L’escalier de la bibliothèque (Laon ou la montagne couronnée)

A l’instant où je pose le pied sur la première marche, toutes les pierres résonnent ensemble. Présence confirmée, la masse chante, joie du lieu, il est avec moi. La rampe gracieuse contrôle mon vertige comme si l’acier courbe et ses volutes expertes venaient au secours de mon épine dorsale. Ma main qui tout à l’heure ouvrira les livres, se clôt reconnaissante sur le ferme glacé de la sphère qui lui tient lieu d’extrémité. Je n’ai plus qu’à tirer mon bras, avancer le pied etc. Je nage dans le silence, j’aime ce blanc, je le cultive, c’est la condition sine qua non de mon existence, c’est ici que j’écris. Je me retiens de faire sonner mon pas, je perçois le frottement de mes semelles, écho de mes murmures de chauve souris. La chaleur du solstice ne pénètre pas jusqu’ici, bloquée par le lieu frigorifiant des meulières. La saison me rappelle que notre astre repart dans l’autre sens et si je ferme un instant les paupières, j’imagine que mon avance imite le côtoiement des planètes; je souris aussitôt: me voilà l’univers, joli délire que je ne m’étais jamais raconté; c’est l’ascension des marches sans doute, sa volte, son vide sidérant. C’est moins la cage d’un escalier qu’un palais vide, très haut de plafond, où va peut-être résonner bientôt une musique, une valse bien sûr. La tête me tourne au premier virage et comme les marches ne cessent plus de tourner, le vertige en cage risque de durer. Je marque une pause. L’alerte s’éteint. Un arc -en -ciel, issu des vitres biseautées, surgit à l’endroit où je suis passé, il mord sur les pierres ocres qui deviennent autant d’arlequins. La griserie d’exister s’immisce impromptu, coup de reins, je m’élance et m’emporte jusqu’au faîte. 

Une fois monté, je doit constater que je n’ai cessé de penser à l’ADN, aux tournoiements des galaxies, du plus petit au plus vaste, et c’est Goethe qui revient avec sa manie d’inventer des figures, ainsi la spirale qui est à la fois croissance et passage par les mêmes endroits qui ne sont pas les mêmes, image de l’homme cultivé qui s’accroît et qui pourtant reste semblable à soi; il devient ce qu’il est. Au seuil d’une bibliothèque, rien de plus pertinent. L’architecte du siècle des lumières a usé de tout son talent pour  qu’aucun pilier ne vienne en soutien de l’escalier. Il a fait le vide. Je considère la chute, le regard ne ment pas, c’est beau comme notre culture, comme notre langue; l’escalier c’est l’impalpable en pierre ; là où au silence l’écho se fait écho, la ruse, le secret, étant que  l’accroche des marches se fait contre la paroi moyen âgeuse de l’abbaye. Saint Martin eût été content. L’ensemble est baroque, souple et se noue en ce sommet d’où je contemple l’ascension vertigineuse. Je siffle d’admiration et les aigus répercutés me font un orgue positif bienheureux, joyeux, si bien qu’appuyé sur la rambarde, écho en bandoulière, je sifflote des toccatas acrobatiques.  

Un homme tapote mon épaule

  • Monsieur, pouvez vous cesser ce sifflement. C’est ici un lieu de culture. 

Il me prend de lui rétorquer que j’ignorais que la toccata en ré mineur n’appartenait pas à notre culture mais je me souviens qu’à ce niveau on choisit et on lit des livres. Le silence est son métier. 

  • J’étais venu pour un livre, murmuré-je. 

Il me confirme d’un signe de la tête que je suis au bon endroit.  

  • Les livres ne peuvent être crayonnés de vos sifflements. Le silence est blanc. 
  • Mais vous n’entendez pas cette caisse de résonance? Jamais je ne retrouverai pareil écho, dis-je en descendant précipitamment les marches. 

Roulement de tonnerre, mes pas se bousculent, interminables. Sans même lui dire adieu, je me promets de revenir un jour d’orage.  

Eloge de la fragilité

J’ai quantité de rues passantes dans ma mémoire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressé que mon enfance ne monte plus, s’efface, généreux effet des ans qui dans leur fuite ont rayé le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mélancolie est-elle tempérée par le présent remuement, occupation sincère  qui consiste à laisser couler à loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnêtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaître en ce tremblé tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanément bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude résolument des pièces métalliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intérieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitée au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis réellement de cette naïveté-là, conscient qu’il y entre une part d’ironie (dénuée de moquerie), l’ironie étant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: « Je peins le passage ».

Le vol brisé

La vie de l’esprit contre les griffes du présent où le narrateur se donne le bon/mauvais rôle.

La tourterelle s’élance de la haie, traverse le havre du jardin caché où trône – toutes larmes dehors – le saule pleureur ; le couchant dore les feuilles un peu mouillées et les fruits bouclés, cheveux d’un autre âge entortillés à loisir ; l’oiseau les effleure doucement, sûr de lui, j’admire le col audacieux qu’on dirait dessiné à la craie et le velours à peine visible des plumes fluides où le cœur de la bête cogne habituellement son chant monocorde, prenant.
Le temps se suspend comme le corps léger de l’oiseau pacifique, rien ne bouge, aucun vent, nul bruit, calme grave des branches paralysées, et de son unique vol la tourterelle dessine une présence ombrée de bleu, c’est un pinceau de maître dans l’éden improvisé de mon jardin secret. Je frissonne ; sa courbe à elle seule est une baie de lumière mouillée, arc en ciel de lois ineffables, douloureuses à force d’être parfaites. L’émotion fait papillonner mes cils, jamais pareille vérité coulant de la source du temps ne me sera plus accordée… son unique courant d’air déplacé ne change rien à l’azur déclinant, mais il est cependant suspendu, immuable, éternel. Comment ce qui tombe peut-il être arrêté ? Comment ce qui vole peut-il…
À l’instant où elle va, sur une branche qui touche terre, poser ses pattes, dans ce mouvement de recul où les ailes accélèrent leur battement vers l’arrière provoquant un sur place magique, hors gravité, le corps se redresse, verticalement offert, fragile, au plus souple de son vol finissant, à cet instant donc un matou se précipite sur elle, l’arrachant au vide de toute sa gueule, du plus grave de ses griffes.
Dans l’encadrement de la fenêtre, serrant la barre de rideau que je suis en train de poser, je saute par l’embrasure, frappe le dos du chat qui s’enfuit en hurlant sous la haie du voisin. Le cœur me bat autant qu’à elle. Je jette la barre, saisis l’amie des deux mains, sans serrer. Les plumes n’ont presque rien, un peu de sang à la patte gauche. Aucun son, la mort effleurée a étendu sa loi à toute la contrée.
Tu comprends, ce n’est pas si simple, ils n’aiment pas ça, ils mordent, tu vois, ils griffent, ils veulent tuer, cela les amuse, ils ont peur de ton plumage parfait et de ton chant, les idiots, qu’ils trouvent monotone, alors que chaque fois est la première, et surtout tu voles, tu comprends, tu voles, et le chat n’est qu’un parmi des milliers qui en veulent à ta perfection entre ciel et terre, tu es un défi, comprends-le, nul n’est parfait, pauvre enfant, reste là-haut dans la géométrie qu’aucune main ne saurait tracer, donne-nous ton modèle, mais ne t’approche plus jamais des branches basses, promets-le.
Elle fait mine de s’envoler, se dégage de mes mains, je la relâche, elle se pose sur les troènes.
Je remonte la barre des double rideaux et depuis lorsque le tissu gris rose frissonne sous le souffle de l’espagnolette, je la vois, je l’entends, ses ailes frémissent, son aventure revient, la vie, presque rien, un peu de sang, ce même sang qui bat là sous le tissu de ma chemise quand, allongé, je rêve près de la croisée d’une perfection à venir.

La montagne couronnée (12 la porte de Soissons)

Elle est si épaisse, si lourde et dans le même temps si élégante qu’on ne l’oublie jamais. Une fois franchie, sa présence flotte dans la mémoire. On sent qu’elle est là pour ça, pour marquer les esprits. Tel était son rôle. L’arrivant était bluffé et pour celui qui la quittait, s’ouvrait une bouffée de nostalgie. C’est un frisson posé là, énorme, avec ses deux tours qui n’en font finalement qu’une seule, et son ouverture en V assomme le passant d’un  gothique répété qui est repris à l’arrière dans la déchirure d’une manière d’église camouflée. Elle est puissante de partout. Les pierres ne s’ajoutent pas monotones, elles tournent, elles s’enroulent en des ascensions phénoménales qui semblent des pattes d’éléphant au bord du fleuve horizon, au bord du vide. Le plus troublant est que les tours se meuvent lentement, doucement; l’un d’elle, Eve, sa parente, est même penchée en-deçà de la route. C’est une fameuse gorgée d’illusion car elle ne bouge pas; à ses pieds l’amateur de pierres, l’amoureux des temps anciens, s’attarde longuement alors que le touriste se fatigue par avance: il se dit en arrivant qu’il reviendra, mais ne le fait jamais. Une porte, allons donc, songe-t-il, où est le sacré? Or, il est là, il est dans la limite, il est dans le passage, dans la masse ahurissante. Il y a un dehors, il y a un dedans. Bien sûr dedans c’était la cité, mais justement c’était ma cité, c’était mon pays, mes amis, mes parents, ici rassemblés derrière la porte. Quoi de plus intime que tous ces gens qui firent ce que je fus? C’est un peu moi, c’est un peu mon privé; ce dont je prive le monde est mon obscure intériorité, mes rires, mes soirées, mon corps que je donne. Tout, enfin. La porte a cette puissance parce que les gens du temps savaient la valeur de ce ‘tout’. De nos jours on a vendu le privé à l’encan; c’est si beau la liberté. On a sans doute un peu raison. Mais la porte gardait presque rien qui est mon tout. Je la regarde et je me vois. Les deux pieds, l’ouverture comme une bouche, les meurtrières comme des yeux qui voient le monde sous tous les angles, oui, la porte est un visage. Passant dessous, j’éprouve un frisson dont je ne sais s’il est de joie ou de peur. Par habitude, presque distraitement je me retourne et là, stupeur, je vois que la porte, dont j’attendais tant, est déchirée, comme coupée longitudinalement, et ce qui m’attend derrière, dans les coulisses, dans ce théâtre ouvert à tous les vents ce sont mille ogives, cent fausses nefs minuscules, ça monte sur un étage, c’est envahi d’herbes folles mais ça chante, même en novembre, même en hiver. C’est une immense toile d’araignée d’ogives croisées qui, à travers les meurtrières, donnent du bleu en un liseré vertical qui fait retour sur les espérances que je laisse dans mon dos. Derrière la brusque massivité de l’avant, il est un arrière monde où les ogives se croisent comme des voix d’enfants. Ce chœur, hanté d’herbes folles, chante une cantate d’accueil.  Si j’entre, si je franchis la porte et que je fais demi-tour, je découvre la magie de l’architecture qui hante la ville de part en part, ingéniosité humaine complexe et simple: l’ogive, c’est l’un qui rencontre l’autre dès la clef de voûte de la porte et qui signe le style omniprésent, de l’église jusqu’à la cathédrale. Je découvre également à travers la porte ouverte l’immense présence du monde ,là bas, très loin, là où le soleil couchant s’obstine à brûler rouge, là où notre astre chaud prend toutes les couleurs du monde. Vers le soir, il est à travers la porte une masse luminescente qui se glisse, ultime, à travers les rues de la cité; le jour perdure, la joie de vivre aussi, rayon solide et grave. Je peux passer.

Cloître (11 la montagne couronnée)

Il en est de plus beaux mais peu sont aussi doux que le cloître Saint Martin. Il est parfois clos par une grille ce qui m’étonne grandement; ce petit paradis est incompatible avec l’enfermement; il est vrai qu’un cloître ouvert est une contradiction dans les termes, mais c’est ainsi qu’il convient d’y rester. On dirait que la vie seule y est glorifiée. Le vent y circule, le ciel donne tout et les graines et les arbustes s’y installent à loisir. Sans nous. Sans les êtres humains. Ce cloître est un lieu de méditation parce que nous n’y sommes pas, avec nos rires, nos bottines, nos foulards et nos amours; quand on entre on sent l’agitation et la peine qui refluent, le corps même s’allège, que l’on emprunte le gravier de l’allée ou que que l’on marche sur les dalles qui sonnent le rappel du vide. J’y pénètre et je sens que ma présence extérieure s’efface, ce qui fait que j’y viens aussi souvent que possible. La présence à soi n’y est troublée par aucun autre humain; parfois un égaré glisse là bas, discret et affairé. Qui es-tu, toi que voilà? Le carré magique qu’il forme avec l’église attenante  a le charme des voix flatteuses qui nous dirent un jour que l’on était beau. Le vent qui décoiffe est soudain la main de l’aimée qui passa sur nos cheveux. Ce cloître n’a aucun des charmes de Moissac (cloître de ville) ou de je ne sais quelle abbaye qui cultive son splendide isolement. Taillé en pleine cité, défiguré par les moines du siècle classique, ce cloître dit la beauté de la pensée pure. La voûte qui devait au XIIème siècle être ogivale, étroite, et chargée de chapiteaux bien lourds, joyeusement animés de fables animales ou végétales, a été remplacée par l’impérieux mélange de brique et de pierres du XVIIIème siècle, abstraction finalement bien venue dans sa répétition uniforme, de même que les chapiteaux qui enroulent pauvrement leurs pierres géométriques. Il n’est rien qui vienne troubler le regard. La devise de Platon: nul n’entre ici s’il n’est géomètre, revient obstinément, lorsque l’esprit s’attarde aux faîtes, aux pentes, aux découpes du ciel et aux arches parfaites qui ouvrent le déambulatoire sur l’extérieur. Il faut beaucoup de patience pour l’apprivoiser vraiment. Son dépouillement oblige à apporter sa nourriture spirituelle. On ferme les yeux dans ce lieu sans distraction et c’est ainsi qu’on rêve. L’absence de bruit, de pas, de chiens, en fait un lieu qu’on chérit comme un amour d’autrefois égaré aux confins de la mémoire. Si la Chapelle des Templiers est un tombeau, le cloître est un paradis arrosé de lumière et ceint de pierres savantes. Il me semble toujours que ce serait le lieu idéal pour la musique, cette franche  irruption du temps joyeux, ce serait une manière d’ auditorium en plein air où les murs moussus à souhait  inventeraient un écho inoubliable. Sa sévérité rimerait avec la tension horizontale des cordes et  s’adapterait à hauteur d’homme aux tympans des vivants. Une acrobatique clarinette, un trombone très huilé, apporteraient la fantaisie qui manque à cet écrin où la verdure repousse sans cesse. Car nulle part la verdure n’est mieux célébrée qu’entre les tuiles, au brisures des contreforts de l’église, sous les pas des affairés, qui, livres sous le bras, font crisser les graviers décidément trop bruyants. Aux habitués le cloître est un passage entre l’extérieur bourdonnant de la cité et le calme de la bibliothèque à laquelle on accède par un escalier vertigineux imité des coquillages. Tour de force du colimaçon sans appui, l’escalier a la vertu des chambres d’écho où le pas se fait présence folle, inattendue, après le solide silence du cloître. Je songe souvent dans ma rêverie cloîtrée que la proximité de l’hôpital a aussi son importance. Les livres à deux pas, les mortels gisant à vingt pas, le cloître est ainsi cet entre-deux qui joue du temps fragile de nos vies et du temps long des livres. Lorsque je lève les yeux, que l’apaisement me saisit presque par surprise après la lecture de textes bouleversants, il se fait une aurore que je reconnais aussitôt : ce sont les jardins zen que j’ai eu le loisir de contempler sur place. St Martin au Japon : même calme, même envie de se dépouiller de l’accessoire, même faveur de vivre, même ferveur du pas le  plus léger.

La montagne couronnée (10 Chapelle)

Cette église miniature est un morceau de Jérusalem tombé du ciel. Les Templiers ont versé quelques sous de leur immense fortune pour l’édifier en souvenir du tombeau du Christ, octogone parfait; une lumière perce parfois en oblique à travers cette tombe; on ne sait plus où l’on est; c’est si doux, la mort vaincue, j’ai l’impression qu’il n’y fait jamais froid, ma propre chaleur fait sans doute une manière de feu intérieur. J’observe l’agneau qui sert de clef de voûte supportant le modeste troupeau des pierres assemblées avec soin. Je finis par songer que c’est un bijou. Le rempart s’arrondit à cent pas, peut-être est-ce le joyau de la couronne? Son étrange toit qu’on dirait de pierre, lauzes importées des pays du soleil, lui fait, tant c’est beau, un chapeau d’un gris inoubliable de solide mélancolie. La tragédie des Templiers résonne entre les murs où durent se tenir des réunions secrètes, condamnations, meurtres, toutes ces choses qui disent la vie éphémère et la passion du temps, fragilité des corps qui pensent l’éternité des pierres. Je m’y réfugie souvent; ce lieu est mien quand je le veux, quand, au bord de l’expression, mes lèvres consentiraient presque à émettre un texte littéraire attardé dans les limbes de ma cervelle;  je crois retrouver l‘attitude méditative des chevaliers qui devaient penser la politique, alors que j’en suis à ciseler la mélodie pressante de mes phrases. Ce qu’ils taillent de l’épée, je le pointe de mon crayon. Un carnet coincé sur les genoux, voilà tout mon bagage; eux avaient le monde à portée de main, orient et occident assemblés sous la poigne du maître, et le crime en guise de fable utile.  Le grondement lointain des voitures me rappelle l’enchantement des voyages vers l’orient, vite je suis là-bas, à l’écart, le jardin traversé me rappelle celui des amours enfantines, où l’on criait contre les murs pour mesurer sa voix. Des morceaux de statues disent de leurs voix éraillées les rêves qu’ils eurent… et les nôtres, qui ne sont guère différents: aimer, aimer et encore aimer.  Je pense tout soudain à ce qui se dresse à l’intérieur de la chapelle, dont personne ne parle et qui pourtant marque un tournant dans notre civilisation; ce sont deux prophètes, armés de leurs phylactères illisibles qui sont à la fois colonnes et statues (ce sont les seules qui nous restent des statues de la cathédrale d’origine). Je ne comprends pas pourquoi on ne porte aucune attention à ces austères. Ils sont notre espérance, tous ceux qui les ont vus disent mon dieu en secret, étouffent des larmes de joie, de voir sortir l’humain de la pierre avec cette audace élégante; les artistes eux mêmes peuvent y prendre de la graine. Que l’on considère la position de leurs pieds et l’on comprendra l’avance, le premier pas de notre modernité. On se défait de la masse des pierres pour oser la sortie et à partir du bloc, nous voici pensants, libres, ouverts et droits. Cette chapelle est un joyau qui dans son chaton recèle davantage encore: la joie de vivre, la joie pure, la joie d’être vivant. Nos prophètes dessinent nos destins; et ils se tiennent là discrets, presque souriants. A l’affût de notre courage à venir, ils nous attendent.

La montagne couronnée (9 chemins)

Lorsque le besoin se fait sentir d’une promenade digestive, c’est l’embarras. Deux chemins s’offrent aux pas. On peut préférer la promenade au niveau des pentes, là où le calme s’élargit à vive allure jusqu’à l’horizon. C’est l’avance du rêveur qui s’attarde sur son plaisir; il domine le paysage et songe en sa logique: ce pays m’appartient puisque je le vois tout entier. Parfois la vue est obstruée par un arbre, c’est vrai, mais cela ne dure jamais. Il avance, rêve, extérieur à la cité et assume tous les risques. Dans le dimanche irrésolu, il est au pied du mur, suit l’ombre des remparts, lorgnant en contrebas l’arrivée hypothétique d’un envahisseur. Il y en eut tant. Je ne peux m’en empêcher, je confonds leur souffle avec le vent du nord; les vikings – ou peu importe leur nom –  n’ont jamais cessé d’affluer; le noroît les portait par la mer et les fleuves. Il me semble encore entendre les cris de ceux qui surpris par l’ennemi, dos à la pierre, furent cloués d’une lance ou d’une flèche; le malheureux, il lui suffisait pourtant  de franchir la porte de la cité à quelques mètres pour conserver son seul bien, sa vie. Le chemin du bas était l’embûche assurée. Le lieu des plus affreux cauchemars. L’injonction: “Ne reste pas dehors”, semble s’être transmise depuis ces lieux risqués. Décidément, Il faut toujours emprunter l’autre chemin, celui où les remparts remplissent leur office rigoureux, quand la pierre appuie sur le nombril et que l’on a l’impression d’un chant de victoire avant que la bataille commence. C’est qu’on est dedans, on avance en prince, le sourire en prime. Rien ne peut arriver, le pas est ferme, jusqu’à rêver que l’on marche sur les cimes des subtils acacias qui nous font cortège dans le fond du vallon et semblent les contrebasses de la symphonie des pierres qui dansent. L’orchestre des rues étroites qui se croisent sans cesse est malicieusement perturbant, c’est vrai, et tout à coup on cogne au rempart alors qu’on se croyait perdu et la cathédrale et l’église de l’ouest, si juste avec son Martin qui donne plein vent son fameux manteau, elle, si audacieusement petite sœur de la grande, servent d’appuis soudains au regard reconnaissant de l’égaré. La promenade qui risquait la déroute est redirigée constamment par la ceinture habitée qui dégringole partout sous les pas. La splendeur des couchants vue depuis ce chemin est le long linceul dont parle le poète; la rambarde gémit presque sous la paume, comme pour rappeler qu’il n’y a pas que les orangés lointains, mais également la grise pierre calcaire posée par l’homme et sur laquelle j’appuie mes avant-bras : elle seule permet la longue contemplation de ce pays proche qui miroite longtemps.

la montagne couronnée (8 remparts)

8 Remparts

              Ce sont ces mains qui enserrent la cité; c’est un serpent qui tient sa proie du côté cathédrale et serre au plus étroit du côté du centre puis va s’évasant vers l’ouest où tout rosit dans les soirées d’automne. Je les arpente tranquille; même au fond du lit je n’éprouve jamais pareil sentiment de sécurité. Louis XI avait posté des sentinelles autour de son château pour tenir la mort à distance, or, passant à Liesse, sa vierge préférée, il aurait pu voir que Laon était un château fort de cet acabit. “C’est un rempart que notre Dieu” (psaume 46) chante le texte cardinal de Luther;  à Laon il eût été persuadé de la chose. Rien ne peut arriver, au sens où l’ennemi certes peut bien lui aussi arriver, les citoyens de la ville, eux, sourient, ils sentent que le rempart  est solide. Les gens du temps ne savaient rien des avions, des drones, et la terre qui colle aux pieds affirmait la ville imprenable. Puis il y eut la poudre à canon. Cette horreur. C’est dommage, car les habitants pouvaient dormir tranquilles, presque sans gardiens du sommeil; les remparts donnaient à rêver; il semble que les hommes se soient regroupés en cités à cause précisément de ce besoin de sommeil et de rêve; le poète est inséparable de la sentinelle; il faut bien dormir et c’est la raison d’être des administrations, car il faut organiser la surveillance, les roulements etc. Les remparts nous racontent cette histoire des cités. Battant la semelle aux remparts on entend les échos de ce récit effroyable des hommes hantés par les envahisseurs et qui ici trouvèrent leur chambre d’apaisement. Les remparts sont la peur inversée, la terreur de l’autre enfin contrariée. Mais pour des ennemis, les autres, quoi de plus passionnant qu’une cité perchée, imprenable, c’est-à-dire, qui, d’une certaine manière doit être prise. Elle nargue, cette belle femme. Elle est riche de ses habitants qui ont fait fortune et donc construit églises et châteaux là-haut. C’est à prendre. La laisser serait du gâchis. Hélène de Troie en Picardie. Derrière les remparts, la belle Hélène guette; elle attend les Grecs, ces barbares. Ce n’est pas l’histoire d’Ulysse je sais bien, c’est même l’inverse, mais la cité ici est franche du collier; elle déteste les ruses. Ici, en lieu et place des chevaux on a usé des bœufs, animaux placides et forts, comme les habitants. Les remparts roulent ainsi mille contes et s’il fallait marcher vraiment un jour à travers l’histoire des hommes, je conseillerais le tour des remparts de la cité.

La montagne couronnée (7 nef)

Mes pas me poussent contre la porte battante; l’effort de mes bras, de mes jambes, tout le poids de mon corps, suffisent à peine à ouvrir ce caveau ombreux et muet. Je prends la fraîcheur à pleins poumons, aspiration forcée comme on hume une improbable fleur d’hiver, comme si je voulais d’un coup engranger l’espace que je devine déjà gigantesque. La folle du logis invente un vide de pierres à affronter. Un pilier puis deux, mes pas qui résonnent puissants donnent une importance considérable à mon entrée. Face à l’allée centrale je me heurte à la profondeur qu’il va falloir apprivoiser; là-bas l’orient des vitraux miroite, bijoux ramenés des croisades et que ma rêverie laisse flamber, tandis que j’avance le plus lentement que je peux, solennité feinte au début qui se charge peu à peu de vérité, car les semelles renvoient un son de vivant profond. Ma personne presque absente à l’air libre du parvis se charge de la capacité d’être tout entier :il faut bien remplir la nef, il faut bien écouter le poids du corps qui avance fébrile, tous les sens à l’affût; j’observe avec joie que le poète a raison de voir dans chaque unité de la nef une vertèbre qui s’aimante à la suivante; la nef se fait alors l’épine dorsale du corps couché, bras au transept et tête au choeur coloré. Mon propre corps vivant est lui bien vertical, honorant le gisant qu’il ressuscite. Mes yeux, ma respiration, ma peau frissonnante, tout donne aux pierres organisées selon une mathématique rigoureuse un souffle neuf, une vérité justifiée par mon corps présent. Ma vie s’échange contre la joie de ceux qui bâtirent la merveille. Je comprends alors que visiter la cathédrale c’est prendre à l’ancien une feinte éternité, c’est emprunter un temps les illusions d’antan et les faire siennes, juste un peu de joie de vivre, prolongement par les pierres de ce que nous avons pareillement envisagé lorsque nous avons fait des enfants. Notre-Dame est le nom du lieu, forcément, c’est une dame qui porte un enfant, elle musarde là, s’attarde là-bas, rôde dans notre inconscient partout. La mère y soupire. Elle sait elle que rien n’est éternel, même si elle voudrait bien y croire. On essaie d’y croire un peu avec elle, qui est le génie des lieux où tout se répète; chaque pilier chaque colonnette a son double, son écho solide, ce sont les fils des générations qui se reproduisent. Le corps mimé était un leurre, ce sont tous les corps passés et à venir qui sont présents sous mes pas. Et c’est pourquoi mon pas résonne jusqu’au frisson. Je ne suis pas seul dans ce lieu à échos. Les fantômes s’adombrent à chaque recoin, les fils et les Marie meurent aussi. On ne fait pas assez attention à son propre pas qui, lorsqu’il procède, est déjà passé. Ce présent là, évanescence de passage, a sa splendeur aussi. Je crois que c’est le vrai sens de ces édifices conçus pour longtemps. Ils chuchotent, à travers les lumières qui s’ébrouent sous les ogives, que l’écho est gage de notre présence. Le poète le dit qui prétend que tout temple est un lieu à échos. Il faut le croire, bien davantage que les anges, car ce qui parle ici, dans l’écho, c’est la musique émouvante de nos vies qui vont, fabriquant un passé qui certes ne repasse plus mais qui, si on y prête l’oreille, chante tout le temps où nous vivons. Le pas est un rythme en effet, et la mélodie qui me hante peut être convoquée à l’appel; il suffit de faire silence, il suffit d’écouter le passage et c’est la joie chantée qui monte.

La montagne couronnée (6 parvis)

Normalement, une cathédrale c’est au bout d’une avenue, au bord d’un fleuve, au débouché de places  qui respirent comme la nef, avec ses flots de flâneurs aspirant au voyage médiéval, légèrement impatients. Ici c’est la surprise, on sait qu’elle est là, à deux pas, on l’a vue à trente kilomètres, on l’a perdue cent fois, la hâte a fait perdre la direction, puis soudain elle jaillit; on se moque de soi-même, du jeu de cache cache, des mille malices de Notre-Dame qui nous valurent notre égarement. La voir enfin soulage: détente intérieure, suspension du temps.  Rassuré, j’emprunte la rue d’où je la vois du plus loin, je lui tourne le dos c’est vrai, mais je la sens, je la guette dans les reflets des vitrines proches comme si elle allait s’envoler. Elle bouge de partout. Puis, comme en un jeu d’enfant,  elle s’immobilise quand je me retourne ; j’entends alors monter une manière de psaume, les pavés, pas japonais de notre occident, obligent mon corps à compenser les infimes déséquilibres dus aux inégalités, mais l’avancée résonne large et crue. Solennelle. Le petit parvis se fait alors plage de galets; les pieds se piègent et j’y vois ma vie telle que je la traverse: je regarde au loin les fables des hauteurs mais je suis contraint dans le même temps de voir où je pose les pieds. Mon objectif lointain et le tout proche se contrarient; je me vois ce philosophe qui tombe dans le puits en regardant les étoiles et dont le village se moque à l’envi. Le parvis empierré s’avance sous mes pas, minuscule et redoutable à la fois. Les pavés sont finalement autant d’heureux obstacles, innombrables détails du quotidien qui nous rappellent que la réalité est ce à quoi l’on se cogne; je néglige les dérapages, concentré sur les bosses, je pense à l’idéal, mais c’est ailleurs, c’est autre chose; il n’est pas bon de n’avoir que l’idéal en visée, ni non plus uniquement cette attention portée aux creux et bosses auxquels se heurtent les semelles. C’est entre deux que l’on vit bien. Mes pas se plient aux règles du parvis, bientôt je vois se dessiner le seuil. Le coeur s’accélère, je néglige les statues du porche, la nef est à deux pas, des voix résonnent, des échos se lèvent enfin. J’attendais ce moment. C’est moi. Franchir le seuil c’est passer de la vie de tous à la vie privée, c’est chanter la mélodie unique de ma personne, c’est la nef, ma maison, c’est la frontière où mon visage reprend sa vérité miroir. Rien d’autre n’existe que ce présent où mon pas me porte, allègre et rêvant, par dessus le seuil précieux du chef d’oeuvre que je m’en viens tranquillement visiter. Adieu le vent qui disperse, bonjour la rude fraîcheur qui incline à se voir tel qu’on est. 

La montagne couronnée (5 lanterne)

Les quatre tours sont extérieures au bâti de l’église. Elles sont là pour la parade et malgré leurs huit cents années, ce sont des filles de haute volée dont le vent imite la voix aigüe, là haut, se glissant dans les interstices, à l’intérieur des dentelles ouvragées, sifflant des airs qui stimulent l’avancée dans la vie. Elles sont fières qu’on puisse les voir de partout, grêles, presque fragiles, points d’exclamation qui arrêtent l’esprit du rêveur. Elles vont main dans la main par deux conter l’histoire du champ carré, base solide, qui en s’élevant tourne peu à peu jusqu’à la ronde du sommet d’où l’on s’envolera après avoir fait un tour dans la vie. La valse nous attend: ces folles si belles cèlent ainsi gaiement l’histoire de nos existences exposées à l’exil final. Mais posée dessus la nef, une cinquième tour se tient dessous les autres; elle est  d’une poésie rude, bien carrée cette fois, rustaude et tellement inattendue qu’on se dit que c’est un reste des anciennes églises où il fallait caler les poutres et protéger les fidèles contre les attaques des hirsutes du septentrion. Elle a le casque grave des chevaliers du temps, observe par ses yeux si curieux, fardés du bleu ardoise qui protège les vitres virant parfois au vert, au doré, suivant l’inclinaison du jour. La tour lanterne devient vite notre amie; elle n’a pas les charmes des quatre verticales, mais qu’elle est apaisante! Si elle chantait ce serait des berceuses. Non pas celles de la mère quotidienne, non, ce sont celles que le père accepte de laisser retentir lorsque l’enfant s’endort, car la voix est grave, mais elle s’insinue doucement au milieu de la maison, ferme et tranquille. Le grave qu’elle impose vient d’en bas; elle revêt le corps de la nef, notre corps, d’une assurance magique: c’est la joie sans rire, le bonheur de la force heureuse qui rassure tant. Son murmure confine au mutisme, l’enfant n’exige pas des paroles qui font sens mais un ton, un ton qui vient des caves et ruisselle de bienfaits caressants. La mer a ce ton là. On est à l’origine et au centre à la fois. Car l’incroyable de la tour lanterne se produira à l’intérieur de la nef, lorsqu’on constatera qu’elle est là pour projeter des flots de lumière. J’ai mis des années à accepter que cette austère à l’extérieur, si modeste, si étrange, était à l’origine de la cascade lumineuse qui depuis la croisée du transept emporte coeur et poumons et ne cesse de déverser la joie de vivre, abolissant nos alarmes de vivants. 

La montagne couronnée (4 nuit )

La nuit tout change. Éclairée, elle jaillit triomphante, fait des mines aux étoiles en criant qu’elle est la plus belle; sur fond d’encre, illuminée pleine face, elle drague, elle se farde toute seule , curieusement elle s’éloigne, actrice détachée du drap de nuit, elle devient la montagne couronnée de nos rêves enfantins; mais il manque justement la montagne. C’est trop. Il y entre du songe mensonge de la marchandise rutilante et sucrée; elle se demande, je crois, ce qu’elle fait là et une fois passé le sifflement d’un qui apprécie, me voici bras ballants, souriant des trompettes fanfaronnantes des tours enguirlandées. J’admire, puis plus rien. La voilà consommée. Toute autre est la cathédrale non éclairée, la vraie, de nuit. On ne la voit presque pas, un bout de lune déchire la pierre, le grand mystère s’avance, navire dans l’obscur du présent, j’avoue que j’ai peur parfois que les arcs de leurs bras fastueux fassent craquer mes os. Un frisson parcourt le plateau; quelque chose palpite dont je ne sais rien, mais c’est davantage que l’espérance, c’est le goût de vivre au plus près des grands événements. Il a fallu la nuit pour que je la voie vraiment : c’est sa stature magique que j’esquisse sur le tableau noir du cosmos, mais c’est pure invention et la voilà qui s’avance, plus près, encore plus près, tandis que les constellations tournent avec les tours justement, là où les bœufs obscurs cette nuit ruminent les jours, recouvrant enfin leur signification perdue: c’est une magie tellement archaïque qu’elle s’incarne en animaux de trait qui s’évitent du regard, et meuglent pour faire entendre la voix grave du monde, de la terre qu’ils ont quittée et qu’ils chantent pourtant à leur humble manière. Nos contemporains bienheureux laissent perler un bleu grave et joueur qui arrose l’intérieur des tours, chanson des yeux qui rappelle les belles de nos contrées, discrètes et douces, avec leurs yeux verts bleus gris, là-haut, tout là-haut… Je tourne le dos à ce que je n’ai pas vu et dans la nuit, dormant, je suggère à mon esprit le souvenir d’un animal, encore un, aux pattes énormes formées des arcs boutants; il rampe à deux pas, il nous garde, félin audacieux qui feule dans la nef de mon crâne, comme en écho. On ne dort pas ici comme ailleurs. On se sait protégé. C’est la nuit de la foi du charbonnier qui dort comme un plomb et profite de ses rêves colorés qui coulent dans le jour pour ouvrir encore son esprit aux fêtes frissons du présent. 

La montagne couronnée (3 mante)

Quand il fait froid elle met sa mante. Elle a huit cents ans, calcaire gris, on s’y accroche la peau. Elle s’arroge alors le droit d’être de marbre, noire, un peu embarrassée d’être si grande sous la pluie qui lui bat les flancs. Il me semble qu’elle se recroqueville, les nuages la négligent presque, l’effleurent sans s’attarder, le bon dieu a ses humeurs, il va falloir patienter. Quand revient la saison en effet, brutalement, un matin, elle remet sa cuirasse rutilante, celle des photos, des cartes et des prospectus, celle qui nous fait passer la main sur le papier brillant et nous fait dire ah oui, celle qui, souvenir cent fois vu et revu, explose de tout son bleu lumière, celle dont on rêve la nuit en pressant l’oreiller comme si le tissu s’ouvrait doux sur le ciel tendre et nous donnait à revoir encore et encore la grande présence découpée sur le vide, même endormi, surtout endormi. Ce qui était masse d’ombre en janvier se fait fleur d’avril, elle croît plus vite que le brin d’herbe; on dirait qu’elle jaillit d’avoir été engoncée dans sa mante et si on l’observe à cru, sur le bleu neuf, bien en face, sans préjugés, on est contraint d’avouer qu’on ne l’avait jamais vraiment vue, avec ses dentelles ouvragées et ses bœufs très riants qui mordent l’atmosphère et semblent, à cause des nuages dorés qui filent doux, s’agiter en dansant vers l’arrière, vers le chevet, vers l’origine; et les cornes nous demandent d’où nous venons et nous ne savons pas articuler un simple petit bout de réponse. Ce mystère massif logé là haut, les sculpteurs semblent en avoir eu la clef; l’ironie des animaux en fait foi. Singulier sourire.

La montagne couronnée(2 robe)

Ce qui tombe de là-haut est une sorte de robe qui va s’élargissant de pierre en pierre pour protéger nos vies. Les tours étaient nos songes, ces verticales sont notre abri. Le souffle coupé par tant de puissance, je musarde auprès des murs et mille détails, où grâce et trivialité s’échangent, me saisissent comme dans la vie. De rudes droites, portées musicales, sillonnent l’édifice horizontalement, creusant des notes larges (fenêtres) qui chantent le combat de la pierre et de la lumière, grande affaire des nouveaux temps. J’aime lire Marie, les anges, les saints, et la naissance et la mort et la résurrection, imagier tarabiscoté sur lequel les fidèles apprenaient à lire, joies et misère mêlées. Ces clichés tendres ont vécu, perdu dans les nues, restent les drapés et les courbes: ce sont des corps qui furent et qui demeurent semblables à nos vivants du jour. Les robes d’antan s’agitent au même vent; j’entends à travers le noroît grave du soir le marteau des artisans, qui par centaines, langue tirée, dignes, solennels, frappèrent pour mille ans des visages enflammés d’amour. J’entends tourner l’oculus central, ainsi la vie, ainsi les ans, et notre tohu-bohu quotidien soudain bien ordonné semble dire: mon implacable symétrie a de ton destin la rigueur fraîche. Aucune ride sous cet œil qui capte les teintes et qui, vers les crépuscules du soir qu’on croit banals, sont la neuve espérance contre la nuit proche. Je tourne dit l’oculus, ne te fâche pas contre le temps, la belle vie qu’on a, aime, mon protégé, mon ami, profite tranquille. 

La montagne couronnée (1 vertige)

1

Vertiges 

              Des bonjours de cathédrale se faufilent, cordes tendues vers le vent,à travers les tours de l’église majeure; des dentelles ont fait leurs nids, chapeaux d’antan qui s’abolissent dans les fragiles découpes des pierres artistes; il y circule des nuages souples; les pigeons qui s’en échappent semblent autant de blocs qui s’arrachent aux colonnettes tournantes et s’en reviennent posément s’asseoir au bord du vide; il ne s’est rien passé. Les cornes des boeufs sont les plectres de leurs cols tendus vers le vent, tels les cordes d’une lyre démesurée; les mugissements laissent place à une manière de sifflement où le vertige venteux chante au-dessus des arches habiles, entassées, innombrables; ces arcs brisés inventent la geste gothique des premiers temps. Mais tout est si haut perché que le bâtir échappe au regard un peu, laissant place aux songes omniprésents qui tombent du ciel, pour l’espérance; un bonjour de joie s’en vient braver nos avanies. Je lève la tête, ma nuque se fait oreiller: alors je dors debout, les yeux rivés sur les cimes, ce rêve solide, à peine réel.