le livre à venir (33)

J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.

[La parution de mon livre “Le Chemin – der Weg” est imminente. Prévue le 28 septembre. Editions Lumpen, 179 rue de l’Abbé Georges Hénin 02860 Colligis-Crandelain. 20 euros. ]

le livre à venir (32)

Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.
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Les souterrains de Laon 4 (la nef noire)

La nuit attire l’amour. On peut être certain que des couples se sont forgés sous la pierre, sculptant à jamais, doigts serrés, ardente chamade, des amours illégitimes, puisqu’on ne pouvait pas s’aimer au jour des rues, dans l’éclat des places; par ailleurs la nuit de la cité était peu sûre. Les souterrains aux petits murs effrités qui donc se croisent, amènent à se retrouver. Ces vies de taupes parallèles et inverses dessinent dans leur ombre des étreintes telles qu’aucun amour vivant au plein de la vie lumineuse ne connaîtra jamais, car l’interdit (cette drogue) augmente les sensations à une puissance décuplée. Les piliers qui soutiennent parfois les salles aujourd’hui désertes – comme la nef du dessus au moment des offices – font songer à une nef noire où des messes frauduleuses, noires elles aussi, purent être célébrées librement. Les souterrains courent dans tous les sens si l’on veut bien chercher les passages. C’est au mépris des appartenances et des propriétés si bornées en surface, tellement emmurées, coupées soigneusement du voisin. Au-dessous rien de tel. Il n’y a plus d’autre. Le respect a fondu. C’est l’anarchie des corps, des classes, des sexes, des appartenances sociales, prêtres, servantes, maîtres et maîtresses, malfrats et nonnes. Bien sûr on a pu reproduire ici ou là les fameux murs mitoyens du dessus qui font la misère et la joie des juristes, mais cela semble fragile, la nef noire aux mille chemins du rêve, aux mille abîmes du cauchemar étant un monde à part où tout circule, où tout peut arriver. C’est l’internet ouvert à tous en forme de réelle présence sous la terre. Quand l’amour se noue sans guide social officiel, c’est la passion certes (Tristan et Iseult en témoignent), mais la folie s’accroît dans l’écorce du couple illégitime, et le sans limite des souterrains dit que dieu est absent et que tout est possible.
Le crime guette pourtant. La vengeance dans la nuit des amours impossibles s’abat sur les pauvres diables et diablesses, victimes de leur passion. Avide d’écarts, Satan se pourlèche à l’idée de tant de victimes potentielles.
Les pervers de tout poil ont beau jeu de surprendre les naïfs qui s’adorent dans la nef défaite de lois. Car l’inconscient pulsionnel, que figurent si bien les souterrains, regorge de ces assassinats et meurtres qu’on ne voit habituellement qu’au théâtre sous la lumière des sunlights. Ces pièces existent justement pour purger nos passions. Oedipe et Hamlet sont eux aussi les victimes du souterrain, mais c’est un souterrain où l’on parle, alors que la nef noire, elle, scène obscure, résonne de mille voix étranglées, de chuchotis subtils, et la parole y est le plus souvent absente: les baisers empêchent tout discours ou l’on meurt sans un mot.
L’écho répercute mon appel, mais les souterrains sont si vastes que c’est tout un peuple qui tout à coup me répond. Souterraine folie des hommes qui retentit dans la griserie inquiétante de son délire.

Les souterrains de Laon 3 (obscurités gothiques)

Puisqu’on cachait aux souterrains tout un monde de vin, de victuailles, de blé, il me vient que ces chemins obscurs renvoient à nos entrailles. Coloscopies, echographies, radiographies ont mis à jour depuis peu une vision claire de cette partie du corps qui nous hante chaque jour. Mais l’affaire est récente: depuis l’aube des temps l’humanité s’est préoccupée avec un zèle émouvant à décrypter les signes de notre abdomen, ce qui nous est le plus proche et qui était depuis toujours tellement lointain. C’était notre bien le plus précieux et nous ne le voyions pas, étrange monde souterrain.
On n’oubliera pas que ce plus obscur est également à deux doigts du lieu d’où la vie jaillit. Mystère fabuleux de la naissance. La vraie vie est ailleurs, dit le poète, il veut dire le féminin sans doute, et ce passage obligé du vivant à travers le chemin des dames, souterrain encore, souterrain capital. Les choses ne sont décidément jamais simples dès qu’on pénètre sous la terre. Le touriste le sait bien qui a une curieuse impression de déjà vu, de déjà traversé, de déjà exploré, même la première fois, surtout la première fois, car ce n’est jamais la première. Il est né; divin ou pas il est né; donc ce souterrain là il le connaît, c’est ce qui le fascine, c’est le plus connu qui est le plus exaltant(ainsi le décolleté, objet de désir majeur du mâle, ouvre-t-il sur le sein qu’il têta bébé avec la passion que l’on sait).

Pour revenir à l’histoire, il me semble qu’autrefois c’est aux souterrains que les fortunes et les vies ont été constamment ramenées. Richesses (vins, blés)entassées loin de la lumière de l’envie et de la cupidité; c’était aussi un lieu de fuite lorsque les envahisseurs avaient percé le rempart, nuit du sauve qui peut, illuminée d’un guide que l’on devine intuitif et malicieux.
Il existe comme on voit une relation entre notre corps et la ville, nous le saisissons obscurément: la cathédrale est la tête, le plateau le corps, les souterrains sont le bas du corps, les boyaux comme on dit. A cette vision enfantine il faut ajouter les constructions souterraines qui empruntent leurs formes à la cathédrale. Les ogives sous la terre présentent une autre cathédrale où l’on pria peut-être selon des rituels peu catholiques comme le laisse entendre le poète conteur Hubert Haddad. Pas de portail édifiant comme à l’autre cathédrale, l’entrée n’est pas évidente, humble porte discrète, lourde, quelques marches, usées en leur milieu (il y passa donc bien du monde) qui projette, une fois ouverte, la lumière du dehors. C’est une structure en miroir: ces ogives noires sans but seraient le tain de la grande cathédrale. On sourit de songer que le gothique était aspiration vers la lumière et qu’ici ce style majestueux, grandiose, qui voulait dévorer le ciel, s’élance, dérision magique, dans la nuit du roc taillé.

Les souterrains de Laon 2 (la face cachée)

Comme la lune, toute oeuvre a sa face cachée. Je crois en empruntant les souterrains que le mystère va être levé. On se dit qu’on va tout comprendre, que cette nuit marchée (manière de rêve prémonitoire) va nous éclairer sur l’histoire, la vie, la foi peut-être; après être passé par la nuit, le sens va me venir, car il n’est pas possible, pense l’enfant en moi, que tout cela (le monde) n’ait aucun sens.
On en ressort en effet moins ignorant du pourquoi et du comment, on est soulagé, la lumière du jour nous fait une aube renouvelée, seconde naissance bien sûr, on respire, on s’aperçoit qu’on s’est fait peur, que la vie est cet échange entre ombre et lumière, que l’avance de nos jours a quelque chose à voir avec cet obscur et tortueux chemin de nuit sans étoile.
On se souvient des signes aperçus, de la voix du guide en écho et de notre curiosité qui s’est peu à peu apaisée. C’était un voyage, nous avons eu raison d’emprunter cette nef de pierre, la vie c’est ça aussi, pas toujours ce que l’on dit dans la lumière du parvis mais ce que l’on murmure dans la nuit du secret, de l’intime, tout contre les festons de l’oreiller.
Dans les ombres des souterrains, on croise sa propre personne que l’on ramène comme Orphée ramène Eurydice en pleine lumière. C’est moi qui me suis extrait de la roche-mère. Sans les souterrains je n’aurais jamais éprouvé l’éclat fabuleux des boeufs qui folâtrent là-haut, de même que la nuit quand je dors je réarrange dans mes rêves la lumière complexe du jour passé, préparant le jour à venir.
Les souterrains c’est cela aussi, ce songe mensonge qui à la base devait tout expliquer et qui nous murmure seulement: le vrai mystère n’est pas là-haut ni en bas sous la terre. Le vrai mystère est caché en toi, le mystère c’est toi, le mystère est ta souterraine invention perpétuelle, c’est ton oeuvre, là où tu travailles dans le silence, le coeur battant.

Les souterrains de Laon 1 (guerres)

Nous espérons ne pas mourir trop vite, mais la peur qui nous saisit ne relève pas toujours d’un futur tragique, elle est aussi regard rétrospectif. Les souterrains de Laon et de toute la région sont dévorés de l’intérieur par le souvenir de la guerre, des guerres contre les Allemands bien sûr, mais aussi d’autres guerres plus lointaines.
Je me demande si les souterrains (Caverne du Dragon) ne sont pas la guerre, l’autre nom de ce mot affreux, la guerre, avec ses griffes énormes, ses éclats noirs et sa hideur repoussante. La guerre dite 14-18 ou la guerre dite 39-45, toutes deux forment des souterrains dans notre mémoire, excavations sombres avec larmes de terreur et joies folles de la libération. Nos grands-pères, nos pères nous l’ont suggéré, ils nous ont dit un peu parfois par mégarde cette nuit de deux fois quatre ans qui a aggravé leurs vies d’un fardeau insoutenable de haine et d’inconsolable ressentiment. Je crois qu’ils ne sont jamais sorti de la nuit de ces souterrains-là, on le voyait bien au regard qui tombe, aux soupirs qui laissaient entendre une jeunesse en miettes, au noir très sombre qu’ils tentaient d’écarter du bras ou d’un geste las de la main: il ne fallait pas en parler, grand silence de leur souterrain bien à eux, bien horrible car sans langage. La lumière des mots eût aidé peut-être, mais non, ils avaient les amis et leurs morts à garder au secret de leur mémoire. Peu de mots décidément. Je vois ces souterrains comme des parenthèses du passé où la mort roda impromptu dans la nuit perpétuelle de l’horreur, des cris, des explosions, partout, tout le temps.
Les guerres sont les souterrains de ce temps-là.
Je me demande si la fameuse mort de dieu que l’on situe dans le temps entre la guerre de 1870 et celle de 1914 ne peut pas être également située dans l’espace, ici, dans cette frange géographique qu’on appelle les frontières du nord. Les envahisseurs ne voulaient pas seulement les richesses, nos terres noires, je crois qu’ils rêvaient d’un dieu qui tienne la route, un vrai dieu tempéré, doux comme les climats de la douce France. Les Allemands ont une expression éloquente qui semble évoquer directement nos lieux: heureux comme Dieu en France, c’est dire pour eux l’attrait de nos contrées.
Ainsi, j’y insiste, la mort de dieu a-t-elle son lieu: ces frontières déchirées, hésitantes, friables, souterrains de panique noire. Je ne sais pas pourquoi me revient ce souvenir historique très lointain: Syagrius, dernier empereur romain, se réfugia à Soissons où il fut écrasé par Clovis, ce dernier mettant fin ainsi à mille ans d’empire. C’était là, à deux pas dit la légende, dans une grotte où l’empereur fut fait prisonnier, puis emmené de force dans un sinistre cloaque du sud où il fut étranglé. Souterrains encore.
Je demande qu’on regarde ces souterrains de jadis avec la même acuité que l’on contemple cet arbre d’avril que l’aube arrose avec l’évidence pacifiée d’un renouveau admirable. Je demande – mais c’est beaucoup demander – que les souterrains soient visités comme un passé et aussi bizarrement comme un espace, cet espace curieux qui fit les guerres et les ravages. Je sais bien qu’il y a des grottes, des souterrains, au pied des Pyrénnées, des Alpes, à deux pas des Vosges ou le long des côtes de l’Atlantique . Mais nos souterrains à nous sont liés à l’incertitude des frontières du nord. Nous n’avons pas de nord limpide, indiscutable. Nous à Laon et alentour nous ne sommes adossés à rien, aucune Alpe ne nous protège, aucun océan. Nous sommes à cru, exposés aux invasions de tous ordres. La plaine court sans obstacle jusqu’à la Mer du Nord, c’est fou. Cette plaine est un terrain de jeu pour enfants cruels et envieux où seules les rivières Aisne, Meuse, Somme, forment un obstacle dérisoire et plutôt amusant pour ces enfants attardés avides de meurtres, de pillages et de richesses.

le livre à venir (31)

Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tièdeur, la paix placide des ruminants, les fremissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.
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le livre à venir (30)

Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du cœur.

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le livre à venir (29)

Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.
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le livre à venir (28)

Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.
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