Violences conjugales (MONOLOGUE)

Une vieille femme se rappelle sa vie de femme battue; elle est interrogée par une journaliste du mensuel “Femmes”. On n’entend pas les questions.

Oh vous savez, moi, ma bonne dame, je n’ai pas grand-chose à dire. C’est quoi le nom de votre canard ?

Ah oui, c’est ça, « Femmes », ça s’appelle « Femmes », oui, un mensuel, ça paraît tous les mois quoi…

Ah c’est pour un numéro spécial, sur quoi, vous dites ?

Sur les violences conjugales ?! Tu parles d’un sujet à la graisse de chevaux de bois… les violences conjugales, je t’en ficherais, moi, vous ne pouvez pas choisir un titre plus… comment dire… comment dire ? un titre plus vrai, « violences conjugales », mais c’est n’importe quoi, on n’entend pas les gifles, les cris, les gémissements.. c’est un cache – misère votre truc !

Comment ? Un autre titre ?!! Mais je n’en sais rien moi, je ne sais pas ma bonne dame, faudrait dire un truc du genre : les femmes battues, cognées, humiliées, traînées dans la boue… oh, je ne sais pas… et puis ce n’est pas à moi de faire votre boulot, dites-donc ! Non, non, débrouillez-vous !

Oui, oui, c’est ça, j’ai toujours habité dans cette maison isolée ; c’était Jacques qui en avait hérité.

Oui, Jacques c’était mon bonhomme, pas mon mari, s’il vous plaît, pas mon mari. Un mari c’est attentif. Un bonhomme, c’est différent, ça rentre, ça sort, ça cogne… enfin, un mari c’est tout le contraire de mon Jacquot de la mort; non, c’est du solide un mari, ça parle doux… Lui mon Jacquot c’était dans le genre brute épaisse, si vous voyez ce que je veux dire.

On était isolés, oui, oui, isolés, je vous dis. Pas la maison seulement, la bonne femme aussi, moi, oui, moi, avec les enfants, nous, isolés, c’est clair ? … faut tout vous expliquer à vous… dites-donc, vous avez fait des études ?

Ah ben, heureusement, qu’est-ce que ça serait !

Les coups ? Ah oui, alors ! Il cognait sur tout ce qui bouge… et dans une maison, qui est-ce qui bouge ? Je vous le demande, ben oui, la bonne femme, moi, oui, moi, et les enfants aussi.

Comment ? Pourquoi je ne suis pas partie avec les enfants? Ben, je n’ai pas le permis de conduire figurez-vous et à supposer que j’aie eu le permis, y aurait encore fallu que j’aie une voiture.

Oui, je sais, je sais, oui, oui, j’aurais pu partir à pied, ça c’est vrai. Pour une fois que vous faites une remarque intelligente. Attendez, laissez-moi réfléchir, reprenons : pourquoi je ne suis pas partie… oui, à pied, oui, avec les enfants, attendez, je vais vous répondre.

Mais attendez, bon sang !! Oh les journalistes, toujours pressés…C’est une manie, chez vous !

Là, voilà, tranquille, une minute, on se pose…

Oui, oui, je sais ce que je dois dire, mais c’est dur à venir, attendez.

Eh bien, je ne suis pas partie parce que j’espérais. Avec mes huit enfants, j’espérais…

J’espérais quoi ? Ah, ça c’est dur à dire, bon sang, vous en avez de ces questions… j’espérais quoi ?

Attendez. J’espérais figurez-vous, j’espérais qu’il se corrigerait, j’espérais pouvoir le calmer, le Jacquot de la mort. Vous savez ce que c’est une maison avec huit enfants, avec des tables, des chaises, des lits, du chauffage, une cuisine, des assiettes et de quoi manger. On ne peut pas quitter ça comme ça, on a toujours l’espoir d’améliorer le butor, d’apprivoiser la bête. On l’aime quoi, on l’aime quand même… malgré tout.

Et pourquoi on espère ça ? Eh bien pour que ça continue, pour que ça reste comme c’est. Je me croyais assez maligne pour le ramener à la raison, le garder à la maison, l’améliorer, le rendre meilleur, le ramener, le ramener tout court, voilà pourquoi je suis restée avec mes huit, voilà, voilà… malgré les coups, avec mes huit… pour que ça reste comme c’est…

Non, non, ne me remerciez pas, de rien… oui, ah vous avez encore une question ? Allez-y, oui, oui, oh tant qu’on y est… vous savez, je n’attends plus rien, vous savez, j’ai tout mon temps, oui, allez-y…

Qu’est-ce qu’il est devenu ? Lui ? Le Jacquot de la mort ? Un arbre, ma bonne dame, un arbre, il est venu l’embrasser en plein dans le capot. Dérapage, verglas… Oui, c’était pas beau à voir !

De la peine ? J’ai éprouvé de la peine ? Non, mais vous rigolez ma bonne dame, vous rigolez…

Et après ? Après quoi ? Ah oui, après sa mort, oh ben, après, les aînés sont allés au boulot, et ils ont partagé leur paye avec nous, c’était drôlement agréable. Je faisais des confitures à la framboise, pas de la gelée hein, non, non, de la confiture de framboise, c’est bien meilleur, ça croque sous la dent, et puis j’avais mes patates, mes poules, tout ça… ah tiens, il me revient un truc, ça ne vous intéresse peut-être pas pour votre canard, euh pardon, pour votre mensuel…

Je vous le dis comme ça, hein, vous le mettrez ou pas dans votre canard, je m’en fiche. Oui, oui, un truc marrant, enfin, pas marrant, mais curieux. Voilà, on avait un coq, un gros hein, il chantait bien, il faisait bien son travail de coq avec les poules, ça on ne peut pas dire, un vrai gros coq… on l’avait baptisé Jacquot, je ne sais pas pourquoi, oui, oui, Jacquot… Et puis, un jour un de mes fils arrive, tranquille, il sort de sa voiture, et voilà notre Jacquot qui se jette à sa figure, dis-donc, il essaie de lui becqueter les yeux en lui sautant à la tête, on aurait dit qu’il le guettait. Vers le soir, dès que le coq est rentré dans l’appentis avec ses poules, moi, je l’ai attrapé et je lui ai tordu le cou dans le soleil couchant, les rayons ont rosi un instant ses plumes, près de la mare… c’était brutal, du travail bien fait. Je l’ai préparé le soir même, j’en ai fait un coq en pâte et il a fallu une semaine pour le manger. Qu’est-ce qu’on s’est régalés ! C’était bon !

Oui, je me demande pourquoi je vous raconte ça…

Ça me fait du bien de vous parler de ça, mais quand ça paraîtra dans votre canard, ne citez pas mon nom, hein, je ne veux pas.

Ben, parce qu’il n’y a aucune gloire à être une femme battue, tiens. Aucune. Non, aucune. Et puis, c’est du passé. Assez de ressasser le passé.

Merci, oui, oui, allez-vous en. C’est mieux !

Non, ça n’est pas la peine, non, non, je ne le lirai pas.

Non, je vous dis, ne me l’envoyez pas. Gardez votre canard, je ne lis jamais les journaux.

Ce que je fais ? Je rêve, ma bonne dame, je goûte chaque instant, je n’ai pas le temps de faire autre chose. C’est ma vie, je rêve. Il paraît qu’il y a des gens qui ne rêvent jamais, moi, je les plains, moi, je rêve jour et nuit. Je rêve, oui, oui, je rêve… faut bien rattraper, hein, faut bien, oui, oui, faut bien…

(Extrait d’une pièce que j’ai écrite il y a dix ans et qui a connu plus de cinquante représentations en Thiérache essentiellement: “Des illusions, Désillusions”. Ce texte m’a été pour partie inspiré par un témoignage authentique …)

Devant le miroir

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà. Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

(Ce monologue a été consulté plus d’une dizaine de milliers de fois depuis que je l’ai publié sur ce blog, il y a dix ans. Cette pure tragédie est libre de droit. Les commentaires montrent qu’il a été joué un peu partout dans le monde francophone. )

monologue d’une infirmière pendant le confinement

Le hasard fait en cette saison bien mal les choses; c’est Lui que je dois soigner, dorloter, consoler, piquer, alors qu’Il n’a cessé de faire de notre vie commune passée une enfer privé, très privé, où je fus en effet privée de tout. Il fut immonde; Il est malade et doucement, je ne dirais pas tendrement, mais avec toute la charité dont mes doigts sont capables, je pousse le liquide dans Sa veine; mon métier d’infirmière jamais ne fut plus utile qu’à cet instant;des larmes de rage brouillent mes paupières mais l’habitude supplée la claire vision du geste. Je ne tremble pas, même si… je me dis qu’Il doit vivre, tout monstrueux qu’Il fut, ce bout de chair qui est un homme. La mécanique du respirateur va moins vite que mon coeur; Il a bien de la chance. Passant la main sur mon cou, j’éprouve la douleur encore sensible du bleu qu’Il me fit tant de fois. Tout est simple désormais: je Le sauve… puis je me sauve… avec les enfants. 

Monologue d’un jeune homme addict aux jeux de grattage

Quand j’entre au bistrot, je vais droit à la caisse et sans saluer la patronne, dont tout le monde dit pourtant qu’elle est à la fois jolie et très maternelle, je montre du doigt les jeux à gratter. J’en achète cinq. Je les serre dans ma main et je file m’installer à la même table, tous les matins, je commande un café et je pose les tickets de la chance sur le coin de la table, je garde ma grosse patte dessus, j’attends le café. J’entends nettement mon cœur qui bat, je vois mes doigts qui tremblent, j’ai peur pour moi.
Ce qui me plaît, c’est la peur. La peur de la chance. Certains matins je pense à ma mère qui est partie vers le soleil, là-bas, loin, avec un marin. J’irais bien moi aussi, là-bas, mais j’ai l’impression que…. Pourtant je fais des efforts avec mes tickets à gratter.
L’odeur du petit noir m’envahit ; c’est âcre et doux, j’essaie une petite gorgée. Je repose la tasse, j’écoute un instant les conversations, je m’aperçois que je m’en fiche, que c’est du vent, qu’autre chose me hante. Lentement la présence des tickets à gratter me monte à la tête, ça me pénètre doucement la mémoire. Mais je retarde, je retarde.
Et si j’avais de la chance ? Une voix me dit : Et qu’est-ce que tu en ferais de ta chance ? T’as déjà eu de la chance ? Quand tu t’es marié, elle est partie. Et le boulot ? Le boulot c’est pas pour moi non plus… Un désert ; je n’y arrive pas, au bout de trois semaines je démissionne. Un désert, oui. Et quand tu es au bout du désert, tu fais quoi ? Tu bois. Je reprends une gorgée. Je n’ai toujours pas touché à mes tickets de la chance. J’ai peur.
Je sors ma lime, j’écarte avec mille précautions la tasse à café et je commence à me polir les ongles, j’adore ce moment où tout en me préparant le bout des doigts je rêve du bateau de ma mère, là-bas, loin, de l’écume qui bat contre la coque, tu sais maman je serais bien parti avec toi, la mer c’est vrai, l’horizon c’est vrai, là-bas tout est vrai, le lointain ouvre un avenir, c’est là-bas que la peur disparaît vraiment, tu sais maman, je t’aime, je t’ai aimée, et toi dis-moi, et toi ?
Tu étais ma chance, pourquoi tu es partie ? Devant la tasse de café, chaque jour, je refais ma chance, au fond du liquide noir qui tremblote dans ma main je revois ton visage, mon visage, preuve qu’on peut voir dans le noir, tu vois, c’est la preuve.
Je pose la lime à ongles, je suis prêt pour l’embarquement vers la chance. Ma main droite s’abat sur les tickets empilés au coin de la table. Je vais savoir si maman m’a aimé. Je pèse de toute ma paume sur mon espérance. Cinq tickets à gratter. Je les fais glisser doucement vers moi et mes ongles effilés commencent leur travail. Je gratte, je défais les cercles gris comme on se défait du brouillard d’autrefois, de cette incertitude. Mon cœur ne bat plus, c’est d’un calme, l’océan après la tempête.
Parfois je gagne et je suis raffermi dans l’idée que maman m’a aimé. Je sors triomphant, je ne partagerais ma joie pour rien au monde, la rue chante, la pluie me réjouit, je vois des arc-en-ciel.
Souvent je perds. En plein désarroi, j’erre longtemps par les rues, je me perds, oui, si je perds, maman, je me perds dans la ville, je me perds. Vers le soir, mâchonnant mon kebab, je me promets de recommencer le lendemain, car demain est un autre jour. C’était toi qui disais ça, maman, demain est un autre jour, tu avais raison, c’est vrai… tu avais raison.

Monologue d’une femme au portable très énervée

(Elle compose un numéro) Non ! Toi-toi-toi, regarde ta bouche… Ben non, oui, tu le vois pas, Nicolas, le chocolat, là, Nicolas, le chocolat, là, là, là, essuie-le j’te dis ! Allô, oui, le garage… Justine Gentil, oui. Essuie là, au-dessus, là, le chocolat Nicolas… Allô, oui, excusez-moi, oui, c’est le petit, alors cette voiture, je l’aurai là ? J’ai qu’à passer ? Nicolas, tu vas essuyer ce bon dieu de chocolat ? … Bon, je peux passer là ? … file, toi, Jennifer, file, tes chaussures nom de dieu, Jennifer, lace tes godasses… et toi Nicolas tu t’es peigné avec un pétard ? … Allô ? Quoi ? Elle est prête ? .. Justine Gentil… Pas de souci, j’attends… Quelle heure il est ? Vache de vache, tu vas voir qu’on va être en retard à l’école… C’est quoi vous dites ? Le logiciel en panne ? Mais je m’en fous ! Vous êtes pas fichu de le réparer ? Oui ? Bon ! Quoi ?? 100 euros ? Bon tant pis réparez ! Ce soir ? Ok, ok,ok. Nicolas t’as du beurre sur le front. Essuie, Nicolas ! Essuie ! Mais non, pas l’essuie- glace, je m’en fous de l’essuie-glace ! Je parle à Nicolas ! Pas à vous ! Essuie encore Nicolas, mais non ! Pas avec ta manche ! Oui, à ce soir, oui… Vacherie de logiciel, 100 euros, vous les accrochez pas avec des bouts de saucisse, vos logiciels, 100 euros ! Jennifer, t’es foutue comme l’as de pique ! Jennifer, Jennifer, réponds quand je te cause… Allô ? Zut, il a raccroché ce garagiste de merde ! Nicolas, tes chaussettes, oui, làààà, elles sont à l’envers tes chaussettes, regarde, mais regarde donc ! Jennifer t’as donné à manger au chien ? Bon, j’appelle votre père… après tout faut bien qu’il serve à quelque chose cet incapable ! Il me faut une bagnole pour l’école ! Bon j’appelle votre père. (Elle compose le numéro) Allô ? C’est le stress, c’est le stress, c’est le stress. Allô ? Merde, le répondeur. Laissez un message, oui c’est ça, touche dièse. Ben tiens, je t’en ficherais moi des touches dièses, comme si le portable était un piano à queue ! Julien, Julien, message urgent ! Julien radine tout de suite. J’ai pas de bagnole. Faut emmener les petits à l’école. Oui, j’embauche à neuf heures. Grouille-toi et plus vite que ça espèce d’incapable. Rappelle tout de suite ! Tout de suite, j’te dis ! Il va pas rappeler, il va pas rappeler, tu vas voir qu’il va pas rappeler ! Je fais quoi moi ? Jennifer, tes lacets, fais voir ? Ah, ben, c’est pas trop tôt ! Ton cartable, Jennifer, ton cartable. Mais non ! Nom de dieu, fais attention au miroir de l’entrée, Jennifer. Et Nicolas, il est où Nicolas ? Aux toilettes ? … mais c’est pas dieu possible, il a toujours envie de pisser quand il faut pas, çui là ! (Le portable sonne) Allô ? Ah, c’est toi, incapable ? Pas trop tôt ! C’est la bagnole. Ben oui, ma bagnole est en panne. Nicolas remonte ta braguette. Regarde, mais regarde ! Remonte ta braguette, j’te dis ! Je l’ai laissée au garage hier. Je devais la récupérer ce matin, mais tu parles ! Ben oui, t’as jamais été fichu de l’entretenir cette bagnole ! Jennifer je te signale que t’as enfilé ton pull à l’envers ! Ce sera d’ta faute, Julien ! Je t’assure que si on est en retard ce sera de ta faute ! Radine ici ! Tout de suite, oui, tout de suite ! La vache, il a raccroché. Ah, les femmes seules, j’te jure, la liberté des femmes, tu parles ! Au divorce le juge te confie les enfants parce que t’es la bonne femme, et vogue la galère. Une vraie galère oui ! Non, mais il viendra pas cet abruti de Julien, je le connais comme si je l’avais fait. Il viendra pas, sûr ! Bon, un taxi, je dois avoir la carte de visite quelque part, là, ah voilà ! Nicolas, pour la millième fois, remonte ta braguette ! Regarde ta sœur, elle est prête, elle. (Elle compose le numéro) Ah, Jennifer, rentre l’étiquette là dans ton cou. Au fait, t’as donné à manger au chien ? Comment ça « non » ?! Allô, taxi ? Oui, une urgence, c’est très urgent. 27 boulevard de la république, au 27, oui, je vous attends en bas, pas de souci. Moins de cinq minutes ? Ok, pas de souci. Jennifer, le chien, c’est toi qui l’a voulu ce chien quand ton père est parti. T’avais promis juré craché que tu t’en occuperais, non ? Je me trompe ? T’avais promis. Allez file ! Nourris-moi cette pauvre bête. Non, Nicolas tu l’aides pas ! Reste ici ! Ici Nicolas ! Nicolas ici ! … Ben Nicolas, qu’est-ce que t’as ? Tu pleures ? Ben pourquoi tu pleures ? Ben ça alors ! Faut pas pleurer, on va aller à l’école en taxi, pas de souci, le taxi. Tu verras, c’est bien, le taxi. C’est chaud, c’est doux, c’est confortable et puis … c’est quand même autre chose que la bagnole pourrie de ton père. (Le portable sonne) Justine Gentil, j’écoute !.. Julien ! Ça alors ! T’es lภEn bas ? Super ! Tu te souviens que t’as une famille ! C’est merveilleux, quel homme ! Comme quoi faut pas désespérer de l’humanité ! …Comment ? Comment ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? En arrivant trop vite t’as percuté un taxi qui arrivait à toute allure ? Vous allez faire un constat en bas là ? Mais qui est-ce qui m’a foutu des crétins pareils ?? (Elle raccroche en rage ; elle prend une longue respiration) Bon, Jennifer et Nicolas, allez, on y va. On y va en bus. Allez, Nicolas, essuie tes larmes, on va prendre un beau petit bus de la ville. Un beau, un bleu avec des décors rouges à l’intérieur. On sera bien au chaud. On sera très bien. On sera à l’heure, pas de panique, pas de souci. On sera bien au chaud, tranquilles, tous les trois, en commun ; les transports en commun Nicolas, tu verras, pas de souci, on y va ensemble.. Jennifer… toi… et moi… en commun, en commun, tranquilles, tranquilles, tranquilles…

Monologue d’un homme au portable (très énervé)

(Il boutonne sa chemise pendant qu’il parle au téléphone, tête penchée, le portable coincé entre son épaule et son oreille)Vache de chemise, les boutons, impossible, vacherie ! Allô, Marilou…Ben qu’est-ce que tu fiches ? … Mince le répondeur ! Bon, ben oui je vais laisser un message..[Si vous souhaitez modifier votre message appuyez sur la touche dièse]. Oui, je sais connasse !! C’est ça… ouais, la touche dièse.

Bon dis donc Marilou, je te laisse un message donc. Je t’attends là. C’est le désert ici. Je t’attends. Je t’annonce que le chat a eu sa ration de friskies. Je lui ai même donné tout le sachet parce que je sais pas quand on rentrera, on est pressés. Je sais, il va tout dégobiller sur le tapis, mais j’ai pas le temps. Tu laveras le tapis demain. Bon, dis donc faut que tu te grouilles là. Augustin et Louise se marient dans une demi heure. La 46 est toujours bloquée à cette heure là, le soir. Ben oui, ils se marient un vendredi. Tu sais on en avait parlé, je suis témoin du marié. Tu te souviens ils ont divorcé et là ils se remarient. Alors grouille-toi. Vache de chemise, elle veut pas se boutonner. Qu’est-ce que tu avais besoin de m’acheter des chemises que je ne peux pas fermer ?

Zut, le message est fini. Faut que je rappelle (Il retape le numéro préenregistré) :

C’est toujours moi. Oui, Marilou grouille toi. Je t’attends. Saleté de chemise ! C’est de ta faute. Non, attends, c’est pas ce que je voulais dire. Excuse. J’efface, j’efface, j’efface.

La touche dièse, la touche dièse, la touche dièse… elle est où cette vache de touche ? Ah oui, j’efface, oui, j’efface, bon tant pis, j’efface. Ah ça y’est maintenant, la chemise ça va à peu près. Vacherie de cravate, elle est où ? Ah non, la veste, la veste avant, pour voir, la veste avant, la veste avant… (Il enfile la veste et porte négligemment la main à la poche. Il sort un papier) Ben c’est quoi ce papier ? Ah oui, la CPAM. Ouh lààà, mais c’est qu’ils me doivent un bras ces cons là ? Tu vas voir, le numéro… tu vas voir… le numéro, oui… un 08, oh là, ça va pas le faire, je le sens ça va pas le faire. Je le sens pas, je le sens pas.

Allô ? Allô ? La CAPAM ? [Le numéro que vous avez demandé n’est pas en service actuellement] Pas en service ? Pas en service ? Non, mais le vendredi après-midi, la Caisse d’assurance maladie, y’a plus personne, j’te jure, les 35 heures, les connards… Ah non mince, je me suis gourré. C’est 08 40, pas 08 41, et cette vacherie de chemise qui se rouvre, j’te jure les mecs qui ton inventé des boutonnières comme ça, ils seraient là je les étranglerais. Je te jure Marilou, toi et tes chemises ! Faut toujours qu’elle m’achète, toujours toujours toujours, des trucs immettables. Et pis la couleur ! De la pisse de chat ! Non mais j’te jure !

Allô, Marilou ? Ah non, merde c’est la CPAM. Allô, la CAPAM ? Y’a quelqu’un ? [Tapez le 36 19 puis tapez 1 pour les réclamations, tapez 2 si vous êtes demandeur d’emploi, tapez 3 si vous voulez ]… Oh, arrêtez bande de nases ! Et puis merde je tape 1. [Tenez-vous prêt à indiquer votre numéro de sécurité sociale]… Et la musique maintenant ! Vivaldi ! Le printemps ! Alors qu’on est en octobre, j’te jure. Eh au fait, mon numéro de sécu ? Mais je le sais pas. Mais je n’en sais foutre rien de mon numéro de sécu ! Ah oui, il est là sur la feuille, oui, je suis prêt, je suis prêt, je suis prêt. Allô… Vivaldi ?… Bon en attendant j’ai le temps de refoutre mon bouton. Vacherie de bouton, c’est bien un coup à la Marilou, ça encore. Non, attends, je mets le haut parleur comme ça j’ai le temps pour le bouton et même la cravate, vu que le vendredi après-midi, j’ai des doutes pour la CAPAM. Feignants ! Voilà. Haut parleur ! Merde, j’ai tout arrêté, j’ai appuyé sur le mauvais bouton… Faut que je recommence !.. Ah non, Marilou d’abord.

Allô, Marilou ? Grouille-toi nom de dieu ! Le mariage ! … Mince, encore le répondeur ! Un message, oui, oui…. Touche dièse, je sais…. Bon alors, Marilou, qu’est-ce que tu fous nom de dieu ! Le remariage de Louise et d’Augustin. Tu te souviens dans ta petite tête de pioche ? Je te l’ai re-re-redit ce matin que c’était ce soir. Mais toi tu t’en fous du remariage de ces deux cons là. Moi aussi ok. Mais là je suis témoin. Grouille-toi ! Tu fais quoi là ? Pourquoi tu décroches pas nom de dieu ! Réponds !! Rappelle-moi et plus vite que ça ! La 46 est bouchée… maintenant on est en retard ! Grouille ! La vache la vache la vache ! Bon maintenant la CAPAM…08 machin. Voilà

Allô ? Oui, je sais… le 36 19 taper 1 etc. etc. etc. Oui, ok, c’est bon voilà, ne nous énervons pas…Je tape 1. Vivaldi ! (Il chantonne rageusement le printemps en rythmant la musique avec le portable dans la main) Vivaldi, s’il avait su qu’on ferait chier le monde avec sa musique comme ça, il se serait flingué Vivaldi, il se serait jeté par la fenêtre Vivaldi, il se serait fait moine Vivaldi, il aurait composé des messes des morts Vivaldi ! .. Bon c’est pas le tout moi la cravate, nom de dieu, la cravate…Voilà, voilà (Il tient toujours le portable à la main, essaie de nouer la cravate d’une main) voilààà…. [Dès que vous serez en liaison avec votre correspondant, cet appel vous sera facturé 1 euro 80 la minute] Quoi ? 1 euro 80 ? Les vaches de vaches qui me doivent une fortune et en plus faut que je raque le téléphone au prix de l’entrecôte ! Il a bien fait de mourir Vivaldi, entendre des trucs pareils, un euro 80 la minute, ça fait cher du printemps ! Ah oui, la cravate, le nœud de cravate… (Il repousse le chat du pied) Non, casse-toi le chat ! Casse-toi ! Fiche le camp saleté de chat ! Je t’ai déjà donné à bouffer ! Va bouffer ! T’as à bouffer nom de dieu de chat ! (Il trébuche en écartant le chat du pied… esquisse une chute). Il a failli me tuer cette vache de bestiole, vacherie de chat, va bouffer ! File, sale bête ! Tiens au fait, à propos de sale bête… et Marilou ? Elle rappelle pas… ah ben oui que je suis con, j’appelle la CAPAM, donc elle peut pas me rappeler, c’est cet abruti de Vivaldi qui l’empêche de me rappeler. L’abruti ! (Il coupe le téléphone en scandant)Vi-val-di a-bru-ti !

Bon j’arrête tout. La CAPAM, la cravate. J’arrête, j’attends. J’attends. J’attends. (Il se regarde les mains, sifflote le printemps, se balance d’avant en arrière) Voilà, tant pis pour le retard, j’attends. Le portable je n’y touche plus. D’ailleurs je vais me désabonner. Ça me rend dingue. Le téléphone. Le portable. Tant pis pour Marilou. Le mariage et tout le tremblement. J’attends. Je me calme. Je me calme. Je suis calme. Je suis très calme. Quel désert ici ! Un désert ! Tiens j’entends le chat qui dégobille ! Tant mieux ! (Le portable sonne, il se rue sur l’appareil)

Allô ? Vivaldi ? Quoi ? Marilou ? Quoi ? Tu m’attendais à la mairie ? Mais on avait dit que …Ils sont remariés, ces deux cons là ? C’est fait ? Tu m’as remplacé comme témoin ? Oui, tu as bien fait Marilou … Oui, tu as bien fait… Oui, bien fait…Oui, j’ai été retardé Marilou… La 46, le chat, la chemise, les friskies, Vivaldi, la cravate, la Caisse Primaire, vendredi, les boutons… ben oui Marilou. Ben oui, Marilou, non, non, je n’ai pas bu, j’te jure que j’ai pas bu, non. Bon à tout’, à pluss. Bisous, oui, bisous.

Monologue d’une femme sur le harcèlement

Amené à modifier ma pièce sur les violences conjugales (Des Illusions Désillusions), j’ai repris une idée que j’avais notée dès le début de l’écriture de la pièce il y a cinq ans : parler dans ce cadre du “harcèlement” dont les femmes sont victimes.

 

Les mecs vous vous rendez pas compte ! Autour de notre corps, c’est comme une aura, un halo invisible, normalement infranchissable, c’est quelque chose comme le quant à soi, c’est la distance, le tact auquel on n’a pas le droit de toucher. C’est pour ça je crois qu’on se serre la main ou qu’on se fait la bise, c’est pour dire : à part ta main que je serre, à part tes joues que j’effleure, à part ça donc, mon corps est libre de respirer, de vivre libre, de marcher, de courir, de rêver ma vie, et personne, tu m’entends personne n’a le droit de pénétrer dans ce lieu près du corps si je ne le veux pas, ma vie est là, tout autour de mon corps, au bord de ma peau, là où est le charme, là où les vêtements chatoient, se froissent, là où le corsage et la jupe dansent et miroitent, tout ça c’est pour le seul plaisir d’être femme, d’être belle, d’être admirée, d’être respectée.

Le respect nous y voilà. Eh bien ce lieu tout autour de notre corps, ce chant de notre corps, cette mélodie qui nous entoure comme un parfum est constamment  désaccordée, empuantie, dévorée du bout des doigts, des paumes, des mains par les mecs, par les pauvres mecs, par les sales mecs (Elle murmure) les sales mecs, les pauvres mecs, les mecs quoi !

(Elle pousse un grand soupir pour reprendre son souffle)  J’aime bien mon copain, on s’adore ; quand on marche dans la foule et que je lui dis qu’un mec m’a touché les fesses avec la paume de sa main, il se jette sur le type, bagarre, ça finit toujours mal ! C’est nul ! Je suis fier de lui bien sûr, mais c’est nul, ça me fout la honte quand même et en plus ce genre de truc tu peux rien prouver, alors bon au fin fond de toi tu te sens responsable de ce déchaînement de violence … Oui, c’est moi  qui suis responsable, tu te rends compte, et je suis coupable de quoi au fait ? ! Eh bien d’être une femme, d’avoir des seins de femme, d’avoir des fesses de femme, d’avoir des jambes de femme. Tu es coupable d’être née femme ! Eh, les mecs, les femmes c’est la moitié de l’humanité, alors moi quand on me parle des droits de l’homme je pense à mes fesses cent fois pelotées depuis ma naissance et je me dis que c’est pas demain que les droits de l’homme s’appliqueront à la femme.

Un exemple tout bête : le soir après vingt heures, une femme seule est bouclée chez elle jusqu’au lever du soleil. À part ça, les femmes sont libres, les femmes sont libérées, li-bé-rées !, tu parles ; à la nuit tombée donc, quand vient le couvre-feu, elles doivent se cloîtrer comme des bonnes sœurs. Au dodo les nanas ! Je monte vite fait retrouver les quatre murs de ma cellule… et bien heureuse si tu ne te fais pas peloter dans l’ascenseur par le voisin qui – si tu protestes  – te claironne aux oreilles que tu n’as pas le sens de l’humour, le salaud !

Oui, je l’annonce à toutes les femmes : il faut à tout prix avoir un copain pour pouvoir profiter des soirées de printemps ! Si tu vas te balader seule, tu es sûre que le mâle va croire que tu cherches ! Alors, pour être libre tu dois, oui, tu DOIS partager ta liberté en deux avec un mec ! Ce qui est terrible, c’est que ça a toujours existé, depuis la nuit des temps. C’est l’histoire du chasseur et du gibier. Nous les femmes, nous sommes le gibier, nous sommes des proies, les femmes sont faites pour être prises, battues, humiliées, c’est comme des bêtes. Non, c’est moins que des bêtes, les chevaux on les caresse avec attention, les chats on les bichonne. Moins que des bêtes, moins que des bêtes.

Ah, à propos de bêtes, voilà : j’ai été secrétaire de direction pendant cinq ans et tu peux pas savoir le nombre de fois où le patron ou les employés ont eu besoin d’un objet qui traînait là devant moi, un stylo, un rouleau de scotch, ou, tu sais, ils voulaient me montrer un truc sur mon écran d’ordinateur, et à chaque fois ou presque le bras du mec qui vient te toucher les seins, ou alors c’est un regard qui plonge dans mon décolleté, un genou qui s’attarde contre ma cuisse, une main qui flotte comme une aile de vautour autour de mes épaules. Que faire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ben oui, au bout de cinq ans j’ai claqué ma démission. Voici ma définition personnelle de la secrétaire : avant même d’être la voix qui répond au téléphone, une secrétaire c’est d’abord la chair palpée par les mecs. Je ne parle même pas de celles qui doivent donner bien davantage pour être embauchées, promues ou simplement conservées à leur poste. Ah oui, ah ça évidemment, je vois bien de solides épaules mâles qui se lèvent avec inélégance et qui répondent à cela : (Elle imite une voix d’homme) « C’est la nature humaine, on ne peut rien y changer, faut être réaliste, c’est comme ça ! » Ben tiens, ça les arrange tellement les mecs de dire que ça a toujours été comme ça et qu’y faut s’y faire ! Tous ces petits viols successifs qui font de ta vie un enfer… c’est la nature, c’est normal, ben tiens, c’est normal. Le pire c’est quand les mecs te disent : « Arrête de te plaindre ! Si on te pelote, c’est que tu es mignonne ! » Ils croient qu’ils te flattent les mecs, tu parles, ils essaient de te convaincre que le harcèlement de ton corps est une chose naturelle parce qu’ils sentent bien qu’ils sont coupables ! Comme ça ils font coup double : un ils te draguent et deux ils se déculpabilisent !

Pour résumer : dans la vie il y a des hommes et des femmes et le plus souvent les femmes sont des proies et les hommes des prédateurs, voilà, ce sont mes mots à moi et je les préfère à la résignation générale. Tu me diras que parfois les femmes s’habillent comme des proies consentantes, minijupe, décolleté. Et les hommes sur les plages, ils mettent pas des shorts moulants ? Quelle femme oserait les agresser ? Aucune ne le fait. Et puis pour revenir aux vêtements de femmes, dis-moi : qui organise ce grand déguisement des femmes en proies sexuelles ? Qui invente ces fringues où on montre outrageusement nos seins et nos cuisses ? Non, je ne répondrai pas. Inutile, ça va de soi, c’est évident.

Attendez, j’ai pas fini, juste encore un petit truc. Non, qu’est-ce que je dis, c’est l’essentiel, c’est tellement important que ma gorge hésite, s’enroue, mes cordes vocales se voilent d’un crêpe noir. (À partir de ce moment le débit se fait hésitant, elle doit donner l’impression qu’on lui arrache les mots) Figurez-vous que ce que je viens de dire du gibier, des femmes proies… ça commence… ça commence… dès le plus jeune âge… Rares sont les petites filles… qui ont… qui n’ont pas… c’est ignoble, ignoble…quant aux adolescentes, aux jeunes filles, c’est presque un rituel… je ne vais pas raconter les … non, je passe cette horreur, excusez-moi… c’est tellement douloureux… tellement… excusez-moi !

(Elle reprend son souffle, change de voix, devient soudain presque joyeuse) C’est tellement beau d’être une femme ! Tellement beau… Je voulais… j’aurais voulu… Vous savez, vous savez, l’immense joie d’aimer un homme, un vrai, l’immense joie de mettre des enfants au monde, d’aimer encore, (la voix va tombante) et encore et encore et encore et encore… Aimer… Aimer… Oui, enfin, dommage, ce sera pour une autre fois !

Un second monologue d’une femme sur les violences conjugales

Ce monologue fait également partie intégrante de la pièce Des Illusions Désillusions. Au début, il n’appartenait pas à la pièce elle-même et a été rajouté lors de la survenue dans le groupe de femmes d’une femme étonnante qui avait connu des violences et m’avait conté son histoire. A partir de son récit j’ai imaginé la situation qu’on découvrira et qui permet de relater à  peu près, avec de petites inventions adjacentes, le vécu de cette femme d’exception.

Une vieille femme est assise de trois quarts dans un fauteuil à bascule, une couverture sur les genoux. Elle s’adresse à une journaliste qu’on ne voit pas et dont on n’entend pas les questions. Le public figure la journaliste. Chaque paragraphe laisse supposer une nouvelle question. Il faut laisser entre chaque paragraphe un temps d’attente, où l’actrice mime l’écoute de la question. Elle pourra par instants de lever pour préciser ses réponses.

Oh vous savez, moi, ma bonne dame, je n’ai pas grand-chose à dire. C’est quoi le nom de votre canard ?

Ah oui, c’est ça, « Femmes », ça s’appelle « Femmes », oui, un mensuel, ça paraît tous les mois quoi…

Ah c’est pour un numéro spécial, sur quoi, vous dites ?

Sur les violences conjugales ?! Tu parles d’un sujet à la graisse de chevaux de bois… les violences conjugales, je t’en ficherais, moi, vous ne pouvez pas choisir un titre plus… comment dire… comment dire ? un titre plus vrai, « violences conjugales », mais c’est n’importe quoi, on n’entend pas les gifles, les cris, les gémissements.. c’est un cache – misère votre truc !

Comment ? Un autre titre ?!! Mais je n’en sais rien moi, je ne sais pas ma bonne dame, faudrait dire un truc du genre : les femmes battues, cognées, humiliées, traînées dans la boue… oh, je ne sais pas… et puis ce n’est pas à moi de faire votre boulot, dites-donc ! Non, non, débrouillez-vous !

Oui, oui, c’est ça, j’ai toujours habité dans cette maison isolée ; c’était Jacques qui en avait hérité.

Oui, Jacques c’était mon bonhomme, pas mon mari, s’il vous plaît, pas mon mari. Un mari c’est attentif. Un bonhomme,  c’est différent, ça rentre, ça sort, ça cogne… enfin, un mari c’est tout le contraire de mon Jacquot de la mort;  non, c’est du solide un mari, ça parle doux…  Lui mon Jacquot c’était dans le genre brute épaisse, si vous voyez ce que je veux dire.

On était isolés, oui, oui, isolés, je vous dis. Pas la maison seulement, la bonne femme aussi, moi, oui, moi, avec les enfants, nous, isolés, c’est clair ? … faut tout vous expliquer à vous… dites-donc, vous avez fait des études ?

Ah ben, heureusement, qu’est-ce que ça serait !

Les coups ? Ah oui, alors ! Il cognait sur tout ce qui bouge… et dans une maison, qui est-ce qui bouge ? Je vous le demande, ben oui, la bonne femme, moi, oui, moi, et les enfants aussi.

Comment ? Mais parlez plus fort ! Pourquoi je ne suis pas partie avec les enfants? Ben, je n’ai pas le permis de conduire figurez-vous et à supposer que j’aie eu le permis, y aurait encore fallu que j’aie une voiture.

Oui, je sais, je sais,  oui, oui, j’aurais pu partir à pied, ça c’est vrai. Pour une fois que vous faites une remarque intelligente. Attendez, laissez-moi réfléchir, reprenons : pourquoi je ne suis pas partie… oui, à pied, oui, avec les enfants, attendez, je vais vous répondre.

Mais attendez, bon sang !! Oh les journalistes, toujours pressés…C’est une manie, chez vous !

Là, voilà, tranquille, une minute, on se pose…

Oui, oui, je sais ce que je dois dire, mais c’est dur à venir, attendez.

Eh bien, je ne suis pas partie parce que j’espérais. Avec mes huit enfants, j’espérais…

J’espérais quoi ? Ah, ça c’est dur à dire, bon sang, vous en avez de ces questions… j’espérais quoi ?

Attendez. J’espérais figurez-vous, j’espérais qu’il se corrigerait, j’espérais pouvoir le calmer, le Jacquot de la mort. Vous savez ce que c’est une maison avec huit enfants, avec des tables, des chaises, des lits, du chauffage, une cuisine, des assiettes et de quoi manger. On ne peut pas quitter ça comme ça, on a toujours l’espoir d’améliorer le butor, d’apprivoiser la bête. On l’aime quoi, on l’aime quand même… malgré tout.

Et pourquoi on espère ça ? Eh bien pour que ça continue, pour que ça reste comme c’est. Je me croyais assez maligne pour le ramener à la raison, le garder à la maison, l’améliorer, le rendre meilleur, le ramener, le ramener tout court, voilà pourquoi je suis restée avec mes huit, voilà, voilà… malgré les coups, avec mes huit… pour que ça reste comme c’est…

Non, non, ne me remerciez pas, de rien… oui, ah vous avez encore une question ? Allez-y, oui, oui, oh tant qu’on y est… vous savez, je n’attends plus rien, vous savez, j’ai tout mon temps, oui, allez-y…

Qu’est-ce qu’il est devenu ? Lui ? Le Jacquot de la mort ? Un arbre, ma bonne dame, un arbre, il est venu l’embrasser en plein dans le capot. Dérapage, verglas… Oui, c’était pas beau à voir !

De la peine ? J’ai éprouvé de la peine ? Non, mais vous rigolez ma bonne dame,  vous rigolez…

Et après ? Après quoi ? Ah oui, après sa mort, oh ben, après, les aînés sont allés au boulot, et ils ont partagé leur paye avec nous, c’était drôlement agréable. Je faisais des confitures à la framboise, pas de la gelée hein, non, non, de la confiture de framboise, c’est bien meilleur, ça croque sous la dent, et puis j’avais mes patates, mes poules, tout ça… ah tiens, il me revient un truc, ça ne vous intéresse peut-être pas pour votre canard, euh pardon, pour votre mensuel…

Je vous le dis comme ça, hein, vous le mettrez ou pas dans votre canard, je m’en fiche. Oui, oui, un truc marrant, enfin, pas marrant, mais curieux. Voilà, on avait un coq, un gros hein, il chantait bien, il faisait bien son travail de coq avec les poules, ça on ne peut pas dire, un vrai gros coq… on l’avait baptisé Jacquot, je ne sais pas pourquoi, oui, oui, Jacquot… Et puis, un jour un de mes fils arrive, tranquille, il sort de sa voiture, et voilà notre Jacquot qui se jette à sa figure, dis-donc, il essaie de lui becqueter les yeux en lui sautant à la tête, on aurait dit qu’il le guettait. Vers le soir, dès que le coq est rentré dans l’appentis avec ses poules, moi, je l’ai attrapé et je lui ai tordu le cou dans le soleil couchant, les rayons ont rosi un instant ses plumes, près de la mare… c’était brutal, du travail bien fait. Je l’ai préparé le soir même, j’en ai fait un coq en pâte et il a fallu une semaine pour le manger. Qu’est-ce qu’on s’est régalés ! C’était bon !

Oui, je me demande pourquoi je vous raconte ça…

Ça me fait du bien de vous parler de ça, mais quand ça paraîtra dans votre canard, ne citez pas mon nom, hein, je ne veux pas.

Ben, parce qu’il n’y a aucune gloire à être une femme battue, tiens. Aucune. Non, aucune. Et puis, c’est du passé. Assez de ressasser le passé.

Merci, oui, oui, allez-vous en. C’est mieux !

Non, ça n’est pas la peine, non, non, je ne le lirai pas.

Non, je vous dis, ne me l’envoyez pas. Gardez votre canard, je ne lis jamais les journaux.

Ce que je fais ? Je rêve, ma bonne dame, je goûte chaque instant, je n’ai pas le temps de faire autre chose. C’est ma vie, je rêve. Il paraît qu’il y a des gens qui ne rêvent jamais, moi, je les plains, moi, je rêve jour et nuit. Je rêve, oui, oui, je rêve… faut bien rattraper, hein, faut bien, oui, oui, faut bien…

Monologue d’une femme victime de violences conjugales

Christine dans son monologue

Extrait de la pièce Des Illusions Désillusions (2007, cette pièce a été jouée plus de quarante fois), ce monologue m’a paru intéressant à publier séparément.  Je dois ajouter que Christine, l’actrice chargée de le porter, victime elle-même de violences de ce genre, m’a été très utile pour mettre en mots ce qu’elle me suggérait à travers son témoignage.

( Elle semble ouvrir une porte, entre lentement et tâte les murs, le sol, fait le tour d’une pièce
fictive, caresse des mains, des bras, de tout le corps, les lieux qui sont censés représenter une
chambre où elle a vécu autrefois. Elle colle sa joue sur le sol, comme si elle voulait entendre
des pas, embrasse le sol, tout le corps allongé.
Elle s’installe ensuite en tailleur très lentement et commence à parler. Vers la fin, tout en
parlant, elle s’éloigne de la scène et semble sortir par une porte.)
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai que mes mains, mes pas, ma joue, mon corps pour me rappeler, puisque les enfants
s’en sont allés et que l’Autre est parti là-bas en hurlant, comme toujours, pour toujours.
C’était il y a si longtemps.
Je me bouche les oreilles tant ce silence fait de bruit. La chaux blanche des murs c’est toutes
les couleurs assemblées… le silence, ici, c’est tous les bruits ramassés, tassés, les voix chères
qui se sont tues et celles de l’horreur qui ne cessent de résonner, elles me sonnent, ne cessent
de m’humilier en ces lieux où le bonheur pourtant s’éleva parfois, c’est vrai, mais si bref, le
bonheur… si bref, si peu, si peu.
Je n’ai plus de mots mais je me souviens des bras du bonheur, une ombre fugitive dans les
nuits chaudes, puis les rires des enfants, leurs échos innocents, ignorant ce qui se passait entre
lui… entre lui… et moi… Non, non, les enfants savaient, bien sûr, ils savaient… ils savaient…
je le voyais à leurs paupières lourdes lorsqu’ils me souriaient, à cette façon souple qu’ils
avaient de se dérober au regard de leur père… leur père… un bien beau mot pour nommer
qui… pour nommer quoi? Je ne sais plus.
Je n’ai plus de mots.
Je n’ai aucun mot pour le qualifier, le nommer, j’ai oublié son nom, alors que j’ai mis tant de
temps à m’en défaire, à quitter ces murs loin de lui, ces murs, ma prison, ma prison, ma
maison, ma vie de « hors la vie » comme il y a des hors la loi… d’ailleurs il était hors la loi, et
j’étais comme lui, hors la loi dans les murs d’intimité qui suintent encore notre côtoiement
hostile.
Je n’ai plus de mots…mais je n’ai jamais eu de mots. Lui en avait en quantité…de sales mots
répugnants… non, non ! N’y pense pas… ne les évoque pas, ils pourraient revenir, se jeter sur
toi, t’étouffer de honte. Je me demande s’il n’aurait pas mieux valu qu’il me… non, non, pas
les coups, ne pas y penser… les mots blessent plus sûrement… les insultes résonnent dans
cette chambre vide, heureusement vide, superbement vide…Des murs lépreux le plâtre pleure,
on dirait mes joues creusées par ses insultes.
Tiens, voilà le silence qui revient. Un vrai silence cette fois. Je peux fermer la porte. Pas de
mots. Plus de mots.
Je n’ai plus de mots. Je vais peut-être pouvoir recommencer à parler.

 

La jeune fille et l’alcool (monologue)

J’ai été invité à écrire un monologue sur l’alcool et les jeunes, lors de la représentation de la pièce annoncée: Addictions et contradictions (déclarée à la SACD).
J’ai utilisé le personnage d’une jeune fille pour présenter le problème.

Ouaaah, qu’est-ce qu’on s’est marré ! Qu’est-ce qu’on s’est marré !Ouais ouais, oh, il faut pas exagérer ! Comment ? Ouais, on a cassé toutes les vitres de la salle des fêtes, des bouts de verre partout ! Ouais, je sais mais bon c’était l’anniversaire de Nicolas, faut bien s’marrer ! C’est pas tous les jours… vous dites ? Écoutez, non, attendez Madame la psychologue, je vais vous dire… oui, c’est le juge qui m’envoie, mais faut me signer mon papier comme quoi je vous ai bien visitée… ouais, c’est ça, comme quoi je vous ai « consultée », ouais consultée… Faut consulter une psychologue qu’il m’a dit, le juge, mais bon après basta, hein ! On va pas en faire un fromage de cette histoire. Vous signez et on se dit au revoir. Moi, les psys, je me méfie, c’est fouineur et compagnie !

Ben ouais, on a trop bu, ça c’est sûr, j’avoue. De quoi ? Qu’est-ce qu’on a bu ? Oh, on a bu de tout ! En gros on a attaqué à la bière et on a fini à la vodka, ben ouais ! Mais vous buvez pas vous, madame la psychologue ? Ouais, je vois, vous avec un demi de bière vous êtes déjà bourrée ! Vous avez une tête à pas tenir l’alcool, ça c’est sûr !

Comment ? L’incendie ? Quel incendie ? Ah ouais, on a foutu un peu le feu, c’est vrai, y’en avaient qui clopaient dans un coin, normal , le rideau du fond a pris feu dans la salle des fêtes, enfin je sais pas trop comment ça s’est passé, mais ça c’était après, à la fin. Au début on dansait sympa, cool, genre pépère et mémère – comme vous quoi ! – pis à la fin ça a dégénéré, je me souviens un peu des pompiers qui débarquent avec les lances à eau, mais j’étais déjà dans les vapes, faut bien le dire, avec tout ce que je m’étais enfilée ; tiens pour vous dire, je me serais prise une douche avec la lance à incendie, je suis pas sûre que j’aurais dessoûlé ! Comment ? Non, le feu c’est pas moi et pis faut bien qu’on s’amuse ! L’eau là, quand ça a coulé pour éteindre le feu, ah qu’est-ce qu’on s’est marré ! Ah si, on a bien rigolé.

Les dégâts ? Les dégâts de quoi ? Ah oui, les vitres en miettes ouais bof, faut pas pousser, et le mur du fond, juste un peu cramé sur les bords comme une tarte qui serait restée un peu longtemps dans le four ! Y’a pas eu de morts, non, y’a pas eu de morts, alors faut pas pousser ! Comment ? Ah y’en a eu à l’hôpital ? Ah oui, d’accord, non j’étais pas au courant ! Ah oui, y z’étaient ivres morts… mais quand même ils sont pas morts ! Alors arrêtez un peu avec ça ! Faut pas exagérer ! C’est pas si grave ! Toujours à dramatiser ! On se croirait sur une scène de théâtre !!.. Les dégâts, là, c’est que des dégâts matériels… ouais, ouais, c’est papa qui paiera… enfin pour mon père, ça fait dix ans que je l’ai pas vu. Tiens ça me fera l’occasion de le voir ; je vois la scène d’ici : « Bonjour papa, tiens voilà la facture ! Paye ! » La tronche du mec !

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? On est des irresponsables ? Ben ouais, c’est ce qu’on a dit au juge quand on est passés au tribunal le lendemain matin, on est des jeunes faut bien s’marrer, qu’on a dit au juge ! C’était l’anniversaire de Nicolas, voilà le pourquoi du comment de la chose ! Ben ouais ! Dites, la psychologue, vous allez me le signer mon papier comme quoi je vous ai consultée ?
Comment ? Pourquoi je bois comme ça ? Ah non, là, vous poussez un peu là, c’est à vous, la psychologue, de répondre à des questions pareilles ! Moi, je veux me marrer, c’est tout. Une fête sans alcool c’est comme une soupe sans sel ; attends, une fête sans alcool t’as vu ça où toi ? Sans alcool, non mais attends, je rêve là, non je rêve, attends vous avez bien dit SANS alcool ! Vous vivez dans la lune vous !…. Je vais vous dire, si y’a pas d’alcool, c’est plus un anniversaire c’est un enterrement !

Déjà que c’est pas drôle d’avoir 17 ans ! Comment ? Qu’est-ce qui est pas « drôle » ?Ben je sais pas moi, au lycée tout ça… non, non, je veux pas parler de ça… non, l’école je m’en fous ! C’est quoi le problème ? MON problème ? Ben je sais pas moi, un truc comme les parents sur le dos par exemple : moi, c’est le beau-père qui me déteste, une vraie teigne, je me demande comment ma mère peut le supporter… et avec ça moche comme un pou ! Oh pis c’est pas le sujet. Le sujet, il est simple : faut bien s’marrer, sinon le week-end tu fais quoi dans ce bled ? Des rats morts ! On s’ennuie comme des rats morts ! Voilà le problème !

Encore des questions la psychologue ? Allez-y, mais après vous me signez le papier du juge comme quoi je vous ai consultée… Comment quoi ? Comment on s’est retrouvée à 50 au lieu des 25 prévus au départ ? Eh dites donc, c’est pas tous les jours l’anniversaire de Nicolas, alors on a tweeté et dans le bled on s’ennuie tellement qu’ils sont tous venus. Qu’est-ce qu’on s’est marré ! Comment ? Ah non, ceux qui ont foutu le feu je les connais pas, non. Ouais, ouais, en sortant ils ont cassé des bouteilles sur le parking, ouais, je sais bien tout ça, mais faut bien s’marrer ! Ah ouaiaiais…y’en a après ils ont fait un rodéo avec une voiture et évidemment ils ont éraflé un peu une vingtaine de bagnoles sur le parking, mais bon c’est de la tôle froissée, normal, ils étaient quand même bien bourrés ! Ouais, je reconnais que c’est pas très malin, mais quand on a bu faut excuser! Ouais, encore des dégâts, oh vous allez pas remettre ça encore, ça va, on s’excuse et puis on n’en parle plus ! Je m’excuse, voilà, je m’excuse, vous êtes contente ?!!

Remarquez, le juge ils nous a collé à tous des punitions ! Ah si, il nous a punis ! Tenez moi je suis obligée de venir vous voir, alors. Obligée qu’il m’a dit, le juge ! Obligée de vous consulter, non, mais tu te rends compte ! Incroyable ! Ah, si j’avais pas été obligée je serais pas venue tu penses. Eh, il faut me signer le papier hein ?

Qu’est-ce que vous dites ? Du cannabis ? Ah ah ah le cannabis, le cannabis ! Nous y voilàààà ! C’est là que vous m’attendez hein, je suis sûre ! Vous vous régalez d’avance : les jeunes, le cannabis ! Ah le beau sujet pour la télé ! Gros titres ! Ah on en frémit dans les chaumières ! Le cannabis et les jeunes ! Les jeunes et le cannabis ! Attendez on va prendre le problème bien en face ! Vous avez jamais fumé vous, vous êtes clean vous ! Attendez, y’a un truc que je comprends pas dans votre obsession du cannabis ! D’abord dites-moi, les jeunes, c’est quoi ? C’est quand on a 14 ans, 19 ans, 25 ans, 32 ans ? Les jeunes je sais pas ce que c’est ! Et le cannabis c’est quoi ? Moi je fume une bouffée d’un pétard qu’on me passe et je ne demande pas ce que c’est. Du coup moi le cannabis et les jeunes je ne sais pas ce que ça veut dire !

Tiens, je vais vous donner un conseil, si vous permettez madame la psychologue !… Pardon ? Ah vous permettez pas ! Ah oui, c’est vous l’adulte donc, pas de conseils ! Bon comme vous voudrez ! Mais c’est la première fois qu’on me fait le coup ! C’est drôle ! Vous dites : (grosse voix)« C’est moi l’adulte ! » C’est bizarre. D’habitude quand il y a un problème c’est toujours sourires de pitié et voix douce, genre : (voix douce)« Allez les jeunes, dites-moi tout !!» Vous non ! Vous, vous dites : c’est moi l’adulte ! Ça fait bizarre… Vous êtes quand même un peu coincée, non ? Les psys et machin chose c’est toujours un peu genre : je me regarde le nombril d’abord et je cause après, non ?

On en était où ? Ah oui, le cannabis ! C’est quoi la question ? Est-ce que j’ai conscience d’avoir franchi la ligne rouge ? Aaah la question ! La ligne rouge elle est où ? C’est la loi dont vous parlez là ! Et la loi, moi, je sais pas ce que c’est. Le juge m’a dit : « Vot’cas est grave ! », ça m’a fait rigoler, il était pas content le juge, pas content du tout ! Il s’est foutu en rogne. Je sais pas pourquoi. Ben oui, je sais qu’il faut pas rigoler devant un juge, bien sûr, mais un juge qui te dit : « Vot’cas est grave », moi ça me rappelle la vodka qu’on a bue ! Ben oui, à la fin on a bu de la vodka , je vous l’ai déjà dit. L’anniversaire de Nicolas, faut bien s’marrer quand même, c’est pas tous les jours !

Qu’est-ce que vous dites ? Faut que je revienne ? Non, pas question ! Ah, c’est le juge qui l’a dit ? Plusieurs séances avec la psychologue ? Avec vous ? Bouh là, non mais attendez, si tous ceux qui boivent un coup de temps en temps doivent passer devant une psychologue vous allez pouvoir vous payer des pulls en cachemire et des voyages en Tanzanie orientale !

Un délit ? Ce qu’on a fait là, c’est un délit ? Je sais pas ce que c’est, moi, un délit ! On n’est pas des délinquants tout de même ! On s’est juste marré un peu. La vodka oui ; on a fumé des pétards d’accord ; et alors ? Il est où le problème ? Bon vous voulez pas me signer le papier du juge, c’est ça hein ? Ben pourquoi ? Ah, on n’a pas encore parlé de l’essentiel ?!! Ben qu’est qu’il vous faut ! J’ai tout raconté, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Parler de moi ? Et là, j’ai pas parlé de moi ? Non, écoutez s’il faut que je revienne je reviendrai, ok, mais je dirai plus rien, voilà, on va pas ressasser c’t’affaire pendant des semaines ! Non, non, je dirai plus rien, j’ai rien à dire ! De moi ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de moi ? Hein, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez que je vous raconte le truc, je l’ai déjà fait, vous voulez que je vous dise pour l’alcool, je l’ai déjà fait, vous voulez que je vous parle de ma famille, je l’ai déjà fait… alors !!! Non, je ne dirai plus rien. Je ne dirai plus rien, plus rien du tout. Plus rien, non, ce serait inutile. Vous pouvez toujours vous brosser, je dirai plus un mot. Plus un mot. Non, fini, plus un mot !

monologue du joueur

Ce texte est extrait d’une pièce sur les addictions; il est protégé par son dépôt à la SACD.

 

C’est pas pour me vanter, mais ma vie est une sacrée aventure ! Quelle vie, quelle vie !! Pour l’amour, là, je ne dis pas, j’ai tiré le gros lot du malheur sans jamais avoir pris de billet : Nathalie, elle m’est tombée dessus à bras raccourcis, Nathalie, c’est une vraie sauvage avec son esprit de clan, les tantes, les oncles, les grands-mères, les belles-mères, les cousins… Avec Nathalie, c’est tout le temps, fourchettes à droite, couteaux à gauche, t’as oublié le pain, essuie tes pieds sur le paillasson, t’as encore égaré mes clefs, c’est toi qui m’a pris mon écharpe, et mes godasses, où t’as foutu mes godasses, t’aurais dû penser au chien, arrête de laisser traîner ton linge sale, remonte tes manches, mon rôti il est pas cuit ? je t’en ficherais, moi… passe-moi le sel… sans oublier que tous les jours elle me harcèle du genre: mais qu’est-ce que t’as à faire la tête, ben réponds, réponds quand je te parle !
T’as des réponses, toi ?… Moi non plus!
Remarquez, je dis du mal de Nathalie, mais je l’aime bien ; faut dire qu’elle a touché un héritage, c’est le côté d’elle que je préfère ; ça me dispense de perdre ma vie à la gagner… Du coup, vous devez vous demander ce que je fais de tout ce temps. Oh lààà ! Mais je n’arrête pas, quelle aventure ! Oui je l’ai déjà dit, quelle aventure… quelle aventure !
Tenez le matin, avec les trente euros dont j’ai soulagé les poches de Nathalie, je me lance ! L’aventure est au coin de la rue ! Dès que je pose mon pied sur la marche du bar tabac, je sens les battements de mon cœur qui s’accélèrent, j’ai les mains moites, la bouche sèche, mes pupilles s’élargissent et tournant le dos au soleil de la rue, j’aperçois enfin la lumière, quand du bout de mes phalanges hésitantes je désigne un banco, un astro dans l’ombre du comptoir….et tiens, remets-moi un banco, merci Lucienne, oui, oui, un deuxième pour la route! C’est pas qu’on gagne des mille et des cents à ces machins-là, mais j’adore gratter ; ma devise c’est : malheureux en ménage, heureux au grattage ! Le matin comme ça, juste après le café, c’est comme un échauffement avant la course du jour. Je gratte.. comment ? Vous dites ? Oui, oui, je gratte donc je rate c’est sûr, mais quand je gagne, ah làlà ! Les doigts tremblent encore plus vite, oui, oui, je rejoue tout… comment ? Ah oui, je reperds tout, oui ; enfin c’est pas gagner qui compte, c’est ce qui se passe là, sous le pull, dès le matin, ça cogne, un vrai plaisir ! Des fois ça peut durer une heure, même deux ! Si, si… j’ai un secret, un truc… oui, un secret. Un bon gratteur, c’est un type qui prend son temps ; tiens, Lucienne, que je dis après avoir acheté mes tickets à gratter, sers-moi donc un café et là – fine ruse du vrai joueur – je sors ma lime à ongles. Eh oui, je me fais les ongles, tous les matins, pour gratter oui, oui monsieur, oui madame, les ongles, je me fais les ongles, comme un boucher affûte ses couteaux. Oui c’est le meilleur moment, j’aiguise mes ongles en songeant : si je touche le paquet en grattant, je file en Italie, loin de Nathalie… comment ? Non, non, je n’y crois pas vraiment, non, ce qui est beau c’est d’espérer… et l’espérance dès le matin, qu’est-ce que tu veux de mieux ?
Je bois une gorgée de café, une deuxième, je fais semblant d’avoir oublié que j’ai acheté des bancos, comme le chat laisse échapper la souris misérable pour mieux lui tomber sur le râble ! Enfin, au bout d’un moment, je range ma lime à ongles, mes doigts sont enfin prêts, j’aspire une troisième gorgée de l’expresso, je rajoute un sucre puis de l’autre main, je fais glisser négligemment les tickets sous ma paume. Gratter, c’est ôter la nuit qui s’attardait aux fenêtres, le matin, quand la lumière paraît et que l’on découvre au fond de ses poumons la pureté de l’air qui s’orange au levant. C’est beau, c’est une splendeur ! Gratter, c’est donner à sa vie une importance énorme, emplir ses poumons de l’air du grand large, marcher sur les eaux droit vers l’horizon où le soleil miroite, ah l’aventure, quelle aventure !Et après ?
Oh ben, plus tard je revois mon loto. Je vérifie que j’ai bien déposé mon ticket où figurent mes numéros. Toujours les mêmes, toujours ! Quels numéros ? Ah là, la question est indiscrète, c’est comme si vous interrogiez un ramasseur de champignons sur l’endroit où il a trouvé ses morilles! Enfin, je trouve. Oui, oui, c’est très spécial ! Quels numéros ? Non, je ne le dirai pas. Non, c’est trop personnel… non, oui, enfin bon, bref… je… je joue toujours la date de naissance de… oh, non, j’ose pas le dire… Si ? Oh, je ne sais pas. Non, non, c’est pas la date de naissance de ma femme, de Nathalie la chipie, non, non, ni celle de ma fille, la droguée, non… pas la mienne non plus… non, excusez la finesse, je… je joue toujours… la date de naissance de mon chien. Dick il s’appelle, avec ses deux oreilles qui traînent par terre et ses yeux larmoyants qui débordent de commisération, je suis sûr qu’un jour la chance me sera favorable. C’est pas dieu possible qu’on n’ait pas un peu pitié de cette pauvre bête si lamentable, et donc je me dis en toute compassion que sa date de naissance finira bien par sortir, voilà ce que je me dis. Voilà, voilà ! Et alors si je gagne… si je gagne, hein ?.. SI JE GAGNE !? (Il chante sur l’air de « Capri c’est fini » ) : « Na-tha-lie, c’est fi-niiiiii…. »… et j’irai enfin en Italie. En Italie… oui, mais où ? A Capri, tiens, justement à Capri ! A Capri ! Voilà, voilà ! Quand même qu’est-ce que c’est bien d’avoir une ambition puissante et des projets lumineux ! Quelle aventure !
Au fait, peut-être que je vais m’ennuyer à cent sous de l’heure à Capri. Eh oui, c’est vrai, le bar tabac va me manquer… c’est même sûr ! Non, il vaut mieux pas trop que je gagne, non, non… Enfin, pas trop tôt… Euh, pas trop tard non plus… Mon dieu, faites comme vous voudrez ! Excusez-moi, je ne voudrais pas vous forcer la main, cher dieu, vous allez dire que je ne sais pas ce que je veux, je le vois bien. Enfin, vous savez c’est pas pour moi, non, c’est pour ce pauvre chien, ce pauvre Dick, il est si pitoyable, si affreusement minable, vous pourriez quand même faire un geste, sa date de naissance tout de même, ça lui ferait tellement plaisir ! Oui, oui, je sais bien que c’est pas lui qui va toucher le jackpot à dix millions d’euros, mais quand même, il serait tellement heureux, ce pauvre Dick ! Oui, je sais, c’est MOI qui vais tout empocher, ben oui, le monde est mal fait, je sais, je sais. Enfin, un jour, Dick sera heureux de voir sa date de naissance sortir des boules qui tournent… Oui, non, excusez-moi je déraille je crois, oui, c’est pas très fin la tactique de passer par le chien pour gagner au loto, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse, faut quand même que je m’en sorte de ma dépendance à Nathalie. De ma dépendance tout court… de ma dépendance…
Où j’en étais, oui, ah oui, le loto, donc. Bon là, on approche de midi, Lucienne tu me mets un apéro léger, merci Lucienne, y’a que toi qui me comprends, merci, un deuxième oui, merci encore Lucienne, donc après, vers midi, je rentre dare-dare à la maison pour pousser un coup de gueule dans la cuisine, histoire de m’assurer que Nathalie a bien préparé le déjeuner. Après cette éprouvante matinée et le boudin aux pommes de ma chère et tendre épouse, je fais une sieste, car je sais que j’ai besoin de toute ma science pour affronter les courses de l’après-midi. Pas les courses au supermarché, non, ça c’est un truc de bonne femme, non, les courses, les vraies, avec des chevaux. Là, c’est du calcul mon gars, le poids des bêtes, les poids des jockeys, la longueur de la course, la qualité du terrain, enfin tout un travail savant ; sauf que quand c’est des juments qui courent je ne joue pas, j’ai pas confiance dans les femelles. Des fois je gagne, donc je refous tout dans la sixième et quand j’ai le tiercé gagnant je paye la tournée générale ! Une vraie joie ! Sont contents les copains, drôlement contents ! Quelle aventure, la vache, quelle aventure ! Le soir je suis épuisé, je ne le cache pas, non c’est vrai, crevé que je suis ; en rentrant, je file un coup de pied au chien parce que j’ai pas gagné au loto et je m’écroule devant la télé en mangeant un rôti de cheval histoire de me venger si j’ai pas gagné aux courses… et si j’ai gagné, je mange le rôti avec le même appétit parce que je suis fier d’entretenir la race chevaline. C’est ça un joueur, c’est un type reconnaissant qui pense à l’avenir. La classe quoi ! La grande classe !
J’ai une vie, quelle vie… une vraie aventure, avec des hauts et des bas… surtout des bas… mais je m’en fiche… tiens je vais vous faire un aveu, tout compte fait, si je gagnais, je ne changerais rien à tout ça, rien du tout. Je m’en fous de l’Italie, je m’en fous de Nathalie. C’est si beau l’incertitude du sort, le destin qu’on dirige, qu’on accepte avec bonne humeur et ce sens de l’humanité qui habite mes activités débordantes au bar tabac du coin! Ah la vie, ah le jeu, quelle aventure, quelle aventure !

Les méfaits du tabac (monologue)

Cette scène sert d’introduction à la pièce: “Addictions et Contradictions”.
(L’actrice entre en scène en refermant le plus silencieusement possible une porte fictive.)
Voilà ! Voilà ! Voi-laaaaa ! (Au public) Permettez… euh… attendez. Voilà ! Ouf, ça y est ! Elle est bien fermée, ouf ! Oui, euh…( Elle s’avance sur la pointe des pieds comme si elle voulait faire le moins de bruit possible). J’arrive, là, mais je ne sais pas quoi vous dire, c’était pas prévu comme ça ! Mais bon, j’ai quitté les coulisses, je n’en pouvais plus… et dans un théâtre quand on quitte les coulisses, on se retrouve où ? Je vous le demande… ben oui, sur la scène bien sûr, c’est pour ça que je suis là.  Oui, faut que je vous dise, oui, elles fument toutes là-bas, dans les coulisses ! Oui, oui, je sais, c’est interdit, oh ben oui, oh ça je sais, oh je sais bien, (Elle crie presque) hélas, hélas! Attendez faut pas que je parle trop fort elles risquent de m’entendre… mais vous savez pas comment elles ont fait les furies ? Elles ont ficelé le directeur du théâtre comme un saucisson et lui ont mis un ruban adhésif sur la bouche, puis elles ont allumé leurs clopes ! Non, mais les drogués, c’est un vrai malheur, une vraie tragédie, elles feraient tout pour… (Elle tousse) Vous voyez les furies, je vous le disais, elles vont me refiler le cancer de la gorge, des poumons et des orteils… euh non les orteils, je crois pas… mais surtout c’est pour ma gorge que je crains, vous pensez, une actrice, sa gorge c’est son gagne-pain… Alors quand je les vois fumer comme ça… j’allais dire : quand je les entends fumer comme ça… eh oui c’est qu’elles toussent les malheureuses, si vous saviez… oui, donc, moi quand elles fument comme ça, j’en ai mal à la gorge, alors c’est pour ça, je me précipite sur la scène, c’est mon refuge, enfin j’ai peur pour ma gorge, mon larynx, enfin, j’ai peur pour moi tout entière et du coup, j’aime mieux être sur scène que dans les coulisses… le problème, c’est que c’était pas prévu comme ça et je ne sais pas quoi vous dire (Elle tousse)… enfin, c’est mieux d’être là à dire du mal des copines qui fument, que de risquer le cancer de la prostate… euh qu’est-ce que je raconte, le cancer de la rate… oui, j’ai oublié de vous dire, oui, parce que si on fume on risque d’attraper le cancer de tout ce que vous voulez, si, si, ils l’ont dit l’autre jour à la télé…D’ailleurs ils ont parlé aussi du tabagisme passif…Oui, le tabagisme passif, c’est pour ça que j’ai fermé la porte. Comment ? Le tabagisme passif qu’est-ce que c’est ? Ah, vaste question, vaste question !  Attendez, juste un exemple comme ça. Voilà, vous êtes dans un bistrot, assise là, toute seule, déprimée (forcément puisque vous venez d’arrêter de fumer) et vous croisez le regard d’un mec, un brun aux yeux verts, et là donc vous vous sentez envahie d’un immense bonheur… (Silence) Euh, non, là je confonds avec le coup de foudre… oui, oui, oui, excusez, c’est parce que dans une autre pièce je joue ce rôle là, le coup de foudre tout ça, alors ça vient interférer, je confonds, excusez-moi… Vous comprenez, là j’improvise hein, faut pas trop m’en vouloir. Oui… euh, j’en étais où? … Ah oui… le tabagisme passif, la vache de tabagisme passif… c’est quand vous respirez les cigarettes des autres…  Oui, c’est interdit de fumer dans les lieux publics, oui, je sais, mais c’est tout récent et dieu sait combien j’ai fumé les cigarettes des autres… je n’en avais jamais sur moi ; ils disaient : tu vas arrêter de nous taxer nos clopes, toi, qu’ils me disaient… non,  non, je me trompe, ça, c’était quand je fumais encore… Non, le tabagisme passif en fait, je le vois bien, je ne vais pas vous expliquer, vous savez ce que c’est… (Très vite) En gros c’est quand les autres fument, que vous fumez pas, mais que vous fumez quand même, parce que vous fumez leur fumée… C’est clair non ? (Elle reprend un débit normal) Remarquez à ce compte là, à y bien réfléchir, faudrait interdire aussi le soleil : ben oui, le soleil = le cancer de la peau. Du coup, du coup… sans le soleil, y’aurait plus de voitures qui se ruent vers le sud puisque le soleil serait interdit, ce qui fait qu’en juillet et en août, avantage collatéral, on ne respirerait plus les carburants qui font les bronchiolites des petits. Car à y bien réfléchir, les bagnoles, ça aussi c’est une forme de tabagisme, enfin c’est du diéselisme passif. Ça vous bourre les poumons de cochonneries aussi. Donc, plus de soleil, allez, on interdit le soleil…(Elle hésite)… Allez, on interdit le soleil, d’accord ? Vive la pluie ! Non, attendez, qu’est-ce que je raconte ? Attendez, je crois que je me perds un peu là, excusez-moi, j’improvise… Reprenons !
Oui, donc je préfère être là avec vous qu’avec elles dans les coulisses. Tiens, je vais vous dire un truc (Elle tousse) … c’est incroyable que je tousse comme ça, elles m’ont peut-être refilé le cancer des poumons… oui, un truc à vous dire… Voilà, en fait, comme je suis obligée de me réfugier sur la scène, en fait, vous me sauvez la vie, je vous dois la vie, heureusement que vous êtes là, oui, sans vous je n’aurais aucune raison de venir sur la scène, merci à vous… Si, si, je vous en prie, voilà merci, merci, merci, sans vous je serais morte, si, si… Ah ben si, merci ! Morte que je vous dis, enfin… peut-être pas morte quand même, non peut-être pas (Elle tousse)… Oui, parce que ça ne vient pas tout de suite, le cancer, c’est sournois, ça rampe à l’intérieur, ça peut durer des années, ça vous gratouille les branchies… non, attendez, c’est pas les branchies, c’est les bronches, voilà, oui, les bronches… les branchies c’est le truc des poissons, vous savez sur le côté le petit clapet qui s’ouvre et qui se ferme… tiens à propos de clapet qui s’ouvre et se ferme, je ferais mieux de le fermer, parce que si elles apprennent que je les ai critiquées, ça va barder pour ma fiole… Attendez, non, juste un truc avant qu’elles arrivent, vous dites rien, hein, chuuuut, vous dites rien, chuuut…

Monologue du célibataire ( 3 )

Retrouvez les précédents monologues ici.

Pour l’amour, c’est comme au ‘Banco’,

Faudrait avoir une chance au grattage,

Enfin, je veux dire, une chance aux caresses,

Aux baisers, à la tendresse,

Donner du temps au temps, comme dit l’autre,

Pour voir si ça marche,

Mais là regarde, c’est comme à la loterie,

Tu tombes par hasard sur la plus belle fille du monde,

Et tu es amoureux à l’instant,

C’est ça qui ne va pas,

J’en veux beaucoup au coup de foudre,

Une vraie plaie, tu te crois gagnant,

Tu t’installes avec elle,

Et le temps te déchire tout ça en quelques années…

Ou alors il faudrait avoir plusieurs vies,

Une à l’essai et une autre où tu te méfierais de la loterie du coup de foudre

Et où tu aurais une vraie chance d’aimer parce que tu saurais…

Ça doit être pour ça que les curés ont inventé le paradis après la mort

C’est pour embêter la loterie

C’est un paratonnerre contre le coup de foudre…

Enfin, tout ça c’est du bricolage… Je n’y crois pas…

En amour, c’est bizarre, on n’a pas le temps de rigoler…

Oui, oui, on est content, sur le coup, c’est vrai…

On rigole un peu… oui, c’est vrai, j’exagère…

Oui, oh, ça va, on a bien le droit d’en rajouter nom de dieu

J’en rajoute parce que je suis tout seul, voilà !

Oui, je sais qu’il y en a qui vivent heureux ensemble, à deux,

Toute leur vie…

Je les envie

Je ne sais pas comment ils font

Ils ne doivent pas jouer au ‘Banco’

Ils vivent doucement,

Ou quand ils jouent, ils perdent, forcément,

Heureux en ménage, malheureux au grattage,

Je crois que leur truc c’est pas comme moi,

Oui je veux dire, moi, je parle, je parle,

Eux, les heureux, ils ne parlent pas,

Ils savent, ils devinent,

Un mouvement de paupières, une main qui effleure l’épaule,

Là, en pleine journée,

Sans rien dire…

Comme un adagio infini,

Pour elle et lui,

Piano et violon, doux, tu vois, très doux…

Moi, par contre, j’étale toutes mes loteries ratées,

Je donne des détails, j’invente, je tempête, je hurle,

Eux, les heureux, ils ne disent rien,

Ils n’en ont pas besoin,

Au fait, c’est peut-être ça la recette du bonheur à deux,

Ne rien dire… enfin, pas un mot de trop…

Faudrait que je me taise,

D’ailleurs, tiens, je vais le faire tout de suite,

Ah, oui, mais je n’ai pas la chance d’être à deux,

Oui, oh, ça ne fait rien,

Pour le bonheur il n’est jamais trop tard pour commencer,

Tiens, je commence tout de suite,

Allez, au revoir, je me tais, je me tais…

Au revoir dans le bonheur,

Au revoir…

Monologue d’une femme face à son miroir

Ce monologue est très demandé par des actrices. Je le propose en accès libre, sans droits. Je demande simplement que mon nom soit cité lors des représentations. Merci.

Cette scène est extraite de la pièce sur les violences conjugales qui figure dans ce blog (“Des Illusions, Desillusions”).Il m’a semblé intéressant de le proposer ici pour montrer que les violences faites aux femmes ne sont pas seulement le fait des hommes, mais aussi du temps qui passe, la pire des injures faites aux femmes (les hommes semblent moins exposés à cette fatalité, le vieillissement n’étant pas aussi grave pour eux que pour elles).

 

(L’actrice est debout, . On peut utiliser deux actrices qui se relaient. On peut également envisager toutes sortes de dispositifs scéniques qui restituent le caractère de monologue intérieur du personnage. )

Quand je passe devant un miroir, je pense : t’es pas belle, ma belle, le miroir fait oui de la tête, je m’approche et sans le vouloir je compte.

Je compte les rides, il y en a tellement que je me perds dans les calculs, dans mes années, là au coin de yeux il y a du monde, ça fourmille; tiens, elles sont apparues après six mois de mariage, la déception déjà. Après l’amour, la peine, après les étoiles dans les yeux, les étoiles gravées près des paupières et lentement, les décennies, années banales, font des spirales, la peau se creuse sous les coups, elle se gonfle ailleurs, on dirait un édredon pas drôle ; la souple peau s’est raidie au milieu des appels nerveux du quotidien, sans doute, chaque jour un peu plus sèche, peut-être ; on dirait une terre craquelée, c’est le puissant éclat des voix brutes qui s’adressèrent à moi, tout ce temps, et les accouchements (sans douleur, tu parles), et les enfants à nourrir et les enfants la nuit. Tiens, regarde la courbe du nez, un effondrement de falaise après un raz de marée, mais le pire c’est la bouche, elle est mauvaise, pleine d’ombre, les lèvres appellent l’amour mais d’avoir embrassé pour rien, pour presque rien, les voici désabusées, tombantes, presque froides, froides… c’est affreux des lèvres froides. Restent les yeux, l’intérieur des yeux, la pupille toujours claire, belle, mais personne ne le sait, il n’y a que moi qui la devine encore, pourtant ces pupilles, elles n’ont pas bougé, c’est moi, c’était moi.

Oh, mon miroir, pourquoi me murmures-tu encore ma mémoire, oui, tu me rappelles le temps où j’étais belle, ce temps d’avant, naïf, exalté. Tu te souviens, miroir, j’étais si pure, il suffisait que je sourie à mon reflet pour que les battements de mon cœur s’accélèrent, c’était moi, j’étais fière d’être moi, d’être toujours jolie, j’avais même au regard autre chose de plus, quelque chose qui forçait le respect, un éclat de vie, du vrai diamant, indestructible, je pouvais tout vivre, tout affronter, je mettais du rouge à mes lèvres, du rimmel à mes cils, pas pour faire la coquette, mais pour confirmer que je me savais belle et c’est cette confiance qui m’a valu de croiser le premier imbécile venu, on se marie, on se débat, on se bat, les joues se creusent, et les coups répétés du temps, de l’homme, des habitudes, font du visage une bouille, une bouille, oui, une bouillie… j’en suis venue à ne plus pouvoir me voir.

Écoute, miroir, toi et moi on se sépare, je crois que c’est mieux comme ça, on va s’éviter,

va fasciner d’autres alouettes, moi, je vais continuer à l’aveuglette,

miroir, passe ton chemin, va refléter plus loin…

je ne m’aime plus .

Monologue d’un vieil homme: Solange et les oiseaux

 

(Un vieil homme s’avance en vêtements usagés. Il émiette du pain et jette les morceaux devant lui.)

venez, venez, les oiseaux, vous me reconnaissez, n’est-ce pas, vous voyez j’ai les mains pleines, n’ayez pas peur, je suis seul sur cette place déserte… ah tiens, une voiture ! mais non, n’ayez pas peur mes petits pigeons, moineaux et surtout vous mésanges charbonnières au masque noir, vous si parfaites, ne craignez rien, ce n’est qu’une portière qui claque, non, non, revenez, revenez…

ah, Solange, si tu savais, ce pain, ce pain que nous avons partagé ensemble tant et tant d’années, cela se compte en décennies, non ? – eh, vous ! les pigeons ! laissez’ en aux mésanges et arrêtez de donner des coups de bec ! – en décennies donc, où nous avons rompu le pain ensemble sur la toile cirée rouge ornée de roses noires, tu sais, elle est en loques maintenant, coupée de partout par le couteau denté qui gisait entre nous deux, Solange, entre nous deux…

oiseaux, je vous prie, allez lui dire lorsque vous repartirez là-haut, sous le soleil ou la pluie, combien elle me manque, folie, fuite fatale aux fins fonds de son exil humain, trop humain, quel accident, ma mie a été trop creusée et où est ton visage, ton front, ta tête où je multipliais les baisers contre tes cheveux, autant de baisers que de cheveux, non peut-être pas, je t’ai si peu embrassée, je n’ai pas eu le temps, pas eu le temps…

allons oiseaux, allons, cessez de piailler, tout de même vous ne manquez de rien vous, alors que moi je manque de tout, enfin d’elle surtout, vos ailes virevoltent brunes, bleues et noires, dites, où irez-vous lorsque tout à l’heure je vous aurai donné ce pain sollicité à la boulangerie auprès de l’homme en blanc qui se lève si tôt…

oui, oh, c’est vrai, je ne dors plus depuis que tu es partie, Solange, rejoindre seule les anges dont les oiseaux que je nourris sont les émissaires joyeux, vifs et querelleurs…

les querelles, parlons-en, Solange, en avons-nous eues, sans doute, mais ma mémoire en a perdu le souvenir, je me rappelle seulement que par peur de te perdre, je mordais la baguette à l’endroit précis où tu avais posé tes mains pour en arracher un quignon, la croûte me restait entre les dents, longue présence de mes lèvres sur ta paume, la joie, la joie… c’était autrefois…c’était quand…

oiseaux, je m’en vais, arrêtez de mendier, vous voyez bien que la place se remplit à cette heure de midi, je n’ai plus rien à faire ici, puisque Solange n’est pas là et qu’il y a du monde, Solange, je te cherche par la ville, vous voyez, mésanges, je repars sur mon vélo vers d’autres endroits isolés où d’autres oiseaux m’attendent, je reviendrai, oui, oui, je reviendrai les mains chargées de pain, allez, allez, fuyez maintenant, fuyez, attention aux chats, et n’oubliez pas le message pour Solange… parlez lui de François, c’est moi, c’est moi, de François et Solange… François… Solange… vous vous souviendrez , vous vous souviendrez?