Charles Dantzig: Musset et la communiste

Dans son érudit et brillant Dictionnaire égoïste de la littérature française (LP, p. 710), Charles Dantzig conte cette histoire vécue lorsqu’il était écolier :
« Me goinfrant de poésie, en particulier Musset que je dérobais dans la bibliothèque de mon père, j’en savais plusieurs poèmes par cœur. L’institutrice écrivait au tableau un poème de lui. J’avais sept ans. Les vers apparaissaient sur le tableau, comme des fleurs. Quelle fierté de les reconnaître pendant qu’elle écrivait, et même de la gagner à la course ! Soudain je levai le doigt : je pense que c’est une erreur, madame, ce n’est pas tel mot, mais tel autre. C’était une pincée, et de la plus vindicative espèce. Parlez-moi des hussards noirs de la république ! Mon Education Nationale a été une guerre avec la plupart de mes professeurs à cause de haineux pareils. Celle-ci était une communiste qui haïssait en moi la bourgeoisie dont j’étais le fils. Coupable de la faute de mes pères ! Je sentis jour après jour ce qu’étaient le pouvoir absolu, la volonté d’écraser l’anormal, la volupté de mater le faible. Les plus odieux de ces tyrans étaient ceux qui nappaient l’injustice de miel : quand nous nous élancions trop vers la liberté, ils retournaient sans attendre à la gifle, à la colle, à l’envoi chez le censeur. Grande est la passion de l’ordre des révolutionnaires en théorie. L’institutrice consulta son cahier, maintint le vers et me menaça de punition avec discours à la classe sur l’arrogance des nantis. Le lendemain, j’arrivai avec mon exemplaire et lui montrai l’erreur. Allez vous asseoir. Convocation des parents. Elle fut hautaine, cassante, indignée. Mon insolence. Ses diplômes. Qui commande ? Enfin, l’argument fatal : « Et vous laissez votre fils avoir des lectures aussi peu de son âge ? » Ce fut un cours de logique, en plus de l’expérience de l’injustice. »

Qui n’a pas vécu une expérience semblable ? Tout lecteur se souvient avoir eu à un moment ou à un autre de sa scolarité une humiliation de cet ordre.
Même si la honte communiste a (presque) disparu, même si les enseignants ont abandonné les lunes sanglantes de cette horreur du XXème siècle qui justifiait leur fervente brutalité, ils demeurent le plus souvent à l’intérieur de cette coquille d’orgueil, celle de celui qui sait, qui dit ce qu’il croit être vrai et se fiche bien de ces petits ou grands qui leur sont confiés. Seul compte leur discours. L’ennui qui sourd de nos établissements d’enseignement vient de ce mépris : les enfants ou adolescents sont supposés n’avoir rien à dire. Tant que l’enseignant fera son one man show devant un no man’s land, rien ne sera possible.
Quelques enseignants font bien leur travail, évidemment; on les reconnaît à leur sourire. Ils aiment leur métier, partagent leur savoir avec passion et modestie, enchantés par les erreurs des enfants puisque ceux-ci sont là pour apprendre.
Reste cette lancinante question : pourquoi ces enseignants sont-ils si peu nombreux ?

Eduquer à être libre

On a assisté en ce début d’année à des mouvements d’émancipation des peuples en Afrique du nord, au moyen orient, et le mouvement ne semble pas prêt de s’arrêter. De la suite des images, ma mémoire ne conserve que ces sourires de femmes ou d’hommes étonnés lançant à la caméra : « Nous sommes libres, je suis libre ! ».  L’opuscule de Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») me revient alors, comme si ce petit texte de la fin du XVIIIème siècle décrivait les mouvements de ces peuples qui osent affirmer leur majorité après des siècles d’enfermement à l’intérieur de systèmes autoritaires. Traités comme des enfants mineurs, ils ramassent la mise de ce que nous avons posé sur la table depuis plus de deux cents ans ; en d’autres termes, ces miséreux du soleil viennent nous rejoindre.
Je suis content pour eux, avec eux.
Je me garde de leur dire comme ces parents à la schadenfreude facile: « Je vous l’avais bien dit que vous y viendriez !». La démocratie n’est pas de mon fait et c’est un heureux hasard d’être né ici dans ce temps de paix et de sécurité. Inutile de faire le malin.
Je me souviens que lorsque le communisme s’est effondré, certains ont regretté l’ancienne tutelle du Parti. Leur panique imitait à s’y méprendre la peur des enfants qui ont perdu papa maman.
C’est qu’en effet la dictature autoritaire – le mode de gouvernement qui a régné sur le monde depuis que le monde est monde jusqu’à l’époque moderne ou à peu près – est un système qui reprend l’ancienne dépendance que chacun a vécue en privé lors de son développement : l’enfance. Le chef de clan, le roi, l’empereur, le Parti, Dieu, tous sont des images de la figure du père(de la mère), présences gigantesques qui nous protègent durant nos années de formation. Pour la nourriture, l’argent, les vêtements, la manière de concevoir le monde (religion, mœurs), les enfants lèvent les yeux vers le ciel – ces grands qui savent mieux que nous, ombres tutélaires qui condescendent à nous regarder  – et se comportent selon les rituels de traditions séculaires. Voilà ce qui fut (c’était le passé historique aussi bien que l’enfance).
C’est ici que l’Histoire rejoint notre propre histoire. La démocratie est ouverture : cela revient à dire que l’éducation est une priorité, puisque l’enfance n’est plus tutelle et soumission mais soutien vers l’autonomie ; la bonne éducation consiste à faire passer l’enfant du statut de mineur à celui de majeur (pour reprendre le vocabulaire de Kant), autrement dit de la dépendance du jeune âge à la maturité adulte et libre. Ce que l’on croit politique est en réalité éducatif. Sur l’articulation privé public se greffe le couple indissoluble éducation démocratie.
C’est pourquoi il convient de souhaiter bon courage à ces peuples qui se libèrent, car nous-mêmes, qui nous prétendons des vieux routiers de la chose démocratique, avons bien du mal à donner à notre éducation une priorité qui s’impose pourtant d’elle-même : si nous sommes en démocratie, nous devons apprendre à nos petits à devenir grands, nous devons respecter leur personne et stimuler leur énergie pour qu’ils aillent glaner leur liberté loin de nos encombrantes figures. Pour l’instant, le respect (sauf exception) attend toujours à la porte des écoles.

La faille des pères

Pour Lenep

Une mère, on voit bien ce que c’est : l’enfant sort de son corps, mais un père, c’est où ? C’est la fameuse problématique du « père incertain »dont les Pères de l’Eglise (encore des pères!) nous rebattaient les oreilles (à juste titre). Car qui sait si le père est le père de l’enfant qui vient de naître ? Comment le prouve-t-on? L’ADN a certes mis un point final à cette aventure ahurissante et on peut ainsi parler désormais d’un changement de civilisation… mais avant ?
Eh bien avant, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps (donc aujourd’hui encore, tant les mœurs évoluent lentement), le père disait qu’il était le père en donnant son nom à l’enfant. C’était écrit, comme ça, pas de discussion ! L’autorité est ici trahison de la faiblesse des hommes qui ne sont pas sûrs d’être pères ; il songent : « Je l’écris donc ça va durer (scripta manent : les écrits restent) ».
Et cette histoire remonte à la nuit des temps.
Il semble que les premiers textes écrits soient des généalogies, celles que l’on retrouve à profusion dans la Bible. Elles prouvent par les ancêtres que le père est bien le père : cette preuve nécessaire est de surcroît à l’origine de l’écriture.  Certains spécialistes des sciences humaines ont repéré que la faille (on a beau écrire, cela n’est pas encore une preuve suffisante) a dû être comblée non seulement par l’écriture, mais par la loi. Ou plutôt l’invention de la loi est liée étroitement au « père incertain ». Si moi, père, je prouve en écrivant que je suis le père, il faut que j’appuie mon discours sur la loi, puisque je ne suis sûr de rien. Ainsi naît ce que l’on appelle « la loi du père », loi écrite que nul ne peut contester. Pour la mère, inutile d’avoir des lois, puisque la preuve est faite à la naissance ; la preuve est biologique, que réclame le peuple ?
C’est ainsi tout le système législatif qui s’appuie sur cette seule nécessité : prouver que je suis le père. Et l’écriture avec ! Décidément voilà une faille qui ne manque pas de richesses ! Elle est tout simplement à l’origine des civilisations.
Dans de rares religions, la mère apparaît, mais dans celles que nous pratiquons encore un peu de nos jours ici ou là, il n’est question que de Dieu le père. Les anciens Grecs ou Romains avaient des déesses (le paganisme est en ce sens une religion intéressante!), mais on a du mal à trouver un Zeus féminin ! Le chef, c’est encore un homme, un père, le père des Dieux.
On pourrait sauver la mère(!) en évoquant Marie : les cathédrales sont toutes « Notre-Dame »… mais on admettra que l’invention est récente. Marie ne fait même pas partie de la Sainte Trinité, ce que les gens du moyen-âge devaient trouver étrange, car la trinité ils la voyaient bien : le père, la mère, l’enfant… et que diable vient faire le Saint Esprit dans toute cette histoire ? C’est un concept difficile à concevoir et il est certain que les gens, comme les enfants, ont toujours entendu la trinité comme la suite naturelle de la famille. La tardive invention de Marie (XIIème siècle) est une nécessité pédagogique pour les gens du commun (c’est-à-dire presque tous) ; puisqu’ils ont une mère, il en faut une au ciel. On voit bien que c’est une concession faite par notre religion pour ne pas contredire l’évidence de la vie terrestre. L’invention est par ailleurs terriblement bancale : Marie est la sainte vierge qui a conçu l’enfant par l’oreille (!!), enfin une vaste blague à laquelle de nos jours on a du mal à croire.
Toutes ces fabrications nées de l’impossibilité de penser le père comme père, reviennent aujourd’hui comme un boomerang. Nous n’avons plus ou à peine de guerres (ici et maintenant) et l’homme meurt au bistrot ; le zinc est devenu son vrai champ de bataille… Autrefois on pouvait être un héros !(c’est-à-dire un dégonflé qui ne s’occupe pas des enfants). La classe !! Mais ceux de nos jours qui veulent élever leurs enfants autant que la mère, les voilà bien embarrassés, car ils se demandent où ils peuvent puiser dans le passé des modèles qui vaillent. La maternité je vois bien, c’est même le nom d’un lieu où les femmes accouchent, mais la « paternité », elle est où dans l’annuaire ? Qui nous l’enseigne ? La faille fait retour : être un bon père c’est s’occuper des enfants comme le fait la mère. Et voici l’homme embarqué dans une aventure impossible où il doit être à la fois la loi (le fondement du social) et celui qui change les couches. Les statistiques nous montrent d’ailleurs que les hommes renaudent, râlent, s’inventent des activités débordantes (congrès des philatélistes!) à l’égal de la guerre autrefois (devenue impossible à cause deux conflits mondiaux qui nous ont dégoûté de la chose guerrière), et c’est ainsi que l’homme demeure dans la faille : soit il est autoritaire et par conséquent ridicule, soit il est maternel et prévenant et le ridicule ne manque pas de l’effleurer également (Ah, le père et ses paquets de couches poussant un caddie le vendredi soir! Et c’est la Loi ça ?? Me faites pas rigoler !).

Le père demeure à inventer.

Qu’on me présente un père, un vrai, et c’est très volontiers que je lui « serrerai la main de vive voix » !!!

Père,  j’ai élevé trois enfants et je ne sais toujours pas ce que cela veut dire. Et me voilà grand-père ! Là, je confesse que c’est une aventure formidable ! (L’autre ne l’était cependant pas moins).

La noblesse et l’angoisse

Quoi de plus comique que la noblesse ? Des siècles durant, des femmes et des hommes se sont crus d’une nature supérieure : sang bleu, générations successives, héritages divers en formaient les attributs. La particule « de » qui rattache à une terre – le moindre « fossé bourbeux » (Molière) faisant l’affaire – on était plus grand, plus fort, enfin on possédait en plus ce rien indéfinissable qui coulait dans les veines. Cela donnait droit à des pensions, un château ou un manoir, on appliquait à ce hasard des vertus morales et il a fallu attendre le XVIIIème siècle pour que l’on commence à remettre en cause cette immense absurdité du « bien né ».
C’est un rêve d’enfant : tout enfant se croit fils de roi et Proust nous décrit longuement la rapide déchéance de ces rêves risibles tout en observant avec acuité les préjugés de cette noblesse défaite de justifications rationnelles. Plus c’est absurde plus c’est puissant. Adossée au vide, la noblesse s’effondre sous les coups de boutoir du premier conflit mondial. On se demande cependant avec perplexité comment de pareilles stupidités ont pu être colportées si longtemps dans les populations de nos pays.
C’est qu’il faut à l’être humain ces grandes figures qu’il a côtoyées dans l’enfance ; les adultes ont tous les droits, ils forment la principale préoccupation des petits : les adultes habillent les rêves des petits d’une grandeur réelle, hautes ombres dominantes et qui rassurent, permettant à l’enfant de dormir en toute quiétude. Mais le petit une fois adulte et formé par cette dépendance ne peut accéder à lui-même sans se défaire de cette emprise rêvée, ce qu’il a bien du mal à faire lorsqu’il n’a joui d’aucune éducation digne de ce nom, et son imaginaire habité de grandeur ne peut finalement qu’approuver un monde dans lequel la noblesse domine. Tous les textes libérateurs de Voltaire, de Rousseau, de Kant et de tant d’autres consistent à éduquer l’esprit, à lui faire toucher la peur d’être libre et à le défaire de cette angoisse inutile.
La noblesse et l’ignorance – couple infernal qui permit la transmission des pires préjugés – ont été vaincues par l’éducation : celle-ci n’est rien d’autre qu’une lente sortie de l’enfance où la raison vient mettre un peu d’ordre dans les délires puérils de nos rêves ancestraux. En cette période de crise civilisationnelle, quoi de plus important que de rappeler cette évidence : l’éducation est sortie de l’imaginaire naïf, elle peut se faire dans la douceur persuasive et a un rôle capital à jouer. Enseigner est alors un métier à nul autre pareil, le plus important sans doute puisqu’il remplace l’angoisse de vivre sous la domination par la liberté de l’esprit.

Gifles, fessées et autres tortures

Lorsque le fort mésuse de sa puissance sur le faible on le qualifie à juste raison de lâche. Il en profite… et l’on s’indigne et l’on se demande comment une pareille chose est possible dans une société policée. Battu comme plâtre pendant mes dix-huit premières années, je sais qu’il n’y a guère d’action plus destructrice pour un enfant que de le battre ; les parents qui le pratiquent souvent ou de temps en temps ne considèrent que leur propre colère et ne voient pas la destruction profonde qu’ils provoquent chez l’enfant. Je ne me référerai pas aux psys et autres –logues, pour eux c’est l’évidence ; pour demeurer optimiste je citerai René Char (Les Matinaux p.58) où « L’adolescent souffleté », malgré les coups, se retrouve à la fin engagé dans une voie possible ; s’il s’éveillait malgré tout « il se tiendrait droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort ». Je ne connais aucun texte qui soit plus émouvant et précis dans sa description du processus de récupération de soi après les coups. Il n’en demeure pas moins que battre un enfant est un crime impardonnable qui dans un ou deux siècles apparaîtra comme une ignominie stupéfiante, un moyen-âge de carte postale où les parents étaient de sombres brutes.
J’entends la superbe de la doxa, ce visage bonhomme ou bonne femme, gras et plein d’assurance qui, souriant, vient vous dire avec aplomb qu’une bonne gifle ou une bonne fessée n’a jamais fait de mal à personne. Ils évoquent ce faisant leur propre expérience d’imbécile superbe qui fut parfois châtié jadis et dont ils prétendent qu’ils n’en ont gardé aucun traumatisme : que ne voient-ils dans ces coups les prodromes de leur propre bêtise prudhommesque et les stigmates de leur suffisante insuffisance ! S’ils prêtaient l’oreille – c’est leur supposer une attention à l’autre qui justement leur fait défaut et les amène à cogner sur les petits – s’ils écoutaient, ils entendraient les remuements des coups qu’ils reçurent, les insomnies et terreurs qui furent engendrés par les ridicules engendreurs.
Les coups marquent pour la vie et de manière si profonde qu’il est difficile d’y être attentif, une fois l’enfance terrible écoulée. On refoule, on ne tient pas à y resonger et il faut bien des années et des recherches intérieures pour s’avouer à soi-même : eh oui, j’ai été un enfant battu. La plupart du temps, une fois adulte, celui qui fut un enfant battu et qui se souvient vaguement l’avoir été relativise (« oui, oh, un peu de temps en temps, mais c’est une broutille ») et trouve mille excuses à ses parents de ce comportement ignoble. Il le répète d’ailleurs avec ses propres enfants, c’est bien connu, mais surtout, il cache à sa conscience la terreur subie quotidiennement. Je sais que les parents ont mille « bonnes » raisons pour le faire : situation sociale dégradée où l’enfant est le seul lieu possible de vengeance pour les humiliations subies au quotidien, frustrations économiques et autres « bons » motifs du genre : leurs propres parents les battaient etc. Il n’empêche : le mammifère humain est parmi les êtres vivants celui qui met le plus de temps à devenir adulte et il a besoin durant ses dix huit ans de maturation de l’inverse exact que je résumerai en peu de mots : amour, amour, amour. Plus on donnera de tendresse plus –comme une plante qu’on arrose régulièrement – la croissance sera aisée et la vie adulte ouverte au maximum du bonheur possible. Les coups sont dans ce cadre des cicatrices ineffaçables, des blessures inexcusables, des manquements absurdes au plus élémentaire respect de l’autre (l’enfant).
On s’inquiète à juste titre des femmes battues (voir ma pièce « Des Illusions, Désillusions »), mais qui ne voit dans cet acte monstrueux la suite des coups vécus dans l’enfance ? Ce qui vaut pour les femmes vaut pour les enfants. Rien ne justifie cette barbarie et on peut gager que si un jour les coups envers les petits venaient à être éradiqués, les êtres humains vivraient dans une plus grande harmonie. Car le respect dû aux enfants apprendrait aux adultes que l’autre en général est digne comme soi-même d’être respecté. Mais le parent violent justement ne se respecte pas lui-même, tout est là, et s’il se voyait faire (ce qui est le minimum que l’on attend d’un être humain) il prendrait conscience de l’absurdité criminelle de sa brutalité.
Pour en finir provisoirement je reproduirai ce passage éloquent de Montaigne (Livre II, XXXI) :
« Entre autres choses, combien m’a-t-il pris envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnets que je voyais écorcher, assommer et meurtrir par quelque père ou mère furieux et forcenés de colère ! Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux… et avec une voix tranchante et éclatante, souvent contre qui ne fait que sortir de nourrice. Et puis les voilà estropiés, étourdis de coups ; et notre justice qui n’en fait compte, comme si ces boiteries et claudications n’étaient pas des membres de notre chose publique.
Il n’est passion qui ébranle tant la sincérité des jugements que la colère. Aucun ne ferait doute de punir de mort le juge, qui, par colère, aurait condamné son criminel ; pourquoi est-il  alors permis aux pères et aux maîtres d’école de fouetter les enfants et les châtier étant en colère ? Ce n’est plus correction, c’est vengeance. Le châtiment tient lieu de médecine aux enfants : et souffririons-nous un médecin qui fût animé et courroucé contre son patient ? »
Je suis naturellement en faveur d’une loi qui réprime de tels agissements. Le privé ne justifie pas tout et rien n’est plus urgent que de mettre un terme définitif à ces cruelles perversions encore admises dans nos contrées qui se prétendent civilisées.

Ma chance

Le passage des vies roule avec la mer et lorsque nous voilà jetés sur la grève, plus pauvres que Job, nous avons intérêt à être bien lotis en parents, notre vraie richesse, car il est faux d’affirmer que nous pouvons choisir notre destin, que l’intelligence par exemple se construit à force de travail : il y aura ceux qui en auront envie et tous les autres qui seront trimballés, incapables d’infléchir la courbe de leur destinée, ils n’ont aucun choix, nous n’avons aucun choix. Né chez les analphabètes, je serais demeuré, une fois hors du nid, tel que mes parents furent. Ceux-ci ne furent pas des aigles, mais j’ai pu justement ruer hors de la condition qui m’était inscrite au front dès les premiers balbutiements de conscience et je me souviens qu’à huit ans j’étais leur critique le plus acharné : cette disposition spéciale me vint de la violence qu’ils me firent et les aurais-je aimés, j’eusse été aspiré dans le maelström grave de leur bêtise féroce d’adultes accablés par une existence pauvre, hésitante, peureuse qu’ils menèrent jusqu’au bout à force d’habitudes rances et de dépit haineux. Ce fut ma chance : je lus dans leur jeu dès les premiers tours de vie, leurs inepties suscitèrent ma rage de savoir, je n’eus de cesse de quitter leur pauvre village répétitif et d’entrer dans la vie de l’esprit où la liberté se conquiert à force de travail, de passion, d’ouverture d’esprit. J’ai préludé longtemps sous les coups mais je me doutais, à cause des sensations fortes et des émois farouches, que je ne serais pas fait de leur âpre folie et de leurs errements ineptes.
La vraie richesse de parents convenables ne fut pas mon lot, mais je me construisis hors sol, très tôt, un univers spirituel à l’inverse de leurs visions haineuses et je découvris des richesses dont ils n’avaient aucune notion. Je n’ai à cela aucun mérite, il flotte en effet parfois autour de certains enfants un halo intouchable où l’esprit se déploie, c’est un chant d’ouverture où les mille chemins chatoient sans qu’ils le veuillent, c’est une chance que j’ai saisie au beau milieu de la musique folle où je me réfugiai comme on le fait d’un nid. À l’ombre des grands airs – je dois tout à Bach, à Beethoven, à Mozart – j’entendis aussi autre chose, sorte d’exhaussement de ma sinistre position de victime promise, telle qu’on la voit s’agencer lourdement chez les enfants abrutis par la bêtise parentale. La musique ouvrit d’autres chemins et si je pratiquai la militaire, l’idiote du village, j’en avais une autre dans les disques que je savais savante et douce et forte, si dynamique qu’elle fut la source de tout le reste. Le reste, plus tard, fut un flot de livres, un océan d’idées, et je songeais alors avec volupté, en pleine conscience ceci : à chaque fois que j’ouvre un livre, je m’éloigne un peu plus de mes parents. Né dans un monde ridicule et violent, le destin (qui n’est pas moi et n’a rien à voir avec la volonté) m’a mené hors d’eux, loin d’eux, à mille lieues de leurs remuements fades et glauques, si bien que lorsque je me retourne et que j’observe froidement l’espace franchi, j’ai bien du mal à établir une continuité – qui pourtant est inscrite dans mon corps – entre l’enfant que j’étais et l’adulte advenu.

Têtard

Sauf les très grands artistes, jamais de notre vie nous ne referons ces têtards prodigieux qui campent notre vision de l’homme sans corps. Les enfants de trois ans sont nos maîtres puisqu’ils dessinent ce qu’ils voient vraiment: une tête et des jambes interminables. Ils racontent leur histoire mouvementée, ce développement lent de leur cerveau qui travaille sans arrêt. Rien de plus émouvant que cette geste évidente à leurs yeux où le mammifère humain développe le langage et assigne au crâne la tâche du passage à l’être social, bavard et profus. C’est un conte physique tout entier dirigé vers la tête. Pour le corps, on verra à l’adolescence. Provisoirement il n’est que tête et jambes, aventure de penser et de marcher que les hommes seuls connaissent. Rien de plus important que ce moment fixé du bout des doigts, où le corps s’abstrait du regard et expose une vision ferme de l’intériorité ouverte de l’enfant.
Le têtard est un adieu à l’enfance primitive où ils voguaient entre deux eaux du placenta à la terre ferme. Il bondira bientôt tel une grenouille, mais à cet instant il se remémore ce qu’il a traversé. Ce temps bref des premiers visages est pour lui une longue suite de métamorphoses qui aboutissent à ce dessin, memento de la petite enfance, têtard conclusif où tête et têter semblent encore un même mot.
A gauche de la tête on devine un effort superbe pour que soleil et fleur se confondent. En bas, une voiture laisse exploser ses pneus à l’arrière; le moteur parle, comme le corps.
Têtard joyeux et sans mystère, c’est un enfant qui se voit. Conscience de soi projetée un matin de décembre, le chef d’oeuvre humain prend sa place sous nos yeux ébahis.
Merci à Neil pour sa production lumineuse.

L’orthographe, l’erreur est humaine

L’erreur est au centre de la langue. Heureusement qu’il y a l’erreur car
c’est ainsi que la langue se déploie; je suis bien sûr que Montaigne ou
Stendhal (très célèbre pour ça) auraient fait cent fautes à la dictée de
Pivot. L’orthographe comme convention est un jeu proche des mots croisés,
elle n’a nulle influence sur les contenus sauf évidemment en psychanalyse.
J’y vois une survivance du religieux dans le monde laïque. La faute étant
remplacée par l’erreur orthographique ce qui convenons-en est terriblement
culpabilisant et proche du dérisoire. “La dictée” sent bon sa
blouse grise et les marrons dans la cour, la langue tirée et le “je n’y
arriverai jamais” que notre école cultive. Souvenirs et culpabilité
traversent cet exercice plutôt paralysant. Lorsqu’on apprend une autre
langue on devient relativiste, et on sourit de ces jeux franco-français où
le meilleur en orthographe est le meilleur tout court. Les autres langues
n’ont pas ces préoccupations académiques : ainsi la
langue évolue-t-elle; nous ne sommes que passage et rien n’est plus
destructeur que la fixation sur des normes relatives par une académie que le
monde ne nous envie pas. Cette attention paralysante à la langue écrite
explique pour partie l’absence d’ouverture des français aux autres langues.
Je ne vois pas en quoi la fixation de l’orthographe inventée par les
copistes du XIVème siècle, des moines pour la plupart, est en soi un
exercice qui vaille pour la vie. Les autres langues que je connais disent à
peu près: oui, il vaut mieux ne pas faire trop de fautes, mais bon… on ne va
pas en faire un fromage.

“Les jeunes font plein de fautes, ils ne savent plus écrire”. J’entendais
déjà ça dans les années 50. Et je suis bien sûr que nos pères et grands
pères entendaient le même refrain.

Prenons le problème autrement. Lorsque je marche dans Versailles, j’entends
les gémissements des vingt millions de français qui subirent le joug
ridicule de celui que l’on nomme le grand roi. L’Académie, qui est la
régulatrice de notre orthographe, est issue de ces désastres que l’on voit
luire, tous ors dehors, dans la cour de Versailles. Je n’aime pas l’académie.
Je n’aime pas la culpabilité cachée sous les fleurs de la belle orthographe
française. Une carte postale pleine de fautes retient davantage l’attention,
est beaucoup plus touchante qu’une carte écrite impeccablement (cf.
“Barthes par lui-même”). L’erreur orthographique me plaît. En linguiste
j’essaie à chaque fois de décrypter d’où cette erreur provient. “L’erreur
est humaine” est une belle phrase, elle doit être prise au pied de la
lettre. Tout ce qui est humain est passionnant. L’erreur est on ne peut plus
enrichissante. La fausse note est formidablement utile.
En bref: la perfection me fiche une trouille bleue.

Eduquer des enfants

Tout le mérite d’une bonne éducation nous revient, à nous parents, car nous ne pouvons puiser dans notre passé marécage aucun réflexe qui soit utilisable. Il nous faut inventer constamment, car chaque enfant est particulier et les livres trop généraux, et le passé personnel plus ou moins un jardin ravagé; je ne parle même pas des conseils qu’on peut entendre ici ou là… où le pire côtoie le meilleur, mais comment savoir distinguer?

Je redoute toujours les réflexes qui font régresser et reprendre les solutions d’autrefois, solutions qui n’en étaient pas puisqu’elles étaient seulement la conséquence de l’égoïsme des parents dénués d’empathie envers leurs enfants. Disant cela, je sais bien que ce n’était pas vrai de tous les parents et j’en ai connu de bons qui aimaient vraiment leurs enfants et ils me furent très utiles pour comprendre très tôt, a contrario, que j’étais moi-même dans un nid de guêpes et non dans une famille. Poursuivant ma rêverie, je m’aperçois que j’avais envers ces quelques rares bons parents une réticence terrible, car ils me montraient ce que j’aurais dû avoir et c’était un supplice de Tantale de les voir agir ainsi, passant la main dans les cheveux de tel ou tel ami en lui murmurant des mots d’affection vraie. La jalousie envers l’ami était alors incommensurable.

Je vois également que parlant de l’éducation – mais le mot ne convient pas, il faudrait parler de “l’attitude quotidienne des parents” – on fait constamment retour sur sa propre enfance, comme un élastique qui se tend puis revient en pleine figure. On ne peut s’empêcher d’y revenir irrésistiblement. Nous sommes cet enfant que nous élevons et la vérité, et l’élégance, et l’intelligence est de dire: non, justement, nous ne le sommes pas, ils ne sont pas nous, nous ne les élevons pas pour qu’ils soient nous et plus ils seront audacieux – alors que je suis si réservé – plus ce sera réussi. Plus ils seront ouverts aux autres, alors que je suis si farouche, plus je pourrai dire que je les ai élevés à l’autonomie la plus totale possible.

Symbolique au plus haut point est ce moment où ils font leurs premiers pas: nous les soutenons sous les bras, ils hésitent, ma voix se fait profonde, aimante, stimulante, encourageante; la voix dit: va, quitte moi, reste là mais quitte moi, imite moi mais ne m’imite pas, trouve ton pas, apprends ta propre allure, fais ta trace de pas, trace ton sillage cher petit voilier fier de vivre, ne redoute rien, je suis ton port d’attache, mais surtout n’oublie pas de faire le tour du monde. L’émotion est la même que celle qui fait nuage autour de notre métier de professeur. Nous les envoyons au devant avec un bagage que nous leur livrons avec prodigalité, sans en attendre un quelconque remerciement. Nous nous effaçons de toute notre âme, c’est là notre tâche; à la maison comme à l’école.

Ce n’est même pas un sacrifice, mais l’idée simple qu’un peu d’amour entièrement donné apporte au monde ce “plus” qui lui manquait. Ce faisant nous voilà rejetés dans la solitude et il est donc hautement utile d’en parler, d’échanger sur les attitudes concrètes que nous devons avoir envers ces êtres qui ne demandaient même pas à venir au monde et que nous avons lâchés dans la vie pourtant, fiers de nous ôter de leur passage pour les pousser loin de nous.

Approche d’une langue étrangère (traduction, apprentissage)

On s’aperçoit (désespérément disent les coincés) qu’une langue est tout simplement intraduisible. Or, nous, spécialistes de langue étrangère, nous savons qu’une langue est traduisible ; que c’est sur cette prétendue impossibilité même que nous bâtissons notre vision du monde.  L’apparente impossibilité de traduire est ce qui rend magnifique la traduction ; il est normal en effet que l’Autre ne soit pas Moi. C’est ma chance d’en apprendre davantage que si j’étais resté coincé dans les évidences supposées de ma langue propre. La peur est ici: “le différent n’est pas mon évidence et donc rien n’est évident”: voilà qui peut paraître terriblement angoissant, c’est ce qui fait la difficulté pour certains, difficulté purement psychique, d’apprendre une langue étrangère: ils en sont restés à maman, à la langue maternelle, à cette évidence que maman et moi c’est une fusion unique que l’on ne peut séparer, sinon alors je perds tout repère, je suis perdu dans le monde où tous bientôt vont apparaître comme étrangers. Inversement, celui qui n’a aucune difficulté d’apprentissage d’une autre langue, celui-là peut affirmer qu’il est passé à l’âge adulte, puisqu’il admet qu’une table n’est pas une table, un piano un piano, en bref qu’il a accepté avec beaucoup de grâce la séparation du signifiant et du signifié (avantage supplémentaire: il sera d’autant plus souple dans sa propre langue maternelle qu’il aura accepté avec volupté de se plonger dans le fleuve de l’Autre, car je ne me connais bien que si je baigne dans l’altérité, c’est mon miroir).

On en revient toujours à cette absurdité de cour de récréation d’école primaire (et même plus tard) que l’Autre est insupportable dans sa différence. Si j’accepte la langue étrangère, alors l’Autre, l’étrangeté de l’Autre, va devenir non seulement supportable, mais permettra de relativiser avec la plus grande sagesse ma propre évidence d’être au monde. Je dois admettre que je ne suis pas le centre du monde et que l’Autre a tout autant que moi le droit d’être au monde, comme je le suis. Ainsi l’apprentissage d’une langue étrangère n’est pas comme on le croit le plus souvent la possibilité d’entrer en contact avec l’Autre (cela vient après, comme récompense), elle est d’abord un immense travail de fond sur ma propre personne qui se doit d’admettre que “ma propre personne est relative”. Apprendre une langue étrangère est un exercice de modestie, contrairement à l’apprentissage de la langue maternelle qui fut pour l’enfant sa possibilité de conquête première du monde et des relations à l’entourage immédiat. Ceux qui résistent à l’apprentissage d’une langue étrangère, projettent leurs efforts pour comprendre et échanger avec leurs parents (qui fut un moment crucial de leur développement et fit d’eux des êtres humains) sur cet autre pas qui consiste à aller vers le monde, vers le tout Autre qu’est une langue étrangère. En bref, la langue maternelle ME fonde, et la langue étrangère fonde mon acceptation de l’Autre et inaugure mon premier pas vers les autres ; éthiquement, politiquement, ce second effort pour aller vers l’Autre est à la base de ce que l’on appelle la démocratie, seul système où l’autre est reconnu à la même valeur que moi-même.

On sait bien malgré tout que ma vision du monde n’est pas celle du voisin puisque ses yeux, l’intérieur de sa tête ne sont pas les miens. Chacun a sa vision des choses, il en a le droit, il en a le devoir même s’il veut être libre. Mais on voit bien que l’apprentissage d’une langue étrangère dérange cette belle ordonnance où les mots et les choses coïncidaient (c’est au passé puisque c’était le temps de la petite enfance) ; comme professeurs de langue nous pratiquons un déchirement terrible à l’intérieur de la psyché des enfants qui deviennent adultes. Nous devons le faire avec douceur puisqu’on en décrypte aisément la violence cachée: non, tu n’es pas le centre du monde, non, tu devras cohabiter avec d’autres qui auront autant que toi le droit d’être à leur guise; l’immense intérêt de notre métier est alors de prouver que non seulement cette violence est nécessaire, mais qu’en plus elle est enrichissante, exaltante, qu’elle travaille au plus profond de notre intimité primitive pour en faire une psyché socialement ouverte.

 

Il découle de tout cela une attitude simple pour nous qui prétendons être professeurs de langue: le respect. Ne jamais parler de “faute” mais d'”erreur”… ne pas rire, ne pas sourire: qui aurait l’idée de se moquer d’un enfant qui trébuche dans ses premiers pas? Ouvrir au maximum sur eux-mêmes le discours, puis plus tard sur les réalités du pays de la langue d’origine… Ne pas punir, ne pas mettre de notes désastreuses, ne pas confondre cette matière avec les autres… c’est une matière dangereuse et pleinement instructive, directement applicable à la réalité du pays de la langue (les autres matières n’appuient pas aussi profondément dans l’être que celle-ci).

Un métier ennuyeux?

Enseigner

Il peut l’être lorsque le maître ne considère qu’un seul chemin du savoir: de Lui vers l’Autre. Il ignore ou feint d’ignorer que le savoir doit non seulement être dit mais qu’une vérification s’impose également dans l’autre sens, de l’élève vers Lui.

Dans le cas où le maître s’ennuie, le mieux est de changer de métier, car il n’a pas compris qu’enseigner, c’est s’assurer que l’élève a intégré le savoir qu’il lui dispensait. Ce chemin unique qu’il emprunte du haut de la chaire est une voie sans issue. Le monologue est forcément ennuyeux, car le savoir qu’il octroie avec morgue souvent – la suffisance est inhérente à la position stratégique qu’il occupe dans l’espace de la classe – est celui de la doxa des connaissances, il n’est en aucune manière original et ne peut pas l’être. Mais ce n’est pas pour cela que le maître est ennuyeux, car tout savoir est pour l’élève entièrement neuf.

Le savoir est ennui aussi longtemps qu’il n’a pas été intégré dans l’esprit de celui qui assiste au cours, et il ne l’intégrera pas tant que le maître n’aura pas compris où l’élève trébuche face à ce savoir, tant qu’il n’aura pas trouvé pour chacun d’eux la manière de contourner l’obstacle où l’élève ne comprend pas. Répétons-le: sa vraie tâche n’est pas de DIRE – cela, n’importe quel imbécile autoritaire le peut – mais de faire aimer ce qu’il dit, d’user de détours pour vérifier que chacun des jeunes gens et jeunes filles a compris, de libérer la voix des élèves pour que le savoir trouve une voie. C’est dans ce lieu que le maître est vivant, original, il est maître parce qu’il ne joue pas le rôle de maître, il l’est vraiment parce qu’il sait qu’il a affaire à des êtres vivants et non à des corps coupés en deux par une table. Le problème du maître n’est pas le fond de son discours mais la forme qui doit être agréable, audible; le bon maître dont nous avons un souvenir ému n’était pas plus savant qu’un autre, il était seulement plus authentiquement humain, il savait que son savoir n’était presque rien, qu’il traîne dans les livres et qu’il n’y a pas de quoi en faire un fromage.

C’est non seulement une loi pédagogique, mais aussi une loi sociale générale: je me dois d’écouter l’autre si je veux que mon discours soit entendu. Ce qui fait l’indifférence sociale, l’ennui social (de la politique, de la morale ou de la religion) c’est que le discours fonctionne à sens unique comme la publicité, comme la télévision – mais elles, en revanche, fascinent, car elles ont pour unique souci la réception positive du message et usent de moyens déloyaux comme la répétition à l’infini, le slogan réducteur, ou pour la télé, les malheurs du monde, le crime et les façons de tuer les plus diverses. L’auto dérision fonctionne aussi très bien sur le mode: je me moque de moi-même, donc je suis le plus fort. Je l’emporte sur le sérieux de la vie, tout cela n’est pas sérieux, donc écoutez-moi ! Il vaut mieux consommer ce produit que de réfléchir à notre situation dans le monde, à la valeur de notre moi. La dévalorisation de soi va de pair avec la valorisation de la marchandise. Enfin tout cela se moque du monde et n’a d’intérêt que métaphorique pour expliquer la tentation du maître récitant auquel on pourrait le plus souvent substituer la télévision, l’enregistrement vidéo, ce qui lui éviterait le désagrément d’avoir à se déplacer pour “faire cours” comme il dit.

Le maître est un homme d’action pas un chantre, cet unique cordeau.