l’héroïne

je suis assis sur une borne qui fait face à la villa
à travers ses persiennes
mi-closes
je surprends une dame d’autrefois
elle arrange son foulard du bout des doigts
une musique de piano quelque part fait des gammes
je ferme mon livre
la pianiste m’est connue
je lis les traits de son visage à travers le profil de sa mère
souligné à l’instant par le foulard
elle a l’air satisfaite
déplace encore d’un index léger le tissu de son front
puis disparaît
je l’attends
cognant mes talons contre la borne de grès

la porte cochère s’ouvre lourde d’ombre
surgit un cheval noir qui me salue
en baissant la tête
tandis que sur la calèche frôlant le haut du porche
le visage encadré de son foulard
s’avance (la robe caresse les roues)
je songe en serrant le roman contre moi
que je ne saurais dire si c’est la mère
ou la fille
celle qui jouait tout à l’heure du piano
tandis que je lisais
tandis que je rêvais
et comme pour ajouter à la confusion
elle me fait en passant un signe de la tête
et je comprends alors à son clin d’oeil
qu’elle est l’héroïne du roman que je lis