CRISTAL: une nouvelle d’Alban Nikolai Herbst

Je publie ce jour une nouvelle brève de son dernier recueil : “Selzers Singen” (Selzer chante), Berlin 2010, aux éditions Kulturmaschinen. On aura ainsi une confirmation de tout ce que j’ai traduit et publié à propos de cet auteur d’exception dans la catégorie traduction. Toute réaction à ce récit étonnant est la bienvenue.

Karina prit ma main :

« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous ».
C’était étrange, je venais de faire sa connaissance à l’instant. Enfin, c’est beaucoup dire. Elle était assise au bar avec une amie quand je fis mon entrée – assez soulagé de constater que le Lützowbar était ouvert en ce réveillon de Noël. J’étais plutôt d’humeur morose, on a tendance à fuir ce genre de festivités lorsqu’on est séparés mais que l’amour dure encore. Les rues avaient été soigneusement balayées, il tombait une pluie fine qui n’aurait pas été désagréable si elle n’avait apporté avec elle ce froid humide. Quoi qu’il en soit, tout contribuait à ce que je me soûle. Le soir de Noël, quand on ne veut pas verser dans la sensiblerie ni jouer les rabat-joie, la tache est rude.
Voilà pourquoi j’avais atterri au Lützowbar. Je pouvais être à peu près sûr de n’avoir sous les yeux aucun arbre de Noël ni encore moins d’être confronté à une fête quelconque. Ce serait glacial, on garderait ses distances, mais du fond du bar tout en longueur, sorte de couloir, Mao-Tsé-Toung allait me fixer comme toujours. Il y aurait peut-être, installés ici ou là, quelques hommes d’affaires pitoyables en compagnie de filles que mon ami Gregor et moi avions coutume d’appeler des « sacs à main », Erica la Hongroise par exemple avec laquelle un jour j’avais eu des velléités de rapprochement jusqu’à ce qu’il s’avère qu’elle ne savait même pas qui était Staline. Elle n’avait jamais entendu parler de Karl Marx et l’affiche du fond l’avait amenée à me demander qui ça pouvait bien être. J’en avais tiré la conclusion qu’avec elle je n’arriverais à rien et que ce serait pire encore si je devais payer.
Je fis donc mon entrée et c’était à peu près comme je l’avais espéré. Sauf que je ne connaissais pas le personnel ; peut-être avait-on embauché des intérimaires pour la soirée. C’était inhabituel, car les tenanciers étaient très regardants sur le style de la maison, ils exigeaient de leurs employés une bienséance de bon aloi. De fait, les deux serveurs faisaient une curieuse impression. L’un était un nain – je sais que l’expression n’est pas convenable ; l’autre semblait s’être déguisé, il était d’une pâleur extrême, très maigre, comme s’il avait déjà un pied dans la tombe. Il s’était fait implanter des dents de vampires, ce que j’avais déjà vu dans des fandoms, et ne m’effrayait donc pas outre mesure. D’autant, il faut le reconnaître, qu’elles lui allaient bien. Dans la partie reculée du bar, à moitié penchés sous la photo de Mao, étaient installés trois clients, sans doute des représentants, au bar il n’y avait que deux filles : de belles femmes, presque transparentes. Au cou de l’une d’elles on remarquait d’emblée la chaînette, à laquelle était suspendu entre ses seins un cristal étincelant. Ce soir-là, quelque chose clochait dans l’éclairage. Tous dirigèrent leurs regards vers moi, m’observant tandis que j’accrochais mon pardessus au porte-manteau et lorsque je longeai les quinze mètres du bar pour vérifier si peut-être vers le fond il n’y avait pas là quand même quelqu’un que je connaissais. Mais non, personne d’autre que les trois hommes. Ils me saluèrent, comme si on s’était vus souvent. Il n’en était rien, mais je répondis à leur salut avec le plus grand naturel. Puis je pris place sur un tabouret vers le milieu du bar, sortis de ma veste un carnet, un stylo, mon portable et, bien enveloppé, le cigare de Noël que je m’étais réservé pour l’occasion. Je commandai alors au vampire un Talisker et tout en fumant je me pris à rêvasser. J’écrivis quelques notes diverses. Mais au fond je ne pouvais échapper à mon chagrin. Parfois je jetais des regards furtifs aux jeunes femmes mais je ne serais à aucun prix entré en conversation avec elles si le nain, arborant un sourire des plus joyeux, ne m’avait apporté une boisson entièrement nouvelle.
« C’est de la part des deux femmes », dit-il.
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Goûtez ».
Maintenant je ne pouvais plus me dérober et je les remerciai de loin. Les femmes sourirent, puis la plus brune des deux descendit de son tabouret et s’avança lentement vers moi. On avait l’impression que ses escarpins ne touchaient pas le sol.
« Allez, goûtez donc », dit-elle.
J’obtempérai. La boisson avait un goût – je ne vois pas comment le dire autrement – de velours aromatisé de bois. Elle s’assit à côté de moi.
« Mon nom est Karina, dit-elle, et je suis ici pour vous ».
« Pour moi ? Je ne comprends pas. »
« Buvez. Et reprenez vos affaires »
« Comment ça ? »
« Vous n’allez pas les laisser ici, j’imagine. »
Elle avait un je ne sais quoi aux oreilles qui m’incita à reprendre une gorgée, ses lobes semblaient de fine porcelaine.
« Et si je m’en vais ? »  demandai-je.
Elle éclata de rire, la voix aussi était grave.
« Vous voyez là-bas, dit-elle en montrant les trois représentants qui se levaient. Vous pouvez être sûr qu’ils ne se feront pas prier. »
« Que voulez-vous de moi ? »
« Mais n’ayez donc pas peur, la peur c’est humiliant. Je peux goûter, moi aussi ? »
Je lui tendis la boisson, elle but et me rendit le verre.
« Allez, maintenant, à votre tour ».
Elle me regarda pendant un long moment. Je suis certain que dans son regard des heures s’écoulèrent. Personne d’autre n’entra, mais parmi les clients, l’un d’eux vivait la même chose que moi avec l’autre femme. Je me contentai de les observer du coin de l’œil. Pendant un moment, on eût dit que le client miroitait à travers son corps.
Ce fut alors que Karina prit ma main.
« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous. »
« Oui, mais où donc ? », demandai-je.
Elle portait un corsage qu’elle pouvait ouvrir des deux côtés. Ce qu’elle fit, si bien qu’il glissa par terre. Dessous elle portait un bustier.
« Il va falloir vous accrocher à mes ailes, dit-elle. Quoi qu’il arrive, vous ne lâcherez que quand je vous le dirai. Sinon vous allez vous écraser quelque part et une chute pareille peut être mortelle. »
Ce fut alors qu’elle déploya ses ailes, presque transparentes, en un large mouvement de ses plumes blanches, je m’accrochai fermement à ses épaules. Deux des trois représentants étaient déjà près de la porte à deux battants et la tenaient ouverte. Un petit virage, Karina amusée se mit à rire, et nous partîmes en surfant dans la nuit. Ce fut alors que j’en fis ma femme. Et je ne l’entends pas de manière symbolique.
Quant à savoir comment le lendemain matin, jour de Noël, je me réveillai dans mon canapé, je n’en sais rien. Mais il en fut ainsi. Ni sur la tablette à mes côtés, ni ailleurs, je ne vis des verres sales ou des bouteilles vides. Il était absolument certain que je n’avais rien bu. Et sur la tablette reposait le cristal. Avec la chaînette ; oubliés.

Déchirement

Tout a commencé par un énorme déchirement de papier, comme si tous mes textes – soudain imprimés – explosaient en même temps, débarrassant la terre de mes rêveries et pour lesquelles, par je ne sais quel miracle, on avait trouvé un éditeur (c’est-à-dire abattu quelques arbres), alors qu’ils vibrent là virtuels et cependant doux sur l’écran qui nous sépare du monde pour la plus grande gloire de la vie de l’esprit ! Critch ! Le déchirement n’a duré que quelques secondes mais il m’a fallu une bonne dizaine de minutes pour que mon palpitant là à gauche consente à s’apaiser, lui qui a traversé presque sans maugréer soixante-deux printemps parfois fort agités ; j’entendais bien qu’il protestait. Lorsque l’apaisement s’est fait, mon vieil esprit de mystique défroqué m’a murmuré : c’est l’axe de la terre, tu sais bien le 21 juin, ça rebascule dans l’autre sens et forcément ça se déchire de partout. J’ai secoué mon chef plus sel que poivre, me reprochant de n’avoir décidément rien appris, juste le silence, juste un peu de rien du tout, l’âme au blanc, non même pas l’âme, le blanc seulement…. Et voilà que maintenant le moindre bruit – le craquement de l’axe de la terre est le plus infime bruit qui se puisse concevoir, la plupart des vivants étant exclus de ses murmures cendrés – le moindre bruit donc faisait dans mon silence un écho de tonnerre. Je me levai pour accueillir à la croisée, comme je le fais souvent à l’aube, les prémisses de la candeur désormais estivale : c’était vert gris, au bas des stratus lointains un rose coulait, jouant la petite espérance dont tout être a besoin pour arpenter le clignement du jour, tasse en main, café brûlant noir pour la lumière neuve. J’aperçois par le fond un visage usé qui tremblote sur le liquide, c’est le mien ; j’essaie de n’y pas songer, j’aspire du bout des lèvres le café qui ne ment pas – sans sucre, son amertume me préserve des déconvenues du jour – et j’entends une voix fraîche issue de derrière les rideaux qui me souffle en riant : « Tu as eu peur hein ? » Je lui parle de mon vieux cœur, de mes textes explosés, le ton est plaintif, j’ai perdu ma voix grave dans le feu de la nuit la plus courte. Je le prie de ne pas trop se moquer et retrouvant soudain, en déliant la voix, les accents graves qui me soudent à la terre, je lui dis simplement :
« Gardien du silence depuis que les enfants sont partis – même mon ami Herbst semble avoir rejoint son Berlin oriental, mais qui sait? – envolés vers leurs vacances ou leurs vacations laborieuses, tout froissement m’est vacarme.
– Je n’ai fait qu’effleurer les rideaux, dit l’ange, excuse-moi, je pensais te faire une agréable surprise.
– C’est le cas, c’est le cas ! Bats des ailes pour me rafraîchir et donne-moi du beau l’essence nécessaire. Merci. »
Il déploie ses ailes et se penche, souffle sucré, sur mon texte du jour. Silence.

Rencontre entre un auteur et son traducteur

C’est un athlète souriant qui est venu me rejoindre à la sortie du métro. Poignée de main chaleureuse : retrouvailles, nous nous étions vus à Berlin l’an dernier. Nous avons remonté la Rue Caulaincourt jusqu’au petit logement qu’il occupe pour quelques jours avec une amie des plus charmantes. Nous avons bu du frais Crémant et j’ai été généreusement invité au restaurant ; l’après-midi a été animée de conversations les plus diverses sur l’écriture et les auteurs des deux langues qui nous font cortège depuis toujours. Alban Nikolai Herbst passe dans son pays pour un auteur controversé : on le trouve soit illisible, soit plus rarement pour un de nos grands contemporains. De son œuvre (voir bibliographie) j’ai traduit un roman, plusieurs nouvelles et une trentaine de poèmes. Redouté, parfois interdit de publication (Meere), ses merveilles sont en tous points semblables à sa personne subtile, profonde et ouverte au monde contemporain dont le chaos nous hante. Il éclaire nos présences ici et maintenant dans des fictions impeccables où, si on le lit de près, notre existence prend un relief étonnant. Le traducteur que je suis attendait des éclaircissements sur bien des points délicats de son dernier recueil de nouvelles (Selzers Singen) et j’ai été constamment conforté dans mes intuitions avec un luxe de détails très utiles.

Je n’oublierai jamais cet après-midi où nous avons presque toujours souri dans une écoute réciproque, douce, familière et revigorante. Car Alban Nikolai Herbst ressemble à l’impression de force qui se dégage de sa prose : la voix est bien timbrée, puissante, la langue allemande parlée correspond exactement, dans sa profondeur fine et légère, à la musique qui lui vient naturellement lorsqu’il écrit. Il faut lire si on le peut par exemple la description follement imaginative qu’il fait de ces jours-ci sur son séjour à Paris. Alors qu’un observateur extérieur pourrait croire qu’il mène une vie tranquille, son esprit distille dans ses textes une cascade d’événements stupéfiants de fantaisie heureuse. Il mêle avec raffinement des éléments vrais avec des aventures débridées qui forcent l’admiration, ce qu’il nomme lui-même : « umerfinden » inventer en modifiant. Son blog est ainsi un lieu irremplaçable où l’on s’égare avec volupté dans les considérations les plus variées.

Le jour gris et pluvieux de ce juin frissonnant devient dans sa voix, sous sa plume, derrière son regard à l’affût des moindres accents, une sorte de fête magique où les mots dansent et rêvent loin puis retombent dans un silence pacifié. Être alors à ses côtés devient une forme de récompense : toutes ces heures passées à le traduire dans la quiétude laborieuse de mon impasse se font soudain réelles, bouquets d’inventions qui m’avaient enchanté et que je vois confirmées par ses gestes éloquents et ses approbations chargées d’évidences limpides. Ce que j’avais parfois traduit du bout du crayon, hésitant, texte nimbé d’une légère brume, est déchiré comme on le fait d’un rideau ; sous la force de ses propos la brume se lève et je songe que j’avais raison et son sourire m’approuve.

Il flotte entre un auteur et son traducteur une lumineuse correspondance : il sait que je suis sans doute son meilleur lecteur – et par boutade je lui confie que je l’ai entendu parfois bien mieux que lui-même, voulant souligner le fait que son écriture propre lui est trop naturelle pour lui être aussi proche qu’à moi-même. Je n’y crois pas tout à fait mais qu’importe, je sais qu’il sait ce que je veux dire.

Reste quelque part dans ce ciel gris de juin une musique commune, un pas, un rythme qui nous tient ensemble. Nos dissemblances de tempérament nous servent, elles nous obligent à forcer doucement la porte du sens, à remonter sans brusqueries nos propres musiques afin qu’elles se retrouvent, comme si la Seine et le Rhin se mêlaient de loin dans les eaux salées à la fois semblables et dissemblables, entre Manche et Mer du Nord.

« Toi c’est toi et moi c’est moi » devient une formule usée au regard de cet échange de langues rendu possible par cette improbable complicité qu’on appelle la traduction.

Bach et l’île déserte

Ce que j’emporterais sur l’île déserte est une question que je ne me pose jamais. Je suis dans l’île déserte : mon corps est posé là, assis, debout, il marche, il court, mais alentour il n’est rien qui vienne me rejoindre et les Vendredis que je croise sont des sauvages souvent aimables certes, cependant ma peau demeure entourée de l’air du temps, se consolant de l’aimantation vaine par des rêves de mers rabattues et de chants d’exception que je laisse filtrer à l’intérieur de mon île. Il faut dire qu’il y a de la place : l’enfance fut un désert ce qui par chance redouble les espaces où le charme peut s’ébattre autant qu’il veut. Ainsi en va-t-il à peu près de chacun de nous.
Il est des solitudes solaires qui laissent autour d’elles vibrer des rayons plus purs, comme les éclats réverbérés sur la Méditerranée où je vois naître les temples et les dieux. Non, même là, je sais que la page est tournée, le sang d’Agamemnon est sec, envolé, les éclairs de Zeus ne font plus peur qu’aux touristes et si mon île s’y ressource parfois, c’est à cause du baume bruissant des rocs fendus, eau limpide qui chante des épopées lointaines pour mes soirées fragiles.
Me vient en secours un ruisseau dont je dirai l’excellence car les humeurs s’y rassemblent, c’est dans l’île l’eau potable, et même si j’ai pu parfois évoquer d’autres précieux ruisselets ou des vents d’extrême force, il va de soi que ce ruisseau (Bach) et son Clavier bien Tempéré offrent à ma terre assoiffée un ensemble de sources innombrables où les humeurs se retrouvent sagement décrites, méditatives. C’est un murmure intérieur conçu à l’origine pour l’éducation des doigts et les vrais éducateurs seuls peuvent comprendre la beauté d’une œuvre élaborée dans un tel but. C’est un chant pour les mains et les tympans qui trace à jamais les humeurs de toutes les tonalités possibles comme si un peintre rassemblait la suite des nuances en une seule œuvre. Mon île déserte déborde de ce ruisseau sonore, elle s’y retrouve en harmonie car ces vingt quatre pièces sont autant de méditations sages, folles, songeuses, enjouées ; elles ne parlent pas à la foule, ne déplacent pas les montagnes, mais se posent au présent, un présent tellement vif, si vécu, si touchant aux mains et aux corps lestés d’esprit qu’on croirait que l’encre qui les traça n’a jamais su sécher. Son austérité apparente la préserve comme un ombrage généreux de tout tapage intempestif, si bien que mon île déserte en résonne dans son intégralité depuis la première audition.
Conscient que l’île déserte est insatiable, Bach a eu la bonne idée d’écrire un second volume des mêmes exercices et, enclos dans l’île, je me réjouis d’avoir tant à écouter.

Domenech

C’est un défenseur de métier. Il n’a jamais vu le foot autrement. Il est de la défense, de la rétention, du stade anal, de l’obsession de ne pas se faire avoir (prendre un but). Il est coincé. Lorsqu’il parle, c’est du bout des lèvres, il ironise mal et de biais, comme s’il avait la terreur d’être pris pour un imbécile. Il est constipé. Il est typiquement obsessionnel. Il lui manque la dimension hystérique qui lui ferait prendre des risques. Il a horreur des risques. Il s’est fourvoyé dans le foot, il aurait dû être ministre du budget, compter les sous. Il ne sait rien faire que par calcul. Il ne sait pas bouger, il est triste, il ne sourit que faussement, comme un chinois perdu dans notre Landerneau. Il a été contraint de prendre Diaby, sans doute le joueur le plus fou, le plus fort, le plus malin; mais RD justement ne l’aime pas car il est imprévisible et rien n’est plus agaçant pour un psychorigide que quelqu’un qui invente. RD croit que le foot est calcul, construction préalable; il ne voit pas que c’est mouvement, glissade de niveaux, liberté, liberté, liberté. Il en pince pour Govou – totalement inefficace – parce que Govou est brouillon, parce qu’il n’a aucune invention, aucun esprit de finesse, c’est-à-dire que Govou lui ressemble.

Pour marquer des buts il faut de l’imprévisible, de la fantaisie, de l’improvisation, du neuf, du toujours renouvelé, de l’esprit d’à propos, de la liberté de bouger, de la vision sur l’instant… toutes qualités que RD déteste car il n’aime pas la VIE. RD c’est “la mort, la mort, la mort, toujours recommencée”, il a une terreur folle du TEMPS, et de la LIBERTÉ. Il transforme le foot en arrêt sur image.  RD pense: “Je hais le mouvement qui déplace les lignes” (Baudelaire). Le mouvement, c’est-à-dire la vie, le délire, l’invention, la beauté du présent tel qu’il se présente, la fluidité du temps qui s’écoule, la souplesse de l’inventivité constante.

Que dire de quelqu’un qui conçoit le foot comme un jeu statique? C’est un fou. Il en est resté au baby foot. C’est un enfant qui n’ose pas le dire.

Ce n’est pas un hasard si la fédération a choisi un type pareil. Ils étaient horrifiés par la coupe du monde remportée en 98 ( c’était un hasard ; Aimé Jacquet était, hélas pour eux, un faux imbécile très intelligent). Tétanisés qu’ils ont été ; ils ont eu beaucoup de mal à s’en remettre. Ils ont donc pris le plus stupide exprès. La France n’aime pas la gagne. Poulidor plutôt qu’ Anquetil. La gagne ce n’est pas égalitaire. Quelqu’un qui gagne (de l’argent, de la gloire) ce n’est pas égalitaire. Or, les Français sont obsédés par l’égalité (voir Tocqueville, Chateaubriand), ils détestent au fond les grandes vedettes richissimes (ils s’en moquent constamment, les jalousent), car elles leur disent: vous ne serez jamais comme moi. Quoi de plus scandaleux dans un pays d’égalité que de constater que l’on puisse gagner un jour, parce qu’on est différent? C’est impossible. Ce pays n’est pas fait pour ça.

RD est donc parfaitement à sa place.

Piano et pluie

L’avance du temps ; elles hésitent à tomber, s’attardent sur les feuilles crues des troènes en boutons, autant de notes d’une sarabande, toccata ralentie qui s’étale à travers la matinée sans vent où les pépiements protestent à sec vers le ciel pour contredire la pluie un peu tiède. Entre chant et chute – éclat mat des gouttes contre le suraigu des becs avides de joie – se tricote un réseau de sons, si bien qu’une partition se dessine sur la grille des fils électriques, deux niveaux, une basse mouillée très terrestre et des pointes au-dessus de l’autre portée, notes supplémentaires bigarrées, chargées d’appogiatures, de trilles incessants qui se moquent bien du rythme gras de la pluie lente où tout retombe.
L’agreste mime des joies cavalant à travers les airs ne consent que rarement à cesser son ramage, mais en ces pauses éclatées, des vagues de terre mouillée renaudent contre l’optimisme éberlué des mésanges charbonnières, la terre tourne semblent dire les monticules frais bâtis à la hâte par les taupes dérangeantes.
Au loin, un vieux piano brisé s’est installé dans ma mémoire ; entêté, il ramasse ces débris du présent, gouttes perlées et trilles roulés, et tapote du bout des doigts une sonate facile, ut majeur, car que faire d’autre lorsque le temps se vide ainsi de ses horizons, que des nuées se tassent à deux pas? Les promenades une fois barrées, restent deux mains qui lancent dans le vide la mécanique amusée de Mozart, et l’on va variant autour de la tonalité, détachés souriants à droite et lourds sauts arpégés à ma gauche ; on entend les éclats de rire du gamin malicieux qui couvent des stupeurs lorsque des dièses ou des bémols viennent troubler ce qu’on croit être une avance digestive et seulement plaisante.
Puis revient le silence et il est temps d’écrire.

Lenep

En ce jour un peu particulier, je reçois des encouragements à continuer.

Je me permets cependant de joindre ce même jour un grand merci à Lenep qui a permis la fondation de cet instrument particulier et qui a eu la patience de glisser ici ou là une musique ou un document PDF qui offre la possibilité à cet site d’avoir un peu plus de corps. Je voudrais le saluer et manifester envers ses étonnantes compétences tout le respect qu’elles méritent. L’aventure continue, mais il faut savoir que sans Lenep rien n’eût été possible. Grand merci à lui.

Un anniversaire

Dieu soit loué je ne suis pas superstitieux, mais il faut bien fêter les un an – les un an sont une formulation très absurde – de ce site où j’ai déposé à ce jour trois cents textes tout juste.  Et puisque je suis dans les chiffres, dates et autres calculs, je tiens à remercier les près de 16000 clics qui vinrent me rejoindre dans mes ombreuses rêveries durant toute cette année. 15951 pour être précis. Ce que ces clics veulent dire, c’est que ma foi il semble intéressant à bien des lecteurs de consulter mes proses et tentatives poético-artisanales, sans oublier le théâtre et ses marionnettes articulées comme la langue. Je signale aux esprits chagrins que j’ai bien l’intention de continuer à envahir l’espace virtuel.

Je tiens à remercier vivement tous ceux qui sont venus me rejoindre dans mes fabrications contournées aussi bien que dans mes affirmations candides et autres réflexions bizarres. Vous m’avez été très précieux. En espérant procurer toujours le même agrément, j’adresse à mes dicrets lecteurs l’espérance d’une existence remplie par la vie de l’esprit.

Chanter juin

Parmi les poèmes de Hölderlin dits de la folie (à partir de 1806), un quatrain est demeuré célèbre :
« L’agréable de ce monde je l’ai goûté tout entier,
Les heures de la jeunesse ont fui depuis longtemps, si longtemps,
Avril et mai et juillet sont très loin,
Je ne suis plus rien, je n’aime plus cette vie. »
On remarque aussitôt que « juin » n’est pas cité et des commentateurs avisés de suggérer que ce contournement du mois de juin est dû à la disparition de Suzette Gontard, morte en ce mois maudit pour le poète (Suzette Gontard a été la grande passion du poète : il fut le précepteur de ses enfants). Il se pourrait aussi que plus trivialement le poète ait voulu éviter la répétition de sons proches dans le troisième vers :
« April und Mai und Julius sind ferne »; glisser „Juni“ avant „Julius“ eût été assez fâcheux…
 Peu importe ici la vraie raison de cet évitement du beau mois de juin, le plus rayonnant bien sûr, lui dont la première lumière totale domine l’année et auquel, on vient de le voir, juillet fait pourtant une ombre indiscutable… Chanter juin est ainsi une nécessité.

sur sa crête de lumière
l’ange explose de tendresse
la main tendue puis serrée
peu de paroles des frôlements
murmures cependant
le sacré des ailes accompagne
mon pas toujours en juin
(je suis des nuits d’hiver)
ta bouche tiède emplit le mois
de fruits qui de leur incarnat
rehaussent le bleu des seigles

et de tes frêles coquelicots
tu montres au blé le mûr
l’espoir de la teinte fluide
que les éoliennes salueront
ange mon amour de juin
puis de juillet et des moissons
donne toute ta parole
chante-nous des plaisirs
dans l’attente de tes pas
aube de peau adorable
où rosit le lendemain fou

Chorale de nuit

Au plus profond de mon sommeil, cher ange, j’entends ton battement d’ailes dans la nuit et je vois l’encre violette des espaces ponctués où rien d’autre ne se meut que le lent glissement des astres autour de Polaris; pourtant un autre rêve s’agrège autour de formes que les étoiles suggèrent; ce ne sont pas les constellations du planisphère mais un arrangement différent que le souffle de tes ailes conduit pour dessiner des visages possibles: de simples vivants croisés au hasard dans la foule, des êtres chers que je n’ai pas vus depuis longtemps ou qui sont morts sans que j’aie pu leur adresser un dernier signe – une simple pression de main eût peut-être suffi – enfin des boucles de cheveux, des voix que je reconnais comme celles de mes enfants auxquelles se mêlent les appels pressants de mes petits-enfants, et ces visages et ces voix je le sens demandent qu’un chef de chœur se place loin d’eux mais pas trop pour prendre la tête de l’ensemble afin de les faire chanter contre la nuit qui donne le rythme; coulent alors des ruisseaux de notes chantées en langues inconnues, des dynamismes fugués en majeur s’élancent en vagues plus violentes à mesure que le chant avance, des arbres agitent derrière eux leurs cimes sous le vent de nord-est, celui qui promet belle traversée aux enfants d’aujourd’hui, et richesses de rencontres ; un doute me prend à cause de la tendresse que mon dos recueille à foison et je m’interroge : serait-ce, jolie absurdité, le soleil qui brille dans la nuit ?.. et tout en dirigeant la chorale puissante qui me suit et tomberait – je le sais – dans le vide des espaces si je cessais de battre la mesure, je me retourne, jette un long regard vers toi, cher ange, si beau, image d’un monde jadis vivable où tendresse et harmonie auraient régné, mais tu fais alors d’un coup tout disparaître, toi-même t’estompe dans un dernier souffle tiède et c’est ainsi que je m’éveille avec à l’esprit l’impérieux besoin d’écrire pour tenter de retrouver le chant choral de ces présences qui furent, sont et seront.

Ce temps que nous vivons

Ce temps que nous vivons est celui de la submersion, comme si des vagues successives déferlaient sur notre esquif, ce maigre espace de temps et de lieu qui nous est alloué depuis notre naissance. La technique a envahi en peu de décennies tous nos actes quotidiens sans que nous y ayons été préparés par l’école ou l’éducation. Il y a quatre décennies seulement, il fallait attendre deux ans pour avoir le téléphone, nous avions pour tout lien les lettres que nous écrivions en tirant la langue, penchés sur une feuille de papier que nous remplissions lentement de considérations étroites, limitées à la centralisation parisienne. Mon premier salaire à dix neuf ans s’élevait à 250 Euros par mois ; certes le lait, le vin et le tabac – ce dernier très banalement consommé sans arrières pensées ni culpabilité – coûtaient une bagatelle, mais nous avions aussi de modestes besoins qui n’empêchaient pas une vie normale.

Il y avait jadis dans l’air une évidence du pouvoir, de la morale de deux sous, et les villages le dimanche se retrouvaient à l’église pour deviser sous le porche sur l’abondance des moissons, les mariages en devenir et les morts advenus. L’immense traumatisme de la guerre civile européenne résonnait encore dans nos jeunes cervelles et les petites villes s’arrangeaient tant bien que mal avec leurs morts et les premiers balbutiements d’un rythme syncopé drôlement, venu tout droit des Amériques. Nous n’avions pas autre chose en tête que la libération des mœurs et le rêve candide d’une gauche progressiste cantonnée dans les frontières de notre pays. L’Europe semblait une affaire de gouvernants lointains, rien qui pût nous aider à vivre mieux, même si flottait à l’horizon un songe de paix universelle qui ne concernait d’ailleurs pas l’univers, mais notre camp occidental.

Tout a changé. Je ne parle pas seulement de l’irruption de l’informatique et de la multiplication des moyens de communication. Désormais, le dimanche à onze heures, il n’y a plus que quelques fidèles dans la nef, les moissons s’évaluent en subventions et les usines surpeuplées sont animées par des machines qui remplacent avantageusement les corps adultes qui étaient exposés au tonnerre des fabrications anarchiques. Les femmes ont enfin éprouvé pour la première fois dans l’histoire de l’humanité le souffle inédit d’un épanouissement possible (pilule et avortement). Il est vrai que l’homo economicus est devenu l’autre nom des humains : consommateurs, engourdis par la musique incontrôlable des systèmes électroniques, nous voici émiettés, rivés à la seconde, nous avons changé de temps et nos nerfs, mis à rude épreuve en deux générations par cette métamorphose du quotidien, craquent naturellement au cœur de ce monde renversé (le mot « stress » par exemple n’existait pas dans notre langue il y a quarante ans).

Ce n’était pas mieux avant. Nos villes et villages sont devenus charmants à visiter, nous avons chaud partout – j’avais seize ans quand j’ai connu le chauffage central – j’ai la chance de me laver tous les jours, je mange des produits du monde entier, les voitures sont fiables, je n’ai plus d’escarbilles ni de mains noires quand je prends le train, mes vêtements sont souples, mes chaussures ne me blessent plus les pieds, jamais plus je n’ai d’engelures aux mains et si je suis malade, me voilà guéri en quelques jours, la souffrance physique étant enfin ressentie comme insupportable. La longue, immense douleur de vivre est elle-même soignée à peu près efficacement.

Nous allons à bride abattue vers un univers qui s’échauffe : ce n’est pas seulement le climat, ce sont aussi les habitants qui se multiplient par milliards, donnant une sensation de chaleur, étrange grouillement d’adultes-enfants qui s’appliquent à nous imiter avec nos avenues propres et nos supermarchés regorgeant de marchandises (c’est évidemment cette aspiration qui provoque les soubresauts dont nos media débordent).

Il serait absurde de protester, de râler, de pester contre ce monde neuf – c’est le nôtre et il n’en est pas d’autre – dont l’irruption est comparable à une révolution de l’humanité toute entière. Nous laissons derrière nous bien des absurdités : guerres, castes, religions. Nous n’avons pas de futur prévisible, mais y’en eut-il jamais ?

Une série de contradictions s’ouvre à nous. J’en citerai une seule : au-delà des écrits du passé que l’on trouve à profusion, on n’a jamais eu autant de livres nouveaux à notre disposition, ouvrages parfois subtils et dont les contenus peuvent nous enrichir quotidiennement. Quantité d’esprits cultivés analysent avec finesse notre situation nouvelle et quantité d’autres inventent fictions et poèmes parfois de haute qualité, car plus il y a d’êtres humains qui écrivent, plus grande est la chance d’inventer des merveilles de chants. Et la question soudain surgit brûlante : le livre est-il condamné à disparaître ?

S’essayer à y répondre est s’exposer au ridicule du prophète au désert. Soit, essayons tout de même : le livre survivra. À l’époque de Montaigne, combien lisaient Montaigne ? Et jusqu’aux années 1950 combien ont lu Montaigne ? Sans doute une infime minorité de la population. Or, « les Essais » ont depuis connu des tirages fabuleux… effet de masse, certes, mais en quoi est-ce un mal ?

Quant au livre, sur près de sept milliards d’habitants il se trouvera toujours quelques bons cerveaux pour garder dans un recoin de leur pensées l’idée d’un recours à la lecture d’ouvrages essentiels à la vie de l’esprit.