Mains et bricolage

Je m’interroge souvent sur l’oubli des mains qui furent autrefois essentielles à toutes activités ; il y eut la main, puis les machines et enfin la technologie : on s’est éloigné des mains, comme l’a fait de la valeur or à travers la papier monnaie et la carte bleue.

A part lorsqu’elles courent sur le clavier de l’ordinateur, je n’utilise mes mains que rarement. En amour, en amitié… guère davantage.

Le bricolage heureusement est demeuré : c’est ce temps étrange où je dois faire passer par mes doigts un défaut auquel je vais remédier. Parfois ce n’est qu’un changement d’ampoule : ce n’est rien qu’un noir qu’on remplace par la lumière, visser dévisser, tranquille assurance du système préparé. Plus souvent le bricolage est un acte qui exige patience et imagination. Je ne trouve pas la solution immédiatement. Je suis avec ma panne, je deviens ma panne ; je pourrais faire appel à un artisan ; je m’y refuse, par bravade sans doute, pas pour gagner trois sous, il y entre une forme d’honneur dont j’ai dit ailleurs le ridicule.

J’insiste. Bras ballants, je me perds dans des considérations sur le temps qui use tout, mon esprit s’embrume d’une légère colère contre les matériaux qui ne tiennent pas face à la lente furie des jours, et ne se plient pas à ma volonté : je n’ai pas la bonne clef, le tournevis dérape, je ne comprends pas comment l’objet défectueux fonctionnait. Chaque panne m’oblige à des efforts d’imagination : comment a-t-on conçu cet objet, pourquoi le temps a-t-il dévoré son usage, que puis-je faire pour lui redonner un second souffle ?

Je m’aperçois alors que je n’avance pas. La solution ne vient pas. La matérialité des choses refuse de céder. Et soudain, en un réflexe qui m’étonne, je m’assieds et je pense. J’imagine. Il arrive que je fasse autre chose, promenade, écriture, lecture, mais j’entends courir en sous-main l’obsédante présence du manque, du défaut, de la machine en panne, du mécanisme à réparer. Je laisse passer la nuit, puis la journée, puis une autre nuit. J’entends l’objet qui proteste ; au quotidien son non fonctionnement me gêne. Je fais en sorte de l’oublier alors totalement. Ma mémoire n’en veut pas. Je chasse l’intrus.

C’est à ce moment que la solution s’impose à moi sans que je l’aie voulu ; un matin, la lumière jaillit, j’ai ressassé sans m’en rendre compte la plaie matérielle au corps de la maison et la réparation est déjà faite avant que je commence mon approche nouvelle. Témérité, résolution. Je suis d’autant plus ravi que ma réparation va se faire avec des matériaux que je possède déjà : c’est la définition du bricolage, telle qu’on la trouve aussi bien chez Levi Strauss que chez le bricoleur du dimanche (dont je suis). Parfois c’est un passage de sèche-cheveux pour dégeler une canalisation, un coup de tournevis à donner dans l’autre sens, une pièce à libérer d’un coup de cutter… peu importe. On sent que la mécanique obéit, que la matière cède sa froideur à mon esprit. La main pense. Le monde matériel rend les armes ; petit Prométhée de banlieue, je songe que je suis à cet instant à l’aube de l’humanité… cette intelligence doublée d’imagination projective est ce qui nous sépare des bêtes, c’est ce qui a fait notre décollage hors du monde instinctif des animaux. Préhistoire rejouée, rien de plus réjouissant.

Et j’en viens à penser que l’oubli des mains que j’ai évoqué est un mythe d’administratifs urbains et réglés, car l’artiste, le cuisinier, le chirurgien, l’infirmière (sans parler des artisans) bien des vivants donc usent de leurs mains pour élaborer ou réparer la matière morte ou vivante. Je songe aux millions d’instrumentistes qui donnent à rêver à partir de la matière brute qu’ils font vibrer ; je m’en sens proche. La musique aussi est une victoire sur le temps. Et je me plais à méditer sur la joie du bricolage, domination de la matière qui s’use, empire que je prends sur le flot des heures où tout est voué à la destruction. Ma réparation est une victoire contre le temps. Modeste fierté qui fait qu’on rêve mieux. Musicien sans partition, confronté à la matière glacée, je me réchauffe les mains au feu de ma victoire que personne d’autre que moi ne connaîtra.

Récemment j’ai acheté une ampoule spéciale, sorte de spot, pour éclairer une petite pièce. Je l’avais installée il y a des années et je ne savais plus comment l’objet fonctionnait. En considérant le nouvel objet à remettre en lieu et place de l’ancien, j’ai lu que ce spot était garanti 20 000 heures. J’ai changé cette ampoule fixée par un clips particulier en prenant tout mon temps ; je refaisais l’histoire de son installation, mes découpes au plafond, cette manière que j’avais eu de chantourner le bois qui entourait l’endroit de fixation. Je sentais qu’une profonde mélancolie s’associait à tous mes gestes. Je me dis d’abord que j’étais visité par le travail d’autrefois: un miroir placé à hauteur d’homme me renvoyait de moi une image vieillie qui recroisait le souvenir que j’avais de moi à l’époque où je fis cette installation. La petite tristesse ne voulait pas me quitter. J’entendais autre chose. Et c’est lorsque tout fut terminé que, ramassant l’emballage, mon regard tomba une fois encore sur la garantie du spot : 20 000 heures!

Ainsi cette ampoule dont je ne faisais que des usages intermittents allait durer au delà de ma vie ! Voilà ce qui me hantait : je devenais une manière d’étoile dont l’éclat brillerait encore longtemps après ma mort.

Scène de ménage sur les jeux vidéos

( Elle arrive. Il est installé dans son fauteuil lisant le journal)

 

Elle : Je ne t’ aime plus.

Lui : Comment ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je ne t’aime plus. Marre !

Lui : Pourquoi ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : J’en ai ras le bol !

Lui : Qu’est-ce qui s’est passé ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : (Rires) Rien ! Il ne s’est rien passé !

Lui : Comment ça ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je ne t’aime plus, c’est tout.

Lui : Après douze ans de mariage ? (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Treize ans !

Lui : Oui, oh, douze ans, treize ans… Bof !(Il ne lève pas les yeux)

Elle : Comment ça « bof »? Explique !

Lui : Oh tu me fatigues ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Ah, je rentre des courses, j’ai fait la cuisine pour ce soir et je le fatigue le monsieur ! Monsieur le sournois, monsieur le perfide, monsieur le faux-cul !!

Lui : Arrête de m’insulter ! (Il ne lève pas les yeux)

Elle : Je t’insulterai si j’en ai envie, espèce de crétin autoritaire !

Lui : (Baisse le journal, la regarde, silence) Autoritaire ? Crétin autoritaire ? Tiens, tiens, c’est nouveau… moi qui d’habitude ne décide de rien : ni de la bouffe, ni des vêtements, ni des motifs de la tapisserie… me voilà catalogué comme autoritaire ! Ça me fait rigoler tiens !

Elle : Marre-toi tant que tu veux, je ne t’aime plus !

Lui : Ah, je sens le couple en crise là… et tu ne fais pas ci, et tu aurais dû faire ça et…

Elle : Les enfants… et les enfants !

Lui : Quoi, les enfants ?

Elle : Tu leur as dit quoi ?

Lui : Que j’en avais assez, que je voudrais bien qu’ils me saluent le soir quand je rentre du boulot au lieu de rester plantés là comme des bœufs face à leur écran de merde.

Elle : Ah parce que tu es contre les jeux vidéos c’est vrai !

Lui : Encore ?? Tu veux qu’on recommence ??

Elle : C’est moi qui leur ai acheté ces jeux il y a près d’un an et demi, et ça te dérange encore ?

Lui : Oui, ça me dérange, je t’ai dit dès le début que j’étais contre.

Elle : Monsieur est contre, alors monsieur dit à ses enfants du mal de sa femme, de leur mère… eh, de leur mère… Tu m’entends ? Leur mère !!

Lui : Ouais, ouais…

Elle : Tu leur as dit quoi, allez avoue, vide ton sac !

Lui : Oh là là, bouh, je sais plus moi… Attends, je leur ai dit que je n’étais pas d’accord, qu’ils devaient arrêter ces jeux à la noix et faire autre chose. Juliana m’a répondu : « C’est maman qui nous a dit de jouer en attendant qu’elle revienne des courses» et l’autre là, Rémi, tu penses il a hurlé : « Oui, c’est maman qui l’a dit ! » avec sa petite voix de crécelle. Tu crois que ça m’amuse de jouer les empêcheurs de jouer en rond à des jeux de débiles ? Alors je leur ai dit que tu avais tort, voilà, que tu avais tort…

Elle : J’ai tort ! Des jeux de débiles ? Ce qui revient à dire que je suis débile !

Lui : Meuh nooon ! C’est pas ça ! Mais dis-moi : quand font-ils leurs devoirs, ces petits ? Et la nuit, tu crois que j’entends pas qu’ils jouent avec leurs Nintendos machins là…Regarde la tête qu’ils font le matin. On croirait qu’ils sortent d’une maison de fou. Blêmes, les yeux exorbités…

Elle : Tu rêves ! C’est pour tous les enfants pareils aujourd’hui. Et puis t’exagère, comme toujours.

Lui : Deux choses : UN que les enfants des autres soient élevés comme des crétins n’est pas un exemple à suivre ; DEUX j’exagère, ben voyons : depuis qu’on a cette foutue console, mes enfants de onze et treize ans ne me saluent plus, ils ne font plus de sport ; Juliana a arrêté le saxophone et Rémi la guitare et c’est moi qui exagère…

Elle : Oh, écoute-toi, ce ton, ce ton ! Méprisant, sournois… je ne peux plus te supporter.

Lui : Comment ? Tu achètes aux enfants des jeux vidéos qui les rendent à moitié dingues… tiens… délivrer la princesse, tiens, je t’en foutrais moi de délivrer la princesse, est-ce que je délivre une princesse moi ??!!

Elle : Ah ça risque pas ! Tu ne me délivres même pas des corvées du quotidien : les courses, les repas… c’est qui ? Et pendant ce temps-là, ils font quoi ? Ils parlent avec leur père, peut-être ? Dis donc, le père, TOI, tu m’aides où dans ce foutoir qu’est devenu cette baraque ? Tu parles avec eux ? Tu joues avec eux ?

Lui : Non, attends, en plus tu voudrais que je joue aux jeux vidéos de débiles avec eux, non là je rêve… Quant à parler avec eux… de quoi allons-nous parler ? De jeux vidéos bien sûr… et moi, dès qu’ils en parlent j’ai envie de foutre le camp !

Elle : Eh bien fiche le camp ! Va-t-en ! Va-t-en !

Lui : T’es sérieuse là ?

Elle : Je ne t’aime plus.

Lui : Non, vraiment ?

Elle : Je te le dis depuis tout à l’heure. T’as pas entendu ?

Lui : Si si, mais je pensais…

Elle : Tu pensais quoi, duchnoque ?

Lui : Oh ça va hein ! Je pensais que c’était comme.. euh, comme un jeu disons, oui, comme un jeu…

Elle : Un jeu vidéo mais en réel ?!!

Lui : Oh, suffit avec ça. Tiens regarde les résultats scolaires. Juliana était un as en maths il y a deux ans, mais depuis que tu leur a acheté la console elle est nulle. Maintenant Juliana en maths c’est zéro… merci Nintendo ! Et Rémi le passionné d’histoire quand il était petit. Maintenant Rémi en histoire c’est zéro… merci Nintendo !

Elle : Quel sale type, quelle mauvaise foi. Tu sais pas… t’es qu’un manipulateur !

Lui : Ah parce que j’ai tort de comparer les bulletins scolaires de mes enfants ?

Elle : De nos enfants !

Lui : Oui, ça va, de nos enfants.

Elle : Tu déformes tout. Il ne sont pas nuls comme tu dis… C’est faux, tu exagères, tu caricatures ! C’est dégoûtant, déshonorant !

Lui : Bon, ça va calme-toi, j’avoue, j’en rajoute un peu…

Elle : Je t’assure, je ne t’aime plus.

Lui : Qu’est-ce qu’il y a ? Tu en as rencontré un autre ?

Elle : Un autre quoi ?

Lui : Un autre mec, là, tu veux me foutre dehors ?

Elle : (Rit) Je rêve ! Mon pauvre ami, si tu crois que j’ai du temps à perdre entre le boulot, les courses, la cuisine et le ménage… un autre mec… mais je voudrais que j’aurais pas le temps…Et j’ai acheté des jeux vidéos aux enfants aussi parce que je n’ai pas le temps. Qui s’occupe d’eux pendant que je fais les courses, la cuisine et le ménage ? Toi ? Allez, va-t-en !

Lui : Tu ne m’aimes plus ?

Elle : Je te l’ai dit cent fois… en fait, j’en sais rien… (Silence) Tiens, écoute, tu entends les enfants qui rient ? Ils rigolent bien… Tu vois les jeux vidéos c’est ça aussi.

Lui : C’est ça, quoi ?

Elle : Ben, un lieu d’échange, tiens. On se marre.

Lui : Tu y as déjà joué ?

Elle : Bien sûr, adolescente j’y ai beaucoup joué. J’ai toujours adoré.

Lui : Ah bon, tu m’avais pas dit.

Elle : Tu vois, ça m’a pas rendue folle.

Lui : On en apprend tous les jours.

Elle : Et tu en apprendrais davantage si…

Lui : Si quoi ?

Elle : Oh écoute, mais écoute bien nom de dieu. Je vais te le dire une bonne fois pour toutes : tu n’entends pas les craquements de mon corps fatigué, les mille crissements électriques de mes pas agacés, le poids dément des tâches qui me sont imposées : casseroles, poubelles, eau du robinet, machine à laver, torchons, éponges qu’on presse, balais brosse, verres qui claquent, fer à repasser qui fume sa vapeur et mon dos, mes reins qui souffrent en soulevant les marchandises à sortir du caddie, du coffre de la voiture et les lessives à mettre… dis-moi, as-tu jamais songé à changer une ampoule ou à sortir un sac à poussière de l’aspirateur ?

Dis-moi, en bref, qu’est-ce que tu fous ici, toi ?

Lui : Je m’occupe de la voiture quand même !

Elle : Oui, c’est bien ce que je dis, tu ne fais rien, tout est automatique !

Lui : Je vais t’aider, je te le promets, je vais t’aider.

Elle : Non, pas la peine.

Lui : Tu ne veux pas d’aide ?

Elle : Non.

Lui : Et pourquoi ?

Elle : Ces enfants, on les a faits à deux, non ?

Lui : Oui, bien sûr.

Elle : Cette maison, on l’a achetée à deux, non ?

Lui : Oui, bien sûr.

Elle : Et le fonctionnement de tout ça reposerait au fil des jours sur les épaules d’une seule personne, moi ? Moi toute seule ?

Lui : Euh… mais tu ne veux pas je t’aide…

Elle : Non, en effet, je ne veux pas.

Lui : Qu’est-ce que tu veux ?

Elle : Je veux comme les enfants qu’on a mis au monde, je veux comme la maison qu’on a achetée à deux. Je ne veux pas d’aide donc, je veux du partage, un partage équitable de tout : les courses, le linge, le ménage et tout ?

Lui : Mais je ne sais pas faire tout ça !!

Elle : Parce que tu crois que j’ai reçu ça au berceau en même temps que ma sucette en plastique ? Ben non, cuisiner j’ai appris, repasser j’ai appris, faire les courses j’ai appris…. Voilà ! C’est pas inscrit dans le patrimoine génétique des bonnes femmes, ça s’apprend… ça s’apprend…

Lui : Je vois, je vois.

Elle : Et donc comme moi tu apprendras. C’est notre seule chance de sauver ce qui fut notre couple.

Lui : Je vois, je vais… je vais essayer…

Elle : J’appelle les enfants pour manger.

Lui : Non, non, attends.

Elle : On n’a pas fait le tour du problème ?

Lui : Non, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Elle : Je vais voir si je peux, dis toujours…

Lui : Je voudrais que tout à l’heure, quand les enfants seront couchés, tu m’apprennes à jouer aux jeux vidéos… (Il s’avance très vite vers les coulisses et crie d’une voix forte et assurée: « Les enfants ! A table ! »)

Souvenir du sentier initial

Il en est mille. Ce fut le mien. Sous la neige bien sûr on a l’impression qu’il n’est pas très praticable, mais dans mon souvenir globalement je vous assure ce n’était pas si mal.

Ah oui, au début il était escarpé, ronces, gifles des branches de buissons fous, les cris surtout les cris contre ma joue ; je fus tympanisé de voix : la grave et la soprano sourde, plutôt mezzo au fond, puis parfois mes propres aigus dans le couloir, oui au début du chemin il y avait un couloir, des chambres et des cris, comment vous expliquer jusqu’à l’orée de la forêt obscure où enfin on trouve un semblant de début de soulagement, eh bien pendant tout ce temps je n’ai eu qu’une hâte : arriver à l’orée, là où le chemin bifurque enfin vers la liberté grande de la nuit adulte. Car au plein jour il faisait vraiment une chaleur de désert, j’ai peu bu, j’aurais aimé me désaltérer sur cette sente mince, mais je ne sais pas, cela ne s’est pas fait, je n’ai pas croisé de cascade où l’on rit, ni de ruisseau où l’on patauge tout son soûl. Non ce premier chemin à découvert, presque nu, ne m’a en définitive je vous assure laissé aucune sensation de fraîcheur ; ma mémoire peine à trouver plus de deux ou trois joies dans l’eau saumâtre. Quantité de musiques me rappellent que la peine parfois fut douce…

Mais bon n’épiloguons pas puisque une fois dans la forêt des immeubles et des cimes affolées, j’ai vu venir lentement vers moi des promeneurs sobres qui m’ont indiqué le chemin et auxquels j’ai fait partager mon expérience des embûches crapuleuses. Parfois boueux, le sentier fut je vous assure bien mieux que son début décevant (pour ne pas dire désespérant). Curieusement je n’ai jamais éprouvé de mérite à avoir traversé les épreuves du sentier initial. C’est seulement ensuite, en me retournant à cette orée, que j’ai senti, à la souplesse de mon pas, aux facilités de la marche, que la voie exposée au soleil des brutes avait été pénible ; cependant j’en ai eu grande joie, car j’ai compris que j’avais fait le plus dur. Je dois dire que la forêt des villes m’aida beaucoup à ne pas m’enfoncer dans les ruminations : j’y trouvai bien des esprits éclairés et des mains franchement amicales. J’ai eu beaucoup de chance.

Après, l’avancée à travers la forêt jusqu’à l’obscure lumière de mes jours présents, ce fut la vie de tout le monde : un chemin pas si mal… je ris, excusez-moi… je l’ai déjà dit.

La Déliaison 4/4

4 (vers l’an 2000)

(Elle chante a cappella l’ «Ave Maria» de Schubert. Il intervient après quelques mesures. Elle cesse de chanter dès qu’il parle).
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le porche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis, je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous
Pour que cela revienne
Elle 
Cela ne reviendra pas
L’espace entre ta voix et Dieu s’est empli de confort
Je pousse mon caddie aux allées du marché
Cueillant au paradis des choses
L’aliment qui remplace le pain
Jamais nous ne fûmes si bien
Gras et riches en paix,
Comme des rois mourants
Nous allons
Lui 
Jamais je ne fus si mal
Si seul
Ordinateurs pour toute corde, pour tout lien,
Prairie de lettres noires à moissonner
En bavardage criant sur clavier silencieux,
Prose au ras du bitume
Elle 
Jamais je ne fus en pareille paix
Dressée dans les coins amoureux de rues aux gouttières impeccables
Seule
Lui 
De quoi te plains-tu,
Elle 
De rien,
Tout est bien
Mais j’aimerais moins de salle des pas perdus
Et davantage de vraie main trouvée,
Aux doigts violines du sang qui bat
Lui 
Allez, allez, pas de plaintes, tant pis,
Nous sommes au confort, belle amie,
La boîte à images endort nos envies de meurtres,
Nous que la mort naturelle, seule, peut faire craquer
Elle 
Je danse sur la corde qui fut notre lien
Lui 
À ce propos, as-tu remarqué qu’en un jour
Souvent
Nous ne touchons pas un instant la terre
Elle 
Le goudron me gêne le pied
Scrupule ajouté à la rotondité des champs
Lui 
Ça coupe
Ça élève
Elle 
Ça enlève le poids des voix
Oh, il n’y a plus de pluie
Lui 
Ni de froid ni de vent
La veine amère bat à mon poignet pour presque rien
Tiens
Elle 
Non, non, je sais
J’ai la même chose à vendre
Le baiser s’est usé aux avant-gardes des TGV d’acier
Lui 
Ainsi va-t-on
Vœux luxueux de nos bras bien peu aguerris
Chargés seulement des sourires de l’enfant qui a bu
Elle 
Des avions têtus m’emmènent tous les soirs
Lui 
Des bateaux partent au port des aubes ouvertes sur rien
Passez votre chemin, on ne découvre plus,
Il faut annoncer la nouvelle du froid revenu
Elle 
J’entends les coups de grisou de la lune affolée
Lui 
La nuit est descendue dans la pleine lumière des techniques
Sans fin, sans fin,
Un plastique lumineux a remplacé nos cabas
Elle 
Nous sommes tous beaux et cabossés déjà
Au début, dès la naissance,
Nous avons déjà trop bu, trop vu, trop connu,
Lui 
Le faux prophète tend la main
Rêveries d’argent
Sans terre au pied
Chèque obsolète
Carte bleue moissonnant une richesse qui ferait croire au jour nouveau
Elle 
Je mords au pain
Et je me lasse
Et je me laisse aller à me taire bruyamment
Sur les boulevards embrumés de vapeurs sans mystères
Lui 
Parfois, pourtant, je m’en vais,
Il n’y a plus d’hommes ni de moteurs
Je vais seul en forêt
Et je redeviens humain
Les tourterelles enchantent les voûtes des peupliers
Elles s’enfouissent sous le gris des saules
Elles ne veulent plus me voir
Se moquent de moi,
Enveloppées dans la lisse perfection de leurs plumes intouchables
Tandis que les troncs rouges des pins perdus
Tendent leurs exclamations vers le couchant,
Et c’est alors que je suis vraiment homme
Plus jamais seul
Elle 
La chance demeure, ami,
Elle est au chant
Lui 
Oui, mais pas avec toi,
Nos plaintes sont effarantes, inutiles,
Tu as raison sur tout
Et je ne te comprends pas,
Elle 
Je ne t’entends pas, je ne te vois pas,
Mais au monde, rien ne m’échappe,
Ni l’efficace froideur des pneumatiques
Ni leur cortège d’éclatements vains
Ni la splendeur des acacias de juin
Baignés après la pluie du gris des jours déjà joués
Avant l’été, mon Dieu, avant l’été,
Oh tu te souviens des gels et des rosées
Lui 
Oui, ce furent les mêmes, mais tu voyais autre chose,
Nous ne partageons plus,
Plus rien,
Jeunes, nous avons rêvé en commun pour nous plaire
Mais vois les autoroutes funèbres au travers des sillons
C’est toutes les directions
C’est toi, c’est moi,
Elle 
C’est toi surtout qui ne te fixe plus
Tu as laissé les papillons, tu oublies les coquelicots
Et l’océan de septembre qui s’abat pour rien
Où es-tu,
Lui 
Non, je n’ai jamais trahi, ni les lames ni les vagues,
Mais les mots trop nombreux nous font vraiment défaut,
Le ressac des phrases mille fois dites contre le silence salé
Voilà ce qui me noue la gorge
Elle 
Je voudrais rechanter, réenchanter le petit monde de chez nous
Déployer les richesses du lieu qui nous faisait les aubes vertes
Et les soirs appuyés sur les arias de la jeune espérance
Lui 
Ce qui manque, c’est la nuit,
Nous avons déversé de partout un trop plein de lumière,
Absence de lune, soleil voilé,
Oh les criquets d’été sont morts dans les parkings protégés
Et les tickets de train sont nos identités,
Où veux-tu chanter,
Elle 
Ici je chanterai, ici je danserai,
C’est le dernier salon où l’on cause
Où l’on parle
Où le silence a le droit d’être dit,
Donne-moi ta main
Nous allons refonder un monde à perte de vue
Un monde à gains d’amour
Lui 
Rêvons, en effet,
Mais pas tout de suite, la main,
Le bout des doigts peut-être,
Pour dire qu’il y a quelque chose
Au-delà de la vieillesse des mots profus et mécaniques
Elle 
Tu vas voir la danse rebattre les contre-temps
Et les diastoles systoles qui hantent nos appartements cossus
Lui 
Chante que nous habitions ce monde
Chante
(Elle reprend l’ «Ave Maria» de Schubert, il l’interrompt au même endroit qu’au début)
Lui 
Dieu
Prie pour nous
Prie nous
J’ai entendu sous le proche d’une église une jeune femme chanter
Ce vieil air d’éternité qui dit la solitude
Sa voix fragile mordait doucement aux secondes futures
À ses pieds un homme accroupi semblait tenir ses cordes vocales
Depuis je ne suis plus le même
Dieu
Prie pour nous,
Pour que cela revienne.

La Déliaison 3/4

3 (1900)

(Ils sont face à face ; ils se tiennent par la main)
Elle 
Non, ce dix-neuvième siècle finissant
Tout s’en va
Regarde les disputes adultes que nos mains contrarient
Lui 
Je crois que ce sont les assiettes et les chemises à laver,
Avec la soupe du soir revient la mésentente
Elle 
À force d’usage
Les casseroles font un bruit de tonnerre,
Avoir traversé tous ces champs de lavande d’amour
Pour ça
Lui 
Bleu froissé des habitudes
Nuages de mois
Brouillards d’années
Oh, la bruine des décennies
Tout s’en va, tu as raison
Elle 
Ta peau s’est tannée
Lui 
Tes mains crèvent de fébrilité
Elle 
Oui, au grenier des nostalgies
Où je vais quelquefois
Les meubles remisés s’embuent de poussière rose
Et mes mains dessinent sur la commode d’ébène abandonnée là-haut ton visage souriant du premier jour
Lui 
Regarde, parfois nos bras reprennent l’ancienne tendresse, n’est-ce pas,
Elle 
Alors redonne-moi dans ta marche le bel allant d’avant
Lui 
J’arrive, je m’en viens crissant sur la gravière des eaux écoulées
Elle 
Passons, passons, je ne veux pas seulement cela,
Je veux tes mains qui me prenaient comme des montagnes
Tes grands yeux neufs chaque matin au-dessus de tes cheveux défaits
Comme avant
Lui 
Allons, regarde-moi
J’ai progressé, c’est vrai
Je veux dire que mes pas ont risqué mille allures
De l’amble au galop
Et j’ai couru toujours plus vite
Vers la maturité
Toujours plus vite
Elle 
Tu vois,
Nous avons été vivants, vifs comme le vent,
De la cuisinière au charroi de blé dur jusqu’à la moissonneuse
Et vois les crevasses sur ma peau,
Trop de rides sorties, trop de colères rentrées
Lui 
Et mes tempes filles du temps ont pris aux champs le froment qui couvait chaque juin dévoré
Elle 
Tu te regardes trop
Et moi, et mes mots, pourquoi es-tu toujours ailleurs
Et quand tu parles
J’entends bien que tes cordes vocales ne se tendent que pour pendre nos rêves,
Déchire-moi si tu veux mais qu’au moins il se passe quelque chose
Ma main ne fera rien contre le crime de désamour
Ma main ne bronchera pas
Lui 
Non, non, les crimes viendront bientôt
N’en rajoute pas, je t’en prie,
Nous n’irons plus au bois
Puisque la guerre s’y met comme on le dit de la gale et des poux
Elle 
Oui, la guerre couvait au tout premier baiser
Le progrès des machines et l’usure de nos corps, croissance féroce,
Viennent chaque jour bousculer nos évidences
Oh, ces évidences de bois que nous avons patiemment sculptées,

Regarde, les voici mordues par l’acier qui s’avance
Carapaces du mal
Lui 
Carapaces des hommes, plutôt, fondues dans les usines puantes qui se dressent en lieu et place des coquelicots rouges sang
Elle 
Dire que tu étais moi
Lui 
Dire que j’étais toi
Elle 
Et le feu maintenant
Lui 
Celui d’amour, oui, le feu d’amour s’est entremis,
Il brûle entre nos deux corps
Il fait place nette
Laissez passer le silence
L’ange gras du progrès et ses théories
L’exterminateur glacé invente au jour le jour le bien-être qui broie nos jardins, crève nos coussins, meurtri nos oreillers
Elle 
Souviens-toi, âne bâté devenu locomotive, automobile,
Nous courions sur deux jambes à travers les halliers
Lumineux, chantants et divinisés avant de laisser notre âme au ciel
Lui 
Oui, nous voici bien vivants maintenant
Mais pour combien de temps
N’entends-tu pas le recul vibrant des canons
Et la gloire nationale qui s’en va chantant d’un même pas pressé
Tous ces bruits vont déchirer nos corps, nos tympans et faire taire nos voix simples
Elle 
Il va falloir mentir dans la foule féroce des cités populeuses
La crasse s’est mise au cœur,
Amplifiée par le côtoiement des boulevards
Lui 
Mille bras se lèvent au ciel dépeuplé,
Et notre amour, dis, notre amour se délie
Si je ne t’ai plus, qui dira les enfances d’avril,
Celles qu’en novembre on s’échangeait entre deux draps,
Elle 
Allez, marchons vers l’horizon plat de cette terre
Lui 
Oublions le ciel et toi
Elle 
Il n’y a plus que moi
Lui 
Il n’y a plus que moi
Elle 
Soyons Dieu
Lui 
Folie nécessaire, inéluctable,
Je ne t’aime pas,
Non que je le veuille, mais je ne le peux pas, je ne peux pas t’aimer,
Bloqué, je suis en attente de moi,
C’est moi que je vois aux tulles qui se ruent contre nous
Et la danse seule peut raviver ce que nous ne sommes plus
Elle 
La musique soit notre lien
Et les corps esquissés dans notre dos
Sans visage et sans loi
Diront la déchirure de nos deux corps
Qui reculent d’effroi de se voir en haillons,
Ils flottent et s’effleurent
Au Noroît du décembre éternel
Lui 
Mais les corps enlacés des danseurs
Mimeront le souvenir des belles amours bleues
Ils nous arracheront un moment hors du violet creux de solitude
Elle 
Danseurs, dites-nous l’espoir
Insufflez le mensonge qui rôde
Fantômes de moi perdu
Lui 
Fantôme de moi
Aimez-moi
Elle 
Non, moi, moi, moi
Lui 
Oh, toi, toujours toi,
Elle 
Et alors,

La Déliaison 2/4

2 (vers 1800)

Lui 
(Seul) Et puis, il y a deux siècles, enfin j’ai pu dire ‘je’ parce que tu es apparue,
Nous avons rêvé de fleur bleue et d’étoile comme tes yeux, je me souviens encore de ce moment où nous avons
(Il s’interrompt)
Mais je parle d’elle alors qu’elle n’est pas encore là (Il la cherche),
Que je ne l’ai pas encore rencontrée,
Je rêve, je rêve,
Elle 
(Elle entre, loin de lui)
Je rêve, il est déjà sur la terre,
En un lieu que j’ignore,
Dans une peau que je sens sous mes doigts,
Que j’aspire à travers le parfum des lilas, de l’entêtante présence des troènes,
Dans l’adolescence du tout petit juillet,
Il traîne sa solitude ombrageuse, pas malhabiles, mal comptés,
Il n’a d’yeux que pour moi
Et ne m’a jamais vu,
Lui 
Je me demande si le meilleur moment d’aimer n’est pas juste avant,
Elle : Avant le coup de foudre,
Quand sur l’air saturé des histoires du jour,
Mille cordes tendues entre ciel et terre claquent ensemble,
Inaugurant l’aventure d’amour qui guettait depuis l’aube,
Elle
Je n’attendais que cela,
Mes mains mineures n’étaient que désir de toi,
Elle 
Comme l’ivraie montante et le blé encore vert assoiffé de soleil, toi,
Lui 
Après, quand je t’aurai vue, je boirai le mérite de tes lèvres
Et je saurai que c’est fini,
Elle 
Puisque ça commence,
Puisqu’il n’y aura plus d’avant,
Lui 
J’étais seul, je suis seul, voilà qui est nouveau,
Bientôt nous marcherons par deux dans la rosée que nous déferons de nos pas,
Elle 
Viens, approche-toi, sur le modèle des toiles de tulle, là-bas,
Dont la brise lève les fibres,
Lui 
Vois les corps sans visage qui sont tous les sourires,
L’esquisse de ta bouche et la marque de ton corps,
Lorsque tu vas t’éloigner,
Elle 
Mais je suis là,
Lui 
Il y eut un printemps, te voilà,
Je le sais, tout est dit,
Elle 
Non, tout est annoncé, toi vers moi,
Lui 
Jure-moi que c’est toi (Il s’approche, elle ne bouge pas)
Elle 
Attends encore,
Donne-moi le temps, dis-moi la bonne distance,
Lui 
Le tact, n’est-ce pas, le tact, le respect annonce la seconde où je te toucherai,
Où j’imagine que tu me toucheras ,
Elle 
Vois comme c’est beau de tarder sur le « pas encore »
De nos peaux encore un peu seules
(Ils se prennent la main)
Lui 
J’entends tes ongles sur ma paume,
La peur fuit sous les aigus majeurs de ta voix encore un peu encordée par l’enfance,
Toi, enfin,
Elle 
Toi, toujours, voilà, c’est joué,
Lui 
Non, les jeux ne sont pas faits,
Ils ne le seront jamais,
Cartes distribuées, c’est vrai,
Mais l’instant où l’on entame la partie n’est plus d’aucune pendule,
Elle 
Ta main, ta main, l’autre main, vite, ose dire je t’aime,
Sachant que c’est la première fois,
Lui 
Non, avant, promets-moi, jure-moi
Elle 
Que veux-tu que je te jure,
Lui 
Jure-moi que nos « je t’aime » seront toujours une première fois,
Qu’à chaque fois que j’aurai ta voix demandant si tu m’adores
La tranquille assurance de ma réponse mimera contre le temps les épousailles présentes,
Dis-moi que tu seras sûre de moi,
Elle 
Oh, je le voudrais, je le veux,
Mais, ça y est, j’ai le poids de tes phalanges contre mon cœur,
(Elle lui serre la main contre elle, se dresse pour atteindre son cou de l’autre main)
Lui 
Ta peau est plus douce que je ne l’avais imaginé,
Et tes mains me referment à l’endroit imprévu, là,
Au juste lieu de ma nuque qui cède,
Elle 
Je veux aussi tes yeux,
(Sa main glisse de la nuque vers les yeux)
Tes pupilles, verte présence musicale,
Où le bleu et le gris se disputent constamment la lumière,
(Elle passe les doigts sur ses deux cils, presque à distance, tandis qu’il la prend à la taille, comme pour danser)
Jamais deux yeux ne se séparent,
Regard mobile sous les arcades des paupières,
Pauvreté des formes, richesse infinie des nuances,
Ne me déplais jamais,
Lui 
Pourquoi veux-tu que je me fasse peur,
Te déplaire serait m’exposer à la quantité fluide de la rivière,
À l’anonyme de l’enfance à cru, pauvre de mots,
Où nous avons pleuré,
Elle 
Alors donne tes ultimes larmes puisqu’il n’est plus de fin désormais à notre duo défait d’enfance,
Lui 
Non, non, la nostalgie est morte,
Adolescente femme, regarde l’étrangeté,
À peine découvrons-nous notre existence que nous nous chargeons du cœur de l’autre,
Du rythme de ton sang, de la langueur de tes bras
(Il lui caresse de haut en bas, les épaules jusqu’au poignet)
Elle 
Oh, mon corsage effleuré est une toile ferme sur laquelle tu te dessines à jamais.
Lui 
(Il se sépare) Revenons à l’essentiel, ne nous perdons pas, nous avons toute la vie,
Elle 
Ne t’en va pas,
Lui 
(Souriant) Mais je n’ai jamais autant demeuré, mon amour,
Simplement, brûler trop près, c’est risquer de te perdre,
Elle 
C’est cela être adulte, n’est-ce pas,
Lui 
Oui, c’est quand je suis à distance que je peux vraiment dire que je t’aime,
Elle 
Mais, nous serons en fusion, quand même,
Lui 
C’est vrai, parfois, parfois seulement,
Le reste du temps, c’est-à-dire presque toujours,
Nos vacations seront, amour,
Entre table en désordre et lit défait,
Elle 
Entre l’oubli de toi et l’enfant qui joue à nos pieds,
Lui 
Derrière les tentures que nous aurons choisies,
Au-delà des baies vitrées d’où la lumière tombera,
J’aurai, à deux pas, l’immense présence de toi,
Elle 
L’immense présence de toi,
Lui 
Tu sais,
Elle 
Non,
Lui 
Entre temps nous danserons,
Nos avancées hors d’amour,
Nos gestes, tous nos gestes, nos pas, tous nos pas, même ailleurs, même loin,
Ne seront qu’une danse unique autour de l’essentiel,
Elle 
Tant que la danse sera,
Lui 
Tant qu’elle sera,
Elle 
Tu seras là,
Lui 
Non, c’est toi qui seras là.

La Déliaison 1/4

Ce texte a été conçu pour être dit sur scène par deux acteurs, une femme et un homme; c’est un argument pour une chorégraphie et il a été donné comme tel il y a une décennie. Il peut cependant être lu comme une rêverie sur la passion. Ce sont peut-être des vers. Chacune des quatre parties s’efforce de décrire ce qu’il en est de l’amour selon les époques arbitrairement choisies et où le seul ordre est chronologique. Il s’agit d’une description de l’évolution du sentiment amoureux à travers les siècles, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine en passant par la fin du XVIIIème et du XIXème siècle. La déliaison décrit la lente libération du sentiment amoureux à travers quelques périodes de notre occident. Les époques sont explicitement indiquées au début de chaque « scène ».

1 (moyen-âge)

Elle 
Souviens-toi, comme nous étions liés,
Lui 
Écrasés au sillon, crevés des charrues, le ciel était notre seule ouverture
Elle 
Oh oui, les nuages qui couraient à notre place, mais souviens-toi aussi de la terre, j’entends encore les pas dans le petit enclos du village qui nous était le monde,
Lui 
Les jours assassinaient nos brèves vies, il fallait prendre vite, et les lèvres de printemps et les rayons trop fous d’été,
Car la froidure guettait,
Elle 
Mais la pierre, la pierre,
Que nous avons dressée soudain pour nous relier, nos genoux s’usèrent au pavement des chapelles à force de prières,
Lui 
Le grand manteau blanc des églises, des pierres levées aux clochers bleus,
La pierre était belle, c’est vrai, tu as raison,
Nous n’avions pas que le vain pas des labours,
Elle 
Oui, les reflets, souviens-toi, les reflets des vitraux sur ton visage,
Tu as été jeune et beau, et les statues du porche en témoignent,
Lui 
Peut-être, peut-être, mais l’audace de mes mains à pousser la charrue pour le pain,
À tirer la pierre pour l’église, oh, à quoi bon puisque l’hiver venait,
Elle 
Au jeu du souvenir les moments se confondent,
Or, souviens-toi que je mis au monde des soleils, des petits d’homme aux lèvres de vie épatantes,
Combien, combien, tant d’amour à pleines poignées, des câlins et des larmes qu’on essuie, garçons et filles,
Tellement vite morts,
Parfois aussi de grasses mains rudes grandissantes nous étaient relais du temps qui nous fracassa d’un coup de froid,
Au fond d’automne,
Lui 
Voilà, nous étions nous, et tout était contre nous, et le ciel seul
Elle 
Justement, n’as-tu pas vu un jour de ciel bas, avant la nuit,
Tant de fois les rayons se glisser entre nuages et horizon, cascades droites, impeccables,
Qui nous furent chaque fois un signe de présence que nous avons repris
Dans les obliques de nos églises, de la terre vers le ciel,
Lui 
Peut-être,
J’ai eu mal au cal des mains, les gerçures m’ont submergé,
Si tu veux que je te montre,
Elle 
Nous sommes liés, tu le sais bien,
Lui 
Hélas, hélas,
Elle 
Mais cesse de t’acharner à dire que ce ne fut que glas et faux-fuyant des jours,
Tes mains crevassées étaient des montagnes pour mes yeux, la peine fut belle,
Lui 
J’ai déjà dit à peu près la même chose,
Elle 
Oui, et je le répète,
Lui
Mais liés, nous n’avons jamais dansé,
Elle 
Tu oublies que main dans la main, nous allions couper les lauriers grinçants du violoneux,
Âmes dansantes des villages, tu les vois, dis-moi, tu les entends encore
Lui 
Le chemin vacillant aux confins des horizons, voilà ce que je vois,
La terre tremblante d’août,
Et surtout, j’entends nos terreurs de novembre où la terre ne donnait plus,
Et nos angoisses de mars où la terre ne donnait pas encore,
Elle 
Tu oublies les fêtes et les feux de St Jean,
Oh, vivre toujours dans la lumière,
Nous avons espéré en juin, je donnais aux enfants la promesse de l’aube tous les soirs, mains jointes,
Heureux survivants aux peaux fluides,
Lui 
Danser, tu disais danser, sans doute, peut-être,
Mais tous, toujours tous,
Même nos enfants, les petits survivants, étaient condamnés à la tenure, à la terre,
Aux errements fragiles des cœurs qui s’usaient à trimer,
Elle 
Avoue pourtant que les fins de moissons avaient des airs de paradis,
Que le craquant doré des chaumes augurait nos dents mordant le pain gris qui nous faisait du bien au ventre, aux bras,
Aux ciels que l’on ne craignait plus,
Lui 
Chanter, danser, je n’ai jamais appris, je n’ai pas eu le temps,
Elle 
Tu oublies, chère voix, tu oublies,
Lui 
Nous sommes-nous jamais aimés,
Puisqu’il faut lâcher le mot, aimer, aimer, toi, moi,
Elle 
Pas vraiment, je ne faisais pas de différence entre joindre mes mains pour prier et te serrer dans mes bras pour t’aimer,
Aimer comme ça, à cru, à vif, non, je ne comprends pas,
Lui 
Moi non plus, mais je crois deviner,
Elle 
Deviner quoi, puisque nous étions tous, dis-moi,
Lui 
Presque rien, ces tulles peintes au fond, regarde,
Elles sont l’écho lointain de nos misères,
Elle 
Et de nos conquêtes, bien sûr,
Nous voilà sur ces tulles mouvantes présentés à nouveau, c’est nous,
Lui 
Certes, ce n’est pas loin de nous,
Mais où sont les visages,
Ceux que nous avons porté à l’intérieur de nos imaginations, invisibles comme Dieu,
Elle 
Oh, et si visibles pourtant, le dimanche et la nuit dans nos rêves,
Lui 
C’est cela deviner, voir par avance ce que l’on ne verra pas,
Mes enfants, où êtes-vous,
Et moi, où suis-je,
J’entends encore mes pas sur le chemin d’hiver,
Je revois mon visage aux flaques d’eau glacée où je me cherchais en vain comme sur un miroir,
Elle 
Je fus ton miroir,
Je te disais combien tu étais grand et fort,
Et je te chantais aux enfants avant qu’ils ne s’endorment,
Je les berçais de toi, de Dieu,
Lui 
Mais tu disais « danser », je me souviens des rondes, oui, c’est vrai,
Cercles enchantés que nous inventions à la lumière miroitante des saules,
À l’orée des forêts, où d’habitude nous tremblions, où nous avions tellement peur,
Lorsque nous nous y aventurions seuls et froids,
Elle 
N’oublie pas les danses,
Elles étaient cœur qui veut,
La joie venait toujours après la peine,
Lui 
Je devine ce que disent les tulles peintes,
Visions fragiles des vitraux qui furent nos seuls émerveillements,
Elle 
Nous avons peu vécu,
Lui 
Savons-nous même si nous avons vécu,
Elle 
Viens, délions-nous pour mieux nous rapprocher des autres
(Ils délient leurs liens et reculent vers les danseurs)
Lui 
Venez amis, dansez pour nous,
Et chantez avec vos corps ce que nous avons deviné,
Elle 
Oui, chantez avec vos corps,
Puisque nous n’avons pas su dire les mots,
Lui 
Soyez nouvelle présence de l’ancien, de nous,
Elle 
Vous êtes vivants, vous, aimez-nous, aimez-nous,
Lui 
Aimez-nous, merci, merci,
Elle 
Venez, merci,
Lui 
Tout cela est-il bien réel,
Puisque je fus si bref au monde,
Elle 
Oui, mais quel éblouissement,
Laisse faire la destinée et les danseurs,
Allez, viens,
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Lui 
Merci d’avoir été, venez, danseurs,
Elle 
Adieu,
Lui 
Adieu

Dix aphorismes

Qui ne dit mot qu’on sent ?

Biberon : bouteille à la mère.

Pour prendre son pouls il faut enlever sa montre : la vie n’a qu’un temps.

Les images omniprésentes suscitent une distance qui explique le succès des déodorants.

Terrible pour l’humanité, ce jour où Oppenheimer déclara : « Il serait souhaitable que nous fissions de l’atome ».

Après le passage d’une voiture sur l’asphalte mouillée, le silence qui suit n’est jamais de Mozart.

Le jogging : plagiat du flux tendu des marchandises.

En passant devant les gendarmes, il s’assurait toujours qu’il avait mis sa ceinture. Même à pied.

Les révoltés de la société s’abreuvent de fictions criminelles – romans, films, séries – où les représentants de l’Ordre sont intelligents et courageux.

On vit et bientôt on n’est que dalle.