l’avancée

vers l’aube
pénétrant dans le vallon
après avoir franchi les langes de brume
je longeai le ruisseau fou
où deux truites allaient dans le sens du courant
je rêvai de les saisir
mais les collines doubles
m’obligèrent à avancer encore
j’avais soif
fixant alors le soleil qui me souriait
je me surpris à mouiller mes lèvres
du bout de la langue

je procédai prudent
le cœur me battait vif –
le feu diffusé des montagnes lointaines
m’emplit le corps entier
la salive me revint
me prit l’envie d’entrer dans l’eau
midi avait doublé le cap
le soleil sembla émettre un cri tendu
l’eau rafraîchit mes joues
pluie grave
les truites étaient loin
l’après-midi avait fui avec elles
le courant m’emporta turbulent
je crus me noyer avec la chute du jour

et la nuit en ferveur
accueillit un très lent plaisir

la gamme

mi ré mi si ré do la
dégringolant les marches
doublement barrées de grilles
le perron gardait endormies des roses chantantes
et ma jeunesse au lieu de forcer la porte
rêvait devant la villa assis à même le sol
je souriais de ce piano que j’enviais tant
je me voyais franchir les grilles
et effaré
admirer de près les mains
qui semblaient obéir à leur nature
mains de reine
fastueusement exercées à la facilité virtuose

elle fut de profil
tous les jours d’août
je me souviens de la ville déserte
dans cet oasis pianoté
et de la porte-fenêtre
où se miraient les reflets de son visage adoré

vers le soir
quand le soleil daignait s’abaisser
elle se levait
fermait de ses mains vides la porte-fenêtre
et j’allais mon chemin
ainsi la vie ainsi le rêve


des oiseaux

les sauts mécaniques des mésanges
têtes en bas

leur bec se fait boussole –
annoncent que la terre a bougé vers la saison
même sous le crachin au bord du gel
elles rerisquent des suraigus pincés
isolément parfois
audace en ce silence d’un janvier accablé de nuées
(grises à force d’être blafardes)

alors contraint à l’exil intérieur
j’emprunte en esprit les traverses futures

dans nos jardins bricolés de haies craintives
il va pleuvoir des bergères des ombelles
nous allons rejouer la Genèse sur les petits gazons
l’accord va se nouer avec les chats
se dénouer avec nos voix
le printemps va balayer l’infiniment blanc
à l’oeuvre merles et bouvreuils
les hirondelles se feront fluides

visite douce de la chaleur contenue –
puis explosives
futur de la nature
au bord du prélude

j’entends les preuves tombant des toits
obsédants flûtés cotonneux des mélancoliques tourterelles

la barque

avant d’être emporté
j’évoquerai mes amours
ce me sera une vaste digue contre le froid des eaux
je me rappellerai tes yeux tes mains
l’écho de mon prénom froissé contre mon cou
mes rêves difficiles
le souffle de la mer
mes pas secs de soleil
mes larmes du jadis en crise
cette folie de parler

mais on m’appelle
la barque cogne contre le quai
rythme inégal et sourd de bois mouillé
on n’attend plus que moi
clapotis du Styx
mon ombre se reflète déjà sur la planche usée des morts
où je vais prendre place
fameux voyage
le pilote approuve quand je vais poser mon pied


tout à coup la révolte me saisit
je ramène ma jambe
bouscule mes suivants déjà blêmes
m’enfuis vers le soleil
qui allume les tours gothiques de chez moi
(jeunes femmes complices
huit cents ans d’élégance)

depuis j’attends le rappel de pied ferme

un dimanche

rigueur de ses lèvres
au bas du miroir
c’est un reflet brisé
j’enclenche un machinal bonjour
rien ne va plus
chaque seconde est un maillon défait
chaque heure va dévider la bobine du jour
heurts des mots
craquements du plancher
des poussières dansent
il faut habiller ce dimanche
j’arpente
et j’emplis les pièces de mon sifflotement
je songe soudain
qu’il y a toujours quelque part un château à visiter

je conduis je me gare
puis quatre pas sur le gravier
nulle parole ne s’envole sous la brise
dans le soleil s’avance notre couple muet
le cœur nous bat
il nous enclot sous les porches
les douves noires peuvent bien clapoter
du haut du donjon les contes usagés affluent
débordant d’étrangetés
et la mer des blés fous
la respiration du globe
le basculement des saisons
l’horizon dictant l’éternité
saturent l’espace
avant même qu’on fasse mine
d’esquisser une première parole

l’irrésolution

de nos bavardages
présence réelle des voix
auprès du feu qui grondait
j’entends encore les cordes brisées de ton être
(nos peines se valaient)
les explosions de bois frais illuminaient
ta mélodie d’étincelles féroces
nous baissâmes d’un ton (souviens-toi)
puis froissées par l’intimité grande
et la fraîcheur de nos échanges
tes paupières s’agitèrent
papillon
c’était trop ce n’était pas assez

l’heure du thé nous sortit d’affaire
se lever faire bouillir tendre la tasse
doigts qui se trouvent sans se chercher
tout un flot très connu nous grisa
je t’aimai bien sûr
et les années et d’autres rencontres
autour du thé
et la langueur paresseuse de nos lentes natures
tu sais ce pauvre éphémère du toujours proclamé
nos gestes légers sur l’instant
qui pèsent des tonnes durant des années

et nous voilà attendant
près de l’âtre
les mains grises de cendre

la rose(2)

vitalité de la rose
qui se permet tout
encore éclose en décembre
(la vie a de ces remuements)
elle se fiche des mois des lunes
la crudité des temps ne l’effraie pas
sa sève monte incongrue
son éclat – poésie – est inaltérable
incohérence des belles saisons
qui crèvent sous nos pas
la rose prie de toute sa corolle
sourit au voisin – moi – qui regrette au balcon
la fin brutale du jardinier
(son corps s’était usé à lui sarcler le pied)

ah la rose tu peux prendre la pose
comme à moi le poème
tu dois tout à cet homme
comme à moi

au fait je songe que
coupée
ta présence rouge
ferait merveille sur son marbre violet

la Visiteuse ( 2)

miracle du texte écrit
cette efflorescence draine l’eau des jours
pas une minute même dormie
où la Visiteuse aux foulards colorés
ne vienne saluer le marcheur chantant sa sérénade
en mineur (andante)
allez rit-elle en faisant bouffer ses cheveux
passe dans le jardin à mon image
ta semelle grave fera s’envoler au coucher
fauvettes et moineaux
autant de syllabes que l’on frotte
pour faire des vocalises lues

l’apaisement de l’amie éternelle
par la main qui s’offre est alors muet
ou presque
troènes et roses à l’unisson
on ne devise plus
effet de l’âge sans doute
les querelles et leurs oripeaux
pendent au-dessus des poubelles
là-bas
la Visiteuse emplit les verres
mire le sien au soleil
et sans se consulter on trinque en harmonie

urgence du soir

la neige

nous irons au ruisseau
là où tout commence
du cresson glacé aux peupliers profus
ce que nous toucherons
sera neuf comme la truite élégante
ou l’enfant qui dort à la source
ma peau ta peau
nos battements qui font le temple
des églises aux cathédrales
beautés majeures
nous serons au bon vivre du vin
nous serons au privé des chambres
nos voix chantant l’essentiel

nous monterons sur la colline adulte
cette déraison qui croit
puis l’âge allant et venant
le tapis des pas
dira le labyrinthe des hasards
dés jetés ici et maintenant
au croisement des rues
nous nous étonnerons d’être au présent
mains chaudes yeux dévorants
cheveux mille fois lissés des paumes
jusqu’à se couvrir de cette neige
que l’on redoute tant
alors qu’elle est si douce à survivre

un voeu

elle avait des bagues
des perles à l’oreille
le fard qui protège
une robe de lin gris
c’est folie de porter pareille robe dit-il
la glace mordra ta peau
elle avait le regard sûr
serra doucement sa main glissée

peu m’importe le vent dans l’air froid
parlons de l’an neuf
dit-elle et des voeux

ce fut ainsi qu’ils gravirent le mont

solitude des arbres presque morts
on entend un orgue lointain
dialoguant avec les tourterelles
elle pointe alors son doigt vers le soleil mangé des brumes

aime le jour comme il rallonge
déclame-t-elle donne donne donne
(il reconnut soudain en elle la fluide inspiration)
laissons glisser au présent nos regards vers le vallon
sur la bruyère où la parole se fige
un court instant dans l’écriture

il forma le voeu de la garder à ses côtés
toute l’année et même au-delà

l’existence

l’année s’épuisant
comme les jours redevenaient respirables
il reprit ses lents pas rêvés
et la joie élargie du jour
battit soudain dans sa poitrine
il lui sembla qu’aux horizons là derrière
après un automne de lutte contre le crachin
il allait peut-être enfin la croiser
avec son panier d’épilobes
de sainfoin et de fleurs graves
il voulait la remercier de l’avoir soutenu
contre la barque au sillage mauve

il allait certes cèder à l’hiver
il attendrait patient la belle étreinte
qui l’enlacerait de ses bras neufs
bercerait son corps debout
redressant ses épaules

il croisa des marcheurs acharnés du kilomètre
il les fit sourire avec son adagio de célibataire
mais lui seul au bord du chemin

  • tranquille assurance de celui qui aime la vie –
    entendit trois mois plus tard l’approche parfumée de la belle existence

le jour de l’an

après la nuit
le jour jaloux
de son large sourcil borgne
monte son aube
un hautbois lent affûte ses notes sur les blés promis au printemps
les suraigus du gel crèvent l’espace
ce qui naît c’est Jésus c’est le jour
décembre s’effrite
on danse quelque part la bascule inverse des nuits
et la joie des pas et les églises gelées
font la froidure piquante
des vapeurs révèlent des haleines qui rient sous cape
un brouhaha bouscule les avenues
l’orchestre massif en veux-tu en voilà balance les marchandises
ce qui grandit c’est émeraude espérance
les coutures de la peau craquent chaque seconde
donne-moi ta main
tu seras mon petit
et la voix chante comme on vocalise
c’est franc de la consonne
donne-moi ta vie
donne-moi ton temps
aimer c’est s’appartenir toute l’année
trois cent soixante cinq jours
pas un de moins

le chemin

il faudrait avant la fin de l’an
que je réemprunte le chemin
cette manie d’avancer qui me prit tôt
et ne me lâcha plus
deux générations m’en séparent
mais je pourrais toucher du doigt
le petit gars au chemin caillouteux

il est là en short
vêtement léger
il marche seul en effet au désert d’après-guerre
lui fond dessus
non le rapace des rivières
mais le monstre du temps
à deux pas du fleuve
il entend le clapotis des eaux troubles
maléfices des remous crevants et noirs
c’est affreux

ce qu’il comprend c’est ceci
le chemin n’a pas de but
le but c’est le chemin
vivre est affaire de gambettes
il faut poser son pas sans poser de questions
voilà tout

il escalade plus tard la butte crayeuse
voit la ville encore détruite
il songe fermant les poings qu’il la reconstruira
d’une manière ou d’une autre
pour en faire sa page blanche

les mésanges

je me souviens de l’arbre à l’ombre duquel etc

depuis notre rencontre
dix générations d’oiseaux
ont fait des allers et retours
ailes chaudes
ils eurent des étincelles au bec
froissements cris buissons de gazouillis
et l’arbre immobile vieux cheval
secoua souvent sa masse souriante
j’ignorais alors
que les branches scandent les années
et que les mésanges agitées
aux rémiges fragiles
défendent l’abri solide des fines brindilles
elles ont partie liée
avec l’athlète au tronc rugueux
et lorsque de dépit je cogne ma tête contre lui
(elle m’a encore quitté)
les mésanges au masque noir actrices du ciel
descendent pour m’égayer
et je mesure alors en souriant
combien le temps est volatil

les perfides

la mer a ses moments de grâce
huile que j’admire à mes pieds
elle n’a rien de l’océan grandiose
et pourtant les mystères de l’infini
(sans vrai secret je le vois bien )
ce sont estrans où je naquis toi moi nous
enfin toute la faune
l’horizon reflue jusqu’aux rides du front
et c’est soucieux que je salue
l’eau salée

de vagues poissons comme des regrets
volent là-bas
sans prendre garde aux mouettes
perfides petits ouragans criards
elles sifflent et fondent sur les lames
feu disgracieux
elles gémissent sans jamais de cesse
sur les proies finalement innocentes
que la nature octroie soudain
à pleines brassées des vagues écumantes