– Je suis venue te secouer de ta torpeur. Où en es-tu de ton ensorcellement?
Elle a toujours ses yeux hilares, les longs cils de l’inspiration balbutiante et la voix où roulent des émaux comme galets au ruisseau. Je m’éveille et constatant qu’on est en mai déjà, pris en flagrant délit de stupeur, j’argue d’un corps rhumatisant et de phalanges graves, lourdes, emmitouflées dans le voyage d’hiver encore.
Elle éclate de rire.
-Je t’ai connu plus malin! Tu écris cet hiver quantité de poèmes et voilà qu’au cœur d’avril, au plein de mai, tu me le fais au froid paralysant !
– Je suis désolé, chère Visiteuse, c’est que je suis fragile.
– Je sais… en général, on ne l’avoue pas.
– En général peut-être, mais je ne suis que simple soldat, tu le sais bien.
Elle a ce rire qu’on ne connaît que lorsqu’on est au naturel des amitiés directes. J’ai envie de prolonger, je redoute son départ.
– Comprends-moi, ma fragilité est celle du muguet. Un rien me couche et c’est pourquoi tu me surprends au lit (nouvel éclat de rire)… Je vais me ressaisir, mais le corps tu comprends, le corps…
– Quoi, le corps?
– Mon corps a du mal à s’éloigner et à demeurer en même temps. Ecrivant, je demande au corps de me laisser pour m’ouvrir, tu comprends, m’ouvrir, et admettant qu’il est de trop, il prend ses distances, mais pas loin.
– C’est à partir de notre relation au corps que s’établissent le proche et le lointain.
– Oui, madame la penseuse, mais le corps quand j’écris doit rester à portée de souffle, j’ai besoin de mes poumons et des battements du sang pour présence.
– L’absence doit être habitée.
– Oui, voilà, ma demeure à portée de main. L’écrit ne peut vivre autrement. Les palpitations stylistiques…
– La musique, donc!
– Oui, la musique, si tu veux, la musique sans le corps est peut-être une mélodie, mais sûrement pas une harmonie, ni même un rythme.
– Parle-moi de l’absence, alors.
– Oh, l’absence est un mot à toi. Ecrivant je ne m’absente pas du monde, c’est même le contraire.
– Quand tu écris, objecte-t-elle de sa voix de roulements de galets où j’entends les froissements du ruisseau, tu es ailleurs, je suis désolé de te le dire, mais tu es inaccessible, tu es ailleurs, forcément.
– Non, écrivant, je suis bien plus près du monde. Je l’étreins.
– Tu l’étreins? (Elle rit un peu)
– Je le serre contre mon corps. Dans la vie courante, je cours, j’effleure le monde du bout des doigts, je l’aime beaucoup, alors je le caresse comme on le fait d’un chien agité. Je l’apaise, enfin j’essaie tout en suivant son train, mais quand j’écris je prends les autres, tous les autres.
– C’est pourquoi tu es indulgent envers tout le monde.
– Et envers moi-même… Et ma fragilité…(Elle m’interrompt)
– … est en fait le lot commun.
– On peut dire ça comme ça. (Long silence)
– Bon, je vois que ça va, dit-elle en tapotant la couette du plat de la main. Tu as le regard franc, direct, ta voix se pose légère et grave… Une bise et je m’envole.
– Déjà?
– Tu as besoin d’être seul pour écrire.
– Je suis seul.
– Tu vois!
Elle sourit, presse ses lèvres sur mon front et dans un mouvement des rideaux disparaît par la fenêtre, dissolution fervente. J’entends un murmure où il est question de retour. J’aperçois alors un carnet qu’elle a déposé, recouvert de motifs croisés, ce sont des chemins qui se déploient en ramifications fluides sur le drap blanc. Je n’ose pas le saisir.