croque le jour 11

comme si elles pouvaient ressusciter les années de fête

je pianote d’aventure des schubertiades fraîches

autant de clairs de lune qui me rappellent que ma chanson

hôtesse future d’ouvrages feuilletés distraitement

portera en retour ces oeuvrettes à quelque rêveur anonyme 

croque le jour 10

une fine lumière ne cesse de croître

les crêpes imposent au crépuscule leur roue éblouissante

elles fument encore de leur métamorphose par le feu 

après avoir réussi tandis que je les faisais sauter dans la poêle

une cabriole qui repousse les lambeaux de l’hiver vieillissant

croque le jour 9

gravité de nous n’irons plus aux bois

les lauriers ont été pillés par des mains tout humaines

la belle a ramassé les branches et les rêves de gloire

j’allais pourtant glabre et chantant sourire en bandoulière 

j’entends encore sous la charmille mon soprano perdu

croque le jour 7

quand le chocolat craque dans le palais

 

toutes les pièces s’allument à la fois

 

de l’enfance au présent qui plaît

les sons se renvoient mille et un échos 

mais dans le parc c’est le pas du chat qui donne le la

Alban Nikolai Herbst grand écrivain allemand s’est ingénié à le traduire

Kaue den Tag

Zerkracht die Schokolade zwischen den Zähnen


Leuchten auf einmal die Räume weit auf, und – ja! –


von der Kindheit bis zum glückhaft heutigen Wähnen


verschmilzen Klänge zu tausend und einem Echo der Zeit


Aber im Park gibt uns die sanfter schreitende Tatze der Katze den Kammerton A

On pourra lire sur le blog de Alban Nikolai Herbst les commentaires qui ont été suscités par cette brillante traduction…

https://dschungel-anderswelt.de/

croque le jour 6

les cabanes où l’enfance me garda

loin de l’usure des jours des mois des ans

dansent dans le secret de ma mémoire et je revois 

leurs toits crevés de rayons qui berçaient ce silence 

mêlé d’humus qu’aucun parfum n’évoquera jamais

croque le jour 4

j’empêcherai que mes arbres qui se tiennent au jardin 

sous la brise de janvier se penchent à l’excès

et croulent sous les vents malins

car leurs chutes lourdes en pleine crise de l’hiver

étoufferaient le vaste chant des jours qui viennent

Chopin

(J’ai beaucoup écrit sur Chopin, mais c’était dans “Traces de Pas” ou dans des revues aujourd’hui disparues… me reste sur ce blog ce poème qui a été écrit il y a plus de dix ans et qui évoque les mazurkas. Joie d’aimer, tristesse des deuils et de l’éloignement… voilà le ton bref que je voulais célébrer.)

chopin portrait

ce ne sont pas des pas réels
plutôt le souvenir de danses
qui cognèrent en Mazurie glacée
sur des planchers boueux hommes
et femmes s’accouplaient par avance
mimant en rythmes serrés
des étreintes que le chant coloré
élargit sur un rubato de nuit sans fin
où ma main et ta main ne cessent de se croiser

le mineur ne s’alanguit qu’à peine
juste ce qu’il faut de regrets
dans de parfaites double pages
où les brumes se lèvent sous le vent
avant l’irruption d’un soleil trillé
longtemps en petits marteaux lourds
que la solide poigne fait voler
je me souviens des papillons des cils
et de mes amis morts murés en moi

mes humeurs miroitent en moments touchés
j’échange ma chance contre l’absence
qui est mon vrai sujet sur cet objet
en noir et blanc nuit et jour mêlés
mon confident horizontal unique
où les tonalités tricotent des écharpes
pour garder à la bouche des baisers
jusqu’à peine accordés mais fixés ici
loin d’une terre adolescente à jamais disparue

Lucide attente

Lorsque j’étais enfant, j’entendais souvent Geneviève Tabouis qui commençait toutes ses interventions – curieuse voix de crécelle – d’un air faussement finaud: “Attendez-vous à savoir”…Attente exaspérante. Quand plus tard j’ai commencé à comprendre qu’on ne saurait rien (“à quoi ça sert de vivre et tout” F.Béranger), je suis revenu à l’attente, puisque du savoir il n’y avait rien à savoir, sinon un savoir de substitution qui occupe le devant de la scène, manière d’écran brouillé, qu’on l’appelle usage de la raison ou compréhension du monde immédiat. J’en conclus que le savoir était si morcelé qu’on ne pouvait tout embrasser à la fois et qu’en bref je n’étais pas Dieu.
C’est alors que je me suis mis à attendre. Il me fallait cependant des modèles pour prendre patience sans trop ronger mes ongles et ce fut là que je rencontrai pour la première fois un exemple magistral, insurpassé: l’homme de la campagne évoqué par Kafka dans “Le Procès”. Je suis souvent revenu en détail sur l’exploration de cet apologue à la fois comique et sinistre. Notre vie en une demi-page. Kafka en était très fier; je crois qu’il aimait dans cette histoire son côté parodie des textes sacrés (on passe de la Bible à la littérature) et qui faisait aux yeux de son exigeant auteur tout le sel de l’aventure d’écrire.
Plus tard je suis tombé sur plus convenu, avec l’attente du soldat chez Buzzati ou Gracq. C’est que leur inspiration venait sans doute des guerres atroces, où tous les rescapés ont parlé de l’attente entre deux attaques, rejoignant l’attente de la mort à laquelle tout un chacun est absurdement confronté. Attente qu’il faut bien qualifier de courageuse lorsqu’elle est à ce point lucide.
Reste l’attente de Godot où le mystère est moins dans le nom de Godot – inventé par Beckett pour emmener le spectateur sur une fausse piste – que dans l’attente pure. L’attente de Kafka était une attente irrésolue, celle de Beckett l’attente d’un moderne qui s’ennuie.
Lorsque Beckett a vu son réseau de résistance dénoncé, il a fui avec un ami dans le Vaucluse et a attendu qu’un passeur vienne pour leur faire traverser les Alpes. C’est durant cette attente qu’avec son ami, il a commencé à élaborer les dialogues d’une pièce provisoirement nommée “L’attente”. Pour passer le temps, bien sûr. La mort était derrière (les nazis) mais également devant (le passeur fait “passer”; il est “passé” dit-on de quelqu’un qui vient de mourir).
Car l’attente pour conclure n’est jamais que cette affaire d’ennui; ennui tout moderne de celui qui attend de toucher son chèque, que le train arrive au but, que le travail et les études soient finies, que les enfants grandissent, que la retraite vienne etc… Coincé dans le temps, pour éviter l’ennui, me voilà tenté d’accélérer, me ruant ainsi plus vite vers la mort attendue inattendue. Décidément, enfant, j’avais raison de me méfier de la crécelle; son bruit, dépourvu de sens, n’annonçait rien de bon.
S’il me fallait désigner le contraire de l’attente, je choisirais spontanément la joie de vivre.

L’escalier de la bibliothèque (Laon ou la montagne couronnée)

A l’instant où je pose le pied sur la première marche, toutes les pierres résonnent ensemble. Présence confirmée, la masse chante, joie du lieu, il est avec moi. La rampe gracieuse contrôle mon vertige comme si l’acier courbe et ses volutes expertes venaient au secours de mon épine dorsale. Ma main qui tout à l’heure ouvrira les livres, se clôt reconnaissante sur le ferme glacé de la sphère qui lui tient lieu d’extrémité. Je n’ai plus qu’à tirer mon bras, avancer le pied etc. Je nage dans le silence, j’aime ce blanc, je le cultive, c’est la condition sine qua non de mon existence, c’est ici que j’écris. Je me retiens de faire sonner mon pas, je perçois le frottement de mes semelles, écho de mes murmures de chauve souris. La chaleur du solstice ne pénètre pas jusqu’ici, bloquée par le lieu frigorifiant des meulières. La saison me rappelle que notre astre repart dans l’autre sens et si je ferme un instant les paupières, j’imagine que mon avance imite le côtoiement des planètes; je souris aussitôt: me voilà l’univers, joli délire que je ne m’étais jamais raconté; c’est l’ascension des marches sans doute, sa volte, son vide sidérant. C’est moins la cage d’un escalier qu’un palais vide, très haut de plafond, où va peut-être résonner bientôt une musique, une valse bien sûr. La tête me tourne au premier virage et comme les marches ne cessent plus de tourner, le vertige en cage risque de durer. Je marque une pause. L’alerte s’éteint. Un arc -en -ciel, issu des vitres biseautées, surgit à l’endroit où je suis passé, il mord sur les pierres ocres qui deviennent autant d’arlequins. La griserie d’exister s’immisce impromptu, coup de reins, je m’élance et m’emporte jusqu’au faîte. 

Une fois monté, je doit constater que je n’ai cessé de penser à l’ADN, aux tournoiements des galaxies, du plus petit au plus vaste, et c’est Goethe qui revient avec sa manie d’inventer des figures, ainsi la spirale qui est à la fois croissance et passage par les mêmes endroits qui ne sont pas les mêmes, image de l’homme cultivé qui s’accroît et qui pourtant reste semblable à soi; il devient ce qu’il est. Au seuil d’une bibliothèque, rien de plus pertinent. L’architecte du siècle des lumières a usé de tout son talent pour  qu’aucun pilier ne vienne en soutien de l’escalier. Il a fait le vide. Je considère la chute, le regard ne ment pas, c’est beau comme notre culture, comme notre langue; l’escalier c’est l’impalpable en pierre ; là où au silence l’écho se fait écho, la ruse, le secret, étant que  l’accroche des marches se fait contre la paroi moyen âgeuse de l’abbaye. Saint Martin eût été content. L’ensemble est baroque, souple et se noue en ce sommet d’où je contemple l’ascension vertigineuse. Je siffle d’admiration et les aigus répercutés me font un orgue positif bienheureux, joyeux, si bien qu’appuyé sur la rambarde, écho en bandoulière, je sifflote des toccatas acrobatiques.  

Un homme tapote mon épaule

  • Monsieur, pouvez vous cesser ce sifflement. C’est ici un lieu de culture. 

Il me prend de lui rétorquer que j’ignorais que la toccata en ré mineur n’appartenait pas à notre culture mais je me souviens qu’à ce niveau on choisit et on lit des livres. Le silence est son métier. 

  • J’étais venu pour un livre, murmuré-je. 

Il me confirme d’un signe de la tête que je suis au bon endroit.  

  • Les livres ne peuvent être crayonnés de vos sifflements. Le silence est blanc. 
  • Mais vous n’entendez pas cette caisse de résonance? Jamais je ne retrouverai pareil écho, dis-je en descendant précipitamment les marches. 

Roulement de tonnerre, mes pas se bousculent, interminables. Sans même lui dire adieu, je me promets de revenir un jour d’orage.  

Eloge de la fragilité

J’ai quantité de rues passantes dans ma mémoire, elles se croisent parfois jusqu’à faire un tissu si tressé que mon enfance ne monte plus, s’efface, généreux effet des ans qui dans leur fuite ont rayé le microsillon des plaintes. C’est heureux. Ainsi la mélancolie est-elle tempérée par le présent remuement, occupation sincère  qui consiste à laisser couler à loisir la machine des mots, souvenirs, fouillis de textes, le tout s’entrechoquant entre mes doigts après les controverses sous mon crâne honnêtement fragile. Il n’est pas de bon ton d’apparaître en ce tremblé tout empli de la glace du silence et l’on aime spontanément bien davantage la main qui trace des contours nets comme on soude résolument des pièces métalliques au feu du chalumeau.
Or la fragilité est toute d’apparence; sculpter sur le silence est sans doute plus délicat que la fusion des soudures car le geste nécessite à chaque pause une reprise aussi énergique que la précédente; il faut oser la relance sachant que la visée est rêveuse. A quoi bon pousser les mots – comme on le dit de la chansonnette – si c’est une marche au long du caniveau où coule la dernière pluie? La prose n’est bonne que si elle quitte la maison, s’éloigne du seuil et s’en va sur un faux rythme de marche vers ce qui n’est plus elle tout à fait, se perd, s’égare aux cent voies d’un pas un peu lent, mordant à mi-hauteur, puis lesté de son égarement hors la terre finit par monter vers l’accord général, là où se retrouvent musiques humaines, oiseaux, bises et brises.
Etre fragile est une force: si je veille à n’être plus que cet instant où je trace des mots et que rien d’autre – ni fenêtre ni voix – ne vient le troubler, je suis à la prose présence pure, si légère que l’envol se fait familier; je m’aperçois que c’est ma vraie demeure hantée de chants dont je deviens l’auditeur et le transcripteur momentané… et si je prolonge le vol, je constate qu’un entêtement se construit sur des strates dont l’élaboration désormais se fait d’elle-même, magie non voulue d’où s’élèvent des moments de bonheurs… demain, d’autres jours je relancerai l’aventure et plus je m’y attacherai plus la fragilité produira facilement ses airs.
C’est un lieu que je cherche, sans latitude ni longitude, petit temple bâti essentiellement pour le plaisir de l’oreille intérieure. J’aime y chuchoter, murmurer, en bref chanter par devers moi, laisser couler la musique intarissable, limitée au seul temps de ma vie. Ce n’est pas fausse modestie, je suis réellement de cette naïveté-là, conscient qu’il y entre une part d’ironie (dénuée de moquerie), l’ironie étant l’autre nom du relatif qui couve derrière tous ces mots et que l’on retrouve dans le miroitement du titre: « Je peins le passage ».