L’hôpital (1)

La voix du général partout grondait sur les planchers usés, sous les lits, contre les vitres, entre les draps, semblant parfois tomber des plafonds alors qu’elle montait des nombreux postes allumés aux chevets qui lançaient leur lumière intérieure au plus fort de leur puissance, si bien que le coup d’état n’était qu’une profonde mélopée inépuisable où la langue déroulait ses cadences en graves accents mâles dominateurs , vibrant d’élégances linguistiques inconnues et connues à la fois, périodes fatiguées que l’homme ressuscitait dans sa glotte en mille réseaux où la France multiple devait se retrouver unie et fermement réinstallée dans son hexagone originel. Bourrasque lourde, elle secouait les tentures rayées, se faufilait à l’intérieur des bonjours, mangeait à demi nos conversations de ses syllabes grasses et pourtant détachées. À travers ma camisole ouatée sur l’oreille droite, la voix s’accrochait au creux de ma douleur, l’éveillant lorsque le mal s’apaisait, soulevant quand elle s’effaçait des acouphènes que je connaissais des gifles quotidiennes. Ce que j’entendais, dans le ton, les accents, les nuances de sa parole médusante à laquelle je ne comprenais toujours pas grand-chose, c’était le mépris que le général nous portait, mépris qui à la longue et pour d’autres motifs que moi ne me parut pas injustifié.

La terreur que j’éprouvai dans les premiers jours de hurlements s’estompa peu à peu. J’étais habité par les paroles du chirurgien ; un « coup » je savais ce que c’était (mon corps l’avait éprouvé) mais « d’état » n’éveillait en moi aucun écho et les propos contradictoires de mes compagnons de la salle commune ne m’aidaient pas : mon voisin de droite, blessé en Algérie, usait d’une formule reprise cent fois par jour (comme s’il en doutait) : « C’est le général, on est sauvés ! » ; celui de gauche, un vieil homme qui s’était ouvert le pied d’un coup de hache, murmurait : « Le général, c’est qu’un traîneur de sabre !» et j’entendais mêlé aux plaintes et aux toux de la salle, un raclement de ferraille qui crissait sur le plancher en sons suraigus, comme si le général contrebasse disposait aussi d’un instrument capable d’émettre les notes d’une chanterelle étranglée.

Dans cette salle où quarante corps dérivaient sur la vie, mon esprit chamboulé finit pour s’endormir par se construire une forteresse de mélodies où la France et moi étions deux personnes frappées du même mal, l’un et l’autre blessés en même temps, moi j’étais le chant, tandis que le général figurait les basses incertaines ; je finis par penser que le chant du rouge gorge n’avait besoin de rien d’autre que de son petit corps blessé à l’endroit où naissait son chant. Cet oiseau fut mon viatique pour les nombreuses nuits. Parfois, réveillé par la douleur, je me laissais reprendre par les miasmes du radeau qui m’emportait, crasse et transpiration des naufragés, et je me ramassais en boule contre leurs plaintes côté gauche, me récitais par ordre chronologique les grands noms de mon histoire de la musique en friche, puis un chant me venait, le rouge gorge faisait un tour et je repartais dans mes rêves d’harmonie, territoire inaccessible que je n’atteignais qu’en ces instants d’abandon total.

Le pire fut la pitié qui vint s’asseoir dès le premier jour à mon chevet sous les traits d’une nonne à cornette, visage sec dénué d’esprit, souris mécanique : « Mon pauvre petit, nous allons implorer Dieu pour ta communion ! » et il fallait que je récite avec elle des Je vous salue Marie, des Notre père, enfin tous ces radotages qui me pesaient; je n’y croyais plus,  d’autant que quelques malades aguerris se moquaient de ces attentions religieuses pour petits esprits saints. Ce con, pensais-je, n’avait pas voulu que je fasse ma communion, je ne vois pas en quoi je devrais l’accueillir en père éternel. Un jour que la sorcière de Dieu me glissait un chapelet sous l’oreiller, elle me posa la question : « Vous croyez en Dieu ? » Je fis oui de la tête mais malgré son insistance, je n’articulai pas la syllabe menteuse, ravi qu’elle ait des doutes. Ces visites se poursuivirent tous les jours ; elles me furent utiles pour repérer dans la salle ceux qui étaient du parti des sceptiques et qui aiment la vie : ils jouaient aux cartes dans la journée, je m’en rapprochai et ce fut ainsi que j’appris les mille et une ficelles de la manille.  Petite joie qui devint grande liberté. Au moment des visites autorisées, je retournais dans mon lit, accroissait spectaculairement une douleur réelle ; le reste du temps je fus heureux, jamais je n’avais été aussi libre, ils me tapaient dans le dos, m’appelaient « gamin », parlaient ouvertement de leurs femmes (toutes des garces évidemment). De temps en temps l’un d’eux disait : « Gamin, tu surveilles » et je me plantais au milieu de l’allée criant « elle arrive ! » dès qu’une infirmière surgissait. Ils sortaient une bouteille de rouge et buvaient dans le même verre ; tout disparaissait en quelques secondes lorsqu’il y avait danger. Un jour, ils insistèrent pour que je boive un coup avec eux – un autre se proposa comme sentinelle – je toussai à la première gorgée ce qui les fit beaucoup rire. J’ai encore à l’oreille cette secousse provoquée par la toux, déchirement de tympan, sorte de cri intérieur qui sonna comme une cloche battant dans mon crâne de petit voyou libertaire : bien fait pour toi, on ne brave pas impunément les interdits, sauvageon !  La vie me parut belle malgré les changements de pansements qui me déchiraient la nuque et les propos menteurs des infirmières : « On va pas te faire de mal !», alors qu’elles passaient leur désinfectant au ras de mon oreille massacrée ; la terre s’ouvrait sous mes pas, je plongeais dans l’abime du mal, fureur mordante qui semble-t-il ne s’arrêterait jamais.  Je savais. A cause de cette liberté nouvelle qui ne parvenait pas à s’ouvrir, je compris en quelques jours que la révolte serait ma vie. Je ne me réconcilierais jamais avec le monde. Dans ma joie de vivre, avec la musique comme repère unique, ce fut un vœu que je traînai comme un incendie qui couve, grondement semblable à la voix du général, révolte, déchirement incompatible avec la vie de menteurs, de tricheurs que je voyais  autour de moi : trop de médiocrité décidément. Où étaient mes musiciens ? Impossible de pardonner à Dieu d’avoir fait mourir Mozart à trente six ans et d’avoir infligé la surdité à Beethoven !

La blessure

J’entends très bas dans mon souvenir la lame pure du scalpel qui mord dans ma peau en crissant gravement ; la mastoïdite se vide ; il observe, aspire le liquide mortel, lève les yeux vers l’anesthésiste, sourit de son exploit vif, tranquille, découpe subtile derrière l’oreille ; j’entrevois la satisfaction du jeune chirurgien égaré dans la petite ville qui fit ce soir-là une de ses premières incisions réelles, la main déjà sûre ; il goûte longuement dans la nuit de mai le silence et sa réussite ; sans lui j’étais mort. Le tempo était bon, l’espace muet du bloc opératoire l’entoure fermement, c’est son lieu d’élection ; il se penche enfin sur la blessure béante, pose un drain, recoud longtemps, ôte ses gants, me regarde dormir, sourit.

Je le revois trois jours plus tard debout dans son bureau, il doit avoir à peine vingt ans de plus que moi, je crois qu’il ne porte pas la blouse traditionnelle, j’ai le souvenir d’un costume trois pièces écossais, sans cravate, il sourit encore, la lumière du printemps fait un superbe contrejour illuminant ses cheveux blonds, le silence lui sied, puis c’est une musique sourde, voix de basse solide comme les collines où j’ai parfois connu le bonheur d’être seul.

Il apparaît fier de lui, me saluant comme on le ferait d’un ami et me foudroyant d’un « Monsieur », le premier de ma vie, il me tend la main avant même d’examiner la blessure, ses doigts magiques assouplissent mes petites phalanges tendues, provoquant de sa paume large un afflux de sang à mon corps tout entier. Je serre longtemps. Sans cette main ma destinée eût glissé dans la barque silencieuse jusqu’au fond du Tartare.

Si je suis un homme, j’ai honte de mon pyjama rayé, du pansement énorme sur mon oreille droite et j’en viens à me demander si ma plus profonde douleur, la plus brutale, ne vient pas de cet homme qui me vouvoie, m’appelle Monsieur, fait tant d’efforts pour me marquer son respect, alors que dans cette enveloppe misérable j’en parais si peu digne. J’entends la voix de mes parents… que c’est un jeune prétentieux, qu’il se fait des mille et des cent sur le dos des pauvres, qu’il a une voiture de sport… ce dont ils sont sans doute le plus jaloux, d’autant qu’il est connu depuis son arrivée dans la petite ville pour ses excès de vitesse. Ma fantaisie les entend suer la rancune en dévidant des monstruosités d’ingratitude alors qu’il vient de me sauver la vie… et c’est à cet instant que j’entends avec netteté le scalpel me trancher derrière l’oreille. Silence.

Sa compagne qui m’a anesthésié lors de l’opération fait un retour fulgurant dans ma mémoire, ses lèvres vermillon murmurent doucement, berceuse, berceuse, tant de douceur, elle a les yeux gris bleu de la nuit claire et je m’endors douloureux serrant dans ma poitrine les traits veloutés de son profil, la courbe du menton taillant audacieusement dans l’air stérile une présence que je garderai à jamais, comme ses trois grains de beauté sur la joue, points de suspension de mon destin, et les boucles de jais buissonnant au devant de son front qui suscitent le baiser. Je m’endors de ce trop plein de beauté, je m’endors d’elle qui presse sur la seringue, faisant disparaître d’un coup la douleur qui me taraudait depuis des jours et me semblait durer depuis des années.

Il met ses gants, m’invite à m’asseoir, s’approche, commente l’opération, écarte avec précaution les bandelettes et les sparadraps qui grincent contre mon oreille ; il sait que je souffre de mes chairs effleurées, me parle d’un ton léger presque enjoué :

–  Vous avez joué de malchance, c’est un curieux hasard, vous alliez faire votre communion solennelle le lendemain, c’est bien ça ?

Je risque un « oui » qui me fait mal. Il s’excuse, dit que c’est de sa faute, qu’il n’aurait pas dû m’interroger. Silence.

– Ne parlez pas, dit-il. Vous en voulez sûrement à la destinée et vous avez raison… Ah oui, cela s’arrange déjà, en trois jours c’est devenue une plaie saine. Vous m’entendez certainement mieux sans pansements ? Bougez votre main droite de haut en bas pour me dire oui.

Je fais aller ma paume vers le bas.

– Dès que je vous fais mal agitez votre main gauche.

J’entends des crissements dans le crâne, mais ce n’est pas vraiment une douleur. Il m’explique qu’il m’a remis du produit, dit un mot que je ne comprends pas, puis repasse devant moi, me regarde en se penchant en avant pour voir mon visage. J’entends alors, venue d’ailleurs, une voix grave, fleuve de mots dans une langue inconnue, du français quand même, je n’en suis pas sûr. Je l’interroge sur ce qui me paraît être des hurlements. Il prend un air sombre.

– C’est la radio. Tout le monde à l’hôpital est pendu au poste. Et je vous ai ôté le pansement donc vous l’entendez peut-être plus nettement. (Il est accroupi devant moi)

– C’est qui ? C’est quoi ?

– Un général vient de faire un coup d’état.

– Chez nous ? Qu’est-ce que c’est un coup d’état ?

– Pas grave. Ne vous en faites pas. Vous interrogerez vos parents. Votre opération est plus importante que ces choses là… même pour moi, c’est vous dire ! Je vais essayer de vous trouver une chambre parce que dans la salle commune ils doivent vous faire mal avec la radio à fond et les parlottes.

– C’était ça ? Je croyais que c’était un cauchemar. Ça me faisait tellement mal ! Cette voix grave là qui dit des mots que je ne comprends pas. Ça résonne comme des grattements de contrebasse désaccordée, horrible.

– Vous êtes musicien ?

– Oui, j’écris une histoire de la musique.

– Ah bon ? ! Et vous écriviez sur qui là ?

– Je viens de finir Mozart et Beethoven. Mais j’ai eu du mal. Et puis il y a eu la retraite de communion et mes douleurs à l’oreille, j’ai dû m’arrêter.

– Vous allez pouvoir reprendre assez vite. En tout cas je vous félicite. C’est merveilleux. Quant au général là, essayez de ne pas trop écouter. C’est votre oreille qui amplifie les sons. C’est normal. Ça gronde.

Il glisse alors négligemment en arrangeant le nouveau pansement :

– Vous n’avez pas eu de chance, la communion ratée et puis votre histoire interrompue…

– Oh, la communion c’est moins important que la musique. Dieu… je m’en fous un peu.

Il rit et me demande tout en appliquant les nouvelles bandes sur mon oreille si je voudrai bien un jour lui montrer mon histoire de la musique. J’attends qu’il ait terminé le pansement, et lui dis qu’elle est loin d’être finie que je fais ça en attendant.

– En attendant quoi ?, dit-il en se reculant comme un peintre qui examine son tableau.

Je ne dis rien. Il n’insiste pas, ôte ses gants et dit seulement en me tendant la main :

– Ah j’oublie le plus important, ne vous en faites surtout pas, l’opération a réussi, vous allez pouvoir entendre bientôt la musique comme avant ! On se reverra avant votre sortie et, en attendant, essayez de ne pas trop vous agiter avec cette histoire de coup d’état. Pensez plutôt à votre histoire de la musique !

Songeries et souffle au coeur (avant la blessure)

Nous étions tellement serrés que je ne me souviens pas d’avoir pu, avant la blessure, considérer que j’étais un être humain à part entière. Je me vois le plus souvent flottant dans l’odeur de javel et la buée des lessives, poussé par l’un tiré par l’autre, rampant, puis marchant au milieu des huées le visage tourné vers des ombres d’où tombaient au mieux des cris, au pire des coups, l’air sifflait autour de mes oreilles avant que la main s’abatte sur mes tempes ; parfois les lanières du martinet sur les mollets nus ou un coup de pied faisaient l’affaire, la voix du bougre, de la bougresse allait decrescendo et je repartais dans mes rêveries sonores, j’inventais des rythmes, je me promettais des mélodies qui mouraient jusqu’au soir, coulant avec moi au fond du lit, refuge.

Commençaient des songeries à partir des visages que j’avais croisés dans la cour de l’école, ceux de l’autre cour surtout, celle des filles, les teintes bleues, blanches et roses s’agitaient en souriant à travers la grille qui nous séparait, je leur faisait signe les doigts  écartés et c’était si tendre qu’en serrant l’oreiller je revivais leurs figures aériennes, sorte de ballet sur gravier, les jupes corolles montaient, descendaient, se plissaient dans les cris, les rondes, les jeux de mains, les courses dénuées de hargne, assorties d’étreintes,  de mélodies presque rythmées par le claquement des cordes à sauter, la belle affaire de vivre, et elles m’étaient si chères qu’enfoncé dans la nuit, rêvant,  je les apercevais de loin venir dans l’autre sens, de la lumière vers ma nuit, les mains en avant chaque doigt tendu comme je le faisais dans la vie réelle, comme une reconnaissance, comme si la cour des filles venait miroiter dans celle des garçons, une fille un garçon pour donner à ce fatras qu’était notre cour brutale un lissé d’amour, oh ce lien, oui je sais c’est loin encore, mais il y aura je le jure un jour où nous irons ensemble main dans la main, et dans mon rêve je songeais alors à la joie d’aimer, d’être aimé, aimé je pouvais, je n’étais que ça, mais être aimé scintillait improbablement au plus obscur de ma nuit, si bien que je finissais par penser en plein rêve qu’il était beau d’être ainsi bousculé par les parents de la guerre car tout sourire allait devenir chant, chaque main tendue dirait le contraire de ce que je vivais et chaque jour qui passe me rapprocherait du paradis, ce temps de jadis devenu futur par la grâce des filles promises se reflétant dans la cour des garçons noire de haine, et, assuré de mon avenir, j’augurais dès l’aube des élégances où la chair des peaux se mêle à la fraîcheur de l’oreiller du matin, parfums vous reviendrez la nuit prochaine, je vous attends, j’ai tant besoin des espérances de vos sourires lointains.

Avant la blessure j’étais nous, l’appartement de formica aux ampoules presque nues, la porte sur la rue qui claque en un bruit métallique que le chambranle répercute au creux du couloir vert de gris ; j’é t a i s ces murs rebâtis à la hâte après 1918 puis redétruits négligemment au creux du deuxième massacre et rebâtis en attendant quelle troisième misère, aucune fleur aux fenêtres, il faut imaginer Sisyphe très malheureux de détruire et reconstruire avec des briques et des pierres ramassées là, au cœur forcément les cicatrices des murs font des coutures, comment croire ? Je n’étais pas. Je n’étais pas encore, j’avais un souffle au cœur au grand dam du généraliste très particulier, longue barbe blanche, retirant son stéthoscope de ses oreilles velues et le regard levé vers la bougresse : « Eh oui, ma chère X, un souffle au cœur », pas un regard vers moi, la peur tombait des nues, j’étais quoi moi en slip, côtes apparentes, qui me souviens cinquante cinq ans plus tard de la couleur du papier peint, rose lavande, larges feuilles vertes, goût exquis, j’étais quoi, et la voix qui reprend : « Souffle au cœur, souffle au cœur… il n’en mourra pas » : or, la mort rôdait, amis, je devinais au ton qu’il disait cela pour rassurer la bougresse, je me disais alors que ce souffle découvert impromptu n’étais pas aussi grave que la raclée qui m’attendait en sortant ; la rage, la simple rage d’avoir un gosse qui a un souffle au cœur… et moi, et moi , est-ce que j’ai même le temps d’avoir un souffle au cœur, moi avec mes jeunes, mes grossesses, un mari de pitié et les découragements ; je voyais le docteur apportant l’eau saumâtre au moulin brisé de la bougresse avec son souffle au cœur, pardon, avec mon souffle au cœur, il tapotait l’épaule de sa chère X, l’appelait par son prénom (je comprenais à peine qu’il parlait à la femme qui était ma mère) lui disait qu’il n’y avait rien à redouter, simplement surveiller, « Surveiller disait-elle, mais je ne fais que ça de les surveiller », ce qui était vrai, elle ne nous lâchait pas, jamais, même absente elle avait ce regard noir qui ment ; enfin il la relâchait sur le trottoir et dans mon souvenir, dandinant, trottinant, nous procédions à petits pas serrés devant elle pour qu’elle nous surveille et nous juge encore davantage, on rentrait avec un souffle au cœur en plus, manquait plus que ça, comme s’il n’y avait pas déjà assez à faire, après la guerre, sur le trottoir, nous et nos croquenots filandreux qui me sortaient par le talon et me faisaient trébucher, « mais marche droit bougre d’âne ! ».

C’est grâce au souffle au cœur et aux rêveries sur la cour des filles que je pressentis, à travers mensonges et vilénies, que j’avais enfin une chance d’exister, en attendant la blessure, la fameuse blessure qui allait venir, définitive.

Le temps des couples (le conte de vivre)

Lui : Les couples se déchirent vite, consomment l’amour comme on le fait des viandes, des marchandises, rien ne tient, les mains se désembaguent au rythme des saisons, ils se hâtent alors de refaire la même chose, se jurent en étreignant la nouvelle autre qu’on ne les y reprendra plus et répètent le conte de vivre avec la même candeur spécieuse, le même automatisme qui les plaque sur l’horizon sans joie va du lit au boulot en passant par les transports, et quels transports !

Elle : Pas du tout ! Il est d’autres histoires ; la nôtre commence, patience, et les couples ne tournent pas forcément vinaigre ; je connais des mains qui tiennent leur faveur tête haute contre le temps. J’en connais qui ne lassent pas leurs yeux de l’autre regard et s’il le faut – ce n’est pas toujours – ils se séparent, s’éloignent un peu, empruntent un chemin de traverse pour l’un, une voie rapide pour l’autre, puis un matin les mains vides, bras ballants, bouche sèche, ils se recroisent, ils se revoient et du bout des doigts etc.

Lui : Cela n’arrive jamais ! Enfin peut-être mais notre temps est à l’excitation perpétuelle, l’adoration dure quoi quelques mois, allez trois ans je veux bien; un jour tu me diras on arrête et je ne serai pas surpris, un pantalon s’élime, une chemise s’effiloche, il n’est aucune cousette pour l’amour chahuté des désirs, trop sollicités que nous sommes par l’ailleurs des flatteries marchandes et les fascinations par écran interposé où la chair ne pèse rien, pur rêve qui tue le quotidien du lourd conte de vivre.

Elle : Je te l’ai dit mille fois, je t’aime en dormant, ce qui veut dire que c’est tout moi qui s’engage, ce n’est pas une lubie, je me sens respectée, et voilà que tu me disputes le droit de vivre avec toi sous prétexte que d’autres couples etc.

Lui : Je ne te dispute rien, je constate en pékin lambda qu’un couple sur deux… tu connais ça comme moi… c’est un conte, le conte de vivre à deux et je redoute la loi qui s’étale en cercles de plus en plus larges, genre : tes rides et ton sourire moins engageants, et ma peau qui cède et ta peau qui s’assèche et nos pas ralentissent et le limon des mensonges dépose sur nos visages la patine de la confiance perdue. Je ne veux pas cette légèreté grave de nos pas faussement complices parce que l’habitude s’y est mis comme on le dit de la rouille sur les ferrailles de la clôture.

Elle : Je vais te dire ce que je veux vivre : le poids des corps dans le décours des jours, un jour plus un jour, des semaines, des mois et pourquoi pas l’éternité, entre brosse à dents et liste de courses oubliée, entre pièce pour le caddie et découvert à la banque ; toutes ces mains qu’on serre dans la rue et mes paumes qui tiennent tes joues serrées pour que ton visage heureusement réduit vienne faire son nid dans ma mémoire, douceur de ton velours contre mes lignes de vie et pour finir la morsure des pupilles, or qui jamais ne s’usera et qui vient susciter parfois jusqu’à l’aloi des larmes. Pourquoi ce sont toujours les femmes qui chantent cette résolution où tout avance contre le temps à force de volonté crue ?

Lui : Je ne pense qu’au chemin dépeuplé, au bitume allumé du couchant, à la mauvaise foi du fleuve, ce temps où je te touche n’est bientôt plus que perle éteinte, j’attendais une valse et c’est un tourbillon de calendrier gris chaque fois que deux assiettes cognent, cet éclat de porcelaine sur le pavement de la salle où tu te tiens, ne pose pas ton pied, n’avance pas, je n’ose pas dire, je n’ose pas que veux-tu, l’océan du futur me semble un antarctique…

Elle : Voici le conte de vivre. Il était une fois une peau musicale en un seul exemplaire qui décida un jour d’élan de toucher une autre peau, aussi désirante, aussi unique, aussi douce, il y eut des paroles, un flot de mots pour tout dire, parfum de voix qui nimbe les amants, et une fois la peau touchée il n’y eut plus rien que l’écoute et depuis ils vont errant par les chemins vers la quête de ce trop qui n’est jamais assez. Les arbres inclinent leurs cimes ; les genêts s’inquiètent lorsqu’ils accélèrent le pas, ce n’est pas normal disent les fusains, preuve de décrue murmurent les bruyères. Les bouleaux qui savent sourient : « Ils ont hâte de s’embrasser et cherchent un abri, voilà tout », et mille feuilles de s’affoler au plein des halliers, c’est un rire qui circule de branche en branche, mimant par défi l’écrasement des vagues universelles. Leurs amours sont touchantes à cause du hasard, des yeux un jour croisés, puis perdus, puis retrouvés, mon amie je ne te savais plus si belle…. Et toi non plus dit-elle sans parler, prenant sa main pour la porter à ses lèvres : elle saisit le plein de sa paume, y enfouit le bas de son visage, rêve, dit enfin « jamais » pour dire jamais plus nous ne nous quitterons. Car ce qu’ils trouvent dans ce conte d’amour est aussi simple qu’un enfant solidement campé : ils n’ont plus peur. En accomplissant le chemin de la paume vers les lèvres, de la bouche vers la bouche, ils ont fait le plus grave, et les jours ont beau être ordinaires, hantés des chicanes trop humaines, ils savent que quelque part il est là, qu’elle est là, qu’ils s’attendent au plein du conte de vivre.

Lui : Garde ton joli conte ; permets-moi de hausser les épaules et si tu les croise salue- les de ma part !

Elle : Si nous le voulons, idiot, c’est nous bientôt !