Un pékin au Japon (6)

Dimanche ! Depuis le balcon, on entend le raffut de la ville posée sur le rivage. Ce n’est pas aujourd’hui que je verrai l’océan dont j’attends beaucoup… à cause de l’adjectif… le verrai-je un jour ? J’aimerais voir avancer les eaux qui subirent cet oxymore : la guerre du Pacifique.

Le programme n’a rien de commun avec mon désir enfantin (« C’est quand qu’on va à la mer ? »). Kyoto, trésor fastueux, est à une heure de train ; des images se bousculent mais je suis vite distrait par quantité de femmes en yukata (costume traditionnel) : tissu très serré sous la poitrine, longue « robe » rose et lavande aux motifs résolument doux ou carrément kitsch… fleurs rouges ! Sur le masque amidonné aux yeux charbon,  comme peints à l’instant, les cheveux montent en se tordant par des détours fabuleusement inventifs, le front pur est un mystère de plus, et tandis que nous roulons je constate avec stupéfaction qu’elles portent des tongues plus étroites que la plante du pied, lui-même recouvert de bas blancs, si bien que le gros orteil qui retient la semelle, passe avec une science patiente sous la lanière forte et je me demanderai tout le jour en croisant ces femmes comment on peut marcher avec cette petite chose funambulesque ! La cheville doit peser sans souplesse à chaque pas. Ma fille m’avait prévenu : « Observe bien, ils traînent tous des pieds ! » Mon tympan l’avait perçu avant que je le reconnaisse ; désormais je sais pourquoi : ces curieuses chaussures portées sans doute autrefois par tous les Japonais (avec chaussettes) obligent le raclement à leurs oreilles très élégant, aux nôtres désobligeant.

Le métro et le train me fascinent : sorte de velours vert bouteille pour s’asseoir,  les rames limpides donnent envie d’aller loin, bruit léger des roues, air climatisé ou peu s’en faut, on respire, jamais de bousculade, si nécessaire on prend la rame suivante, elles se suivent en cadences parfaites. Des escalators partout, un conducteur en tête un contrôleur en queue et à chaque station un employé sur le quai; tous trois sont d’une stricte élégance : képi, gants blancs, cravate. C’est celui de la station qui donne le signal du départ en sifflant. Partout le même rituel. C’est propre, doux, on se croirait dans un film (!), rien de la crasse puante de Paris ni du stress de Londres, je crois qu’on chuchote, inutile en effet d’élever la voix, un modèle de transport en commun où chacun seul à soi peut s’adonner aux SMS,  à la lecture ou à la méditation. Je n’ai jamais vu personne parler dans son portable (je me dis que je suis distrait). Dans ce pays de la technologie de pointe, je m’attendais à ne voir que des agacés de l’écran minuscule, à tout le moins de liseuses postmodernes : pas du tout ! J’ai vu des dizaines de femmes et d’hommes plongés dans la lecture de vrais livres avec couverture et pages imprimées, incroyable ! Moi qui allais parader au retour (comme l’exige le cliché) avec ma vision de Japonais tournant les pages fictives de la diabolique liseuse ! Non, ce sont de vrais ouvrages décevants comme les milliers qui, tournant le dos à la vie, s’alignent sur mes rayonnages… quelle époque, à quoi ça sert d’être dans un pays moderne ! De plus, les Japonais recouvrent tous leurs livres d’une manière de papier kraft comme pour dire : « Je lis pour moi et bien malin qui pourra dire ce que je lis ; je suis dans ma fiction bulle, c’est mon secret. » J’éprouve cet enfermement dans le silence bavard du livre comme une provocation, moi dont le sport favori dans le métro parisien consiste à découvrir le titre du livre que lit le voyageur. Le titre est une accroche qui me permettrait de caractériser le lecteur. Que je suis provincial ! Et de toute façon ici je ne le comprendrais pas ! Je me dis que tout compte fait ils ont bien raison de cacher le titre et le nom de l’auteur… il m’est arrivé si souvent, après l’heureuse découverte d’un lecteur dans le métro, de constater que ce crétin lisait du Musso !

Mes rêveries s’effilochent. Eh, on va à Kyoto ! Des lectures me reviennent, je les chasse, je voudrais être naïf, je rêve d’être ignare, un pékin qui n’a jamais lu… et au bout de la nuit de ce vœu ridicule, une voix, un souvenir, un des plus épouvantables du siècle précédent. C’est un poète français. Il est assis à la Maison Blanche, août 1945, le Président est en face de lui. Le poète explique au Président qu’on ne peut pas, que c’est une ville sacrée, une cité qui flamboie dans la mémoire, Kyoto ne mérite pas ça, Kyoto est une capitale de la ferveur. Convaincu par Saint John Perse, Truman désigne à sa place une autre ville pour la seconde bombe atomique, ce sera Nagasaki.  Le poète, le pouvoir, la catastrophe majeure… pas de fable plus tragique.

Nous descendons du train, il faut prendre un bus ; la ville semble banale : surpeuplée, atone, confortable sans doute, mais laide. « L’ennui, avec Kyoto, c’est que ce sont des sites éclatés », dit ma guide.

C’est un tremblé de feuilles qui nous accueille à la descente du bus. On dirait une peur en l’air. Une foule énorme. La vente des billets va vite, puis c’est l’engorgement, trop de corps, trop de gens, une manière de guide en uniforme nous canalise vers la gauche alors que la visite se fait par la droite. La déveine. Les battements du cœur s’accélèrent, tous sont aux aguets ; il faut passer un petit pont, des femmes, des hommes, des enfants portés se pressent devant mon mètre soixante cinq. La voix rieuse de Le Nep me revient : « Vous verrez, là-bas, les Japonais sont si petits que vous serez un géant ! » Ils ont grandi, les nouvelles générations sont hélas aussi grandes que les Européens moyens. Aller au bout du monde ne sert plus à rien ; petit tu es, petit tu resteras. J’aurais dû venir il y a quarante ans, à l’époque où ils se nourrissaient exclusivement de riz et de poisson… Il y a quarante ans ! Au fait c’est quoi quarante ans ? Un grand pas pour l’homme, un petit pas pour l’humanité ! Ai-je donc tant vécu ? « L’automne, déjà », dit le poète.

Ma fille me prend par le bras, joue des coudes et me voilà bloqué contre un embarcadère, sur la rive d’un lac. Lumière de rêve, mon regard monte, s’attarde pour tricher sur les collines en surplomb ; j’abaisse mes yeux, se déploie alors sous mes cils l’invraisemblable chose pour laquelle nous sommes venus, de l’autre côté du lac, le pavillon d’or. Aucune photo ne peut en rendre compte, j’ai beau faire – et tous en font autant – mon appareil ne donne rien. Je renonce. C’est une méditation sur le miracle, ses modestes proportions sur trois étages semblent dire : ne me regardez pas trop, ne vous lassez pas de me voir, le temps peut dévider l’image que je propose, ce serait dommage. Il miroite sur l’iris. Je contemple sans rien dire. Un sursaut de terreur me parcourt, ce ne sont que frémissements le long de la colonne vertébrale et je serais seul je m’enfuirais pour revenir à pas comptés, le découvrir peu à peu, mais là cette fureur du sublime en réduction, brutalité du petit temple zen exposé sous mes yeux, sans préparation, c’est trop. Je n’ai aucune habitude de ces dimensions pour le sublime ; c’est le double peut-être de ma propre maison, mais toute cette lumière, tant de magie et nous sommes tellement fades, tellement quotidiens. C’est que les ors sont d’habitude splendeur étalée, ils appartiennent aux écrasants châteaux, aux palais fastueux, ce sont des symphonies de pierre dont les ors sont les accords conclusifs ; le pavillon est une musique de chambre, ses quatre pans parfait taillés dans un bloc d’or franchissent le mur des heures, des saisons, des siècles, il est si bien suspendu dans le vallon, les ouvertures sont tellement bien calculées qu’on pense bientôt qu’il se moque de nos hardes, de nos pelures, de nos pensées triviales : vous vouliez savoir ce qu’est le beau ? Me voici, en modestie, prenez si vous pouvez, ne vous étonnez pas si je demeure, je suis comme ça, je n’y peux rien.

Contournant enfin l’étang par la droite, je m’efforce de l’oublier pour en scruter les échos. Il est partout. Je ferme les yeux un moment ; il a bougé, sa lumière demeure la même ; clair de terre, il projette ses reflets dans l’eau qui s’ocre tranquille malgré les carpes grouillantes sur les bords et les tortues qui escaladent les rocs posés en lisière. Il déploie les ailes de son toit, cils immobiles, chante la mathématique du nombre d’or dans ses profils calés sur une inquiétude sans fond, à cause des rayons montant des angles vifs qui ne laissent aucun pan dans l’ombre. Plus d’ombre… et ce sont des hommes qui ont fait cela. Rien ne le touche. Les appareils photo ont beau crépiter de partout, la présence ironique bouscule les clichés, il est davantage musique qu’architecture peut-être, temple humain j’y reviens, temple humain mais sans défaut. Les arbres et les eaux ne sont là que pour lui rendre hommage, il n’est plus question du vieux débat nature culture, c’est une évidence sans pourquoi ; on ne peut se défaire de son sourire, comme l’ange du même nom à l’autre bout du monde. En m’approchant le mystère s’épaissit, je crois le voir flotter sur l’eau, parader comme un danseur des dieux sur les rives fleuries et la peine des hommes qui le firent en crachant dans leurs mains, de ceux qui collèrent du fond des paumes les feuilles d’or sur le bois, me paraît justifiée. Je devine leur fierté d’édifier pour toujours ce trésor : leur joie revient par les mille soleils de ses murs et à l’instant on se sent ragaillardi d’appartenir au genre humain qui déçoit tous les jours et qui ici fit descendre du ciel la puissance des jours illuminés sur la petite bâtisse en forme de boîte magique.

Je crois que, les minutes s’écoulant, il s’humanise : voir le pavillon d’or et dormir serait la clef, car tout est maison : l’enfance est enclose dans l’affaire, mon ami, tu ne te souviens pas, mais je sais les rêves qu’on forme aux paupières, l’éclat du premier juin de la vie lorsque les pépiements sont encore un absolu ramage fluide, l’appel de la maison quand les crépuscules chatoient au crépi et qu’on aperçoit entre les branches les ailes des nuages épurés au bleu de vitrail, c’est alors seulement que l’on peut supporter l’éclat du grand jour prolongé auprès de moi, auprès du pavillon dont je suis l’origine.

Je suis tellement heureux qu’on ne puisse pas le visiter, ce serait affreux ; déjà bienheureux qu’on puisse le voir ; le faire vibrer sous ses pas serait une offense à ce que nous avons de meilleur : notre fragilité et notre excellence d’esprit. Mon rêve de Pacifique à l’aube de ce jour s’est dissout ; la paix est ici à quelques pas des sakuras (cerisiers) qui se pressent, qui entourent de leur vert argent le simple pavillon d’or, figuration de notre pouvoir à faire de la terre habitée une manière de chant inépuisable.

Kyoto-Kinkakuji Pavillon d'or-5

Un pékin au Japon (5)

C’est avec une certaine solennité que nous empruntons le chemin qui mène au château d’Osaka. Le pas est lent. Je m’arrête de temps à autre pour deviner le monument. Je me dis que j’aurais pu l’apercevoir de l’avion sous le soleil couchant ; après 20 heures de voyage, il m’a échappé. Je ne le vois toujours pas : quelque chose m’inquiète, et  je songe que c’est mon premier monument, que c’est normal, un touriste se demande toujours si cela en valait la peine, si la confrontation ne va pas être trop vive, si tout va bien se passer, premier rendez-vous d’amour en quelque sorte. J’ai entendu dire tant de choses contradictoires sur le Japon, les clichés m’ont abreuvé (ce qu’on donne en pâture pour éviter le voyage est encore plus bavard que ce qu’en disent les agences pour inciter à la visite !) et je me demande si la rencontre va correspondre à la musique prévue ; mes pensées virent de bord : j’espère que cela va me déconcerter, je voudrais tellement que ce ne soit pas ce que j’attends… oh le rôle inepte des idées toutes faites, les Japonais sont ceci, les autres sont cela, et rien ne va jamais!  Cela dépend tellement de l’humeur, de l’âge, de la fatigue. Il faudrait faire l’éloge du tourisme, comme j’ai écrit un jour un éloge du supermarché ; le tourisme bizarrement décrié… comme on se plaint de la richesse sans doute.

Une sonnerie intérieure m’avertit que la légère angoisse qui me prend a à voir avec l’enfance ; c’est pourtant quelque chose d’autre qui me vient (quand l’enfant frappe à la porte, l’adulte se lance dans les généralisations) : monter au château est le pas ancestral dans toutes les régions du monde, à toutes les époques… et Kafka vient faire son énorme remuement intérieur, le pas hésite ; et s’il n’y avait pas de château ? Si ce n’était qu’un « château en l’air » (Luftschloss en allemand désigne l’imaginaire, le château en Espagne) ? Le pouvoir existe-t-il ? A-t-il jamais existé ? N’est-ce pas de plus l’image même de la fiction romanesque ? Le château existe (roman) mais il n’existe pas (fiction) : et toute la ruse de Kafka est de nous faire croire qu’il existe (tâche du romancier), alors qu’on apprend dans le récit fictif que le château est inatteignable, introuvable… peut-être existe-t-il cependant. Voilà bien tout le mystère de l’ascension. La sonnerie revient, cette fois je vais vers l’enfance pour y voir clair : mon pas est hésitant car je redoute de trouver comme dans la petite ville de mes jeunes années un lieu qu’on appelait le château et qui n’était qu’un entassement de pierres moussues encombré d’arbres. Le château n’était plus ; bombardé par trois guerres ; ce qui dans mon esprit d’alors signifiait qu’il n’y avait pas de père, pas de dieu, pas de pouvoir, c’était vraiment un château en l’air, très proche de celui de Kafka. Il existait, mais il n’existait pas.

Pour chasser ce pincement fatal, je me rappelle que je suis père ; ma fille à mes côtés tient à moi, je crois qu’elle devine mes pensées car soudain elle me prend le bras en montant comme si j’étais un vieil homme… ce que je suis. Elle me soutient moins que je ne la tiens, ce qui me rassure, elle a encore besoin de moi, de son père, de mon pas, du château qui est la maison où elle vécut si longtemps, car pour elle petite, la maison était une énorme splendeur irremplaçable, un palais de princesse, mieux encore qu’un château. Nos deux pas sont pour elle un souvenir rythmé. Combien de fois avons-nous marché vers la maison château pour « rentrer », pour la protéger du monde extérieur ? Notre montée à mille lieues de la maison d’antan se charge d’une musique reconnaissante : le soleil donne à plein, les ombres nous précèdent, la sienne si légère, la mienne un peu sombre, au milieu d’arbres magnifiquement couronnés, pins du Japon dont chaque bouquet semble une bougie posée sur une collerette pailletée que le ciel plus bleu découpe en aiguilles rigides.  Le vent du Pacifique balaie notre avance comme un rappel, étrange andante où je joue la basse continue tandis que la voix de ma fille s’élève soudain rieuse, éclatante, sous forme de question :

– Sais-tu pourquoi cette femme a une poussette ?

Un homme se tient à ses côtés avec un petit chien dans les bras ; pas d’enfant. Où est passé l’enfant ? Où est celui qui devrait être là le pouce dans la bouche, bavoir sur le devant ? Je m’arrête, cherche en vain, m’imagine que les touristes à nos côtés sont des proches parents qui cachent de leurs corps l’enfant de la poussette. Mais non. Pas d’enfant. Que fait cette femme avec sa poussette vide sur laquelle elle se penche dans la montée avec une belle obstination ? Ma fille sourit ; elle ne se moque pas mais réserve sa réponse. L’enfant les attend en haut ? J’imagine le petit ou la petite dévalant du château après une escapade pour se réfugier dans les jambes des parents : sourires, on s’étreint, mais où étais-tu donc passé ? Reproches, bouderies.  Rien de tout cela ! Ma guide m’explique en riant que le landau est pour le petit chien que l’homme porte provisoirement dans les bras ; tout à l’heure il le déposera, elle le poussera, image désolante qui me rappelle un propos de César rapporté par Plutarque reprochant aux matrones romaines de promener des petits singes sur leurs épaules plutôt que de bercer des enfants.

Au détour du chemin, entre deux lions menaçants, je ralentis encore le pas, j’entends une foule comme un océan que le vent redouble malgré le ciel impeccable, les bras courts d’érables aux petites feuilles s’agitent comme des doigts, c’est vif, pertinent, une alerte magique court sur les cimes et les pins lanternes aux rares épines secouent leurs bouquets gris bleu ramassés dans les ramures ; j’ose lever le regard et la splendeur jaillit là-bas sous l’or patient des angles, château de trois étages d’un violet insolent sur les toits recourbés : les toits, la fameuse forme d’orient, le toit, cette virgule latérale qui remonte quatre fois pour le plaisir du creux qu’elle forme en amont : que dire de cette courbe sensuelle se prélassant dans un arrondi savant ? Pourquoi pas la pente oblique de chez nous ? Sur trois niveaux, trois bonjours, trois sourires, inoubliables toits recourbés dansant sur les cimes des arbres bas qui nous séparent de la demeure richissime ; ce sont des jupes amidonnées exposées à la brise océanique qui ne cesse de souffler. Le château et ses jupons joyeux soulignés d’or ; « Impossible de pénétrer, trop de monde, dit mon guide… allons voir le temple ! »

Nous foulons une manière de sable tassé, la semelle passe sur des milliers de pas, exacte nécessité de l’appui pour la plante des pieds ; je sens que si je m’arrêtais j’éprouverais l’allègement du corps, instant rare où l’on est équilibré, droit, poumons au plus large et l’esprit au repos…. Pas encore le moment ! Quelques pas encore et j’entends l’eau ruisseler près de moi : les croyants saisissent une petit casserole au long manche, se versent l’eau de la fontaine sur l’avant-bras gauche, puis sur le droit, reposent le récipient à l’envers sur la grille de la margelle, s’avancent vers le temple, s’inclinent, frappent deux fois dans les mains (pour appeler l’esprit…), forment un vœu en silence, frappent une fois dans les mains, s’inclinent, s’éloignent. Je décide d’en faire autant, ne serait-ce que pour voir bien en face le mystère de cette sorte de tabernacle ; j’espère qu’au moment du vœu une illumination me viendra. Ceux qui me suivent esquissent un sourire : que vient faire cet étranger ? (Peu habitué aux visages d’orient, je projette sans doute un sourire que j’invente sur l’instant. Parano ? Pas seulement : l’occidental rirait bien de me voir obéir à ce rituel…) Très sérieux, je me purifie les mains, puis je claque deux fois dans mes mains pour faire venir l’esprit ; il ne vient pas. Un doute me saisit à l’instant du vœu. Quel embarras, rien ne vient ! Je fixe le centre de ce qui semble un autel, toujours rien, seulement un vers sibyllin : « Ce que tu cherches cela est proche et déjà vient vers toi » puis troublé je m’éloigne en oubliant de frapper une fois dans les mains pour ponctuer le rite et je pense que mon vœu, qui n’en fut pas un, ne risque pas de se réaliser.

J’admire de loin en reculant la petite pagode à la fontaine murmurante : que vient-on chercher dans ce rituel ? Un peu d’espoir ? Le modeste bâtiment de bois se plie sous les érables crus ; j’entends la mer dans le feuillage bousculé par le vent et je m’égare dans mes rêveries : un athée véritable se mesure au respect qu’il observe devant les rituels. Aucun soupçon de critique ne l’effleure, j’aime qu’ils y croient ; le mécréant que je suis n’éprouve aucune supériorité ni aucune envie. Je suis différent, c’est tout. Du fond de ce calme nouvellement conquis (c’était bien la peine) me monte une colère contre ceux qui se moquent des rituels : aux croyants cela fait du bien, non ? Lorsque la République laïque offrira autant d’espérance contre la faucheuse, on pourra ricaner ; ce n’est pas demain la veille. Une religion se respecte comme on le fait d’un visage, d’un bonjour, d’une voix, d’une nuit où l’on se murmure des secrets.

Le temple danse dans ma mémoire : il ne témoigne pas d’un dieu unique, ce sont des divinités qui sont espérance ou reconnaissance des ancêtres et on se choisit celle qui convient, peu importe. Contrairement à nos églises on n’entre pas dans le temple, il n’y a rien à voir. C’est un abri sacré : on y vient au présent pour garantir le futur ou honorer le passé. Le temple est le temps. À gauche de l’entrée, des centaines de messages gravés sur des plaquettes de bois suspendues, d’autres notés sur des papiers qu’on noue autour des fils, témoignent comme chez nous dans les chapelles des saints de la foi dans l’écriture.  Autant de SMS pour l’au-delà. Chez nous les vœux sont gribouillés en catimini sur les murs des chapelles (« Sainte Thérèse faites que ça marche avec Jessica ») ; ici ils sont au centre de la religion, émouvante douceur scripturaire, où les mots et les vies se nouent en souhaits, en regrets peut-être (« Je l’aimerai toujours », « Que l’on protège sa mémoire »)… tous ces mots levés vers le vide pour tenter de le conjurer. On dirait un projet d’écrivain.