stille Nacht

les groupes d’enfants lancent
vers la nue vide
des vocalises construites
comme les fils de lumière suscités par les édiles
éclats d’un moment
(l’enfance c’est ça aussi)
les voix sacrent alors un peu la nuit des rues
cous levés courageux les petits risquent tout le corps
contre l’univers infréquentable
qu’ils rendent un instant frais droit sensé
je les voudrais chantant toujours
pour habiller ce présent mouillé du passé où je respire
et je m’en veux de n’avoir pas leur souffle d’ange
pour tenir comme eux cette large note multicolore
contre le silence éternel (ce reste des dieux en allés)

car derrière leurs voix relancées
le cosmos dicte gravement le craquement de l’axe du globe
qui nous rebascule vers les saisons douces
où navires ballons voiles galops
reprendront leurs jeux fous
oublis de notre condition

en vérité
à travers la douce nuit
ce sont les tièdes clochettes de mai
qui s’annoncent déjà sous la brise

le retour

elle ouvre
la porte de la villa grince
là-bas une vague s’effondre
l’homme est un souvenir au présent
il ôte son bonnet
elle devine sous le visage encadré de blanc
(sérieux passe-partout)
les traits aggravés
la voix confirme ses pires appréhensions
(le fond de gorge ne ment pas)
c’est bien lui
sa mémoire trébuche
elle se demande comment empêcher ses lèvres de trembler
les doigts de sa main gauche sur la bouche
elle gémit son prénom

trente ans

rouge puis blême puis rouge il désigne la mer
il parvient à articuler son prénom
sous prétexte de ranimer ses boucles
elle s’empresse follement de cacher ses cheveux
il avance sur la dernière marche
le voici à sa hauteur
elle tend les paumes vers la mer
pour défendre son seuil
elle le touche presque
il va se saisir de sa main
surtout pas
en crescendo elle implore elle dit elle crie
va-t’en va-t’en va-t’en

il part en courant

les échos

ce qui crisse encore au jardin
ce sont les pas des enfants
présences provisoires
il a gardé aux tympans les éphémères cavalcades
de minuscules souliers vernis
c’était la petite au visage clair
qui dévorait du réglisse en sautillant

  • il songea qu’il faudrait en la coiffant ce soir lui décoller les boucles une à une –
    et puis
    les pépiements des sonnettes
    les chutes les pleurs les encouragements grave voix
    appels criards encore brèves présences

un jour il n’y eut plus que son pas
au gravier de l’allée
tennis et bottes rangées
des petits pas ne resta presque rien

il perçoit le clapotis
du robinet qui goutte dans l’arrosoir bleu
sa semelle grince aux pavés de la terrasse
un papillon – miracle –
se pose sur la manche de sa veste demi saison
cet après-midi de juin est décidément frisquet
fixant le soleil
il frappe de sa canne la dalle du perron
qui résonne sous son corps tout entier

le sous-bois

quand au creux de débine
je fuis au bois
la voûte clair-obscure pèse à l’instant sur mes épaules
me dégrisant des tristesses
je retiens alors le pas je m’efface
et tout vient comme en songe
les ailes les feuilles les appels et le souvenir de toi
lorsque penchée sur le balcon tu m’appelais des yeux

les troncs figurent innombrables
dans un parfum d’humus
les bousculades de nos bras qui se serraient
j’entends le choc des branches
cloches mates
qui rappelaient nos corps à la merci l’un de l’autre

les ogives des ramures se suspendent tranquilles
et ma voix intérieure s’arrime à ta voix
nos cordes s’enlacent
dialogue de paupières aussi bien
d’où surgit tout soudain
le brillant de tes pupilles
je t’en prie disent-elles je t’en prie

au retour
après avoir cogné mes bottes aux losanges du grattoir
je serre longtemps mes mains autour du bol de thé

l’Aisne

la rive glisse contre moi
sous mes semelles se tassent graviers et glaises
et là devant
aventure de ma vie
coulant à ciel ouvert
le flot prisonnier fracture des joyaux des micas des soleils
la boue verte est parsemée des pattes des becs
traces esquissées dès l’aurore des lieux
par les envahisseurs sans loi ni limite

laissez-moi dit la rivière
gardez-moi de l’effroi des folies
je dégoutte de cette craie qui n’écrit jamais
mon lit et mon ciel froids et gris
font un unique linceul
aux soldats d’autrefois

je revins souvent
m’asseoir auprès de la voix
la peur crachée dans les remous se dénouait
ce fut l’enfance au bord du fleuve dur
que j’enviai longtemps d’aller à la mer
se faufilant risque tout
jusqu’aux confins des sables brûlants

la gondole

longs méandres de la rivière passée
années lourdes
qui brûlèrent les illusions d’alors
(ça vêt l’imaginaire)
cultivant les idées de carton
j’ai avalé l’alcool sec des concepts
puis recrachant depuis la prison des mots ce monde trop humain
j’ai ouvert la bonde de ces filandreux affects
et réinstallé le monde à sa place
papillons saisons fleurs étoiles îles confins
sur la rive le pas s’est enfin affermi
c’est heureux
il était temps

la sombre gondole glisse vers moi
quand viendra le creux de l’hiver
le chanteur qui la gouverne va demander des comptes
je dirai m’excusant d’un sourire
que je ne l’attendais pas que je vivais vivais vivais

et léger comme le cabri
je sauterai dans la gondole
au risque de la faire chavirer sur les flots de la nuit

un départ

ton visage
seule partie émergée de ton corps vif
tu portes tes doigts gantés à tes lèvres
tapotant une mélodie d’antan
j’hésite
à sourire au souvenir de la chambre qui s’ouvrit sous nos pas
ses volets sont clos
et la neige qui fond au tonneau de la cour
clapote sous le noir de midi
ce printemps cruel s’oubliera
en quelle saison revivrons-nous
je te le demande

écarte tes gants que j’encadre ton visage
on siffle quelque part
le rappel des amants
on siffle quelque part
la venue du printemps
avec marjolaine tendres feuilles
mes mains sur tes joues
gardent l’antique tendresse
elles se souviennent de tout
hiver bois vents ouragans
et nous voici sur la place
où le car fait rouler ses énormes grognements de timbale

un bonjour

pour faire tomber les murs de la prison intérieure
où l’on est à douleur
– antique recette de ceux qui se souviennent –
je m’en remets aux mélodies d’antan
un tissu apprêté de légère nostalgie se déchire alors en douceur
classiques en tête
des marionnettes – violon piano – s’élancent en rythme limpide
le par coeur joue son office de baume
la douleur renonce à lancer
et c’est un faux présent passé qui s’ouvre à mes langueurs
sortie efficace mais provisoire
la mélancolie la sérieuse la rigide
un moment désarmée
tapie sous les notes
devine que son tour reviendra
après la fin du morceau
elle attend
ce n’était en effet qu’un pis aller

je ne sais qu’une recette efficace
une seule
c’est la poignée de main
– mais le poème aussi –
quand nos deux paumes chaudes écrasent la mélancolie
et que regards droits voix d’ombre sage
tu m’adresses un vrai fervent bonjour

un pétale

la consolation est du côté des fleurs
des doigts giroflées aux effluves légères
car dès qu’il gèle
l’air se fait minéral et novembre désole
où prend-on alors en hiver
ce minimum fragile
un pétale
qui rassure de nous ressembler
vieille affaire du trop doux
joues caresses cheveux morsures
et la tendresse joie nous épargne la faux un instant
et les bruits crevants du vrai

tu as vu le carrosse des années
ce désastre
sans l’espoir d’une éclosion renouvelée
je me sens ce novembre
interdit de chant de souffle
et de peau sans cesse effleurée

un pétale dit-elle soudain
un pétale est un autel pour la rosée
car la peur de vivre au printemps fait sourire
et la brume d’avril
déposera bientôt l’aube perlée au creux du velours

une vie

parti depuis longtemps
plein d’intentions louables
je me souviens des pavés du chemin
sérieuses alarmes chaotiques
les sourires sereins des amoureux
compensaient les graves absences
il est pourtant doux de vivre disaient les chansons d’alors
et les amours arment le présent
bras d’acier jambes de feu baisers de chair
le ciel sauvage éclatait dans les larmes
je songeais
ne redoute rien
ni chanter
ni tordre les mains
ni serrer les corps

plus tard
selon la promesse paume contre paume
l’entrelacs des doigts se relâchant
j’ai dû composer dans les ouragans
nuque baissée
des chants d’ici
et maintenant je sais

rien n’est à l’ordre des nuits
ni des jours
je tricote ces syllabes au présent

debout

claquement de langue des vagues
elles disent aussi le sérieux de l’écume
et les larmes
– innombrables présences venues de l’horizon –
sèchent à deux doigts des orteils
et la chaleur les boit
faisant mousser le long sable mouillé
il faut du sang froid
pour risquer face à cet immense fête
ce pas qu’engloutit la sérénité inaltérable des lames
pas perdu qui chante pourtant
crissement infime du poids du corps
et la ligne de plage a beau être infinie
– victoire – la voici coupée par mon corps

je suis là
je ne crie pas j’écris debout
chante chante confie la vague
éloigne les falaises
qu’elles accueillent ton écho
comme je le fais de la naissance sans cesse renouvelée
ainsi ta voix aura-t-elle ce grouillement
ce chaos nécessaire à l’ordre des chants et des choses

ta parole dit l’océan
signe mon écroulement sans fin
sur tes pieds nus

le verdict

au pays où l’on babilla
et s’emplit de joies floues
quand des cris brisaient le fil des songes
l’encre bleue de mélancolie coulait longtemps au lit sec du corps figé là

puis la peine faisant ses gammes
le cœur s’est ressaisi le sang bat désormais dans sa chambre particulière
je songe aux autres qui dansaient dansent danseront
et j’aperçois – j’en ai vu des choses –
des figures fluides d’enfants qui font mine de fuir
une main mélodise en mineur là-bas des sonates crépitantes
et la bonne vieille peur
appuyée sur son bâton
s’avance familière et usée
la voilà qui se redresse souriante
paume sur les reins
ne t’effarouche pas dit-elle de me voir revenir
je sais bien le silence et le monde qui s’éloigne
je suis venue du fond des ans pour partager
ton petit univers
ce souci des syllabes comptées – poèmes –
minuscule logique de modes négligées
où tu humes et rôdes et soupèses

haussant la voix elle ajoute
je te condamne à continuer

l’éphémère

douze ans
les chemins dévalés coeur battant
on filait au loin
aucune peine vive n’équivalait alors
la vaste douleur présente

le tragique haché insiste sur chaque seconde
sur chaque pas
ce négatif qui me fait avancer
l’écoulé de l’adulte
n’en finira plus jamais de fuir
et ta main qui me lâche
et mes lèvres qui s’ouvrent
(excuse-moi)
désormais loin de l’autre
pour dire quoi pour dire quoi

et la barque et la barque
dont la proue craque au vent
les tolets grincent
j’entends là-bas des ailes qui battent
on reclaque en hâte les persiennes folles
je rentre ma tête au creux du blouson
acheté trois sous l’hiver dernier

le col seul m’abrite

l’éternelle

sorti de la tanière
où d’ordinaire on végète trois cents jours et plus
j’allai sur les bruyères avant l’aube
et penché sur mon pas
attentif à la floraison grise et rose
je l’entendis glisser sur les feuilles de mai
grave au sourire
majeure en son aura
et son parfum futur
m’entoura vite de son orient privé
longtemps une lumière très neuve monta
sous son regard fabuleux
un vitrail frissonna
(que j’aménage désormais largement en ma mémoire)
ne restèrent bientôt que les poussières des rayons de midi
il fallut la nuit et mes bras pour que l’ombre me la ramène en son allure
dans ce rêve qui court depuis la première entraperçue là-bas
il y a bien des siècles

Novembre

quand le pas broie du noir
quand la mer dès l’aube – paupières cireuses –
charrie des masses d’encre voilées
à peine inspirée
l’iode de novembre
se fait fièvre aux poumons
les cimes dépouillées
charmes ormes chênes xylophones affairés
s’entrechoquent dans la brume fatigue
l’affaire de vivre
en plein doute
fait de novembre un où es-tu entêté
c’est à peine si l’on avance aux halliers glacés
le corps dépose les armes
au bout des alarmes maximales
la onzième saison sonne derrière la mort

et c’est alors
au bout de l’an ou presque
que remonte facile la mélodie des doigts
dans le filet des jours
la pluie joue du piano
le vent souffle ses symphonies improvisées
l’époque affolée bascule
dans la saison des œuvres chaudes
le noir rédige enfin
sur le blanc silence des brumes qui se lèvent à volonté
le chant joyeux des enfants de la vie