Proust écrit (3)

quant à en savoir davantage sur cet homme sans opinion qui se targue d’être moi autant essayer d’arrêter la rivière, flot finalement sans rive, être tout compte fait sans nom réel sauf pour les autres il faut bien donner sa part aux lions du collectif mais là dans cet entre-deux au beau milieu et sans ponctuation, au temps de la détresse et dans l’intimité du moi je me laisse dissoudre je ne suis plus que toi et nous et Proust et Claude Simon et il faudra bien dire ce qu’il en est de notre présence en ce lieu, ce qui palpite palpite printemps deux mille dix-huit j’aimerais bien dire ce lieu, et bien sûr ce temps, mais c’est déjà moins intéressant, oui dire le lieu d’écrire au lieu de m’acharner sur moi sur cette chair de moi, le corps bien réel, c’est lui le lieu cependant, ce pendant qui semble bien moi et redit ma présence au milieu des ouailles du grand market, achète dit la violence amusicale qui nous entoure de cette vaste prose, de cette vaste prose éprise de soi, et de soi uniquement et je vais courant d’un étal à l’autre dès l’aube éperdu athée voici venir les temps des ciels d’ici-bas toujours brouillés, grande mélasse, voilà le lieu, voilà ce qui se passe derrière, le décor des vacations et tu voudrais que je sois moi mais je ne peux et que les choses soient claires mais je ne peux, j’entends bien la variété féroce du plus offrant par le meilleur vendeur ce Méphisto de luxe qui braille là devant sur les formes anciennes, voilà j’ai tout dit du temps, enfin je crois, je n’y reviendrai pas, c’est le lieu qui m’intrigue, le lieu, j’ai à peine commencé d’en parler, j’ai mis Proust écrit, il me fallait bien un appui, je n’allais quand même pas aller chercher le passé simple des récits paraphés paragraphés avec ce style bien connu des zola énervés par les fameux trop fameux problèmes dits de société qui oublient l’insistante présence affrontée à la pluie, à la dépression veux-je dire, du moi pour moi, problèmes qui délavent la crudité de la surexposition au temps d’ici et maintenant, qui eux n’ont rien à voir avec les hiérarchies d’antan et tendent leur mufle, ces temps, ce temps vers un avant sans fard sans avant, avec pour seul moteur ce que tu sais, i.e.rien, enfin si, trop de choses, l’amertume de celui qui ne sait répondre à la question du qui va là, car le moi je l’ai dit est au feu de la comète présente un souffle petit, certes insistant, mais si petit qu’il vole en étincelles dans un espace sans confins toutes directions, pépites folles, allons allons, je ne suis pas venu pour rassurer, et si j’écris Proust en bandoulière c’est pour oublier ma lenteur et la vive allure du plancher des vaches où je croyais être accroché si bien que je dirai sans cesse le pourquoi du comment du fleuve où j’essaie d’être, courant courant encore au ras du sol qui n’est que vague,

Kafka et la loi (Devant la loi)

L’homme de la campagne dont il est question (der Mann vom Lande) est un peu nous, tout un chacun. Les sociologues diront qu’à l’époque de l’écriture de cet apologue (1914), les hommes de la campagne parviennent aux portes des villes. Avant 1914, 80% étaient des gens de la campagne. Le ravage de 14-18 n’est peut-être que cette histoire des êtres qui apprennent la loi par la baïonnette, dans des tranchées sinueuses.

Pour le reste on voit que l’homme de la campagne ATTEND. (On n’est pas loin de Beckett…) Tous les héros antérieurs de toutes les fictions possibles et imaginables faisaient exactement le contraire : ils agissaient. Ce héros attend. C’est donc à peine un acteur, il n’agit pas. Je suis sûr qu’il a peur. On le serait à moins ; lui qui a toujours vécu au village, connaissant tout le monde, vivait sans se poser de question, tout était évident et là tout soudain on lui dit qu’il doit entrer dans la loi. Cette aventure a été vécue à la rupture du XXème siècle et ne cesse de nous hanter. Faut-il entrer dans la loi : avoir un métier une famille ou vaut-il mieux attendre devant la porte ? Il est évident que notre héros si peu héros est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. On entre dans la vie, dans la loi des autres et on ne se pose pas de questions : on entre dans la loi sans réfléchir longtemps, lorsqu’on est jeune et que – comme on dit – le monde n’attend que cela, que tu t’intègres, que tu marches avec les autres, que tu te fasses reconnaître.

Kafka docteur en droit s’occupait des accidents du travail (de 1908 à 1918 à peu près), il en a vu des mutilés de la vie, il en a vu des misères, il en a rencontré des pauvres ! Il connaît par cœur les problèmes de droit, de loi, mesure constamment la distance entre la vie et la loi. (Le nul n’est censé ignorer la loi qui est un commandement impossible.)

Mais c’est aussi l’homme du doute. Il n’ose pas parce qu’il est par exemple un artiste, un homme qui mesure toute la difficulté d’écrire ; car écrire c’est lutter contre des fantômes, affronter la loi commune qui considère que l’art n’est rien au regard de la vie. Alors que pour Kafka tout est littérature ; il dit : « Je ne suis et ne veux être que littérature ». Balzac avait écrit sur la canne de Rastignac « Je brise tous les obstacles » ; Kafka en référence à ce trait dit lui : « Tous les obstacles me brisent ». Il voudrait bien épouser une femme avoir des petits mais il voit bien que la loi l’en empêche, le chemin est barré. Entre sa chambre et la porte de l’appartement où il a vécu jusqu’à trente ans, il y avait la chambre de ses parents…

La thématique est autre encore : l’homme qui naît doit s’adapter à la loi et non fabriquer son petit monde de manies et d’obsessions. Il est requis par la loi au concours de la vie commune. Et il doit se justifier d’être un de ses membres: identité, métier etc. Notre homme de la campagne ne peut pas, ne sait pas ; il n’a pas le code. Le père de Franz Kafka était un commerçant énorme bruyant coléreux mal élevé. Il était dans la loi, il ETAIT LA LOI. La loi du père. Le fils subit cette loi, dans un milieu juif, on imagine la difficulté ; ce texte décrit aussi le statut des juifs dans nos sociétés, évidemment. Le juif est hors la loi. Le père cité plus haut fait tout (au grand scandale de son fils !!) pour être intégré et ne plus avoir affaire avec le monde juif dont il vient.

Je dois mentionner à propos de ce texte un phénomène troublant. Kafka qui n’aimait pas vraiment ses textes et avait demandé que l’on brûle tout ce qu’il avait écrit, a fait paraître ce texte avec d’autres dans son recueil de nouvelles intitulé : « Le verdict ». C’est le seul recueil dont il ait été assez content et surtout lorsqu’il parlait de ce texte « devant la loi » les témoignages concordent pour dire combien il était heureux de l’avoir écrit. Il savait qu’il avait écrit un chef d’œuvre. on sent bien la chose, cet humour étrange, cette distance, cette élégance grave et rieuse, cette manière très concrète d’écrire sur un sujet tout compte fait métaphysique, mais non philosophique, comme un texte rêvé, sorte de fausse légende talmudique, parodie de conte, INEPUISABLE. On dirait un texte religieux pour non croyants !

Kafka aimait tant ce texte qu’il l’a intégré au « Procès » dans le chapitre intitulé : « Dans la cathédrale ». Il en propose même une interprétation qui est intéressante mais c’est une vision énoncée par un prêtre, par un personnage et elle ne peut être rabattue mécaniquement sur la vision de Kafka. Au fil des jours, des décennies, des années, ce texte a pour moi pris les nuances de mes environnements successifs, ne perdant jamais cette part de mystère que l’on retrouve chez les peintres comme Vermeer ou les musiciens comme Chopin. Ce sont des interrogations splendides, des discours bien plutôt qui nous entourent comme des rayons éclairant chaque jour, des chants qui nous environnent comme des tourbillons de rêve à côté du temps et en son cœur pourtant.

La loi telle que l’entend Kafka

Das Gesetz c’est la loi. L’origine est claire, enfin autant que l’étymologie est fiable : C’est ce qui est posé là ; « setzen » asseoir, installer, poser là devant. Sich setzen c’est clair c’est s’asseoir, mais« Setzen » tout seul c’est asseoir mais aussi ‘composer’ dans l’imprimerie… donc placer les lettres de plomb dans le bon ordre( ce que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître). Le préfixe « ge » ne doit pas nous étonner en allemand car on l’accole aux mots parfois pour donner l’idée d’un ensemble. Exemple das GE-fühl, le sentiment, rassemble tout ce qui est ressenti par un être humain. Das Gestell est tout ce qui est placé là devant, « Dispositif » « arraisonnement », enfin tout ce qui fait la difficulté de la technique vue par Heidegger.

Ce qui est assis là, posé là c’est le principe que l’on désigne par « Satz » en allemand. La loi a affaire avec la philosophie. Gesetz et Satz, loi et principe, sont donc étroitement liés. Mais Satz c’est aussi en allemand la « phrase ». Donc c’est un terme qui relève de la philologie. L’homme est assis devant la loi, certes, mais on peut dire qu’il est assis devant son miroir, si la loi est “assise” (l’assise du social).

Enfin, pour la phrase, « der Satz », la pensée se dirige alors vers sa forme et on imagine aisément que la phrase et la loi sont comme forme et fond d’une seule et même chose : la loi est une phrase, un principe que l’on peut énoncer dans l’espace d’une phrase et dont le modèle est sans doute dans les dix commandements de l’ancien testament. Pour que la loi soit applicable elle doit être simple et ramassée en une phrase. Enfin, j’ajouterai, pour que ce soit vraiment personnel, que personne n’a jamais mis en valeur ce sens de s’asseoir avec le texte de Kafka « Vor dem Gesetz » ; or, si vous le lisez bien vous voyez tout de suite que c’est précisément la position de l’homme de la campagne. Il est assis et il attend assis. Je lis une certaine forme d’ironie dans ce face à face de l’homme de la campagne assis face à la loi qui est elle-même assise dans son principe (miroir donc).

Je note que si l’homme de la campagne n’était pas assis, il ferait un excellent remplaçant à Vladimir ou à Estragon dans la pièce de Beckett.  Sauf qu’il n’attendrait pas devant la loi mais devant le vide du temps qui nous est alloué ici et maintenant.

Proust écrit (2)

et j’écoute hébété sans m’occuper de dieu ni de diable, il était une voix, Grimm revisité, soprano conte, conte, ce conte de moi me guide, j’ai dit que la voix murmurait, Proust ou moi c’est pareil, lui, moi, des milliers d’autres, nous tendons l’oreille au même coquillage et suivant les sensations reçues nous dirons chacun notre manière, ce sera tel texte, tel autre, il s’agit de respirer, oh je veux bien à l’occasion critiquer la société, elle s’y prête je peux bien m’y adonner, mais le récit qui se fait au tympan au fond se moque de penser contre ou de penser tout court, s’il faut vivre eh bien écrivons, chanter dans la nuit gêne à peine les voisins, au fait c’est à peine croyable ce qui se dit là-bas, fatalité de la mâchoire inférieure, grommelé, l’essentiel est à la poursuite du vent passé, la bourrasque d’être, forte rage, la voix raccroche esquissant un moment des visages, je me souviens de la main de la Duchesse qui mouline dans l’air, sauf que la Duchesse, là, c’est ma mère,  à l’écoute du Duc de la Force, son mari, grave, droit, inutiles bras le long du corps, il a cette voix grotte caverne, pourquoi n’en use-t-il pas, on attend du père qu’il l’ouvre, tu vas parler, maintenant que tu es mort tu peux bien dire ce que tu celais sous les milliers de paroles qui brassaient du vide, qui est-il pour prendre tant de place en si peu de sens exhalé, soufflé dans la pièce comme bourrasque, l’enfant ronge son poing clos, je l’entends qui gémit, la plainte n’a jamais cessé, oui docteur c’est ce que je voulais vous dire, la plainte n’a jamais cessé, on est doublement punis quand on a été terrifié pareillement, on y perd ses ongles, on y perd sa vie, on y gagne des nuits oui, des nuits, des nuits non dormies, peu spirituelles, peu… très peu, on vit deux fois c’est tout, les nuits courent sous le sens ne tombent pas, gisent immobiles, sous titrage généralisant, tandis que juste au-dessus les mots disons se forment en une longue plainte, non cela je l’ai déjà dit, c’est une taupe qui rampe dans la mince bande mouchetée d’un récit, ne veut pas cesser, le serpent tout de noir filant, ce n’est plus moi, le retour oui, c’est moi, mais sinon dans la nuit inconsciente non, ah non, j’aggrave mon cas, je me la joue total, largement envahi par d’autres discours croisés, dans ce lieu que j’essaie de décrire, ce lieu d’écrire, il n’est aucune voix univoque on l’aura compris, c’est un chœur discordant, disons qu’aucun n’a le même diapason, bien sûr cela avance avec moi, avec mes pattes de taupe, cela coule et saigne partout tout le temps, je ne peux cesser de dissiper mon temps à la suite du commencement, une fois les premiers pas esquissés, l’ouverture puis la gigue puis la gavotte s’en viennent, approximations, douloureuses errances, marchant à la va comme je te pousse, c’est peu un filet, mais la minceur n’empêche pas le flot de s’arrêter bien au contraire, on dirait que l’allegro s’en trouve plus engendré joyeux comme à la fête populaire le carrousel repart de plus belle après qu’on a ramassé les tickets, la robe de la femme du manège tourne ce n’est pas répétition car le temps virevolte vers l’avant, des joyaux s’espèrent dans l’ avancée, on voit dégringolant les phrases qui resteront dans l’exaspération du toujours dire tandis que le vent celui qui mord ne consent pas à s’apaiser à bien prêter l’oreille l’appétit de l’avance alarme le vivant, il va bien falloir qu’un jour une voix dise ce qu’il en est de ce lieu, mais l’évoquant je le dévoile, je n’en suis pas sûr tant c’est abscons, je lui donne un aspect plutôt peu abordable comme on le dit d’une côte déchirée des roches et des crachins et dont la noire apparition sur le devant énorme remplit d’effroi et fait reculer les plus courageux capitaines ceux qui n’ont pas peur de la grandiloquence