fièvres 34 attente (mars avril mai 2020)

attente 

quand  tu viendras car tu viendras

tu verras derrière le jardin 

il n’y a plus ni blé ni fleurs sauvages

la manie d’habiter a tout dévoré

la maison dont nous rêvions je l’ai achetée

ils ont construit alentour 

  • le coeur me fend – des lotissements

j’ai espéré que ces gens seraient heureux

ils sont patients aimables et droits

j’aime l’agrément des bonjours dessus la haie

visages qui bougent dans les années

de jeunes cris surgissent puis s’effacent 

il ne se passe pas une journée sans  –

je t’attends

ai-je le droit d’espérer quelque miette

le temps me dure en cette saison

vingt ans déjà vingt ans 

les fleurs que tu aimais tant 

ont étendu leur empire 

des grappes enveloppent l’entrée

leur bleu et l’écarlate des rosiers

font en ce mai royal 

le bonheur des photographes 

ils viennent de loin pour en prendre l’image

depuis que mon entrée

a paru en page titre de clos et maisons

c’est étrange tous ces gens pour des fleurs 

j’écarte mes rideaux je souris 

j’échange même parfois en anglais 

je leur parle de tout du pays

de l’Amérique et quand ils s’éloignent

je m’en veux de ne pas leur avoir dit

que tu étais là-bas

dans une autre maison

fièvres 33 parfum (mars avril mai 2020)

parfum

l’absence de liberté fraîche

avait adombré le printemps attendu 

je marchais sur la pointe des pieds 

le coeur me battait loin

l’à quoi bon me hantait jusqu’aux rêves

les nuits mordaient sur les jours 

et plus rien ne tenait 

des conversations se croisaient sur le fil 

les joies les peines 

tout se perdait dans les plages des jours

d’innombrables peurs 

s’alimentaient d’un rien 

puis il y eut une aube un sursaut 

ma main cueillit au hasard du jardin 

le brin de muguet nécessaire à la vie 

ses clochettes furent joues d’ivoire 

qui sonnèrent le retour à l’invention

sois léger dirent-elles 

ouvre toi au-delà 

prends le vent 

chante la pâleur verte de notre cristal 

considère la mélodie des toits 

comme un rythme possible 

dans le silence ravi des rues de chez nous 

hume enfin ce muguet de l’an jamais senti 

c’est une tiède pudeur un peu âcre 

qui se glisse jusque dans la gorge

c’est le léger tremblé du temps qui passe

la tâche est alors limpide

je vais aller par les jardins de mai juin

à la recherche du parfum perdu 

  • mais il dort au marché dit la voix du muguet

au fond de flacons très banals  

fièvres 32 coquelicots (mars avril mai 2020)

coquelicots

l’aube que je guette 

ce matin en bord de route 

où j’ai franchi les portes du sommeil

laisse enfin lever un fil d’azur 

qui tire le monde à sa traîne 

et s’épanouissant encore 

soulève les bleus de la terre 

pointes émergées du blé perdu 

le soleil ensanglante soudain le champ 

où j’ai dormi 

j’ai froissé dans la nuit mille coquelicots 

couvertures gigantesques qui balancent 

dès les premiers soupirs de brise 

leurs chefs miroitants 

les éclats s’échangent sous la houle 

mon effroi enfin dissipé

je découvre la chair de mon corps

qui 

chamade gigantesque 

bat la mesure de mon temps 

chaque fleur écarlate mimant 

les secondes arrachées à la vie courante 

l’horloge chante en rouge 

mes efforts halètent d’exister 

j’ose à peine reprendre souffle 

dans le silence baigné d’écarlate 

je pourrai dire qu’un matin

au lever j’ai vu surgir plein champ 

l’incroyable beauté d’un fil rouge 

à la fois peine et joie de vivre 

que chantent souvent 

yeux mi-clos

enfants et créateurs 

fièvres 31 forêt (mars avril mai 2020)

31

forêt

(“La forêt, pour moi, est l’unique temple nécessaire”
Guy Fequant)

je me souviendrai
de l’interdit du thé chez les amis
de la main qu’on ne tend plus
alors qu’une poigne aide à respirer
et du sourire sous le masque
esprit es-tu là
et mes pas vers les contes en furent paralysés
l’humus fit défaut à ma gorge
j’ai rêvé que je rôdais à l’orée du lieu d’enchantement
impénétrable fraîcheur
les troncs graves me manquèrent
tuyaux d’orgue au pays de la bise
quand les branches craquent la mort
et que les chemins voilés de brume
foncent vers la nuit sans lune
huit semaines sans les cimes à suivre des yeux
je veux retrouver les branches comme bras qui écrasent sans trop
voilà je vais ouvrir le livre des forêts
les jacinthes vont dérouler
le mauve douloureux des arbustes croisés
je vais refermer mes doigts sur le mystère des brindilles
dévorées des broderies de la mousse argentée
le premier printemps a passé sans nous
la forêt a transpiré son cortège de feuilles
tous ces sentiers de nouvelle efflorescence
et nous étions ailleurs lointains et vieux
inquiet je lui demande si l’enfance va revenir
et si oui dans quel état
ne t’en fais pas j’ai beau changer dit la forêt
des fûts aux cimes je suis indestructible
et c’est ainsi que l’enfance demeure

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 30 issue (mars avril mai 2020)

issue

l’annonce de l’issue allège

la vie intérieure menacée de stupeur 

car sans le retour de voix des autres

aux pas et aux yeux vifs

j’avais gorge nouée pour tout bagage

or ce jour dès l’aube quelqu’un va parler 

et ses mots seront paroles éclatantes 

le voyage de vivre illuminera les visages

de toi qui parles

de moi qui réponds 

tandis qu’aux arbres les ramages vont triller 

secondes pépiées enfin par pur plaisir

finie la nostalgie  

le printemps va peut-être arriver 

jusqu’alors les corolles éteintes se taisaient 

les fruitiers se laissaient dévorer par les ombres 

glacés ils ne retardaient plus le pas des vivants 

et les commentaires flatteurs restaient suspendus à leurs branches 

je n’oublie pas que les coquelicots 

en surgissant donnent le signal 

leur éclat réveille les pivoines 

emballement du vert aux bas-côtés 

vois les pâquerettes du pays qui prolifèrent 

tricotage malicieux en hommage à l’issue 

amie prête l’oreille 

les paroles banales vont se faire mantras

 bonjour bonjour sera une révélation

deux silex qui s’étincellent 

et les nuits en seront plus douces à dormir 

fièvres 29 brise (mars avril mai 2020)

29

brise

la brise est une voix qui vient de loin 

au lit du printemps large 

elle balaie cimes et brindilles 

c’est un signal froid qui à l’intérieur se casse 

elle rappelle le sérieux des hivers passés 

tant d’années 

elle ne cesse jamais vraiment ses voltes 

douleur d’être 

agitation des peines 

déplaisir gentillet 

à l’ombre des arbustes fraternels 

aux joies éblouies et restreintes pourtant 

j’entends à travers elle 

une autre voix 

chuchotis à peine audible 

qui dit l’écho fini du temps 

répète un jour un jour un jour

la brise est prophétesse soudain

je la croyais au passé mais je vois que c’est devant 

au pays dont l’horizon s’approche 

à pas menus au rythme des tourterelles 

les iris bleus vont virer noirs 

docilement ils se laissent balancer 

attendant leur rôle au fond du jardin 

lorsqu’ils entreront dans la couronne 

la fameuse qui fait froid 

et garde la menace en fond de gorge 

au fond de l’air 

la brise je crois dit souviens-toi 

confiné au jardin 

endormi 

je frissonne 

fièvres 28 fantôme (mars avril mai 2020)

28

fantôme

ce qui frémit au jardin appelle le chant
les oiseaux guillerets câlinent les aigus
et la voix revient à travers la source
heureuse qui bouillonne là-bas
c’est un trop plein de vie bloqué ce printemps
je me demande ce que tu fais
où tu manges à quoi tu penses
si tu as accroché les rideaux
et si la haie bien taillée désormais
permet de deviner l’océan là-bas
je t’envie d’avoir les fausses notes des mouettes
à portée de tympan
si je ferme les yeux sur cette douleur
je n’entends plus que tes pas
sur les lattes fraîchement posées
les remous de ta robe
et les accords d’une symphonie abandonnée
dans le bureau où gisent les microsillons
je te vois livre en main dos au jardin
c’est de la poésie je crois
le grand miroir du salon
où nous avons longtemps souri
de nos vêtements ajustés et de nos colères domptées
voilà qu’il me revient
avec son cadre doré au trumeau peint
à la mode d’autrefois
un loup cerné par les chasseurs –
soudain le rappel des oiseaux
le vent du soir
puis plus rien
on dirait que la source au jardin
a cessé de couler
et le miroir de refléter

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 27 cathédrale VI (mars avril mai 2020)

27

cathédrale VI

je songe aux diamants d’autrefois
tout le monde en avait un chez soi
ainsi nommait-on le saphir
qu’on déposait sur le microsillon
la musique rivière coulait au salon
et par respect pour le précieux je n’écoutais
que des musiciens morts nostalgie oblige
ainsi ai-je appris à lever les yeux au ciel
car la rue bruissait de rythmes inaudibles
j’ai dormi hors des lits du tout venant
mes rêves étaient de pianos de quatuors
adolescent d’autrefois
surnourri de lubies musicales
et lorsque j’ai découvert la cathédrale
j’ai su enfin que la musique pouvait s’incarner
en évidence
les tours étaient des diamants
et la nef devenait résonateur du passé
il me suffit aujourd’hui de deux pas
et tout revient comme au Rechercheur
dans la cour de Guermantes
la cathédrale chante comme moi
elle aussi ressuscite le passé
chaque son de mon pas trouve son écho
les tours endiamantées mordent l’azur
accrochent les nuages (ces poussières)
et ne cessent jamais leur grandiose requiem
les passés s’entassent
les présents s’exaltent
et les futurs bravent solidement les nues
pierres précieuses inaltérables

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 26 cathédrale V (mars avril mai 2020)

26

cathédrale V

les pierres empilées
foncent vers le plus chaud
on peut dire dieu si l’on veut
toute parole est bonne si elle rassure
et la cathédrale est du feu pour le fragile
le petit homme invente des flèches
tours nefs sourires bœufs maternants
il lui faut des rouges lances aiguisées
obliques et loyales
qui nous font un seul chant
tandis que les ombres simulent la sûreté
je voudrais tant que l’on revienne
en cathédrale où tout se tient
les vivants seraient liés par le bonheur
comme les vers d’une élégie
où les mots s’entremêlent longtemps en mémoire
de manière à faire des miracles
une cathédrale de feu bien sûr
l’ardeur fiévreuse des bâtisseurs
je l’entends je l’entends
et mes mains les mêmes mains
s’essaient à l’hommage chanté
pour se rassurer des poisons du printemps
je vois bien que les flammèches
minaudent au regard des couchants
qui faisaient les rosaces
la gigantesque maison verticale où méditer
sidère toujours les vivants
mais ce sont les géants qui hélas font défaut
au pied du parvis stupéfiant
où les regrets empressés
s’effilochent en tourisme rapide

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 25 éternel (mars avril mai 2020)

25

éternel

annoncées par les cloches d’avril
les petites blanches de mai au parfum doux
alimentent ma soif
même si en cette saison grave
toute fragrance est catastrophe
hormis justement celle du muguet
après Pâques les mois s’effacent
lumières crues aux aubes forcément neuves
l’avancée se fait dévoration
par le sourire
futur des aubépines à nos pieds
notre joie est enfin nature
pétales et pépiements s’élèvent sous les pas
il suffit de prendre
la main la fleur le fruit bientôt le baiser
tout est disposé sur l’étal du temps
les harengères baissent les cordes d’un ton
le marchand indulgent ouvre ses réserves
l’océan lui-même dispense ses crustacés
le glacé des eaux s’échangeant au feu du ciel
on s’en vient croquer tranquille les crabes fins
les orteils voient leurs traces s’effacer
très mollement au sable de juillet
j’aimerais tant que la trace d’été demeure
c’est là où je souris au plus juste
sur les miroirs des aubes
et je suis si reconnaissant d’être éternel
au moins quelques jours
bleu doux vibrant de l’intérieur
dilettante avisé
des mots noirs et des rouges passions

Deux auteurs de: ” le chemin” (Editions Lumpen; Colligis 02):
Raymond Prunier et Elisabeth Dtn

fièvres 24 rencontre (mars avril mai 2020)

25 

éternel

annoncées par les cloches d’avril 

les petites blanches de mai au parfum doux

alimentent ma soif 

même si en cette saison grave 

toute fragrance est catastrophe 

hormis justement celle du muguet 

après Pâques les mois s’effacent 

lumières crues aux aubes forcément neuves 

l’avancée se fait dévoration 

par le sourire 

futur des aubépines à nos pieds 

notre joie est enfin nature 

pétales et pépiements s’élèvent sous les pas 

il suffit de prendre 

la main la fleur le fruit bientôt le baiser 

tout est disposé sur l’étal du temps 

les harengères baissent les cordes d’un ton 

le marchand indulgent ouvre ses réserves

l’océan lui-même dispense ses crustacés

le glacé des eaux s’échangeant au feu du ciel 

on s’en vient croquer tranquille les crabes fins 

les orteils voient leurs traces s’effacer 

très mollement au sable de juillet 

j’aimerais tant que la trace d’été demeure 

c’est là où je souris au plus juste 

sur les miroirs des aubes 

et je suis si reconnaissant d’être éternel 

au moins quelques jours 

bleu doux vibrant de l’intérieur 

dilettante avisé 

des mots noirs et des rouges passions 

fièvres 23 flot (mars avril mai 2020)

23

flot

laissant la barque d’épidémie

à l’attache derrière moi

où de sa pointe elle désigne l’aval

de sa féroce insistance coutumière

je m’engage sur la berge vers l’amont

mes pas sont si prudents que les semelles

semblent-ils craquent et gémissent un peu 

je furète de mes yeux éperdus 

j’entends des cris 

il s’est passé quelque chose

les éclats des eaux mille feuilles de lumière

crépitent sur le lit tortueux

antique silencieux 

rien ne résiste au courant chante le flot

mon pas dit le contraire songé-je

et je rêve cet avril poison 

je veux revoir tranquille 

la série éphémère des cytises et des lilas

le présent me console tant et l’autrefois un peu 

la rivière peut bien emboucher le deuil final 

mes pas eux papillons incontrôlés

remontent et se posent 

en ce silence mérité 

page blanche très présente 

sur laquelle je demeure sans souci 

souriant d’activités

candide je choisis l’aube

je n’oublie pas la barque du couchant 

mais elle ignore que les naïfs sont braves

et que les poèmes s’écrivent contre elle 

en dépit des poisons