naissent pas dans les choux !

Gérard :          Vous savez aussi bien que moi comment on fait les enfants…

L’ange :           Je devine, je devine… Je veux dire : c’est vous qui l’avez élevée, alors?

Gérard :          Je vous vois venir ! Vous allez me dire que je ne suis pas un bon père. Ah, je vous vois venir ! Si une ado est insolente et mal élevée, évidemment c’est de la faute des parents ! Et pourtant, comme je l’ai aimée, cette petite, ah si vous saviez, comme j’ai guetté son premier sourire, ses premiers pas, ses premiers mots, ses premiers gestes en dehors de la maison quand elle a découvert le vent et les oiseaux, le premier soleil sur la plage en vacances, le premier sable qui l’a éblouie de son ocre lumineux, oh, ce que je l’ai aimée, lorsque pour la première fois elle est allée à l’école toute seule au bout de la rue, quand elle est montée sur un vélo pour la première fois…

L’ange :           Ah ah ! Et voici qu’elle fume pour la première fois, et là, vous ne l’aimez plus !

Gérard :          Non, bien sûr que non, je l’aime toujours, mais c’est elle qui refuse mon amour , mes conseils, ma sollicitude!

L’ange :           Je vois le drame. Et j’ai d’autant moins de solutions que moi-même j’aimerais bien fumer figurez-vous, ça me tente, ça voudrait dire que je suis enfin humain, que j’ai des défauts, que je ne suis pas parfait… les êtres humains c’est forcément avec des défauts, qu’est-ce que ça doit être bien ! Dites, entre nous, vous, vous en avez forcément aussi, des défauts, non ?

Gérard :          Oui, bien sûr !

L’ange :           Ce qu’il y a, c’est que la petite ne se laisse pas faire, je vois bien, elle s’en va, elle vous quitte, elle prend l’air, elle s’efface de votre petit monde, elle n’en voit plus que les défauts… tiens, encore les défauts, décidément ! C’est pas un monde, c’est un manque !

Gérard :          Ben oui, un manque ! Et alors ? Ah vous avez de l’allure, vous, à me faire la leçon ! Pas de manque, pas de défauts, pas d’addictions, je vois le travail, vous vous en fichez de notre condition humaine, vous venez ici pour ricaner, pour vous moquer de nos difficultés!

L’ange :           Pardon, mais moi à votre place, j’aurais commencé par remettre en place cette petite pimbêche. Elle est vraiment d’une insolence insupportable mon cher Gérard !

 

Gérard :          Je ne vous permets pas de m’appeler par mon prénom dites donc !

L’ange :           Oui, oui, excusez-moi, je suis tellement indigné ! Vous êtes trop cool ! Faut vous fâcher mon vieux ! N’ayez pas peur ! Allez ’y ! Foncez ! Elle a besoin qu’on lui fixe des limites la petite ! C’est une règle bien connue : plus vous l’engueulerez, plus elle vous aimera ! Le respect c’est un bras de fer ! Ne lâchez jamais prise nom de Dieu (pardon Seigneur !)

Gérard :          Allez, filez d’ici sale donneur de conseils… Monsieur je sais tout, venu d’on ne sait où !… et pendant que vous y êtes, allez retrouver votre patron pour lui dire à quel point le monde est mal fichu !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 2

 

(La mère et la CPE)

 

Nathalie :        (Elle décroche son portable qui vient de sonner) « Clotilde ? Non, attends, là faut que… oui, j’ai un rendez-vous au lycée avec la femme qui s’occupe des élèves… Oui, c’est ça, la CPE…non, je ne sais pas. Paraît que c’est important. Oui, oui, Jessica est un peu bête, ça sûr, c’est pas une flèche, mais bon ils disent comme ça que c’est une bonne élève, moi je veux bien…ben oui, je sais pas… mais enfin, ça roule… oui, oui… Bon, oui, je te rappelle, oui, à plus, oui… à plus… »

Nathalie :        Bonjour ! (Elles se serrent la main)

La CPE :         Bonjour, je suis heureuse que vous soyez venue !

Nathalie :        Ça va durer longtemps, parce que j’ai à faire, là…

La CPE :         Si vous voulez bien vous asseoir…

Nathalie :        Ça dépend, on en aura pour longtemps ? Parce que là j’ai pas que ça à faire à perdre  temps à… (Elle consulte sa montre)

La CPE :         Cela concerne votre fille Jessica ; si vous estimez que vous perdez votre temps en parlant des difficultés de votre fille, vraiment !… Asseyez-vous !

Nathalie :        Bon… C’est qu’elle est grande maintenant, y’a bien longtemps que je ne lui raconte plus d’histoires avant qu’elle s’endorme. Qu’est-ce qu’elle a fait encore, cette idiote ?

La CPE :         Elle est loin d’être idiote et vous devriez lui raconter des histoires le soir, des histoires de grande fille bien sûr, des histoires de vie…

Nathalie :        Qu’est-ce que c’est que ce baratin à la noix ! Je me déplace au lycée pour qu’on me dise que je dois… Non, mais je rêve !

La CPE :         Je vous explique : Nous convoquons systématiquement les parents des élèves qui nous posent des problèmes avec leurs portables. Les portables ici c’est l’enfer, on ne s’en sort pas.

Nathalie :        C’est votre boulot. Le portable, moi, je trouve ça très bien .

La CPE :         Ici, il y a 1500 portables, autant que d’élèves ! Ça sonnerait partout si on n’en interdisait pas l’usage dans les cours et dans les couloirs.

Nathalie :        Et mon idiote de Jessica, elle fait sonner son portable plus que les autres, bien sûr ! ?

La CPE :         Il faut savoir que l’on confisque le portable quand l’élève le laisse sonner. Depuis trois mois que nous sommes rentrés nous lui avons confisqué trois portables… Votre fille, trois portables ! Un par mois ! Vous étiez au courant ?

Nathalie :        Non. Et je ne vois pas en quoi vous avez le droit de confisquer les portables comme ça… vous montez un commerce ou quoi ?

La CPE :         Écoutez, ne montez pas le ton, ça ne servirait à rien. Essayons de trouver au contraire une solution ensemble. Vous pourriez lui en parler non ?

Nathalie :        Lui en parler ! Vous me faites marrer, vous! Ah que c’est drôle ! Vous avez déjà parlé à Jessica ? Vous lui avez déjà arraché une réponse ? Un mot ? Un merci ?

La CPE :         Un merci je ne sais pas, mais j’ai déjà échangé avec elle sans difficulté. Vraiment je vous assure. Elle est même très causante.

Nathalie :        Vous devez avoir des pouvoirs paranormaux, c’est pas possible, vous l’hypnotisez ou vous lui faites des passes magnétiques… Avec moi, rien ! Rien de rien !Une idiote je vous dis.

La CPE :         Mais non, je vous assure.

Nathalie :        Oui, oh, ça va, vous allez me dire que vous connaissez ma fille mieux que moi, je connais votre baratin. Moi, je vous dis que c’est une idiote, voilà tout. Si elle n’est pas fichue d’éteindre son portable dans le lycée, que voulez-vous que je fasse, je ne vais quand même rester derrière elle tout le temps.

La CPE :         Je vous demande d’y réfléchir !

Nathalie :        Mais c’est tout réfléchi ! Vous savez, ma Jessica, elle a un grelot dans la tête !

La CPE :         Un grelot ?

Nathalie :        Elle n’a pas grand-chose dans le ciboulot !

La CPE :         Non, vous rigolez ! Tous les professeurs disent qu’elle est normalement intelligente, il n’y a que cette histoire de portable qui ne va pas… Rien d’autre ! Elle n’arrive pas à se faire à l’interdiction du portable dans les cours et dans les couloirs, c’est tout. Je voudrais que vous en parliez de votre côté à votre fille, afin que nous soyons bien d’accord vous et moi, c’est pour son bien ; en bref elle doit comprendre qu’il y a un règlement et qu’elle doit le respecter.

Nathalie :        Non, ce n’est pas possible, je regrette. D’abord moi je trouve que le portable c’est très bien et en plus elle veut pas m’écouter. Alors, bon, moi, c’est votre boulot hein, moi, j’ai rien à voir avec ça.

La CPE :         Bon, je vois. Au lieu de m’énerver, je vais demander à un collègue de vous expliquer le problème, d’accord ?

Nathalie :        Non, pas d’accord ! J’ai rien à faire ici, on a tout dit ! Je m’en vais !

L’ange :           (Surgit pour lui barrer le passage) Oh là, tout doux ma petite dame !

Nathalie :        C’est qui cet abruti ?

L’ange :           Vous n’avez rien compris ! D’abord, si vous avez des problèmes de communication avec votre fille c’est parce que vous pensez qu’elle est stupide, ce qui n’est pas le cas. Et si elle se fait remarquer avec son portable, c’est pour vous envoyer un message… elle vous dit : « Regarde, maman, je suis là, je ne suis pas si bête que tu crois, je voudrais seulement que tu m’accordes un peu d’attention et ce respect qu’une adolescente est en droit d’exiger de ses parents. Et s’il y a bêtise quelque part, c’est de ton côté que ça vient ! » Voilà ce qu’elle vous dit !

Nathalie :        Mais où est-ce que vous avez été pécher ce crétin d’un nouveau genre ? Vous travaillez avec des extraterrestres ?

La CPE :         Ah non, je ne sais pas d’où il vient, mais en revanche ce qu’il dit reflète exactement ce que je pense !

Nathalie :        Donc une mère inquiète est convoquée au lycée pour se faire traiter de conne !

La CPE :         Non, il n’a pas dit ça ! Il a suggéré que la bêtise que vous prêtez à votre fille venait peut-être de votre propre aveuglement. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

L’ange :           C’est exactement ça ! Et maintenant virez-moi ça, on a besoin de causer !

Nathalie :        Je suis indignée, j’en réfèrerai à l’académie, au proviseur, à… (Elle s’en va précipitamment)

L’ange :           C’est ça, c’est ça ! Et au bon dieu aussi pendant qu’on y est !.. Dites donc, c’est un sacré truc vos portables, là…

La CPE :         On ne s’en sort pas. Celui ou celle qui téléphone, on le sanctionne, voilà tout !

L’ange :           Attendez, ils sont coupables de quoi ? Le portable, c’est bien, non ? C’est un engin formidable, ça communique dans tous les sens, c’est joyeux, frais, et ces adolescents qu’on disait autrefois mutiques, les voilà qui s’expriment enfin auprès des autres, vers d’autres villes, d’autres pays… Non mais franchement, on serait mal venus d’en dire du mal ! Moi je trouve ça super !

La CPE :         Non, mais là, dans un établissement d’enseignement, c’est impossible, je vous assure, c’est ingérable. C’est une horreur ce truc… On n’a pas de solution ! Si vous vous en avez une, je suis preneuse, allez monsieur l’ange, allez, sortez de votre bouche d’or ce que l’on peut faire pour arrêter ce déluge de mots creux et de SMS avec des fautes d’orthographes invraisemblables… allez ! A vous !

L’ange :           Hem, hem ! Vu comme ça évidemment !

La CPE :         Je vous le dis, pas de solution !

L’ange :           Non, mais admettez que c’est bien non ?

La CPE :         Non. Que des ennuis !

L’ange :           Vous exagérez ! Les jeunes gars et les jeunes filles peuvent au moins appeler leurs parents lorsqu’ils ont un problème, reconnaissez que ce n’est pas si mal non ?

La CPE :         Oui, mais pas dans les classes où ils se glissent des SMS, ni dans les couloirs où je vous parie qu’en ce moment y’en a un ou une qui se cache pour téléphoner… C’est une monstruosité ! Faut l’interdire tout à fait…  vous nous voyez fouiller 1500 cartables tous les matins, et les poches et…?? Non, vraiment, une calamité !

L’ange :           J’aurais bien une solution…(Le portable de la CPE sonne! L’ange ritIl imite la CPE qui parle au portable)

La CPE :         (A l’ange) Excusez-moi ! Ça va, vous, hein, vous moquez pas ! (Elle décroche) « Oui, oui monsieur! Oui nous le lui avons confisqué. Ben oui, c’est dans le règlement intérieur.  Désolée monsieur. Non, monsieur! Non monsieur! C’est écrit, je vous dis. On est dans une communauté et forcément il y a des règlements que ça vous plaise ou non ! Je vous le rendrai à la fin de l’année, pas avant. Changez de ton, s’il vous plaît. N’insistez pas. Non, n’insistez pas. Au revoir monsieur. » Oh, il a raccroché avant la fin, la vache ! Ah j’te jure, non mais c’est une fois par jour toute l’année qu’on se fait engueuler pour les portables, j’te jure !

L’ange :           Euh, oui, mais là si je puis me permettre, vous donnez le mauvais exemple !!!!! Regardez l’objet que vous avez en main…  Interdire le portable c’est bien, mais faut que ce soit pour tout le monde !

La CPE :         Oh vous, ça va hein, au lieu de faire le malin en me fourrant le nez dans mes contradictions vous feriez mieux de me dire votre solution à ce problème !

L’ange :           (Dansant et chantant) J’ai une solution ! J’en ai une ! J’en ai une ! Moi je sais ! Moi je sais ! J’ai une solution …. tralalalala !!

La CPE :         Nous y voilà, chouette ! La solution qui tombe du ciel ! Nous n’attendions que vous monsieur l’ange pour y voir enfin clair dans ce brouillard de mots et de paroles  ! A vous !

L’ange :           Sérieusement : Vous n’avez jamais vu la pub quand on recharge les abonnements ? C’est écrit : « Restez en contact avec vos amis après les cours ! » Donc, on arrête les cours à midi… Tout le monde sait bien que les cours de l’après-midi ne servent à rien…  Alors seulement ensuite vous pourrez exiger l’interdiction absolue du portable. Sinon, vous vous rendez compte ?, toute la journée sans parler dans son portable alors qu’on l’a dans sa poche, c’est de la torture, c’est un supplice ; c’est interdire un verre d’eau à quelqu’un qui s’est perdu dans le désert ! Supprimez les cours l’après-midi vous verrez ! Ils auront le temps de parler à leur portable le reste de la journée et tout le monde sera content.

La CPE :         Supprimer les cours l’après-midi ! Vous n’êtes pas d’ici, vous ! Vous vivez sur une autre planète !

L’ange :           C’est exact ! C’est d’ailleurs de là qu’on voit le mieux les problèmes… Ah, tiens, vous me laissez votre numéro de portable, on ne sait jamais, je pourrais vous appeler de temps en temps pour vérifier si vous, de votre côté, vous avez trouvé d’autres solutions… après tout, il faut faire confiance à la nature humaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 3

(Les vieilles et internet)

(Dans un supermarché. Georgette et Mme Gaspard poussent un caddie)

Georgette :      Tiens ! Bonjour ! Comment ça va Madame Gaspard ?

Mme Gaspard : Bonjour ! Pas mal Georgette, et toi ? (Elles se font la bise)

Georgette :      Pas mal, sauf les rhumatismes, mais on rajeunit pas !

Mme Gaspard : Comme tu dis ! Là je fais des courses pour les enfants et la petite à Serge qu’a ses douze ans, ils arrivent pour le week-end prolongé là et j’ai rien de prêt.

Georgette :      Moi, pareil, dis-donc ! Ils arrivent demain. Ils déposent les petits-enfants et s’en vont je ne sais où. Ils me les laissent trois quatre jours ; remarque, c’est                 pas que ça me plaise tant que ça !

Mme Gaspard : T’es pas contente d’avoir tes petits-enfants ?

Georgette :      Si, c’est pas ça, mais tu sais, ils sont grands, 12 et 14 ans, et y’a un truc qu’ils supportent pas dans ce qu’ils appellent  « mon bled pourri » (non mais vaut mieux entendre ça que d’être sourd!), c’est que j’ai pas l’internet, alors ils           s’ennuient comme des rats morts !

Mme Gaspard : Ben t’as la télé, non ?

Georgette :      Oh oui, mais ça ils s’en fichent. Eux ils veulent surfer sur l’internet comme ils disent et moi comme je leur ai dit, l’internet j’en ai rien à cirer.

Mme Gaspard : Ben moi pour la gamine, tu sais la fille à Serge, mon premier, j’ai été obligée de le prendre leur internet de malheur que ça me coûte les yeux de la tête et que je m’en sers même pas ! Ah ben oui, tu sais la gamine elle a dit comme ça que si j’avais pas l’internet elle viendrait plus.

Georgette :      Et alors ?

Mme Gaspard : Ben alors, je l’ai pris leur internet, qu’est-ce tu veux que je fasse ?… et devine comment que ça se passe… elle se lève à deux heures de l’après-midi pour prendre un café et elle retourne à son ordinateur jusqu’au soir et y’a pas moyen de la faire décaniller pour venir diner, j’te jure… Elle a les yeux rouges, on dirait un        lapin qu’a la myxomatose ! Elle doit y passer la nuit !

Georgette :      A cet âge-là nous on dormait, non ?

Mme Gaspard : Elle est pas raisonnable, la tiote… Et elle est maigre avec ça, comme un clou, on dirait qu’elle a avalé un manche à balai ! Tu penses elle mange avec un lance pierre et pis la v’là repartie avec son internet. On faisait des trucs                comme ça, nous ?

Georgette :      On faisait la vaisselle, la lessive et on prenait des coups de pieds au cul si on n’allait pas assez vite, voilà, c’était ça notre internet à nous ! Non mais j’te jure quelle époque ! Tiens, les miens quand ils viennent, comme y’a pas l’internet, ils en parlent ! Non, mais tu croirais qu’ils parlent une langue d’inglais !

Mme Gaspard : Une langue d’inglais ? C’est quoi de ça, Georgette ?

Georgette :      Ben tu sais, ils parlent de l’inglais, quoi !

Mme Gaspard : Ah oui, l’anglais, l’anglais ; oui, moi je lui dis à la petite de Serge quand elle en cause avec sa mère ma belle fille (qu’est une sacrée garce soit dit en passant) que elles pourraient quand même faire un effort pour parler français, que c’est pas poli de dire des trucs qu’on comprend rien de ce que ça veut dire.

Georgette :      Oh ben moi, c’est du pareil au même ! C’est du baragouin, et pis tu peux                         même pas leur parler. Allez dehors que je leur dis, au lieu de dire des trucs dont auxquels  je comprends rien, ça vous fera du bien… allez prendre l’air,      voir les vaches et respirer le bon air de la campagne, vu qu’ils sont blancs comme des navets.. Tu parles, oui… ils disent des trucs en inglais, jouent avec leurs portables toute la        sainte journée que je me demande comment que leurs parents ils peuvent supporter des trucs pareils, et pis ça coûte bonbon ces machins là, des jeux à la gomme qu’ils font toute la journée, alors qu’il fait si beau dehors !

Mme Gaspard : Tu sais pas Georgette, tu devrais leur dire de venir rejoindre la petite à Serge chez moi, comme ça ils te ficheraient la paix !

Georgette :      Je sais pas, oui, c’est peut-être une bonne idée ! Comme ça ils arrêteraient de dire du mal de notre campagne  qu’ils critiquent tout le temps : « Ta cambrousse qu’ils disent, c’est vraiment un bled pourri ! » Ah mais je l’ai déjà dit. Excuse-moi, mais ça me reste là quand ils disent des trucs comme ça… ils savent même pas apprécier, bouh ça me fout en l’air ces trucs là ! Sauf à critiquer, ils savent pas vivre, les jeunes.

Mme Gaspard : Un jour, ils vont avoir les yeux en forme d’écran… c’est vivre ça ?

Georgette :      Oh, je sais pas, je crois pas non ! Nous à cet âge là on allait embrasser les garçons dans les buissons après avoir fait la vaisselle et passé le balai dans la cuisine ! C’était quand même autre chose !

Mme Gaspard :Comme tu dis ma Georgette, comme tu dis ! Quelle époque qu’on vit ! Tu parles, avoir des petits enfants… qu’elle était  si mignonne quand elle était petite,              qui s’extasiait devant les lapins et les poules, et pis maintenant, tu parles, elle s’en fout comme de l’an quarante, pas une fois le nez dehors… j’te jure, non      mais j’te jure, quelle époque ; tiens ce serait à refaire, moi l’internet je le ficherais à la poubelle, enfin, faut pas rêver. Je la verrais plus sinon la pt’iote !

Georgette :      Oui, enfin si c’est pour qu’elle se racafourne dans la cambuse de ton grenier ! Je vois pas l’intérêt…

Mme Gaspard : Moi non plus ma pauvre Georgette, mais qu’est-ce tu veux, c’est comme ça, nous on est dépassées. On est bonnes pour le cimetière !

Georgette :      Ben faut pas dire des trucs comme ça Mme Gaspard, tant qu’on a la santé !

Mme Gaspard : Comme tu dis, tant qu’on a la santé. Bon, alors tes gars tu me les amènes et on verra bien, ce sera l’occasion pour nous de parler toutes les deux, c’est pas si souvent après tout !

Georgette :      T’as raison Mme Gaspard. Entre veuves, il faut qu’on se soutienne ! Allez à plus, faut que je continue mes courses !

Mme Gaspard :Eh oui, les courses, toujours les courses ! Allez, à bientôt ! (Elles partent chacune de leur côté en poussant leur caddie).

 

Scène 4

(La mère et la fille : les vêtements)

Clotilde :         (Au téléphone) Oui, oui… oui, je sais bien. Je m’en excuse, un découvert, oui, combien vous dites ? Deux mille euros ? Ah oui, c’est beaucoup. Oui, non, je n’avais pas suivi, je sais bien j’ai mon compte en direct sur internet, mais non, je n’ai pas regardé, non… Oui, on a toujours la solution de faire un emprunt. Oui ? Quand, vous dites ? Oui, mercredi prochain ? Oui, je me libèrerai, oui, s’il le faut ! Il le faut, bon, d’accord, comptez sur moi, quatorze heures quinze, oui, oui. (Elle raccroche)

Pourquoi est-ce toujours en fin de journée que ça arrive ? Le matin, je crois que ce serait plus supportable. Il faut que je fasse quelque chose ; checker mes mails, regarder la télé… oui, regarder la télé… bien sûr, oublier… rêver, s’en aller, fuir, comme tout le monde, quand vers le soir l’angoisse monte avec la nuit … rêve, distrais-toi, oublie, oublie, prends un whisky, prends en deux, soûle-toi, détends-toi, laisse aller, la vie est triste, la vie est belle, je ne sais plus ; tiens je pourrais appeler Nathalie, pour me perdre dans les embarras des autres.

Non, reste lucide Clotilde, demeure éveillée, ne te jette pas à l’alcool ou au divertissement, assure, assume ! Réfléchis ! Qui ? Qui est-ce qui a bien pu ? C’est évident, c’est elle ; non, ne te fâche pas, surtout reste calme, garde ton sang-froid, tu vas en avoir besoin, sois compréhensive, ouverte, oui, bien sûr, ouverte, mais ferme. Ferme. Où est son père ? Où ?Quel idiot ! Pourquoi a-t-il fallu qu’il parte ?

Marina :          (Arrive à l’instant) Maman ? Oh, je suis crevée ! Pourquoi ces journées insupportables, si longues ?

Clotilde :         Je te plains, Marina, je te plains.

Marina :          Tu parles sérieusement ?

Clotilde :         Oui, je garde un bon souvenir du lycée. On avait des copains des copines, on ne se sentait pas seuls ; le délice de la découverte de l’amour lors de regards croisés avec un garçon dans les couloirs, le cœur qui bat ; jamais je n’ai retrouvé cette aventure quotidienne du cœur… Enfin, cela dépend des tempéraments, au fond. Qu’est-ce qui te rend la chose tellement intenable ?

Marina :          Je ne sais pas. C’est vide. C’est creux. On ne sait pas pourquoi on est là. Le bac n’est qu’un vague prétexte. On n’y croit pas.

Clotilde :         (L’examinant de près) Dis donc, tu as un ensemble que je ne te connaissais pas, c’est ravissant, ça te va comme un charme, on croirait que ça a été fait pour toi. Tu as dû faire ton effet au lycée ! Tu l’as eu où ce truc ?

Marina :          C’est Jessica qui..

Clotilde :         (Touchant le tissu) C’est comme neuf, tu ne vas pas me faire croire que…

Marina :          Si,si, maman, je t’assure. Jessica l’a à peine mis !

Clotilde :         Si tu le dis, si tu le dis, mais c’est vraiment magnifique, tu es belle comme tout !

Marina :          Merci, maman.

Clotilde :         J’aime vraiment cette manière que tu as d’être toujours à la mode. Les nuances, les coupes qui te vont à ravir, jusqu’aux coutures si parfaites. C’est d’un chic ! Enfin, un peu trop voyant à mon goût, mais bon, c’est une question de génération. Je ne sais pas de qui tu tiens ça ; moi, un jean et un T-shirt pour aller au boulot, et puis le reste je m’en fiche

Marina :          Je ne m’en fiche pas ! C’est très important.

Clotilde :         Je vois ça, je vois ça… (Silence. Apercevant l’ange qui vient d’entrer) Ben qu’est-ce que vous faites là espèce d’abruti !

Marina :          Il m’a fait peur c’t’ idiot là!

L’ange :           Tout doux mesdames ! Du calme, je ne suis que de passage… Vous faites silence et donc un ange passe.

Clotilde :         Oui, ben, ange ou pas vous dégagez, là, vous n’êtes pas chez vous. C’est incroyable de rentrer chez les gens comme ça !

L’ange :           Je sais, je sais. Mais dites-moi madame, pourquoi vous ne prenez pas le problème bien en face : une question vous brûle les lèvres, allez, courage, posez lui cette question et qu’on en finisse! Et parlez lui de votre découvert à la banque!

Clotilde :         Ma fille a déjà assez d’ennuis comme ça, ce sont mes affaires, pas les siennes, et encore moins les vôtres… et puis de quoi vous mêlez-vous ?

Marina :          C’est vrai ça, qu’est-ce qu’on a besoin de la visite d’un ange, j’te jure !

L’ange :           Oh, vous, la petite Marina, je serais vous, je me la jouerais cool! Vous n’avez pas des fois des scrupules qui viennent vous chatouiller les orteils ? Vous vous sentez bien dans vos baskets ?

Marina :          Ce ne sont pas des baskets, comme vous dites, mais des escarpins à mille euros !

L’ange :           Eh ben, vous ne vous mouchez pas du pied dites donc ! Mille euros ! La vache ! Ça fait cher de la godasse ! 500 euros la pièce, ça fait cent euros par orteil ! Voilà des doigts de pieds qui vous reviennent cher !

Clotilde :         C’est vrai ?

Marina :          Oui, c’est Jessica qui…

L’ange :           Elle a un compte en banque à ressorts ta Jessica dis-donc !

Clotilde :         Bonne remarque, je dois le reconnaître.

Marina :          La mère de Jessica a touché un héritage, alors elle en fait profiter ses enfants.

L’ange :           Ben tiens, et les amies de ses enfants en profitent aussi… combien tu veux mon amie, deux mille, trois mille euros, tiens je te les donne : et tu voudrais nous faire avaler une salade pareille ? Tu nous prends pour des anges… euh, qu’est-ce que je raconte ? Ah la belle image de l’amitié idéale. Mais à ce que j’en ai vu, dans la vraie vie c’est autrement plus compliqué, non ?

Marina :          Mais il débarque d’où ce dingue ?

Clotilde :         Je ne sais pas. Vous vous prenez pour qui ?

L’ange :           Je déteste les mensonges, c’est tout. Là votre atmosphère soft, le soir cool, on se plaint doucement, on s’écoute à peine, on se flatte, on se congratule, on se fait des petits signes de tendresse dans un cadre bien confortable… et on ne se dit rien. Rien de ce qui nous hante, (A Clotilde) rien de ce qui vous hante ! Enfin, posez la votre bon dieu de question (pardon seigneur!) ! La question est là sous votre front, au bout de votre langue, dans les replis de votre cervelle… allez, allez, courage, vous ne mettrez pas en péril l’amour qu’elle vous porte, au contraire, vous allez la soulager d’un poids qui l’empêche de dormir, rendez lui service, accusez la !

Clotilde :         Tu m’as volé ma carte bleue. Ce n’est pas une question. J’en suis sûre.(Dès cet instant l’ange quitte la scène sur la pointe des pieds).

Marina :          Oui, maman. Pardonne-moi.

Clotilde :         Et Jessica et tout ça c’est…

Marina :          Oui, maman. Excuse-moi.

Clotilde :         Je devine pourquoi tu es comme ça, accro aux fringues, mais j’aimerais que tu me le dises.

Marina :          J’ai peur. Non, c’est de la terreur. Je suis épouvantée à l’idée qu’on ne m’aime pas.

Clotilde :         Moi, je t’aime tu le sais bien.

Marina :          Oui, mais je voudrais que le monde entier m’aime, tu comprends ?

Clotilde :         Non. Explique-toi.

Marina :          Je recherche tout ce qui est à la mode, je m’habille chic pour qu’on me voie. Pour qu’on me remarque, qu’on me dise que je suis belle, que le monde entier m’aime.

Clotilde :         C’est impossible. C’est un rêve d’enfant. Je le vois bien à la télé tous les soirs ou presque, ces filles qui veulent être aimées… chanteuses à la gomme, pseudo actrices de téléréalité… Tu n’en es pas là quand même !

Marina :          Je ne sais pas.

Clotilde :         Quand ton père est parti il y a bientôt dix ans, j’ai vu sur ton visage rayonnant comme un nuage passer… Depuis, il ne s’est jamais effacé.

Marina :          Quel rapport avec les fringues ?

Clotilde :         Je ne sais pas, une intuition comme ça… C’est une maladie, on va te soigner, d’accord ?

Marina :          Il le faudra bien, je crois.

Clotilde :         J’en suis sûre. Allez, allez, ça va aller…

 

 

 

 

 

 

Scène 5

(La jeune fille et l’alcool)

L’ange :           Ah oui je reviens parce qu’il faut que je vous parle. Vous avez à peu près compris (enfin ça c’est pas sûr… parce que y’a des spectateurs des fois…(Il désigne son crâne) ça met du temps là-dedans !) oui enfin, vous avez pigé que je descends du ciel parce que je m’ennuie là haut. Dans les nuages, y s’ passe rien. Alors qu’ici avec les addictions, la vache, ça bouge ! J’ai compris un truc : la vie c’est les addictions et les addictions c’est la vie.  Alors je me glisse ici ou là pour essayer de comprendre, je traverse les murs et je tends l’oreille.

C’est fabuleux ce qu’on peut entendre, tiens, là je passais dans la rue et j’entends des éclats de voix. Alors je m’approche, c’était un cabinet de psychologue. J’entendais pas bien les questions de la psychologue et je voulais pas déranger ; donc je ne suis pas rentrée, mais la gamine qui parlait, alors là… pas piqué des hannetons le truc ! Non mais c’est incroyable… attendez… bougez pas, je vous repasse le truc !

 

Julie :              Ouaaah, qu’est-ce qu’on s’est marré ! Qu’est-ce qu’on s’est marré !Ouais ouais, oh, il                 faut pas exagérer ! Comment ? Ouais, on a cassé toutes les vitres de la salle des fêtes,               des bouts de verre partout ! Ouais, je sais mais bon c’était l’anniversaire de Nicolas,                  faut bien s’marrer !  Écoutez, non, attendez Madame la psychologue, je vais vous              dire… oui, c’est le juge qui m’envoie, mais faut me signer mon papier comme quoi je                  vous ai bien « consultée »… Faut consulter une psychologue qu’il m’a dit, le juge,                       mais bon après basta, hein ! On va pas en faire un fromage de cette histoire. Vous                      signez et on se dit au revoir.

 

Ben ouais, on a trop bu, ça c’est sûr, j’avoue. De quoi ? Qu’est-ce qu’on a bu ? Oh, on                 a bu de tout ! En gros on a attaqué à la bière et on a fini à la vodka, ben ouais !

 

L’incendie ???!! Quel incendie ? Ah ouais, on a foutu un peu le feu, c’est vrai, y’en                     avaient qui clopaient dans un coin, normal , le rideau du fond a pris feu dans la salle              des fêtes, enfin je sais pas trop comment ça s’est passé, mais ça c’était après, à la fin.             Oui, à la fin ça a dégénéré, je me souviens un peu des pompiers qui débarquent avec                 les lances à incendie, mais j’étais déjà dans les vapes, faut bien le dire, avec tout ce                    que je m’étais enfilée.  Ah, on a bien rigolé.

 

Les dégâts ? Les dégâts de quoi ? Ah oui, les vitres en miettes ouais bof, faut pas                       pousser, et le mur du fond, juste un peu cramé sur les bords  Y’a pas eu de morts,                      alors faut pas pousser ! Comment ? Ah y’en a eu à l’hôpital ? Ah oui, d’accord, non                    j’étais pas au courant ! Ah oui, y z’étaient ivres morts… mais quand même ils sont pas              morts ! Faut pas exagérer ! C’est pas si grave !.. Les dégâts, là, c’est que des dégâts                      matériels… ouais, ouais, c’est papa qui paiera… enfin pour mon père, ça fait dix ans                      que je l’ai pas vu. Tiens ça me fera l’occasion de le voir ; je vois la scène d’ici :                                 « Bonjour papa, tiens voilà la facture ! Paye ! » La tronche du mec !

 

Quoi ? On est des irresponsables ? Ben ouais, c’est ce qu’on a dit au juge quand on                     est passés au tribunal le lendemain matin, on est des jeunes faut bien s’marrer, qu’on a             dit au juge ! C’était l’anniversaire de Nicolas ! Dites, la psychologue, vous allez me le                        signer mon papier comme quoi je vous ai consultée ?

Comment ? Pourquoi je bois comme ça ? Moi, je veux me marrer, c’est tout. Une fête               sans alcool ?..  Sans alcool ? Non mais attends, je rêve là, non je rêve, attends vous                   avez bien dit SANS alcool ! Vous vivez dans la lune vous !…. Si y’a pas d’alcool, c’est                  plus un anniversaire c’est un enterrement !

 

Déjà que c’est pas drôle d’avoir 17 ans ! Comment ? Qu’est-ce qui est pas « drôle » ?                  Ben je sais pas moi, au lycée tout ça… non, non, je veux pas parler de ça…  C’est quoi                  le problème ? MON problème ? Ben je sais pas moi, un truc comme les parents sur le             dos par exemple  Oh pis c’est pas le sujet. Le sujet, il est simple : faut bien s’marrer,                    sinon le week-end tu fais quoi dans ce bled ? Des rats morts ! On s’ennuie comme               des rats morts ! Voilà le problème !

 

Encore des questions la psychologue ? Allez-y, mais après vous me signez le papier                     du juge comme quoi je vous ai consultée… Comment quoi ? Comment on s’est                                retrouvée à 50 au lieu des 25 prévus au départ ? Eh dites donc, c’est pas tous les jours                 l’anniversaire de Nicolas, alors on a tweeté et dans le bled on s’ennuie tellement qu’ils                sont tous venus. …Y’en a après ils ont fait un rodéo avec une voiture et évidemment                  ils ont éraflé un peu une vingtaine de bagnoles sur le parking, mais bon c’est de la                tôle froissée, normal, ils étaient quand même bien bourrés !  Ouais, encore des                             dégâts, oh vous allez pas remettre ça encore, ça va, on s’excuse et puis on n’en parle              plus ! Je m’excuse, voilà, je m’excuse, vous êtes contente ?!!

 

Qu’est-ce que vous dites ? Du cannabis ? Ah ah ah le cannabis, le cannabis ! Nous y                   voilàààà ! C’est là que vous m’attendez hein, je suis sûre !  Ah le beau sujet pour la                     télé !  Le cannabis et les jeunes ! Les jeunes et le cannabis ! Attendez on va prendre                 le problème bien en face ! Dites-moi, les jeunes, c’est quoi ? C’est quand on a 14 ans,              19 ans, 25 ans, 32 ans ? Les jeunes je sais pas ce que c’est ! Et le cannabis c’est quoi ?                  Moi je fume une bouffée d’un pétard qu’on me passe et je ne demande pas ce que               c’est. Du coup moi le cannabis et les jeunes je ne sais pas ce que ça veut dire !

 

Tiens, je vais vous donner un conseil, si vous permettez madame la psychologue !…                      Pardon ? Ah vous permettez pas ! Ah oui, c’est vous l’adulte donc, pas de conseils !                       Bon comme vous voudrez ! Mais c’est la première fois qu’on me fait le coup ! C’est                    drôle ! Vous dites : (grosse voix)« C’est moi l’adulte ! » C’est bizarre. D’habitude                          quand il y a un problème c’est toujours sourires de pitié et voix douce,  genre : (voix                      douce)« Allez les jeunes, dites-moi tout !!» Vous non ! Vous, vous dites : c’est moi                  l’adulte ! Ça fait bizarre…

 

On en était où ? Ah oui, le cannabis ! C’est quoi la question ? Est-ce que j’ai                              conscience d’avoir franchi la ligne rouge ? C’est la loi dont vous parlez là ! Eh bien,                 je vais vous dire, la loi, moi, je sais pas ce que c’est.

 

Qu’est-ce que vous dites ? Faut que je revienne ? Non, pas question ! Pas question                      nom de dieu !…Ah, c’est le juge qui l’a dit ? Plusieurs séances avec la psychologue ?                     Bouh là, non mais attendez, si tous ceux qui boivent un coup de temps en temps                              doivent passer devant une psychologue pour vous c’est le jackpot !!

 

Un délit ? Ce qu’on a fait là, c’est un délit ? On n’est pas des délinquants tout de                         même ! On s’est juste marré un peu. La vodka oui ; on a fumé des pétards d’accord ;                   et alors ? Il est où le problème ? Bon vous voulez pas me signer le papier du juge,                     c’est ça hein ? Ben pourquoi ? Ah, on n’a pas encore parlé de l’essentiel ?!! Ben qu’est                   qu’il vous faut ! J’ai tout raconté, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?               Parler de moi ? Et là, j’ai pas parlé de moi ? Non, écoutez s’il faut que je revienne je                  reviendrai, ok, mais je dirai plus rien, voilà, on va pas ressasser c’t’affaire pendant des              semaines ! Non, non, je dirai plus rien, j’ai rien à dire ! De moi ? Qu’est-ce que vous                   voulez que je vous dise de moi ?  Non, je ne dirai plus rien.. Vous pouvez toujours                      vous brosser, je dirai plus un mot. Non, fini, plus un mot !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 6

(Scène de ménage sur les jeux vidéos)

 

(Elle arrive. Il est installé dans son fauteuil lisant le journal)

 

Elle :               Je ne t’aime plus.

Lui :                Comment ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je ne t’aime plus. Marre !

Lui :                Pourquoi ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               J’en ai ras le bol !

Lui :                Qu’est-ce qui s’est passé ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               (Rires) Rien ! Il ne s’est rien passé !

Lui :                Comment ça ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je ne t’aime plus, c’est tout.

Lui :                Après douze ans de mariage ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Treize ans !

Lui :                Oui, oh, douze ans, treize ans… Bof !(Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Comment ça « bof »? Explique !

Lui :                Oh tu me fatigues ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Ah, je rentre des courses, j’ai fait la cuisine pour ce soir et je le fatigue le monsieur ! Monsieur le sournois, monsieur le perfide, monsieur le faux-cul !!

Lui :                Arrête de m’insulter ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle :               Je t’insulterai si j’en ai envie, espèce de crétin autoritaire !

Lui :                (Baisse le journal, la regarde, silence) Autoritaire ? Crétin autoritaire ? Tiens, tiens, c’est nouveau… moi qui d’habitude ne décide de rien : ni de la bouffe, ni des vêtements, ni des motifs de la tapisserie… me voilà catalogué comme autoritaire ! Ça me fait rigoler tiens !

Elle :               Marre-toi tant que tu veux, je ne t’aime plus !

Lui :                Ah, je sens le couple en crise là… et tu ne fais pas ci, et tu aurais dû faire ça et…

Elle :               Les enfants… et les enfants !

Lui :                Quoi, les enfants ?

Elle :               Tu leur as dit quoi ?

Lui :                Que j’en avais assez, que je voudrais bien qu’ils me saluent le soir quand je rentre du boulot au lieu de rester plantés là comme des bœufs face à leur écran de merde.

Elle :               (Elle rit)Ah parce que tu es contre les jeux vidéos, c’est vrai !!

Lui :                Encore ?? Tu veux qu’on recommence ??

Elle :               (Fâchée)C’est moi qui leur ai acheté ces jeux il y a près d’un an et demi, et ça te dérange encore ?

Lui :                Oui, ça me dérange, je t’ai dit dès le début que j’étais contre.

Elle :               Monsieur est contre, alors monsieur dit à ses enfants du mal de sa femme, de leur mère… eh, de leur mère… Tu m’entends ? Leur mère !!

Lui :                Ouais, ouais…

Elle :               Tu leur as dit quoi, allez avoue, vide ton sac !

Lui :                Oh là là, bouh, je sais plus moi… Attends, je leur ai dit que je n’étais pas d’accord, qu’ils devaient arrêter ces jeux à la noix et faire autre chose. Juliana m’a répondu : « C’est maman qui nous a dit de jouer en attendant qu’elle revienne des courses» et l’autre là, Rémi, tu penses il a hurlé : « Oui, c’est maman qui l’a dit ! » avec sa petite voix de crécelle. Tu crois que ça m’amuse de jouer les empêcheurs de jouer en rond à des jeux de débiles ? Alors je leur ai dit que tu avais tort, voilà, que tu avais tort…

Elle :               J’ai tort ! Des jeux de débiles ?  Ce qui revient à dire que je suis débile !

Lui :                Meuh nooon ! C’est pas ça ! Mais dis-moi : quand font-ils leurs devoirs, ces petits ? Et la nuit, tu crois que j’entends pas qu’ils jouent avec leurs Nintendos machins là…Regarde la tête qu’ils font le matin. On croirait qu’ils sortent d’une maison de fou. Blêmes, les yeux exorbités…

Elle :               Tu rêves ! C’est pour tous les enfants pareil aujourd’hui. Et puis t’exagères, comme toujours.

Lui :                Deux choses : UN que les enfants des autres soient élevés comme des crétins n’est pas un exemple à suivre ; DEUX  j’exagère, ben voyons : depuis qu’on a cette foutue console, mes enfants de onze et treize ans ne me saluent plus, ils ne font plus de sport ; Juliana a arrêté le saxophone et Rémi la guitare et c’est moi qui exagère…

Elle :               Oh, écoute-toi, ce ton, ce ton ! Méprisant, sournois… je ne peux plus te supporter.

Lui :                Comment ? Tu achètes aux enfants des jeux vidéos qui les rendent à moitié dingues… tiens… délivrer la princesse, tiens, je t’en foutrais moi de délivrer la princesse, est-ce que je délivre une princesse moi ??!!

Elle :               Ah ça risque pas ! Tu ne me délivres même pas des corvées du quotidien : les courses, les repas… c’est qui ? Et pendant ce temps-là, ils font quoi ? Ils parlent avec leur père, peut-être ? Dis donc, le père, TOI, tu m’aides où dans ce foutoir qu’est devenu cette baraque ? Tu parles avec eux ? Tu joues avec eux ?

Lui :                Non, attends, en plus tu voudrais que je joue aux jeux vidéos de débiles avec eux, non là je rêve… Quant à parler avec eux…  de quoi allons-nous parler ? De jeux vidéos bien sûr… et moi, dès qu’ils en parlent j’ai envie de foutre le camp !

Elle :               Eh bien fiche le camp ! Va-t’en ! Va-t’en !

Lui :                T’es sérieuse là ?

Elle :               Je ne t’aime plus.

Lui :                Non, vraiment ?

Elle :               Je te le dis depuis tout à l’heure. T’as pas entendu ?

Lui :                Si si, mais je pensais…

Elle :               Tu pensais quoi, duchnoque ?

Lui :                Oh ça va hein ! Je pensais que c’était comme.. euh, comme un jeu disons, oui, comme un jeu…

Elle :               Un jeu vidéo mais en réel ?!!

Lui :                Oh, suffit avec ça. Tiens regarde les résultats scolaires. Juliana était un as en maths il y a deux ans, mais depuis que tu leur a acheté la console elle est nulle. Maintenant Juliana en maths c’est zéro… merci Nintendo ! Et Rémi le passionné d’histoire quand il était petit. Maintenant Rémi en histoire c’est zéro… merci Nintendo !

Elle :               Quel sale type, quelle mauvaise foi. Tu sais pas… t’es qu’un manipulateur !

Lui :                Ah parce que j’ai tort de comparer les bulletins scolaires de mes enfants ?

Elle :               De nos enfants !

Lui :                Oui, ça va, de nos enfants.

Elle :               Tu déformes tout. Il ne sont pas nuls comme tu dis… C’est faux, tu exagères, tu caricatures ! C’est dégoûtant, déshonorant !

Lui :                Bon, ça va calme-toi, j’avoue, j’en rajoute un peu…

Elle :               Je t’assure, je ne t’aime plus.

Lui :                Qu’est-ce qu’il y a ? Tu en as rencontré un autre ?

Elle :               Un autre quoi ?

Lui :                Un autre mec, là, tu veux me foutre dehors ?

Elle :               (Rit) Je rêve ! Mon pauvre ami, si tu crois que j’ai du temps à perdre entre le boulot, les courses, la cuisine et le ménage… un autre mec… mais je voudrais que j’aurais pas le temps…Et j’ai acheté des jeux vidéos aux enfants aussi parce que je n’ai pas le temps. Qui s’occupe d’eux pendant que je fais les courses, la cuisine et le ménage ? Toi ?… Allez, va-t’en !

Lui :                Tu ne m’aimes plus ?

Elle :               Je te l’ai dit cent fois… en fait, j’en sais rien… (Silence)  Tiens, écoute, tu entends les enfants qui rient ? Ils rigolent bien… Tu vois les jeux vidéos, c’est ça aussi.

Lui :                C’est ça, quoi ?

Elle :               Ben, un lieu d’échange, tiens. On se marre.

Lui :                Tu y as déjà joué ?

Elle :               Bien sûr, adolescente j’y ai beaucoup joué. J’ai toujours adoré.

Lui :                Ah bon, tu m’avais pas dit.

Elle :               Tu vois, ça m’a pas rendue folle.

Lui :                On en apprend tous les jours.

Elle :               Et tu en apprendrais davantage si…

Lui :                Si quoi ?

Elle :               Oh écoute, mais écoute bien nom de dieu. Je vais te le dire une bonne fois pour toutes : tu n’entends pas les craquements de mon corps fatigué, les mille crissements électriques de mes pas agacés, le poids dément des tâches qui me sont imposées : casseroles, poubelles, eau du robinet, machine à laver, torchons, éponges qu’on presse, balais brosse, verres qui claquent, fer à repasser qui fume sa vapeur et mon dos, mes reins qui souffrent en soulevant les marchandises à sortir du caddie, du coffre de la voiture et les lessives à mettre… dis-moi, as-tu jamais songé à changer une ampoule ou à sortir un sac à poussière de l’aspirateur ?

Dis-moi, en bref, qu’est-ce que tu fous ici, toi ?

Lui :                Je m’occupe de la voiture quand même !

Elle :               Oui, c’est bien ce que je dis, tu  fous rien, tout est automatique !

Lui :                Je vais t’aider, je te le promets, je vais t’aider.

Elle :               Non, pas la peine.

Lui :                Tu ne veux pas d’aide ?

Elle :               Non.

Lui :                Et pourquoi ?

Elle :               Ces enfants, on les a faits à deux, non ?

Lui :                Oui, bien sûr.

Elle :               Cette maison, on l’a achetée à deux, non ?

Lui :                Oui, bien sûr.

Elle :               Et le fonctionnement de tout ça reposerait au fil des jours sur les épaules d’une seule personne, moi ? Moi toute seule ?

Lui :                Euh… mais tu ne veux pas je t’aide…

Elle :               Non, en effet, je ne veux pas.

Lui :                Qu’est-ce que tu veux ?

Elle :               Je veux comme les enfants qu’on a mis au monde, je veux comme la maison qu’on a achetée à deux. Je ne veux pas d’aide donc, je veux du partage, un partage équitable de tout : les courses, le linge, le ménage et tout ?

Lui :                Mais je ne sais pas faire tout ça !!

Elle :               Parce que tu crois que j’ai reçu ça au berceau en même temps que ma sucette en plastique ? Ben non, cuisiner j’ai appris, repasser j’ai appris, faire les courses j’ai appris…. Voilà ! C’est pas inscrit dans le patrimoine génétique des bonnes femmes, ça s’apprend… ça s’apprend…

Lui :                Je vois, je vois.

Elle :               Et donc comme moi tu apprendras. C’est notre seule chance de sauver ce qu’a été notre couple.

Lui :                Je vois, je vais… je vais essayer…

Elle :               J’appelle les enfants pour manger.

Lui :                Non, non, attends.

Elle :               Mais tout est dit…on n’a pas plus rien à dire !!

Lui :                Attends, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Elle :               Ben, dis toujours…

Lui :                Hem, euh….Je voudrais que tout à l’heure, quand les enfants seront couchés, tu m’apprennes à jouer aux jeux vidéos… (Il s’avance très vite vers les coulisses et crie d’une voix forte et assurée: « Les enfants ! A table ! »)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 7

(Scène finale)

 

L’ange :           Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas ?

Clotilde :         Ben non, grosse bête ! Au fait, vous voulez toujours continuer à vivre nos ennuis ?

L’ange :           Vous comprenez, vous êtes la seule personne sympathique que j’ai croisée.. alors…

Clotilde :         Oui, vous m’avez dit ça au téléphone, ne nous répétons pas. Alors votre projet de vivre parmi nous ?

L’ange :           Euh, c’est-à-dire, là… euh…

Clotilde:          Ah, je constate que vous hésitez !

L’ange :           Hem, hem… euh, dites-donc, avec votre fille, vous avez réglé le découvert à la banque ?

Clotilde :         Oui, oui, on s’arrangera.

L’ange :           Ça doit être dur un truc pareil !

Clotilde :         Je vous trouve bien indiscret ! Dites-moi plutôt ce que vous êtes venu faire ici : vous êtes une sorte de vengeur, de redresseur de torts dans un monde de drogués ?

L’ange :           Vous n’y êtes pas du tout ! J’étais venu pour goûter la vie, genre l’ange au sourire, mais en vrai !

Clotilde :         Et alors ?

L’ange :           Eh bien j’ai été très déçu ! Je ne comprends pas après quoi vous courez !

Clotilde :         La paix, le calme, le silence. La drogue, c’est ça : l’assurance d’être calmé un instant, un apaisement momentané. Remarquez, entre nous, la plupart des gens vivent avec des petites manies, des grandes passions, tout le monde n’est pas drogué, faut pas exagérer.

L’ange :           Ceux que j’ai vus l’étaient ! Et ça ne les rend pas heureux, c’est le moins qu’on puisse dire !

Clotilde :         C’est de votre faute.

L’ange :           Ouh là ! Attendez, expliquez-moi comment un être loin de la vie comme moi peut être responsable de…

Clotilde :         Voilà, vous avez dit le mot : loin de la vie ! En fait vote perfection c’est un piège à gogos ! Une escroquerie ! Vous, l’ange, vous donnez envie d’être à l’aise, vous incarnez ce qu’il y a de mieux, ce dont tout le monde rêve. Alors avec nos drogues, nous, on vous court derrière. Les addictions c’est ça : un moyen de dépasser les tracas du quotidien, planer là-haut dans un ciel inaccessible.

L’ange :           Ce qu’il faudrait, c’est goûter aux drogues, s’abandonner aux addictions, mais avec modération, comme vous buvez parfois un verre de vin sans pour autant devenir alcoolique.

Clotilde :         Ah la belle idée ! Avec modération ! Une cigarette avec modération, une goutte de gnôle avec modération, surfer sur internet avec modération, jouer aux jeux vidéos avec modération, s’habiller à la dernière mode avec modération, et pendant que vous y êtes, la connerie avec modération ! Quelle bêtise ! Vous supposez le problème résolu mon petit bonhomme !

L’ange :                                    Vous voulez dire…

Clotilde :         Je veux dire que vous n’avez rien compris à l’histoire ! Une addiction c’est forcément SANS modération, sinon c’est comme vous et moi, sauf que vous d’ailleurs jour et nuit vous chantez des louanges dans le ciel, tandis que nous sur la terre on est catapultés d’un emmerdement à un autre, que vous en avez même pas idée ! Et ça s’appelle la vie, et alors là les faibles, les pauvres petits, les gamines et les gamins, les adultes demeurés enfants veulent, demandent, exigent, d’être dorlotés, consolés, emmaillotés dans une addiction sans fin. Ils en ont besoin vous comprenez ?? Ils en ont besoin. Et c’est ça que vous avez voulu vivre, en venant nous rejoindre ?

L’ange :           Excusez-moi je n’avais pas mesuré l’ampleur du phénomène.

Clotilde :         Oui, ben, c’est tout mesuré ! La vie cafouille, la vie bredouille, la vie barbouille nos estomacs bien trop fragiles. Oh bien sûr, je ne dis pas de temps en temps, on goûte l’air tiède d’un soir de mai au parfum de citronnelle, ou la chaleur d’une couette avec un amoureux de décembre et les enfants sont souvent moins des dévoreurs de carte bleue que des voix qui chantent dans nos rêves, lorsque tous les bonheurs convergent pour nous offrir la vie palpitante sur un plateau de joies. Je l’avoue, je ne donnerais ma place pour rien au monde. Vous voyez, rien n’est simple !

L’ange :           Vous me faites envie !

Clotilde :         Ah non, hein ! Ça suffit comme ça ! Allez, hop, dehors !

L’ange :           Mais pour aller où ? J’hésite, je suis encore tiraillé.

Clotilde :         Ben tu te tires ailleurs ! D’où tu viens (L’Ange désigne le ciel). T’étais bien là-haut ? (L’ange fait oui de la tête) Ben retourne z’y !

L’ange :           Vous me fichez dehors ? Moi qui croyais que vous étiez la sagesse incarnée !

Clotilde :         C’est pour ça que je vous dis de remonter là-haut ! Votre immortalité est désespérante, et votre angélisme cache au fond une grande naïveté. Soit vous acceptez les risques des addictions, soit vous restez à planer dans le ciel monotone!

L’ange :           Bon ! Écoutez, ma décision est prise : Gardez vos addictions, je garde ma perfection. Je crois malgré tout que c’est vous qui avez la meilleure part !

Clotilde :         Vous voyez que vous avez parfois du bon sens, ah vous êtes quand même un brave type !

L’ange :           Merci !

Clotilde :         Allez, allez, et ne me remerciez pas. La vie m’attend et je n’ai pas de temps à perdre !

L’ange :           Soyez heureuse !… Et… sans modération !

Clotilde :         Ça vous pouvez y compter mon petit bonhomme! Le bonheur… sans modération !!!

 

Monologue d’une femme au portable très énervée

(Elle compose un numéro) Non ! Toi-toi-toi, regarde ta bouche… Ben non, oui, tu le vois pas, Nicolas, le chocolat, là, Nicolas, le chocolat, là, là, là, essuie-le j’te dis ! Allô, oui, le garage… Justine Gentil, oui. Essuie là, au-dessus, là, le chocolat Nicolas… Allô, oui, excusez-moi, oui, c’est le petit, alors cette voiture, je l’aurai là ? J’ai qu’à passer ? Nicolas, tu vas essuyer ce bon dieu de chocolat ? … Bon, je peux passer là ? … file, toi, Jennifer, file, tes chaussures nom de dieu, Jennifer, lace tes godasses… et toi Nicolas tu t’es peigné avec un pétard ? … Allô ? Quoi ? Elle est prête ? .. Justine Gentil… Pas de souci, j’attends… Quelle heure il est ? Vache de vache, tu vas voir qu’on va être en retard à l’école… C’est quoi vous dites ? Le logiciel en panne ? Mais je m’en fous ! Vous êtes pas fichu de le réparer ? Oui ? Bon ! Quoi ?? 100 euros ? Bon tant pis réparez ! Ce soir ? Ok, ok,ok. Nicolas t’as du beurre sur le front. Essuie, Nicolas ! Essuie ! Mais non, pas l’essuie- glace, je m’en fous de l’essuie-glace ! Je parle à Nicolas ! Pas à vous ! Essuie encore Nicolas, mais non ! Pas avec ta manche ! Oui, à ce soir, oui… Vacherie de logiciel, 100 euros, vous les accrochez pas avec des bouts de saucisse, vos logiciels, 100 euros ! Jennifer, t’es foutue comme l’as de pique ! Jennifer, Jennifer, réponds quand je te cause… Allô ? Zut, il a raccroché ce garagiste de merde ! Nicolas, tes chaussettes, oui, làààà, elles sont à l’envers tes chaussettes, regarde, mais regarde donc ! Jennifer t’as donné à manger au chien ? Bon, j’appelle votre père… après tout faut bien qu’il serve à quelque chose cet incapable ! Il me faut une bagnole pour l’école ! Bon j’appelle votre père. (Elle compose le numéro) Allô ? C’est le stress, c’est le stress, c’est le stress. Allô ? Merde, le répondeur. Laissez un message, oui c’est ça, touche dièse. Ben tiens, je t’en ficherais moi des touches dièses, comme si le portable était un piano à queue ! Julien, Julien, message urgent ! Julien radine tout de suite. J’ai pas de bagnole. Faut emmener les petits à l’école. Oui, j’embauche à neuf heures. Grouille-toi et plus vite que ça espèce d’incapable. Rappelle tout de suite ! Tout de suite, j’te dis ! Il va pas rappeler, il va pas rappeler, tu vas voir qu’il va pas rappeler ! Je fais quoi moi ? Jennifer, tes lacets, fais voir ? Ah, ben, c’est pas trop tôt ! Ton cartable, Jennifer, ton cartable. Mais non ! Nom de dieu, fais attention au miroir de l’entrée, Jennifer. Et Nicolas, il est où Nicolas ? Aux toilettes ? … mais c’est pas dieu possible, il a toujours envie de pisser quand il faut pas, çui là ! (Le portable sonne) Allô ? Ah, c’est toi, incapable ? Pas trop tôt ! C’est la bagnole. Ben oui, ma bagnole est en panne. Nicolas remonte ta braguette. Regarde, mais regarde ! Remonte ta braguette, j’te dis ! Je l’ai laissée au garage hier. Je devais la récupérer ce matin, mais tu parles ! Ben oui, t’as jamais été fichu de l’entretenir cette bagnole ! Jennifer je te signale que t’as enfilé ton pull à l’envers ! Ce sera d’ta faute, Julien ! Je t’assure que si on est en retard ce sera de ta faute ! Radine ici ! Tout de suite, oui, tout de suite ! La vache, il a raccroché. Ah, les femmes seules, j’te jure, la liberté des femmes, tu parles ! Au divorce le juge te confie les enfants parce que t’es la bonne femme, et vogue la galère. Une vraie galère oui ! Non, mais il viendra pas cet abruti de Julien, je le connais comme si je l’avais fait. Il viendra pas, sûr ! Bon, un taxi, je dois avoir la carte de visite quelque part, là, ah voilà ! Nicolas, pour la millième fois, remonte ta braguette ! Regarde ta sœur, elle est prête, elle. (Elle compose le numéro) Ah, Jennifer, rentre l’étiquette là dans ton cou. Au fait, t’as donné à manger au chien ? Comment ça « non » ?! Allô, taxi ? Oui, une urgence, c’est très urgent. 27 boulevard de la république, au 27, oui, je vous attends en bas, pas de souci. Moins de cinq minutes ? Ok, pas de souci. Jennifer, le chien, c’est toi qui l’a voulu ce chien quand ton père est parti. T’avais promis juré craché que tu t’en occuperais, non ? Je me trompe ? T’avais promis. Allez file ! Nourris-moi cette pauvre bête. Non, Nicolas tu l’aides pas ! Reste ici ! Ici Nicolas ! Nicolas ici ! … Ben Nicolas, qu’est-ce que t’as ? Tu pleures ? Ben pourquoi tu pleures ? Ben ça alors ! Faut pas pleurer, on va aller à l’école en taxi, pas de souci, le taxi. Tu verras, c’est bien, le taxi. C’est chaud, c’est doux, c’est confortable et puis … c’est quand même autre chose que la bagnole pourrie de ton père. (Le portable sonne) Justine Gentil, j’écoute !.. Julien ! Ça alors ! T’es lภEn bas ? Super ! Tu te souviens que t’as une famille ! C’est merveilleux, quel homme ! Comme quoi faut pas désespérer de l’humanité ! …Comment ? Comment ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? En arrivant trop vite t’as percuté un taxi qui arrivait à toute allure ? Vous allez faire un constat en bas là ? Mais qui est-ce qui m’a foutu des crétins pareils ?? (Elle raccroche en rage ; elle prend une longue respiration) Bon, Jennifer et Nicolas, allez, on y va. On y va en bus. Allez, Nicolas, essuie tes larmes, on va prendre un beau petit bus de la ville. Un beau, un bleu avec des décors rouges à l’intérieur. On sera bien au chaud. On sera très bien. On sera à l’heure, pas de panique, pas de souci. On sera bien au chaud, tranquilles, tous les trois, en commun ; les transports en commun Nicolas, tu verras, pas de souci, on y va ensemble.. Jennifer… toi… et moi… en commun, en commun, tranquilles, tranquilles, tranquilles…

Monologue d’un homme au portable (très énervé)

(Il boutonne sa chemise pendant qu’il parle au téléphone, tête penchée, le portable coincé entre son épaule et son oreille)Vache de chemise, les boutons, impossible, vacherie ! Allô, Marilou…Ben qu’est-ce que tu fiches ? … Mince le répondeur ! Bon, ben oui je vais laisser un message..[Si vous souhaitez modifier votre message appuyez sur la touche dièse]. Oui, je sais connasse !! C’est ça… ouais, la touche dièse.

Bon dis donc Marilou, je te laisse un message donc. Je t’attends là. C’est le désert ici. Je t’attends. Je t’annonce que le chat a eu sa ration de friskies. Je lui ai même donné tout le sachet parce que je sais pas quand on rentrera, on est pressés. Je sais, il va tout dégobiller sur le tapis, mais j’ai pas le temps. Tu laveras le tapis demain. Bon, dis donc faut que tu te grouilles là. Augustin et Louise se marient dans une demi heure. La 46 est toujours bloquée à cette heure là, le soir. Ben oui, ils se marient un vendredi. Tu sais on en avait parlé, je suis témoin du marié. Tu te souviens ils ont divorcé et là ils se remarient. Alors grouille-toi. Vache de chemise, elle veut pas se boutonner. Qu’est-ce que tu avais besoin de m’acheter des chemises que je ne peux pas fermer ?

Zut, le message est fini. Faut que je rappelle (Il retape le numéro préenregistré) :

C’est toujours moi. Oui, Marilou grouille toi. Je t’attends. Saleté de chemise ! C’est de ta faute. Non, attends, c’est pas ce que je voulais dire. Excuse. J’efface, j’efface, j’efface.

La touche dièse, la touche dièse, la touche dièse… elle est où cette vache de touche ? Ah oui, j’efface, oui, j’efface, bon tant pis, j’efface. Ah ça y’est maintenant, la chemise ça va à peu près. Vacherie de cravate, elle est où ? Ah non, la veste, la veste avant, pour voir, la veste avant, la veste avant… (Il enfile la veste et porte négligemment la main à la poche. Il sort un papier) Ben c’est quoi ce papier ? Ah oui, la CPAM. Ouh lààà, mais c’est qu’ils me doivent un bras ces cons là ? Tu vas voir, le numéro… tu vas voir… le numéro, oui… un 08, oh là, ça va pas le faire, je le sens ça va pas le faire. Je le sens pas, je le sens pas.

Allô ? Allô ? La CAPAM ? [Le numéro que vous avez demandé n’est pas en service actuellement] Pas en service ? Pas en service ? Non, mais le vendredi après-midi, la Caisse d’assurance maladie, y’a plus personne, j’te jure, les 35 heures, les connards… Ah non mince, je me suis gourré. C’est 08 40, pas 08 41, et cette vacherie de chemise qui se rouvre, j’te jure les mecs qui ton inventé des boutonnières comme ça, ils seraient là je les étranglerais. Je te jure Marilou, toi et tes chemises ! Faut toujours qu’elle m’achète, toujours toujours toujours, des trucs immettables. Et pis la couleur ! De la pisse de chat ! Non mais j’te jure !

Allô, Marilou ? Ah non, merde c’est la CPAM. Allô, la CAPAM ? Y’a quelqu’un ? [Tapez le 36 19 puis tapez 1 pour les réclamations, tapez 2 si vous êtes demandeur d’emploi, tapez 3 si vous voulez ]… Oh, arrêtez bande de nases ! Et puis merde je tape 1. [Tenez-vous prêt à indiquer votre numéro de sécurité sociale]… Et la musique maintenant ! Vivaldi ! Le printemps ! Alors qu’on est en octobre, j’te jure. Eh au fait, mon numéro de sécu ? Mais je le sais pas. Mais je n’en sais foutre rien de mon numéro de sécu ! Ah oui, il est là sur la feuille, oui, je suis prêt, je suis prêt, je suis prêt. Allô… Vivaldi ?… Bon en attendant j’ai le temps de refoutre mon bouton. Vacherie de bouton, c’est bien un coup à la Marilou, ça encore. Non, attends, je mets le haut parleur comme ça j’ai le temps pour le bouton et même la cravate, vu que le vendredi après-midi, j’ai des doutes pour la CAPAM. Feignants ! Voilà. Haut parleur ! Merde, j’ai tout arrêté, j’ai appuyé sur le mauvais bouton… Faut que je recommence !.. Ah non, Marilou d’abord.

Allô, Marilou ? Grouille-toi nom de dieu ! Le mariage ! … Mince, encore le répondeur ! Un message, oui, oui…. Touche dièse, je sais…. Bon alors, Marilou, qu’est-ce que tu fous nom de dieu ! Le remariage de Louise et d’Augustin. Tu te souviens dans ta petite tête de pioche ? Je te l’ai re-re-redit ce matin que c’était ce soir. Mais toi tu t’en fous du remariage de ces deux cons là. Moi aussi ok. Mais là je suis témoin. Grouille-toi ! Tu fais quoi là ? Pourquoi tu décroches pas nom de dieu ! Réponds !! Rappelle-moi et plus vite que ça ! La 46 est bouchée… maintenant on est en retard ! Grouille ! La vache la vache la vache ! Bon maintenant la CAPAM…08 machin. Voilà

Allô ? Oui, je sais… le 36 19 taper 1 etc. etc. etc. Oui, ok, c’est bon voilà, ne nous énervons pas…Je tape 1. Vivaldi ! (Il chantonne rageusement le printemps en rythmant la musique avec le portable dans la main) Vivaldi, s’il avait su qu’on ferait chier le monde avec sa musique comme ça, il se serait flingué Vivaldi, il se serait jeté par la fenêtre Vivaldi, il se serait fait moine Vivaldi, il aurait composé des messes des morts Vivaldi ! .. Bon c’est pas le tout moi la cravate, nom de dieu, la cravate…Voilà, voilà (Il tient toujours le portable à la main, essaie de nouer la cravate d’une main) voilààà…. [Dès que vous serez en liaison avec votre correspondant, cet appel vous sera facturé 1 euro 80 la minute] Quoi ? 1 euro 80 ? Les vaches de vaches qui me doivent une fortune et en plus faut que je raque le téléphone au prix de l’entrecôte ! Il a bien fait de mourir Vivaldi, entendre des trucs pareils, un euro 80 la minute, ça fait cher du printemps ! Ah oui, la cravate, le nœud de cravate… (Il repousse le chat du pied) Non, casse-toi le chat ! Casse-toi ! Fiche le camp saleté de chat ! Je t’ai déjà donné à bouffer ! Va bouffer ! T’as à bouffer nom de dieu de chat ! (Il trébuche en écartant le chat du pied… esquisse une chute). Il a failli me tuer cette vache de bestiole, vacherie de chat, va bouffer ! File, sale bête ! Tiens au fait, à propos de sale bête… et Marilou ? Elle rappelle pas… ah ben oui que je suis con, j’appelle la CAPAM, donc elle peut pas me rappeler, c’est cet abruti de Vivaldi qui l’empêche de me rappeler. L’abruti ! (Il coupe le téléphone en scandant)Vi-val-di a-bru-ti !

Bon j’arrête tout. La CAPAM, la cravate. J’arrête, j’attends. J’attends. J’attends. (Il se regarde les mains, sifflote le printemps, se balance d’avant en arrière) Voilà, tant pis pour le retard, j’attends. Le portable je n’y touche plus. D’ailleurs je vais me désabonner. Ça me rend dingue. Le téléphone. Le portable. Tant pis pour Marilou. Le mariage et tout le tremblement. J’attends. Je me calme. Je me calme. Je suis calme. Je suis très calme. Quel désert ici ! Un désert ! Tiens j’entends le chat qui dégobille ! Tant mieux ! (Le portable sonne, il se rue sur l’appareil)

Allô ? Vivaldi ? Quoi ? Marilou ? Quoi ? Tu m’attendais à la mairie ? Mais on avait dit que …Ils sont remariés, ces deux cons là ? C’est fait ? Tu m’as remplacé comme témoin ? Oui, tu as bien fait Marilou … Oui, tu as bien fait… Oui, bien fait…Oui, j’ai été retardé Marilou… La 46, le chat, la chemise, les friskies, Vivaldi, la cravate, la Caisse Primaire, vendredi, les boutons… ben oui Marilou. Ben oui, Marilou, non, non, je n’ai pas bu, j’te jure que j’ai pas bu, non. Bon à tout’, à pluss. Bisous, oui, bisous.

Les voisins : dialogue

– Eh, bonjour, vous n’auriez pas une tronçonneuse des fois ?

– Bonjour, non, désolé, dans nos jardins…

– Quoi, dans nos jardins ?

– On a peu l’occasion de couper de très grosses branches.

– Vous les trouvez ridicules nos jardins ?

– Je n’ai jamais dit ça !

– Bon, alors faut pas dire qu’y a pas de grosses branches. Y’en a !

– Vous avez raison ! Je ne voulais pas… quant à la tronçonneuse, c’est délicat.

– Ah, parce que vous en avez une et vous ne voulez pas…

– Non,non,non ! Ne vous méprenez pas ! (Vous pourriez écarter vos cisailles, s’il vous plaît ?)

– Alors vous en avez une, oui ou non ?

– Non. Je n’ai pas de tronçonneuse… mais

– Mais quoi ?

– Disons que si j’en avais une, je…

– Vous ne me la prêteriez pas ? Ah les voisins !

– Non, ce n’est pas ça !

– Vous m’avez dit l’autre jour avec votre air pontifiant : Entre voisins faut s’entraider… que vous m’avez dit…

– D’un air pontifiant, ben tiens !

– Oui, pas plus tard que l’autre jour.

– J’ai dit ça, oui, mais une tronçonneuse ça ne se prête pas comme ça.

– Attendez, y’a une semaine vous aviez besoin d’une clef de 23 et…

– Oui, je savais que vous avez tout un jeu de clefs et les clefs de 23 on ne s’en sert pas tous les jours…

– Ben, pareil pour la tronçonneuse.

– Non, une tronçonneuse ce n’est pas comme une clef de 23 !

– Elle est bonne celle-là, vous allez m’apprendre la différence entre une tronçonneuse et une clef de 23 ! Dites tout de suite que je suis un con, pendant que vous y êtes !

– Non, non, écoutez, une tronçonneuse… une tronçonneuse ça ne se prête pas, voilà ! Si vous avez un accident, c’est moi qui suis responsable.

– Ouais, oh ça va, quand vous avez besoin des voisins vous les taxez mais quand on vous demande un truc, vous sortez des trucs foireux. Facile !

– Puisque je vous dis que je n’ai pas, je vous le répète, je n’ai pas de tronçonneuse.

– Ouais, ça va, je suis pas sourd. Heureusement que je n’ai pas demandé votre aide quand on a coupé mon arbre là derrière !

– Ah ben oui au fait, vous avez fait comment ?

– J’ai demandé à un gars qui a une tronçonneuse… mais là je vous ai prêté une clef de 23 alors je me suis dit que…

– Ah ben non, pas de chance. Je n’ai pas de tronçonneuse.

– Vous pourriez faire un effort.

– Ben, écoutez, si vous avez une grosse branche à couper demandez au gars qui vous a coupé votre arbre !

– Il aurait du mal.

– Pourquoi ?

– Il s’est coupé le bras.

– Le pauvre.

– Sûr c’est pas de chance, mais qu’est-ce qu’il avait besoin aussi d’aller tronçonner chez les autres.

– Il voulait sans doute arrondir ses fins de mois.

– Oui, ben là, c’est son bras qu’il a arrondi.

– Il se coupe le bras et vous vous moquez !

– Je dis ce qui est, c’est tout ! D’toute façon je l’avais dit.

– Comment ça ?

– Il était complètement abruti. Quand il est venu couper mon arbre, j’ai bien vu qu’il confondait sa droite et sa gauche.

– En politique, ça n’aide pas, mais pour tronçonner… Qu’est-ce qui est arrivé ?

– Ils étaient deux pour couper, chez un voisin pas loin ; l’autre a dit attention il va tomber à gauche et lui il se dirige vers la gauche. Chute de l’arbre, panique, pas le temps d’arrêter la tronçonneuse. C’est de sa faute !

– De sa faute, je ne sais pas, en tout cas pour la tronçonneuse je suis désolé, je n’en ai pas, désolé.

– Pas tant que moi ! Menteur !

– Calmons-nous !  Racontez-moi plutôt cher voisin, comment vous est venue l’idée de vous défaire de ce bel arbre qui donnait à votre maison un aspect rural, ramassé, plaisant…

– Les feuilles ! Ça foutait plein de feuilles dans les gouttières.

– Ben vous n’aviez qu’à mettre une crapaudine !

– Pourquoi, les grenouilles elles bouffent les feuilles ?

– Non, une crapaudine, c’est un dispositif qu’on met à la descente de gouttière pour…

– Une crapaudine ! J’te demande un peu ! Une crapaudine, jamais entendu parler.

– Ben ça existe pourtant.

– Oui, oh faites pas votre malin ! Prétentieux, va ! Une crapaudine, un truc que personne connaît.

– Je ne fais pas le malin, cher voisin, je dis seulement qu’une crapaudine, ma foi…

– Ça va hein, stop avec votre crapaud! Ras le bol ! Au fait, ma clef de 23 ?

– Eh bien, je l’ai remise dans votre boîte aux lettres, comme convenu.

– Et vous en avez profité pour lire mon courrier.

– Comment ? Répétez un peu ?

– Oui, oh les voisins j’connais. J’ai l’œil. Faut pas me la faire à moi !

– Je… je n’ai rien lu du tout… mince alors !

– C’est ça ! Et le merci ? Il est où votre merci ?

– Quoi, merci ?

– Je sais que c’est démodé, mais quand on emprunte quelque chose à quelqu’un dans mon pays on dit merci.

– Eh dites-donc ! Je vous ai remercié !

– Première nouvelle.

– Quand je vous ai déposé votre clef de 23 dans votre boîte, j’ai joint un petit mot où je vous remerciais !

– Un petit mot ? Ma femme a dû le foutre en l’air votre torchon. J’ai une sonnette nom de dieu !

– Je ne voulais pas vous déranger, cher voisin.

– Écrire merci c’est de la lâcheté ! C’est facile ! Dire entre quatre z’yeux, c’est autre chose ! Dites-moi merci !

– Non !

– Vous l’aurez voulu ! Vous voyez cette cisaille, eh bien je vais vous l’enfoncer dans votre panse de menteur.

– Non, non, non !

– Prenez ça ! Un jour je suis rentré dans votre garage et j’ai vu que vous aviez une tronçonneuse, menteur !

– Non, mais !

– Crevez ! Et encore un deuxième coup de cisaille ! Tous les voisins méritent que ça !

L’assassinat: dialogue

C’est pas seulement à Paris

Que le crime fleurit

G. Brassens

 

 

–          Pourquoi vous l’avez  tué ?

–          Il a refusé de boire l’apéro.

–          Ah ! Excellent motif !  Racontez !

–          C’était  hier soir ; il s’était arrêté alors que je sortais les poubelles. J’ai ôté mon gant et on s’est serré la main. Je l’ai invité à boire un coup, il est monté et c’est là qu’il a refusé.

–          Vous l’avez tué à cause de l’apéro ?

–          Il faisait beau, le soleil dorait les murs jaunis par la pierre de chez nous, vous comprenez…

–          Excusez-moi : pourquoi est-il monté puisqu’il ne voulait pas prendre l’apéro ?

–          Il voulait saluer ma femme en coup de vent comme il a dit.

–          Ah, ah, je vois. Il est poli quand même, reconnaissez-le !

–          Oui, enfin, bon, écoutez. Après sept heures du soir… euh…

–          Oui ?

–          …il n’y avait plus personne dans la rue. Là il arrive. Je n’étais plus seul. Une fois là-haut, je veux dire chez moi, d’habitude je me retrouve toujours un peu… comment dire ?

–          Perdu ?

–          Oui, on peut dire ça, flottant, oui perdu, disons ça.

–          Excusez-moi, votre femme était là.

–          Oui, oui, mais seul avec ma femme c’est pire que d’être vraiment seul.

–          Je vois très bien.

–          Ah, vous êtes marié ?!

–          Non, mais je comprends, c’est mon métier.

–          Enfin toujours est-il que j’ai eu au corps comme un mouvement vers lui, comme une affection rentrée.

–          Très rentrée alors ! C’est pour ça que vous l’avez tué ?

–          Oui, non… enfin, vous comprenez, un prof de philo, un être intelligent, sensible, doux.

–          Il vous a fait peur ?

–          Il m’a toujours fait peur.

–          Vous venez de dire : sensible, doux. Vous vous contredites.

–          Il m’exaspère.

–          Mais vous étiez son employeur, rien ne vous obligeait à…

–          Ah oui, je l’avais embauché pour former les employés de mon administration, enfin de celle que je dirige.

–          Vous êtes directeur des abattoirs. Qu’aviez-vous besoin d’un prof de philo ?

–          Ce sont trop de questions. On ne peut pas faire une pause ?

–          Non… Euh, vous voulez un café ?

–          Non, merci…

–          Pourquoi ?

–          Dans les films on voit toujours le flic qui apporte le café… ça m’énerve.

–          Le café vous énerve, je comprends.

–          Non, enfin cette bienveillance suspecte oui… je ne sais pas. Bon, alors, pas de pause ?

–          Non. Je voudrais comprendre. Pourquoi l’avez-vous sollicité pour donner des cours de philo à vos employés?

–          Il était excellent, essayez de comprendre, il ouvrait les esprits.

–          Vous ne répondez pas à ma question. En quoi était-il à vos yeux nécessaire de faire intervenir un prof de philo auprès de vos employés ?

–          Ben, c’est la mode.

–          La mode ?

–          Oui, ça fait partie de nos attributions.

–          La philo ?

–          Oui, c’est la mode je vous dis. On a eu cette idée, parce que tout le monde le fait, enfin pas dans la petite ville ici, mais bon, c’est un mouvement général.

–          Vous voulez parler des cafés philo ?

–          Oui, non.  Excusez-moi, je voudrais faire une pause. On ne peut pas reprendre demain ?

–          Je dois boucler le dossier, désolé.

–          C’est ennuyeux. J’aimerais y réfléchir.

–          Quelque chose vous bloque ?

–          Vous ne pouvez pas comprendre.

–          Je suis trop stupide ?

–          Je ne veux pas vous irriter mais ce doit être quelque chose comme ça.

–          Vous pensez que je suis trop bête ?

–          Oui, monsieur l’inspecteur.

–          Merci !

–          Attendez, attendez. Ce n’est pas ce que vous croyez. Je…

–          Précisez comment ça s’est passé : vous dites qu’il a refusé l’apéro et on a retrouvé le corps chez vous.

–          C’est ma femme qui a appelé les secours. Ils ont dit qu’il était mort.

–          Vous étiez triste ?

–          Soulagé, disons. Surtout quand ils ont emmené le corps. Comme s’il ne s’était rien passé.

–          Un homme est mort, il ne s’est rien passé, vous avez de ces mots !!

–          Je suis sincère. J’ai dit : « Comme s’il ne s’était rien passé ». Je n’ai pas dit…

–          Oui, oui, j’ai compris. Attendez, je feuillette mon bloc là : vous dites qu’il vous exaspère.

–          Il m’exaspérait oui.

–          Intelligent, sensible et doux… et il vous exaspère.

–          Vous ne pouvez pas savoir monsieur l’inspecteur, il était bête aussi, mais bête !

–          Non content de le tuer, vous salissez la victime. Il était prof de philo, vous exagérez !

–          Bon sang, vous débarquez, là ? Vous êtes d’où ?

–          Région parisienne.

–          C’est bien ce que je pensais. Vous ne pouvez pas comprendre. Il était inassimilable.

–          Comment ? Expliquez-moi !

–          On ne pouvait pas l’inviter. Il refusait tout. C’était… comment dire… c’était un scandale vivant.

–          Et maintenant c’est un scandale mort !

–          Ça m’est égal. J’ai mes principes.

–          Lesquels ?

–          Quand on habite notre ville on n’a pas le droit d’agir comme il le faisait.

–          Refuser les invitations ?

–          Oui.

–          C’est comme une loi ?

–          Oui. C’est une loi non écrite, je le reconnais. Mais c’est une loi.

–          Si le policier que je suis veut la formuler clairement, je dirai : il faut s’intégrer à la vie de la cité.

–          C’est évident. Il a tout refusé, vous vous rendez compte ? Tout.

–          Sauf les heures de prof de philo auprès de vos employés.

–          C’est vrai. Mais c’est encore pire.

–          Pire ?

–          Je lui procure des heures de philo, il devrait m’en être reconnaissant et voilà qu’il n’accepte pas de boire l’apéro avec moi… et vous savez ce qu’il m’a dit ?

–          Non.

–          Qu’il avait hâte de voir sa femme.  Non, mais j’te jure ! Qu’il ne l’avait pas vue de la journée !

–          Je conçois votre irritation !!

–          C’est lui qui est en dette envers moi.

–          Attendez, mais là… il est mort !

–          L’ardoise n’est pas effacée pour autant !

–          Le crime devrait vous apaiser !

–          Non, rien ne peut réparer ce manquement aux convenances.

–          C’était un prof de philo, il avait sans doute des principes qui vous échappent.

–          C’est bien ce que je lui reprochais.

–          C’est pour ça que vous aviez peur de lui ?

–          Oui.

–          Pourquoi l’avoir employé alors ?

–          Ça fait bien.

–          Qu’est-ce qui « fait bien », comme vous dites ?

–          La philo, en fait c’est plus compliqué. Aux abattoirs où je dirige cinq employés, trois d’entre eux étaient végétariens et je voulais les licencier pour faute professionnelle.

–          Vous rigolez,  le végétarisme n’aurait pas été considéré comme une faute professionnelle !

–          Non, bien sûr, mais j’aurais trouvé autre chose : quand on veut virer quelqu’un on trouve toujours.

–          Jolie mentalité !

–          Après debriefing, la DRH de la mairie m’a confié que la faute professionnelle était un peu compliquée et que je n’avais qu’à leur faire donner des cours de philo. Une sacrée trouvaille ! Le premier abattoir de France à avoir des cours de philo ! C’était le couronnement de ma carrière !

–          En fait je sais… Vous l’avez tué parce qu’il n’a pas fait cours en faveur de la viande ; il était lui-même végétarien…

–          Pas du tout ! Il a fait une très belle première conférence sur la viande. Ensuite, les autres interventions je m’en fichais ;  j’ai abandonné : il était question de Platon, de la mort, de l’être et de l’étant … mais ils aimaient tous ça, alors pour une question de prestige j’ai laissé courir. La philo c’est très porteur ! Voyez comme je suis bonne pâte !

–          « L’assassin était une bonne pâte », un bon titre pour le journal !

–          Ça vous amuse, hein ?

–          Non. Parlez-moi de la peur qu’il éveille en vous.

–          Il était seul.

–          Mais non, il est marié.

–          Je vous dis qu’il était seul dans la ville. Il ne voulait pas s’intégrer.

–          Normal, pétri de philo, il a besoin de méditer. On n’en veut pas au curé de lire son bréviaire au lieu d’aller dîner chez les catholiques.

–          Votre comparaison est démodée ! La philo, c’est cool, c’est moderne, rien à voir !

–          Racontez-moi concrètement comment vous l’avez tué.

–          Ben, il est monté avec moi, une fois entré il a refusé l’apéro et donc je l’ai cogné avec la bouteille que j’avais à la main. Un coup de pastis !

–          Vous êtes drôlement  irritable quand même !

–          Il était là. Et il ne voulait pas boire. Il n’avait pas le temps ! Il était sept heures du soir passées de quelques minutes. Je n’avais jamais vu ça. Tant de suffisance ! J’étais seul !

–          Avec votre femme…

–          Et donc encore plus seul.

–          Vous l’avez déjà dit… Il vous méprisait  et vous l’avez tué.

–          Non c’est pire que ça. Il rejetait tout. Il était la preuve vivante que nos efforts étaient inutiles.

–          De quels efforts parlez-vous ?

–          Nos efforts incessants pour faire société. Les repas entre nous. Les conversations sur tout et rien, la vie quoi… Il n’y a que le méchant qui soit seul. Il était le doute, il était le mal. J’avais introduit le loup dans la bergerie. Il ne devait plus vivre.

–          Pas de chance !

–          Oui, pas de chance, monsieur l’inspecteur, il est mort solitaire…

–          Non, je dis pas de chance pour vous car en fait il a survécu.

–          Salaud ! Vous le saviez et vous m’avez laissé croire que je l’avais tué !

–          Tentative d’homicide, ça fait quand même dans les… hum… dix ans facile… Vous savez ce qu’il a dit quand il est sorti de son évanouissement ?

–          Allez’ y, je m’attends à tout de la part de ce prétentieux.

–          Il a murmuré dans son réveil embrumé : « Je regrette que la philosophie ait conduit cet homme à tenter de m’assommer. Il ne le méritait pas ».

–          Il ne s’est pas fâché contre moi ?

–          Non, il a fait un mouvement conciliant de la main, c’est tout.

Alors je ne regrette rien. Il est vraiment  irrécupérable.

Monologue d’une femme sur le harcèlement

Amené à modifier ma pièce sur les violences conjugales (Des Illusions Désillusions), j’ai repris une idée que j’avais notée dès le début de l’écriture de la pièce il y a cinq ans : parler dans ce cadre du “harcèlement” dont les femmes sont victimes.

 

Les mecs vous vous rendez pas compte ! Autour de notre corps, c’est comme une aura, un halo invisible, normalement infranchissable, c’est quelque chose comme le quant à soi, c’est la distance, le tact auquel on n’a pas le droit de toucher. C’est pour ça je crois qu’on se serre la main ou qu’on se fait la bise, c’est pour dire : à part ta main que je serre, à part tes joues que j’effleure, à part ça donc, mon corps est libre de respirer, de vivre libre, de marcher, de courir, de rêver ma vie, et personne, tu m’entends personne n’a le droit de pénétrer dans ce lieu près du corps si je ne le veux pas, ma vie est là, tout autour de mon corps, au bord de ma peau, là où est le charme, là où les vêtements chatoient, se froissent, là où le corsage et la jupe dansent et miroitent, tout ça c’est pour le seul plaisir d’être femme, d’être belle, d’être admirée, d’être respectée.

Le respect nous y voilà. Eh bien ce lieu tout autour de notre corps, ce chant de notre corps, cette mélodie qui nous entoure comme un parfum est constamment  désaccordée, empuantie, dévorée du bout des doigts, des paumes, des mains par les mecs, par les pauvres mecs, par les sales mecs (Elle murmure) les sales mecs, les pauvres mecs, les mecs quoi !

(Elle pousse un grand soupir pour reprendre son souffle)  J’aime bien mon copain, on s’adore ; quand on marche dans la foule et que je lui dis qu’un mec m’a touché les fesses avec la paume de sa main, il se jette sur le type, bagarre, ça finit toujours mal ! C’est nul ! Je suis fier de lui bien sûr, mais c’est nul, ça me fout la honte quand même et en plus ce genre de truc tu peux rien prouver, alors bon au fin fond de toi tu te sens responsable de ce déchaînement de violence … Oui, c’est moi  qui suis responsable, tu te rends compte, et je suis coupable de quoi au fait ? ! Eh bien d’être une femme, d’avoir des seins de femme, d’avoir des fesses de femme, d’avoir des jambes de femme. Tu es coupable d’être née femme ! Eh, les mecs, les femmes c’est la moitié de l’humanité, alors moi quand on me parle des droits de l’homme je pense à mes fesses cent fois pelotées depuis ma naissance et je me dis que c’est pas demain que les droits de l’homme s’appliqueront à la femme.

Un exemple tout bête : le soir après vingt heures, une femme seule est bouclée chez elle jusqu’au lever du soleil. À part ça, les femmes sont libres, les femmes sont libérées, li-bé-rées !, tu parles ; à la nuit tombée donc, quand vient le couvre-feu, elles doivent se cloîtrer comme des bonnes sœurs. Au dodo les nanas ! Je monte vite fait retrouver les quatre murs de ma cellule… et bien heureuse si tu ne te fais pas peloter dans l’ascenseur par le voisin qui – si tu protestes  – te claironne aux oreilles que tu n’as pas le sens de l’humour, le salaud !

Oui, je l’annonce à toutes les femmes : il faut à tout prix avoir un copain pour pouvoir profiter des soirées de printemps ! Si tu vas te balader seule, tu es sûre que le mâle va croire que tu cherches ! Alors, pour être libre tu dois, oui, tu DOIS partager ta liberté en deux avec un mec ! Ce qui est terrible, c’est que ça a toujours existé, depuis la nuit des temps. C’est l’histoire du chasseur et du gibier. Nous les femmes, nous sommes le gibier, nous sommes des proies, les femmes sont faites pour être prises, battues, humiliées, c’est comme des bêtes. Non, c’est moins que des bêtes, les chevaux on les caresse avec attention, les chats on les bichonne. Moins que des bêtes, moins que des bêtes.

Ah, à propos de bêtes, voilà : j’ai été secrétaire de direction pendant cinq ans et tu peux pas savoir le nombre de fois où le patron ou les employés ont eu besoin d’un objet qui traînait là devant moi, un stylo, un rouleau de scotch, ou, tu sais, ils voulaient me montrer un truc sur mon écran d’ordinateur, et à chaque fois ou presque le bras du mec qui vient te toucher les seins, ou alors c’est un regard qui plonge dans mon décolleté, un genou qui s’attarde contre ma cuisse, une main qui flotte comme une aile de vautour autour de mes épaules. Que faire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ben oui, au bout de cinq ans j’ai claqué ma démission. Voici ma définition personnelle de la secrétaire : avant même d’être la voix qui répond au téléphone, une secrétaire c’est d’abord la chair palpée par les mecs. Je ne parle même pas de celles qui doivent donner bien davantage pour être embauchées, promues ou simplement conservées à leur poste. Ah oui, ah ça évidemment, je vois bien de solides épaules mâles qui se lèvent avec inélégance et qui répondent à cela : (Elle imite une voix d’homme) « C’est la nature humaine, on ne peut rien y changer, faut être réaliste, c’est comme ça ! » Ben tiens, ça les arrange tellement les mecs de dire que ça a toujours été comme ça et qu’y faut s’y faire ! Tous ces petits viols successifs qui font de ta vie un enfer… c’est la nature, c’est normal, ben tiens, c’est normal. Le pire c’est quand les mecs te disent : « Arrête de te plaindre ! Si on te pelote, c’est que tu es mignonne ! » Ils croient qu’ils te flattent les mecs, tu parles, ils essaient de te convaincre que le harcèlement de ton corps est une chose naturelle parce qu’ils sentent bien qu’ils sont coupables ! Comme ça ils font coup double : un ils te draguent et deux ils se déculpabilisent !

Pour résumer : dans la vie il y a des hommes et des femmes et le plus souvent les femmes sont des proies et les hommes des prédateurs, voilà, ce sont mes mots à moi et je les préfère à la résignation générale. Tu me diras que parfois les femmes s’habillent comme des proies consentantes, minijupe, décolleté. Et les hommes sur les plages, ils mettent pas des shorts moulants ? Quelle femme oserait les agresser ? Aucune ne le fait. Et puis pour revenir aux vêtements de femmes, dis-moi : qui organise ce grand déguisement des femmes en proies sexuelles ? Qui invente ces fringues où on montre outrageusement nos seins et nos cuisses ? Non, je ne répondrai pas. Inutile, ça va de soi, c’est évident.

Attendez, j’ai pas fini, juste encore un petit truc. Non, qu’est-ce que je dis, c’est l’essentiel, c’est tellement important que ma gorge hésite, s’enroue, mes cordes vocales se voilent d’un crêpe noir. (À partir de ce moment le débit se fait hésitant, elle doit donner l’impression qu’on lui arrache les mots) Figurez-vous que ce que je viens de dire du gibier, des femmes proies… ça commence… ça commence… dès le plus jeune âge… Rares sont les petites filles… qui ont… qui n’ont pas… c’est ignoble, ignoble…quant aux adolescentes, aux jeunes filles, c’est presque un rituel… je ne vais pas raconter les … non, je passe cette horreur, excusez-moi… c’est tellement douloureux… tellement… excusez-moi !

(Elle reprend son souffle, change de voix, devient soudain presque joyeuse) C’est tellement beau d’être une femme ! Tellement beau… Je voulais… j’aurais voulu… Vous savez, vous savez, l’immense joie d’aimer un homme, un vrai, l’immense joie de mettre des enfants au monde, d’aimer encore, (la voix va tombante) et encore et encore et encore et encore… Aimer… Aimer… Oui, enfin, dommage, ce sera pour une autre fois !

Représentation de “Le Sein dans tous ses états”

Ma pièce “Le Sein dans tous ses états” que l’on peut lire ici sera jouée demain 5 juillet 2012 au conservatoire d’Amiens. Venez nombreux !!

Aujourd’hui 6 juillet, je me permets de rajouter un petit mot à ce sujet. Ma pièce a été jouée à 14h30 devant un peu plus de cent personnes… presque uniquement des spectatrices (!). La standing ovation qui a suivi la représentation montre que cette petite pièce touche tout le monde; mais ce long salut s’adresse surtout aux actrices qui jouent souvent très bien l’affaire; elles le font avec vivacité et une énergie admirable. La pièce sera sans doute rejouée à Amiens le 9 octobre 2012 dans la soirée… j’envisage malgré le succès d’apporter quelques retouches à des passages que je considère comme un peu décalés par rapport au ton général qui est celui de la bonne humeur voire de la franche rigolade… une aventure à suivre !

Un second monologue d’une femme sur les violences conjugales

Ce monologue fait également partie intégrante de la pièce Des Illusions Désillusions. Au début, il n’appartenait pas à la pièce elle-même et a été rajouté lors de la survenue dans le groupe de femmes d’une femme étonnante qui avait connu des violences et m’avait conté son histoire. A partir de son récit j’ai imaginé la situation qu’on découvrira et qui permet de relater à  peu près, avec de petites inventions adjacentes, le vécu de cette femme d’exception.

Une vieille femme est assise de trois quarts dans un fauteuil à bascule, une couverture sur les genoux. Elle s’adresse à une journaliste qu’on ne voit pas et dont on n’entend pas les questions. Le public figure la journaliste. Chaque paragraphe laisse supposer une nouvelle question. Il faut laisser entre chaque paragraphe un temps d’attente, où l’actrice mime l’écoute de la question. Elle pourra par instants de lever pour préciser ses réponses.

Oh vous savez, moi, ma bonne dame, je n’ai pas grand-chose à dire. C’est quoi le nom de votre canard ?

Ah oui, c’est ça, « Femmes », ça s’appelle « Femmes », oui, un mensuel, ça paraît tous les mois quoi…

Ah c’est pour un numéro spécial, sur quoi, vous dites ?

Sur les violences conjugales ?! Tu parles d’un sujet à la graisse de chevaux de bois… les violences conjugales, je t’en ficherais, moi, vous ne pouvez pas choisir un titre plus… comment dire… comment dire ? un titre plus vrai, « violences conjugales », mais c’est n’importe quoi, on n’entend pas les gifles, les cris, les gémissements.. c’est un cache – misère votre truc !

Comment ? Un autre titre ?!! Mais je n’en sais rien moi, je ne sais pas ma bonne dame, faudrait dire un truc du genre : les femmes battues, cognées, humiliées, traînées dans la boue… oh, je ne sais pas… et puis ce n’est pas à moi de faire votre boulot, dites-donc ! Non, non, débrouillez-vous !

Oui, oui, c’est ça, j’ai toujours habité dans cette maison isolée ; c’était Jacques qui en avait hérité.

Oui, Jacques c’était mon bonhomme, pas mon mari, s’il vous plaît, pas mon mari. Un mari c’est attentif. Un bonhomme,  c’est différent, ça rentre, ça sort, ça cogne… enfin, un mari c’est tout le contraire de mon Jacquot de la mort;  non, c’est du solide un mari, ça parle doux…  Lui mon Jacquot c’était dans le genre brute épaisse, si vous voyez ce que je veux dire.

On était isolés, oui, oui, isolés, je vous dis. Pas la maison seulement, la bonne femme aussi, moi, oui, moi, avec les enfants, nous, isolés, c’est clair ? … faut tout vous expliquer à vous… dites-donc, vous avez fait des études ?

Ah ben, heureusement, qu’est-ce que ça serait !

Les coups ? Ah oui, alors ! Il cognait sur tout ce qui bouge… et dans une maison, qui est-ce qui bouge ? Je vous le demande, ben oui, la bonne femme, moi, oui, moi, et les enfants aussi.

Comment ? Mais parlez plus fort ! Pourquoi je ne suis pas partie avec les enfants? Ben, je n’ai pas le permis de conduire figurez-vous et à supposer que j’aie eu le permis, y aurait encore fallu que j’aie une voiture.

Oui, je sais, je sais,  oui, oui, j’aurais pu partir à pied, ça c’est vrai. Pour une fois que vous faites une remarque intelligente. Attendez, laissez-moi réfléchir, reprenons : pourquoi je ne suis pas partie… oui, à pied, oui, avec les enfants, attendez, je vais vous répondre.

Mais attendez, bon sang !! Oh les journalistes, toujours pressés…C’est une manie, chez vous !

Là, voilà, tranquille, une minute, on se pose…

Oui, oui, je sais ce que je dois dire, mais c’est dur à venir, attendez.

Eh bien, je ne suis pas partie parce que j’espérais. Avec mes huit enfants, j’espérais…

J’espérais quoi ? Ah, ça c’est dur à dire, bon sang, vous en avez de ces questions… j’espérais quoi ?

Attendez. J’espérais figurez-vous, j’espérais qu’il se corrigerait, j’espérais pouvoir le calmer, le Jacquot de la mort. Vous savez ce que c’est une maison avec huit enfants, avec des tables, des chaises, des lits, du chauffage, une cuisine, des assiettes et de quoi manger. On ne peut pas quitter ça comme ça, on a toujours l’espoir d’améliorer le butor, d’apprivoiser la bête. On l’aime quoi, on l’aime quand même… malgré tout.

Et pourquoi on espère ça ? Eh bien pour que ça continue, pour que ça reste comme c’est. Je me croyais assez maligne pour le ramener à la raison, le garder à la maison, l’améliorer, le rendre meilleur, le ramener, le ramener tout court, voilà pourquoi je suis restée avec mes huit, voilà, voilà… malgré les coups, avec mes huit… pour que ça reste comme c’est…

Non, non, ne me remerciez pas, de rien… oui, ah vous avez encore une question ? Allez-y, oui, oui, oh tant qu’on y est… vous savez, je n’attends plus rien, vous savez, j’ai tout mon temps, oui, allez-y…

Qu’est-ce qu’il est devenu ? Lui ? Le Jacquot de la mort ? Un arbre, ma bonne dame, un arbre, il est venu l’embrasser en plein dans le capot. Dérapage, verglas… Oui, c’était pas beau à voir !

De la peine ? J’ai éprouvé de la peine ? Non, mais vous rigolez ma bonne dame,  vous rigolez…

Et après ? Après quoi ? Ah oui, après sa mort, oh ben, après, les aînés sont allés au boulot, et ils ont partagé leur paye avec nous, c’était drôlement agréable. Je faisais des confitures à la framboise, pas de la gelée hein, non, non, de la confiture de framboise, c’est bien meilleur, ça croque sous la dent, et puis j’avais mes patates, mes poules, tout ça… ah tiens, il me revient un truc, ça ne vous intéresse peut-être pas pour votre canard, euh pardon, pour votre mensuel…

Je vous le dis comme ça, hein, vous le mettrez ou pas dans votre canard, je m’en fiche. Oui, oui, un truc marrant, enfin, pas marrant, mais curieux. Voilà, on avait un coq, un gros hein, il chantait bien, il faisait bien son travail de coq avec les poules, ça on ne peut pas dire, un vrai gros coq… on l’avait baptisé Jacquot, je ne sais pas pourquoi, oui, oui, Jacquot… Et puis, un jour un de mes fils arrive, tranquille, il sort de sa voiture, et voilà notre Jacquot qui se jette à sa figure, dis-donc, il essaie de lui becqueter les yeux en lui sautant à la tête, on aurait dit qu’il le guettait. Vers le soir, dès que le coq est rentré dans l’appentis avec ses poules, moi, je l’ai attrapé et je lui ai tordu le cou dans le soleil couchant, les rayons ont rosi un instant ses plumes, près de la mare… c’était brutal, du travail bien fait. Je l’ai préparé le soir même, j’en ai fait un coq en pâte et il a fallu une semaine pour le manger. Qu’est-ce qu’on s’est régalés ! C’était bon !

Oui, je me demande pourquoi je vous raconte ça…

Ça me fait du bien de vous parler de ça, mais quand ça paraîtra dans votre canard, ne citez pas mon nom, hein, je ne veux pas.

Ben, parce qu’il n’y a aucune gloire à être une femme battue, tiens. Aucune. Non, aucune. Et puis, c’est du passé. Assez de ressasser le passé.

Merci, oui, oui, allez-vous en. C’est mieux !

Non, ça n’est pas la peine, non, non, je ne le lirai pas.

Non, je vous dis, ne me l’envoyez pas. Gardez votre canard, je ne lis jamais les journaux.

Ce que je fais ? Je rêve, ma bonne dame, je goûte chaque instant, je n’ai pas le temps de faire autre chose. C’est ma vie, je rêve. Il paraît qu’il y a des gens qui ne rêvent jamais, moi, je les plains, moi, je rêve jour et nuit. Je rêve, oui, oui, je rêve… faut bien rattraper, hein, faut bien, oui, oui, faut bien…

Monologue d’une femme victime de violences conjugales

Christine dans son monologue

Extrait de la pièce Des Illusions Désillusions (2007, cette pièce a été jouée plus de quarante fois), ce monologue m’a paru intéressant à publier séparément.  Je dois ajouter que Christine, l’actrice chargée de le porter, victime elle-même de violences de ce genre, m’a été très utile pour mettre en mots ce qu’elle me suggérait à travers son témoignage.

( Elle semble ouvrir une porte, entre lentement et tâte les murs, le sol, fait le tour d’une pièce
fictive, caresse des mains, des bras, de tout le corps, les lieux qui sont censés représenter une
chambre où elle a vécu autrefois. Elle colle sa joue sur le sol, comme si elle voulait entendre
des pas, embrasse le sol, tout le corps allongé.
Elle s’installe ensuite en tailleur très lentement et commence à parler. Vers la fin, tout en
parlant, elle s’éloigne de la scène et semble sortir par une porte.)
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai que mes mains, mes pas, ma joue, mon corps pour me rappeler, puisque les enfants
s’en sont allés et que l’Autre est parti là-bas en hurlant, comme toujours, pour toujours.
C’était il y a si longtemps.
Je me bouche les oreilles tant ce silence fait de bruit. La chaux blanche des murs c’est toutes
les couleurs assemblées… le silence, ici, c’est tous les bruits ramassés, tassés, les voix chères
qui se sont tues et celles de l’horreur qui ne cessent de résonner, elles me sonnent, ne cessent
de m’humilier en ces lieux où le bonheur pourtant s’éleva parfois, c’est vrai, mais si bref, le
bonheur… si bref, si peu, si peu.
Je n’ai plus de mots mais je me souviens des bras du bonheur, une ombre fugitive dans les
nuits chaudes, puis les rires des enfants, leurs échos innocents, ignorant ce qui se passait entre
lui… entre lui… et moi… Non, non, les enfants savaient, bien sûr, ils savaient… ils savaient…
je le voyais à leurs paupières lourdes lorsqu’ils me souriaient, à cette façon souple qu’ils
avaient de se dérober au regard de leur père… leur père… un bien beau mot pour nommer
qui… pour nommer quoi? Je ne sais plus.
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai aucun mot pour le qualifier, le nommer, j’ai oublié son nom, alors que j’ai mis tant de
temps à m’en défaire, à quitter ces murs loin de lui, ces murs, ma prison, ma prison, ma
maison, ma vie de « hors la vie » comme il y a des hors la loi… d’ailleurs il était hors la loi, et
j’étais comme lui, hors la loi dans les murs d’intimité qui suintent encore notre côtoiement
hostile.
Je n’ai plus de mots…mais je n’ai jamais eu de mots. Lui en avait en quantité…de sales mots
répugnants… non, non ! N’y pense pas… ne les évoque pas, ils pourraient revenir, se jeter sur
toi, t’étouffer de honte. Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’il me… non, non, pas
les coups, ne pas y penser… les mots blessent plus sûrement… les insultes résonnent dans
cette chambre vide, heureusement vide, superbement vide…Des murs lépreux le plâtre pleure,
on dirait mes joues creusées par ses insultes.
Tiens, voilà le silence qui revient. Un vrai silence cette fois. Je peux fermer la porte. Pas de
mots. Plus de mots.
Je n’ai plus de mots. Je vais peut-être pouvoir recommencer à parler.

 

Une pièce sur les seins (1/5)

(La pièce est publiée ici en continu à la date du 4 février 2012, telle qu’elle a été jouée. Cette pièce est protégée par la SACD – elle est disponible au format PDF: Le Sein dans tous ses états)

Intitulée Mes seins j’en prends soin, cette pièce m’a été commandée au début de 2011 et a été jouée le 14 octobre 2011de façon presque expérimentale au centre social d’Etouvie, banlieue d’Amiens. Elle a été rejouée ce 2 mars 2012 au même endroit. Elle m’a été commandée par les travailleuses sociales du quartier. J’ai eu beaucoup de mal à l’écrire car il me semblait que ce n’était pas à un homme de traiter d’un sujet aussi délicat, l’objectif étant d’inciter les femmes à se faire faire des mammographies pour éviter la survenue du cancer du sein.

En en parlant avec toutes les femmes rassemblées, j’ai vu des scènes surgir et je me suis mis lentement au travail… sont venues cinq scènes et on peut considérer en effet que cet ensemble est une sorte de pièce.

Le metteur en scène Philippe Péroux a décidé de distribuer le monologue d’entrée (scène 1)qui est assez long entre différentes actrices, reprenant mon idée fondamentale qu’il s’agit d’un chœur de femmes. Ce sont une vingtaine de femmes qui apparaissent sur la scène ; une actrice s’avance sur le devant dit sa partie puis revient vers le groupe et une autre prend le relai.

 

Le sein dans tous ses états

Scène 1

Peut-être entre 16 et 25 ans, oui, oui, peut-être à cet âge là peut-être, peut-être… mais sinon on a du mal à croire qu’on a des seins parfaits, pas trop mamelles, pas trop tasse de thé à l’envers… Quand je les regarde dans un miroir, je ne suis pas toujours très fière, enfin ça dépend, souvent si, quand même… mais il arrive parfois qu’au bout d’un moment je fixe un autre endroit, le visage surtout, tiens, je me demande si le maquillage n’a pas été inventé pour détourner le regard … Mais non, mais non… le visage c’est la partie émergée de cet iceberg qu’est mon corps; normal qu’on le souligne, pauvre visage exposé au temps qu’il fait, la pluie, le soleil, et au temps qui passe, les rides, toujours les rides! Et les seins, eux? Oh, c’est facile, c’est cruel, avec le temps, plouf, ils tombent, c’est une loi, c’est la loi de la gravitation appliquée au corps des femmes. Heureusement, il y a les vêtements, oh les soutiens-gorge, ces empêcheurs de tomber en rond! On est bien là-dedans, les seins y sont, comment dire? Comme des oiseaux dans leurs nids… contre la tempête du temps. Oui, oui, je sais, après un certain nombre de décennies, ce n’est plus la peine, ben oui, je sais.

Ah j’oublie l’essentiel: une fois couverts, les seins, c’est tout de même ma fierté. On ne les porte pas, on les arbore… oh toutes ces ruses innombrables pour séduire en laissant les boutons du chemisier ouvert, les robes échancrées, enfin tous ces petits trucs qui laissent deviner ou parfois découvrent le fameux pli entre les deux seins, pour séduire par le galbe, toujours séduire. Le décolleté, quelle invention… et qu’on est fière de… au fait, fière de quoi, oui, au fait, de quoi? Eh bien, on découvre sans découvrir, jusqu’au bord de l’aréole, du bout de sein qui lui, curieusement, s’il est découvert, devient obscène. Ce qui est comique, c’est que ça se joue à quelques centimètres de tissu. Le décolleté est un endroit risqué, trop c’est l’enfer, et pas assez ça fait bigot, refoulé. Entre le diable et le bon dieu trouvez le juste milieu et vous aurez le décolleté parfait! Il arrive qu’on parle de la gorge au lieu de dire les seins; ça vous a quelque chose de plus érotique, je crois. Comme si les seins parlaient; la gorge, la gorge… bon moi je veux bien, pourquoi pas?

Ah, pour le décolleté, encore faut-il des seins qui s’y prêtent, ou qui s’y donnent, ou qui s’y offrent. Ben oui, il y a des femmes qui ont des seins trop petits… oui, oui, elles se font mettre des implants, de même que les trop grosses poitrines se font réduire… attendez, attendez… c’est quoi trop petits ou trop gros? Qui décide de ça? Après tout les sinistres squelettes ambulants des défilés de mode sont-elles un modèle? Il semble que non. Les stars de cinéma qui font rêver les hommes, les vraies, ont des poitrines opulentes, enfin, je crois… Bon, elle est où la norme? La norme c’est l’énorme, ou la norme c’est la poitrine des mannequins? Non, je crois qu’il n’y a pas de norme. Encore une histoire de juste milieu, ras le bol du juste milieu! Aucune femme n’est à cet endroit. La nature n’obéit à aucune norme.

Ah, la vraie souffrance est peut-être aux magazines féminins… Tenez, aujourd’hui aucun journal ne publierait un texte misogyne. Eh bien, les vrais misogynes ce sont ceux ou celles qui écrivent dans les magazines féminins et qui vous coincent les seins entre deux modèles… et en plus ces tricheurs, ils retouchent les photos, les bandes de vaches! Plus petits disent les uns, plus gros disent les autres! Et parfois les deux modèles opposés dans le même numéro! Qui sont les pervers et les perverses qui inventent des trucs pareils? On ne peut pas choisir et comme la chirurgie esthétique est capable de tout… c’est une vraie torture. Les mecs n’ont pas ces problèmes, enfin, peut-être qu’ils en ont d’autres. Je ne sais pas.

Ah oui, j’oubliais, les seins ça bouge. C’est pour ça qu’il y a des femmes qui ne veulent pas d’enfants. La maternité pensent-elles, ça détruit le corps, et les seins en particulier. Ça rend folle! Autrefois les hommes nous battaient, oh, ça continue plus que jamais… mais bon, les mecs qui font ça aujourd’hui ont quand même parfois mauvaise conscience. Mais là, ces histoires de mode gros seins petits seins etc… au fond, c’est encore une manière de nous gouverner, de nous torturer. La libération des femmes, oui, oui, la seule chose glorieuse qui soit arrivée dans les mœurs au XXème siècle ou à peu près…Mais on voit bien qu’il y a encore des poches résistance contre cette fameuse libération. Les modèles, les modes, rien de plus atroce. Après vient la terreur de ne plus plaire au mari, au père de nos enfants. Quel esclavage!

Ah, une chose me revient qui m’a toujours fait rire: les hommes veulent voir les seins des femmes… d’ailleurs maintenant on en voit sur les plages… je me trompe peut-être mais c’est en train de refluer, ce truc… je crois, on en voit moins qui osent… je ne sais pas pourquoi… non, mais ce n’est pas ça qui m’amuse. Les hommes veulent voir les seins des femmes, ça les obsède. D’ailleurs elles ont raison d’arborer leurs seins comme un saint sacrement… enfin, je trouve ça très beau, très… comment dire? … qu’on arbore ses seins… euh, c’est sain, c’est très sain… un signe de bonne santé, une fierté justifiée. Non, ce qui est drôle, c’est que les seins des femmes qui font l’objet des désirs des hommes, à tout bien considérer, c’est la première chose qu’ils ont touchée lorsqu’ils étaient nouveau-nés. Oui, la chose qu’ils ont explorée en premier, celle qu’ils ont vue alors, est justement cette poitrine qu’ils aspirent à découvrir avec tant d’empressement; bizarre… On dirait qu’ils se souviennent. Oui, ça doit être ça, c’est un souvenir, c’est pour eux ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus connu à la fois. Ils sont drôles les mecs, vraiment curieux… des bébés éternels. Enfin, je crois. Ça m’amuse de le penser, enfin bon, ce que j’en dis… ce que j’en dis…