miroir

l’ouest tire vers nos jardins exsangues

ces gigantesques masses de gris de noir

filles du ciel gonflées de grêle

prêtes à en découdre avec les boutons d’or

j’entends déjà leurs rires au macadam

grains blancs sournois

leurs cris craquent sous les pas

graviers glacés

et les ans ont beau me bouger

le refrain des horizons noyés me défrise

toujours autant 

je n’ai jamais pu me faire 

au clapotis contre mon crâne 

grêlons qui fondent dans les cheveux

jusqu’au moment où 

instant miracle

le tissu mousse 

sèche ce petit monde 

oh la belle vigueur

et où ravi

d’avoir traversé l’épreuve

je souris de découvrir

dans le miroir

en forme de récompense

la chaleur follement rouge de mes joues

l’attente d’avril

les arbres en frissonnent toujours

ce retour de novembre en avril

la pluie morne coléreuse  

affole le revers de mon col

la glace me glisse au dos

là où l’épine dorsale frémit

et le vent enragé me fouette aux  joues

l’évidence du pas bienheureux

que j’attendais sûr de la saison

et ouvert à la brise à la voix claire

se fait souffle de mort

brise présage de mes pas en misère

c’est affaire de patience

l’attente murmure une voix

consolante insistante

(c’est la déesse à Ulysse)

attends encore dit-elle

le voyage des jours ne fourvoie

que ceux qui protestent 

aime ces moments qui ménagent

des horizons intérieurs où dort

tranquille la joie d’être en vie

et seulement cette pensée

qu’on oublie à chaque aube

et qui revient sur l’oreiller

comme un refrain chaque soir

jardin

jadis empli des aigus cabriolés des enfants

le jardin resplendit ce jour pour presque rien 

il ne se ressemble plus 

il a cette grâce un peu des anciennes gloires 

je cultive la prestance de ses arbustes 

qui cachèrent des visages malicieux 

mais les roses à foison disent les murs sans échos 

me reste cette brise un peu fraîche 

flot continu de consolation nord ouest

rappelant joies et peines du jour le jour 

c’était au temps où l’on naviguait à vue 

je crois que le silence épidémique qui m’y enferme 

lui donne des allures de royaume des ombres

il me leste la joie de vivre 

regrets souriants

tous les verts se rassemblent à la fenêtre 

où j’attends dans le silence le retour des échos du monde

qui miment si parfaitement

les diastoles systoles de mon corps vif autrefois 

une branche m’effleure en marchant 

c’est le bras de ma fille petite 

un caillou me fait trébucher 

c’est mon bambin en peine

je me penche je ne marche pas je glisse

courbé vers les ombres

ma voix dit dans la nuit

n’aie pas peur on verra demain 

je me redresse

le rire d’un merle en noir et blanc

a la mélancolie sûre d’un tissu qu’on déchire 

des soupirs rampent sous la haie

au milieu des tulipes graves et des crocus aigus

c’est dans cet antan toujours repris

que m’arrête le roucoulement des tourterelles 

rengaine recours qui dans sa chaude lassitude 

chante le présent résonne au passé

et je gage que ces notes rouleront dans cent ans 

si bien que l’instant est l’éternité 

victoire sourde d’un velours absolu

doux accents d’un flûté préhistorique 

amené à durer ce que durera la terre

la voix grave 

Tout en arpentant le labour entre le mont rêvé et la route violente, je songe, pour me distraire du bruit des véhicules qui me frôlent, aux sons divins que dû percevoir Ulysse attaché à son mât. 

La tricherie d’Ulysse consiste à ne pas s’en laisser conter, à ne pas se laisser avoir par les on dits (les Sirènes nous emmèneraient vers le fond) et à pratiquer les “on-écoute”. Ce qu’il entendit alors fut sans doute le silence; non seulement le “sans bruit”, mais le silence intérieur qui préside à toute création. 

Créant, il se passe ceci: ce qui monte a des allures de battements de coeur, ce fin tambour du corps, la pulsation originelle; mais je m’avance déjà, je crois que ce qu’il entendit est AVANT la pulsation originelle, or ‘avant’ cela veut dire le grave je crois, le grave de toute existence finie, le grave égaré dans la suite des temps et l’infini de l’espace. Il existe en effet une contrebasse qui rôde en raclant, c’est la terre à l’incessante rotation. 

Ce qui trompe c’est que l’on croit que les Sirènes avaient un chant aigu, or la terre ne peut pas chanter l’aigu, n’importe quel marcheur vous le dira.

Dans ma rêverie hantée du très rusé je m’aperçois que j’ai attaqué la première pente du mont.  Me revient alors, en secouant ma semelle boueuse, la formule de Reverdy: “la vie est grave, il faut gravir”; elle cache derrière son sourire, le tragique de notre condition.  

J’insiste sur “grave” parce que c’est ce qui manque le plus aujourd’hui. Ce n’est pas que nous soyons sourds à notre condition, au contraire, nous y sommes plus que jamais exposés, les croyances ayant sombré dans la mer où guettaient les Sirènes; nous voici  implorant quelque dieu qui ne connut la terre que de loin et qui, mistral fou, a soufflé dans les consciences durant des millénaires . 

Or, la situation présente nous amène à négliger le rêve et les dieux. 

Et si nous rêvions pourtant malgré l’évidence. C’est ici que le mont entre en scène. Il est tout habillé de rêves. Je sais qu’il a un nom, c’est vrai, mais la voix grave ne le dit pas. Son élévation est si douce.

la pâquerette

enfuis sont mes pas d’autrefois

ceux de midi pleins de plages de soleils

ceux de minuit grevés d’hésitations

j’étais encombré de rêves inglorieux

de chevauchées carnavalesques

sur les rosses de pensées fortes

toutes livresques

et voici que mains vides 

j’en suis venu à me pencher au gazon 

vers une indolente pâquerette

présente sur l’instant 

je me demande la cueillant

pourquoi soudain le coeur me bat

seconde infime marquée sur le temps 

je vais prélever sa présence

pour sacraliser ce moment

il y aura un avant et un après la fleur

je la pince au coeur du carnet où j’écris

je l’entends qui gémit

et craque sous la pression des doigts

je l’étouffe entre les feuilles

c’est ainsi que dans son squelette sec

je vais la recroiser souvent 

renouvelant à loisir le moment où je la saisis

dorlotant alors sa mince image

éternité portative

métaphore des jours enfouis

nivellement par le bas (16 avril 1917)

le général ne s’était jamais rendu

même à l’évidence

penché sur la carte

obsédé de la cicatrice du Chemin

des Dames

son imagination échauffée par la gloire promise

négligeait le terrain

là où les pauvres allaient ramper

dans l’ascension 

vers la caverne

gorgés de terre 

déjà enterrés avant d’avoir fait

trois pas

ils allaient au massacre

comme des enfants

poussés par Saturne

et lui tranquillement 

tête brûlée

général indifférent au particulier

s’en tenait à la carte

peu lui importaient

les petits paysans les grands africains

ce n’étaient après tout guère que des vies

à la guerre comme à la guerre

nivelons nivelons

mais pourquoi diable

ai-je oublié son nom

histoire de sourires

que sont les sourires devenus

qui m’avaient allégé l’écoulement des ans

j’ai beau ratisser ma mémoire

je les vois miroiter au loin et c’est tout

puis impromptu au détour d’un air

mélodie enrouée

en voici un qui redouble

ce jour canicule

il vibre mirage sur la fontaine

où je m’en viens mains en creux 

pour une lampée de glace féroce

solide confrontation 

où je souris sur l’eau 

on n’est jamais si bien servi que par son reflet

et l’envie d’un autre et le vent qui vient 

porte qui bat que j’ouvre

les sourires à venir s’avancent 

les promises les rencontres belles

un ruisseau de visages

des cascades de mercis du bout des doigts

la vie la vie du jour

infini d’élégances sous les pas

et ces lèvres aux charmilles

où des jardins bourdonnent 

de chants de voix

saluts perpétuels des vivants d’aujourd’hui

heureux temps

derrière la misère d’être

si l’on reprend le flot

de la source à l’estuaire

où l’on se perd dans l’océan de l’âge

j’entends ma vie

et il m’apparaît que 

les dieux n’ayant jamais été

nous sommes au vent de la joie

engendrée sur l’instant

et bien sûr rien d’autre 

rien d’autre

les anciens pièges à mouches à jamais devenus dérisoires

(religions et marchés)

notre aventure s’ouvre

des milliards poussent à la roue

je bascule tu me bouscules

oublieux de l’ancien

nous allons au boulevard

gorgés de nostalgie

alors qu’à tout prendre ce printemps

exceptionnel et vif et joyeux

caracole sur les sommets

de la présence au monde

contre les dévastations d’avant

et d’aujourd’hui encore 

nous étions engoncés

         qu’on nous laisse être enfin neufs

l’Ailette

plus personne n’a peur de mourir

en traversant l’Ailette

cette cicatrice

cette meurtrissure d’il y a cent ans 

elle avait continué à fendre le vallon 

cascadant là

et la voici depuis peu arrêtée des rocs

c’est un apaisement sans fin 

où il fait bon voguer

lac de plaisance étrave blanche

sourire élégant qui dure tout l’été 

miroir de nos vies

des forêts solides en protègent les rives

aux paupières massives 

y palpitent grèbes et foulques

croisant les canards enroués

qui vont en ligne droite

vol lourd de scarabées empruntés

qui font peur puis font rire

et qu’on garde en mémoire

à cause de l’émeraude au col

et du carré bleu perdu dans le brun des plumes nettes

espérance cachée

espérance têtue

c’est le calme allé avec la vie qui cancane

une rareté

mouvant immobile du grave lac

où l’on comprend soudain

que la guerre fut là 

le feu

le feu qui couve encore un peu sous les quelques vaguelettes

et la lumière étale des aubes d’avril 

miroitement infini du jeu des eaux

avril de vivre

respire et avance

il ne se passe rien 

d’autre que la vie bleue blanche 

son présent froid pour corps chaud 

provisoirement 

on vit entre deux dates

le pire est au glacé

après l’avant (naissance)

après l’après  

le mieux est au don 

à l’écrit au chant

on sifflote puis une voix un choeur

bonjour la chaleur 

les mains pour applaudir

enclore le visage

mains gorgées de mémoire

joies intérieures solides

dis-moi

homme au rire démodé

ris-tu encore souvent

dis-moi

et ta vie sur le fil

et tes filles et ton fils

et la joie de vivre

dis-moi

roses d’avril

les roses donnèrent l’alerte

elles s’ouvrirent en une nuit

grâces et corolles

c’était le printemps 

ma peine s’ouvrit avec elles

je me souviens du jardin

visité de pétales

de mon pas prudent 

mesurant la chanson 

sur la Picardie et les roses

chers amis chers amis 

que sont vos vies devenues

je vois bien vos noms au monument

mais vos existences

vos gestes votre belle envie 

de vivre

je devine ce qui vous a été volé

le café aux vantardises du samedi

où la tête vous tourne

la main qu’on frôle

aux flonflons du quatorze juillet

et le long frémissement qui suit 

jusqu’à l’aube où son image trouble flotte encore

dans la tasse de café

de tout cela la mort vous aura dispensé 

et au lieu du retour des hirondelles

vous n’avez eu du printemps que l’affreux avril de Nivelle

voilà ce que les roses me rappellent et les roses s’ouvrent partout

et je ne sais pourquoi partout en cet avril la rosée me gèle

la joie                                                

Je vous la présente                                     

voici la joie

jolie poudrée sans autre fard

elle bat nuit et jour

et ne se rend qu’à la mort

le vrai grand sourire

de la joie

perdure aux champs aux saisons

on l’attend au détour des chemins

de l’arctique à l’antarctique

la joie secoue ses longs cheveux

dans la nuit

et s’endort dans mes poings

serrés sur des rêves de toi

que mes paumes retiennent

la joie renforce mes battements

accélérés

et mes nuits vont et viennent

dans l’oreiller précieux

qui est mémoire des yeux

la peine elle-même ajoute

à la joie

car la joie fait des nuages ses alliés

et console et bouscule et refait

à neuf le tranchant de nos rires

34 petits textes écrits à l’occasion de la parution du livre “Le Chemin” aux éditions Lumpen

EDITIONS LUMPEN

179 Rue de l abbé georges hénin

02860 COLLIGIS CRANDELAIN

I l s’agit d’un recueil de 18 poèmes écrits par Raymond Prunier

illustrés par Elisabeth Detton

traduits en allemand par Helmut Schulze

25euros en vente chez l’éditeur ou à la caverne du dragon

[Ces 34 petits textes sont une vision en noir et blanc des 18 poèmes du recueil. Ils reprennent de façon directe et familière ce qui fut chanté dans le recueil; ils en sont une manière de complément non indispensable mais ils complètent la vision du sacrifice inutile, telle qu’elle fut peut-être vécue par les jeunes gens de ce temps. Ce faisant je ne lâche que rarement notre temps d’aujourd’hui, mettant en relation ce qui leur arriva et l’époque présente. ]

1 Il serait absurde de croire que ces poèmes sont seulement des poèmes sur 14-18. Notre temps flotte constamment là devant, c’est nous maintenant par rapport à l’évènement qui s’est produit entre 14 et 18. Notre temps est au centre. Les vers ne sont pas rimés ni ponctués, les vers racontent, non, ils chantent, non, ils échangent des plaintes, car être vivant en 2022 peut sembler très proches des misères de ce temps effroyable. Se promener au Chemin dit des Dames c’est s’enchanter s’enrouler s’emballer de la tragédie, y puiser un nouveau chant qui ressemble à notre condition présente de vivants, car les vivants ont pour tâche première de témoigner. S’ils ne le font pas qui témoignera des jeunes gens assassinés?

2 C’est un appel à aimer le Chemin, à aller sur le Chemin des Dames pour écouter ce que racontent les arbres et les herbes et nos pas de vivants qui résonnent au vallon. Je n’ai pas mis de rimes ni de ponctuation car je veux que le lecteur s’y retrouve seul sans béquille face à la tragédie humaine, face aux cœurs battants qui soudain ne battirent plus, et le lecteur aura alors l’impression d’être nu, à nu au milieu de l’océan des blés. Chaque coquelicot sera une goutte de sang, son aura durera alors ce qu’auraient dû durer ces vies cassées, brisées, mordues par la mitraille.

3 Je voulais chanter avec les jeunes gens assassinés la vie avec eux, chanter la joie de vivre contre la tragédie de mourir, c’est donc aujourd’hui que l’on chante, ici, dans ce recueil, pour leur donner au-delà de l’absurde perte de leur présence une manière de se réjouir, je dirai la distance d’être en empathie avec eux, je dirai qu’ils sont proches de moi, je chante en eux la peur de mourir, la peur de vivre, le temps présent dangereux et finalement aussi dérisoire que le leur, aussi important aussi puisque c’est celui où ils vécurent, semblable au temps où nous vivons présentement.

4 Il faudra bien que l’on s’habitue à écouter chanter les vers sans rime ni ponctuation, car une musique nous habite, nous devons la greffer sur ce recueil pour que l’on puisse en effet reprendre les témoignages de ce temps que nous ne vécûmes pas et qu’ils vécurent à peine. Nous vivants nous réinsufflerons de notre haleine douce de vivants attentifs, ce chant presque tranquille, récitant des vers de ce recueil pour faire rechanter ceux qui chantèrent si peu. Nous irons au bois, eux n’irons plus, donc chantons pour eux aujourd’hui maintenant.

5 Nous allons recommencer à rêver, nous rêverons pour eux, avec eux, dans ces textes hallucinés que l’on peut appeller des poèmes si l’on veut, mais ce sont des histoires, des scènes où on les voit vivants, où ils content leurs misères et leurs joies, leurs petites joies minuscules hantées de la terreur imminente. Je me demande si leur condition est si différente de la nôtre présente… oui la leur est éphémère, donc parlons racontons, chantons, nous, les vivants, leur affaire brève, leur épouvante monstrueuse. Nous leur devons bien ça, au moins ça, ce filet de voix doubles qu’est ce recueil bilingue.

6 Si un poète allemand est venu me rejoindre c’est qu’il sait bien que nous sommes des hommes, lui et moi, en d’autres temps soldats potentiels, nous eussions pu être ennemis, il sait que notre appartenance locale nationale est un pauvre vernis qui n’empêche ni la mémoire ni la vie de se déployer et que le vide des vieilles querelles peut être empli de nos chants qui résonnent de leurs étranges langues d’autant plus qu’ils sont d’aujourd’hui, ouverts, habités de l’inquiétante étrangeté qui est la vie même avec son coeur noisette et ses jours inspirés. Ce recueil dit donc le terrible événement mais tout autant le chant de secours qui nous vient quand on n’en peut plus de trop se souvenir.

7 Ce n’était pas des héros, ils avaient comme moi peur de mourir, mais eux ce fut fatal très vite sans qu’ils y songent et leurs amours qui s’en souvient, visages entrevus au village, cette frimousse qu’ils emportèrent sous la mitraille pour se donner du coeur. Je chante l’aujourd’hui pour nouer un lien avec eux, ils n’étaient pas de notre temps, libres à leur manière, ils s’enchantaient des saisons, même en ce lieu qui leur fit perdre la raison, et nous, en 2019, au Chemin, si nous chantons, c’est que la raison nous manque aussi en longeant les cimetières, en évaluant à travers leurs dates, l’épouvante de leur jeunesse noyée dans la vague noire qui les emporta. Ce trait d’union entre leurs deux dates, c’était quoi? Dites.

8 Il faut y aller doucement par simple respect, d’où ces vers, ces deux langues si longtemps ennemies et ces gouaches conciliatrices qui disent le gâchis des espérances, passion fatale de ces enfants perdus qui crurent à leur mission. Ils avaient aux poumons le souffle des nations, l’autre nom de l’appartenance au groupe, ils donnèrent tout à ce qui aujourd’hui n’est plus qu’à peine un nom, Allemagne-France, quelque chose qu’on aime c’est vrai, aussi indispensable que la haie qui nous sépare du voisin. Les chants de ce recueil à deux voix s’entendent par-delà la frontière. Le Rhin devient ainsi un poème aux deux rives germaines.

9 Les gouaches s’essaient à réunir les deux langues; elles sont pour partie abstraites par respect, pour laisser respirer ces jeunes adultes à cent ans de distance et les poèmes dans les deux langues exigent la même chose: ce ton doux qui porte la paix n’a que faire des médailles, des éclats de vives couleurs, mourir à l’intérieur du corps c’est avoir partie déliée avec la vie, c’est brun et bleu, c’est allemand français, la terre et le ciel, c’est eux et nous, nos jeunes futurs grands-pères qui n’eurent pas le temps de le devenir, tant la faucheuse impitoyable déploya contre eux ses miasmes méphitiques, contre eux: les enfants de ce temps.

10 Il convenait d’être simple, attentif et doux sur Le Chemin, où la mitraille et les explosions s’entendent encore. Il suffit d’un nuage, d’un orage, pour percevoir la folie prenante de ces actes lourds. Songeant à notre présence, corps entier, sur le chemin debout, il nous prend l’envie d’ouvrir le livre à la page du poème bien aimé que l’on profère alors devant la vallée immense, là-bas, comme pour toucher un bout du monde, comme pour fabriquer un écho favorable, ressuscitant un moment les jeunes corps enfouis sous nos pas. Comme un je t’aime, comme un je vous comprends, comme un j’ai bien entendu vos plaintes; je vous les restitue, excusez-moi, je vous dérange peut-être, mais c’est le moins que je puisse faire pour être au plus proche de vous.

11 Ouvrir le recueil c’est peut-être rouvrir la plaie, la fente qui court entre les deux langues, entre les deux pages côte à côte, elle dit le fossé qui nous sépara mon ennemi et moi en 14-18, mon ami allemand d’aujourd’hui et moi le français de 2022, encore vivants tous deux. Nous chantons parce que nous avons eu la chance de vivre jusque là; nous aimons ce Chemin dont le parcours ne nous rebute jamais, car le souvenir de lui, la nuit, vient nous effleurer comme une caresse disant: c’est fini, c’était il y a cent ans, n’aie plus peur, la joie doit primer; et cela n’est possible que si tu n’oublies pas. Le Chemin est notre lieu, notre lien. Lire est alors davantage que ce prosaïsme du jardin où l’on lit le journal, lire devient une méditation modeste dans le temple du souvenir, mémoire sacrée au bord d’un sommeil très intime.

12 Il y a près d’un demi-siècle, avec le retour des hirondelles, je marchai au Chemin, premiers pas; la pluie qui ravina mon visage aurait pu couler sur vos joues; je vous ai vus alors, éperdus et courant, fusil à la main: votre cauchemar un autre demi-siècle avant me visitait, ouragan d’un temps à jamais passé. Depuis, le Chemin s’est habillé de syllabes, français et allemands fraternisent au-delà de la tranche du livre, tranchée sensible cette fois où les mots se murmurent à l’intérieur des têtes de lecteurs muets. Le recueil bilingue prend en charge l’atmosphère crue et chante dans la nuit pour appeler vos fantômes à venir nous rejoindre. Vous entendez les hirondelles qui vous saluent sous la pluie?

13 Les vivants s’avancent mains tendues, c’est cela le vrai sens du recueil; le Chemin est le lieu hanté qui chante ce qu’il a sur le coeur; cette part de nous, généreuse et souple en langage, se propose de répercuter la tragédie qui eut lieu au-dedans du Chemin des Dames, avec son cortège de feu, de fer et de sang qui attire la poudre. Je recommande le silence sinon comment percevoir leurs appels, car ils nous appellent, leurs noms en font foi, leurs prénoms surtout, ce nom d’amour qui les faisait rougir lorsqu’une voix flûtée les interpellait, du temps de leur jeunesse… du temps de leur jeunesse…

14 Si je reste au Chemin le trop plein submerge ma présence et je crois bien que comme un flot de musique je suis emporté, bouchon qui cahote, volonté qui se dissout. Pour les chanter, je m’éloigne et dans le vide suscité j’entends résonner leurs voix, je perçois les gémissements de ceux dont les lèvres envahies de terre, de poudre, de sang, pensèrent une ultime fois à telle carte postale, formulant le regret de n’avoir pas dit à l’aimée qu’il l’aimait plus que tout au monde et que le vingtième siècle serait leur temps bien à eux, au chaud, leur siècle, dans ses bras, promis. Il aurait dû le dire plus clairement. La faute en revient à la brume des tranchées et à la trop vague raison d’être là, fusil à la main.

15 Je pense aux couleurs d’aujourd’hui, courbes tendres des aimables horizons. Le coeur qui s’affole tout à coup, pourquoi sous la chemise ce roulement de folie jusqu’à la racine des cheveux? C’est le Chemin qui vient tailler son deuil au beau travers du présent, modeste dans son empire joyeux. Cent ans s’y côtoient. Toi, cet habitant de la tranchée, ç’eût pu être moi, ce souriant au souvenir attaché. Toi, mourant, moi, vivant; c’est la raison pour laquelle il me faut remonter mes manches après m’être penché sur le souffle éphémère de leur temps et chanter le nôtre presque aussi évanescent.

16 J’entends – comment s’en prémunir – les obus dans les camions qui passent sur la nationale et vos cris à travers les appels du soir où l’on fait revenir les bêtes et ramener les vivants à la soupe du soir. La paix, ce scandale insolent et qui dure. Les gars nés vers 1890, pourquoi cette malchance?…Ou, comment ne pas se perdre en conjectures, contemplant leurs jeunes frimousses à jamais dévorées des terres où pousse notre blé du jour. Nos tartines du matin se devinent derrière le sépia maladroit de vos portraits impénétrables aux moustaches compliquées. Le mortifère de vos vies et les bonnes affaires des nôtres. Obsédante, cette injustice défrise de persister. Le Chemin est l’autre nom du destin.

17 Je voudrais parler d’eux comme on parle d’amis, de parents encore vivants ou qui nous ont quitté depuis peu. On pourrait échanger à leur sujet, décrire leurs traits, souligner leur tempérament. Mais pour ce faire, il eût fallu qu’ils vivent, chantent, boivent, aiment, dorment encore au soleil levé, caressent le visage de l’aimée, emplissent le corridor de leur baryton bien tempéré. Oui, je crois que leur parole manque, même aujourd’hui, même cent ans après, la vibration de leurs cordes vocales ne passe pas à travers les photos; énoncer leur nom ne suffit pas. Allemand, Français, ils manquent à notre écho, et c’est ainsi qu’ils sont chantés et reflétés dans ces poèmes bilingues.

18 Je m’interroge sur l’aube en joie. A quoi ressemble une aurore depuis le fond d’une tranchée? Ce qui suscite la joie de vivre – le printemps et l’aube – était pour eux un risque fabuleux, tel qu’il en est peu d’aussi grand dans une brève existence. Risquer un regard, c’était risquer sa vie. L’aube était guetteur, ferraille; je songe soudain au pouce qu’on passe sur la photo de la fiancée avant de partir à l’assaut; je crois que c’est la peur de l’aube qui fut leur quotidien. C’est sur ces moments-là que se déploient les poèmes, pour retracer l’angoisse du jour telle qu’elle fut vécue, telle qu’elle est encore palpable au creux du Chemin.

19 Les cent ans qui nous séparent, devraient nous permettre, du fond de notre confort, de revoir la jeunesse trouble de ces enfants perdus. Il leur est arrivé de rire, de sourire, puis de pleurer et de rire encore. Passions fortes visitées par le métal meurtrier qui crève la peau, ouvre grand les veines, appesantit subitement le corps, le pauvre corps. Je devrai m’en souvenir lorsque, cravaté, j’irai célébrer au monument un onze novembre mouillé, songeant que j’aurais pu mettre un vêtement plus chaud. Je cognerai du talon le goudron du Chemin pour me réchauffer et j’entendrai en écho des éclats et des coups, rythmés comme un poème, puis une voix dans la brume, une voix, mille voix, celles du Chemin, français et allemands mêlés.

20 Sur les photos ces enfants du matin (si jeunes) portent l’habillage fané des terres labourées. La couleur est livide; leur portrait, d’un brun cafouilleux, fait peur, les décennies brouillent les repères. On dirait que, vivants, ils étaient déjà voués aux tranchées, ensevelis dans des trous, glacés d’avance. Souriants pourtant, les voilà souvenirs. Cent ans se sont écoulés, il a fallu à la gouache, à la langue, aux deux langues, déblayer ce fatras, leur rendre un tremblé qui chante, semblable à celui qui nous saisit lorsqu’on devient conscient qu’on est vivant (j’aurais dû emporter un parapluie, ne pas brunir les oignons à l’excès etc). L’aventure d’aimer, de vivre, qu’ils connurent si peu, est ressaisie pour eux à nos côtés, au long de ce Chemin.

21 Ils aimèrent la soupe aux choux et le pain frotté d’ail après avoir murmuré le benedicite. Ils eussent pu vivre ainsi à travers les chicanes des décennies, colères et voluptés mêlées. Ils se sont heurtés au Chemin ou plutôt le Chemin est venu barrer leur destinée et une balle a suffit pour rendre à la nuit cette vie neuve, spontanée, avide. Ils n’eurent pas le temps d’avoir peur; ils ont mordu la terre dans un râle de regret. Des casques ont roulé sous la pluie; ces tintements du métal contre la pierre du Chemin, tant de chocs mouillés, je dis que c’est folie.

22 Je t’imagine au désert du Chemin verglacé, vent d’est de fin novembre. Tu es de garde, haut risque, à deux heures du matin. Tu as beau tenir le fusil avec les mitaines de maman, le froid vient cogner contre ta colonne vertébrale. Rien n’est sûr. Tu t’interroges même sur ce que tu fais là. Ton esprit dérive vers la ferme que tu quittas, tu rêves, ami, prends garde sentinelle. Tu revois l’âtre là-bas, tu rêves du pas doux du chien sur le pavé rouge usé de la salle à manger. Réveille-toi, tiens je vais chanter une chanson de paix pour te tenir éveillé à cent ans de distance. Pardonne-moi fiston, je suis un grand-père qui rêve. Tiens je prends ta place: dors tranquille, je prends ton poste, je surveille un moment. Au Chemin, plus aucun risque.

23 Ils ne détestent pas l’annonce des nouvelles rations de vin, de nourriture, mais ils savent, Maurice, Henri, Roland et les autres. Ils savent, c’est- à- dire qu’ils se doutent, que tant d’égards au Chemin, au beau milieu du Chemin, ont quelque chose de faisandé. On les requinque pour mieux user de leurs vies. Ils se souviennent des rudes moissons où le vin était servi à pleins bols dans l’obsession joyeuse des épis. Au Chemin, en ce moment on s’obsède de casques, culasses, obus et balles; on n’a plus souci des récoltes et des joies de l’août triomphant où l’on fait passer les sous du cal des mains au bois de la table. Tant de richesses. Ici soudain tant d’humaine misère où la gueuse va les dévorer tout crus.

24 La colère le plus souvent mord la gorge. Je pense à la victoire, ici, au Chemin, on a emporté la crête. La victoire normalement ce sont des filles, des fleurs, des alcools forts (l’eau de vie si mal nommée). Je me retourne: je vois des vareuses et des doigts, des bottes et des bras, des molletières et des cuisses arrachées. Tout est là derrière moi. La victoire c’est donc ceci: ci-gît un désastre hanté de casques troués que la pluie curieusement ardente fouette méchante et rude. Sans doute pour nous punir d’avoir été des brutes, pire que des bêtes, car il faut de l’esprit (stratégie, fusils, techniques) pour assassiner légalement le cousin germain. Aucun animal n’eût été aussi glorieusement pervers pour inventer ce massacre de masse au Chemin et autres lieux.

25 Première visite du Chemin il y a cinquante ans. La brume n’aide pas. A l’instant où je rêve d’eux, les yeux au ciel pour deviner quelque toit, je trébuche au ravin qui borde le Chemin. Je laisse faire la chute, peut-être faudra-t-il m’ajouter, longtemps après, au nombre des victimes. A ce moment, je sens un morceau de métal qui se glisse entre mes doigts, je tâtonne alentour, d’autres pièces métalliques, partout. Jonchant la terre, des milliers éclaboussent le Chemin, les voies, les sentes. Un ancien du Chemin me confiera plus tard: vous en trouverez partout, à défaut des corps, le métal cuirasse la terre du Chemin, il grince et rouille en souvenir d’eux. Ca gémit sous les pas. Cueillez ces fleurs brunes dans l’automne finissant, ces éclats ferraillant méritent largement votre piété.

26 Oui, dès que je marche au Chemin j’ai peur pour eux. Je reconnais que cette angoisse n’a aucun sens. La route goudronnée est apaisée, elle sillonne heureusement contre les vallons jolis, vaporeux, élégants. De temps à autre un cimetière, le nom d’un village englouti pendant, puis resurgi après, me pince là, à gauche, sinistre présence des morts dans mon corps. Je marche donc je vis. Pour qu’ils puissent marcher à mes côtés, je rêve au Chemin d’un trottoir bien large, mais ils ne sont plus. Mon esprit insiste sur l’idée du trottoir; il serait vide, c’est vrai, mais il dirait mieux qu’une plainte leur absence aux cités populeuses, l’absence de leurs corps, jeunes, puis pères, puis grands pères, qui, canne à la main, frapperaient l’asphalte en murmurant: esprit es-tu là? non, il n’est pas là, non.

27 La neige, le froid, dans l’immobile du trou, ce glacé qui ressemble si fort au destin définitif, la froidure féroce, ne me semblent pas aussi inconfortable que l’odieuse canicule de l’été. Le vin, le casque, le fusil, la lourde vareuse, tout est atrocement ardent; brûlant aussi le feu métallique qui tue, blesse, paralyse à jamais. La guerre est brûlis de cervelles, volcan d’obus, éruption hors du corps, couleur sang chaud. La paix c’est le feu domestiqué, c’est le cri, l’annonce qui soulage infiniment : cessez-le-feu. La paix c’est une tout autre chaleur, celle de l’échange et les embrassades folles, où la peau (ce plus profond) et le tempéré du corps se font exubérants. La tiédeur des poitrines tient lieu d’enfance éternelle, c’est le rêve secret du soldat, cette étreinte donnée, rendue et qui dure doucement.

28 Il n’est pas de dernier moment, de dernier jour. Il ne sait pas. Jamais il ne le saura. Cela tombe du ciel, un ancien confie qu’au fond la guerre c’est quand le paysage te tire dessus. On comprend alors ceci: mon pays, le pays que j’aime et que je défends, m’est soudain hostile, et mon temps, le temps large qui s’ouvre vers la vie (le futur des jeunes gens est une éternité) peut être fermé à l’instant. La guerre c’est ainsi quand le temps et l’espace se dissolvent sans motif, comme ça, la faute au hasard. L’enfant que tu es encore joue de malchance. Tu pars en vrille; ce destin dévoré qui explose comme la grenade à ton côté. Tu vois l’intérieur de ton corps avant même d’éprouver quoi que ce soit. Incrédule, tu penses que ce n’est pas toi. La douleur survient, puis tu meurs. Tout était contre toi.

29 Je songe aux très longs sanglots de novembre dix-huit qui durèrent bien au-delà de la saison. C’était un air désaccordé qui tarabusta l’intérieur du crâne des mères sans mari et défaites des fils. ça crissait noir sous les fichus. J’entends encore les sabots qui frottèrent aux pavés du parvis. Après le retour de la messe, elles touchaient du doigt les feuilles mortes des lettres qu’ils avaient envoyées du front. Elles finirent par oser les chuchotis maudits pour faire lever cette nuit en plein jour. Les voix d’hommes manquaient partout: sur les seuils, dans les cages d’escalier et hélas dans les lits, la vie durant, toute la vie. On peut être sûr que les draps étaient glacés, les rêves entravés de partout. Elles durent se résoudre à faire semblant de dormir.

30 Pendant des années, il la croisa au village. Il reconnut adolescent que cela s’appelait l’amour, il n’osa pas. Ils surent vite tous deux que l’autre savait, mais pas un mot. Ils se débrouillèrent pour se croiser tous les jours; sans le train, il aurait fini sans doute par lui parler, il aimait tant ses taches de rousseur, ses petits pas, sa voix quand elle demandait un pain chez le boulanger. Mais il y eut le train; celui qui déchire le pays jusqu’au front; cet entassement de valises; lui n’avait presque rien, il était venu seul à la gare, à pied, la famille était aux champs, la moisson allait démarrer. Sur le quai, c’est elle, à deux pas dans la vapeur, elle se jette à son cou, Jean tu m’écriras, ils pressent leurs lèvres, n’ont pas le temps de dire je t’aime, ils se l’écriront sur des pages et des pages : les grains de sable qui parsèment tes joues, tes cheveux de feu, ta main dans la mienne. Puis un jour de novembre plus une lettre. Elle comprend. Quatre ans plus tard elle ne reconnaîtra pas l’armistice.

31 Perdu dans ses rêveries de paix, il se tassait à l’écart, évitant les conversations convenues. Le courrier étant censuré, il écrivit un journal en lettres minuscules pour l’avoir toujours sur lui et demeurer libre, éveillé. Il avait sa vie intérieure, ses mots, c’était sa tranchée à lui pour se protéger du gâchis avec ceux qu’il commandait, qu’il aurait voulu sauver, mais dont la proximité le gênait pour être lui-même. Ses rêveries tournaient autour de la paix, jamais aucune mention des combats. Pourquoi pas la paix, en effet. Il ne voulait pas convaincre, il voulait vaincre par l’écriture l’envie de tuer qui s’empare du corps au moment de l’attaque. Il réfutait dieu et les hommes, songeant dans le soir fauve que les foules roulaient à terre pour presque rien. Avant de porter le sifflet à ses lèvres pour donner le signal de l’attaque, il touchait son livre de paix pour se donner du coeur.

32 Il aimait ses vaches, en parlait volontiers, mais il s’efforçait surtout de les comprendre et de les protéger. On se moquait de sa passion à les bichonner, pourtant tout le monde lui enviait ses bovins. Les bouchers le harcelaient, il finissait par céder à regret. A quoi bon élever des vaches si on le les mène pas à l’abattoir? De la si bonne viande! L’argument était imparable et il fallait bien vivre. Quand il se fâchait contre sa femme, il dormait à l’étable. L’odeur, la tièdeur, la paix placide des ruminants, les frémissements, les appels meuglés formaient un paradis et lorsqu’il dut rejoindre son détachement, il fit mille recommandations aux femmes, leur apprenant tout sur les habitudes de telle ou telle, nommant chacune soigneusement. Il survécut quatre ans à l’enfer. Au retour, jugeant que les hommes ne les méritaient pas, ne pourraient jamais entendre leur massive paix intérieure, il vendit les vaches restantes et fit des betteraves sans plus jamais les évoquer. C’était sa jeunesse, c’était loin, il ne s’était rien passé.

33 Sur le Chemin je pense à vous. Je ne devrais pas, je devrais penser à vivre au présent. L’un n’empêche pas l’autre c’est vrai. Vous vous interposez un peu entre la splendeur de l’automne qui brunit le paysage et mon esprit vagabond qui vous revoit mourir sous l’oblique grinçant et si doux du soleil d’octobre. Vous entendez comme c’est joli: octobre? Des pommes fraîches tombent et roulent sur la peau des terres fertiles puis se brisent au Chemin. Le vent afflue contre les feuilles qui rouillent lentement au feu de la saison. D’innocentes noisettes grêlent sur vos sépultures. J’arpente vos champs de croix qui barrent fleurs et fruits, tandis qu’au bout du Chemin, debout, je m’arrête, tout à votre écoute. On dirait que je vous attends.

34 J’aimerais les rapprocher de nous mais c’est le grand écart, les enfants de 1900, belle époque(!), sont embarqués dans le naufrage. Les grands mots: Patrie, Marseillaise (cette rhétorique en majuscules) pour nous sonnent grêles, graciles, vieilles filles empoussiérées auxquelles ils ont dû croire. C’était il y a cent ans. Ainsi l’histoire devient-elle légende. Nos images, nos autoroutes, nos avions ont évidé l’espace; frontières, idées, tout a fui. L’agricole s’est perdu dans les métropoles populeuses. Les villages dévorent les chemins, le Chemin, les moteurs craquent le silence, la nuit non dormie est devenue la règle et nous voici demain. Pourtant, la lumière oblique projetée sur notre temps par leurs massacres va bien avec notre automne, oui, c’est un peu nous finalement, nous et nos tragédies au quotidien.

EDITIONS LUMPEN

179 Rue de l abbé georges hénin

02860 COLLIGIS CRANDELAIN

I l s’agit d’un recueil de 18 poèmes écrits par Raymond Prunier

illustrés par Elisabeth Detton

traduits en allemand par Helmut Schulze

25euros en vente chez l’éditeur ou à la caverne du dragon

ainsi que dans les bonnes librairies.

Sur le Chemin du poète

dans le cadre du printemps des poètes

RENCONTRE LECTURE : LE CHEMIN DER WEG

à la caverne du dragon – chemin des dames

Dimanche 26 mars à 14H

VENEZ nombreux!

Raymond Prunier lira ses textes du CHEMIN et Helmut Schulze ses traductions des mêmes poèmes.

Ce sera à la fois solennel et familier, dans l’esprit du recueil bilingue illustré par Elisabeth Detton.

Toutes les réactions :

1Anne Deplace

Petits textes échappés à la suite de la parution du livre

 Brassens ou Le Désaccord Parfait

Raymond Prunier

Brassens ou le désaccord parfait

Ed. Mille sources 2022

Pour toute commande: gilbert.beaubatie@gmail.com

ou 05 55 26 27 77

25 € + 3 € de port

1

Il va à la dérobée. Grondant.

 Il cache sa voix à l’intérieur de sa boîte crânienne. Qui s’y intéresse à part quelques amis ?

Marchant dans Paris, ses savates traînent au pavement. Un peu désolé à trente ans de n’être pas comme tout le monde : pressé, courant à des activités salariées. On l’interroge sur son métier : « Moi, je ne fous rien ». Autre chose le cherche plutôt qu’il ne cherche sa voie.

J’ai l’impression qu’il vit là ses meilleures années ; angoissé certes, mais qui ne le serait pas? Flottant, lisant, marchant, chantant. Sans le sou.

Il est heureux du printemps qui lui ressemble, il arrive sans bruit, sans but, avec pour seul modèle le soleil qui arrose les balcons ; la lumière fait rire les femmes; il lève les yeux, elles lui sourient, il sourit en retour.

C’est le début d’une chanson.

2

On le devine dans son arrière-cour. La tête pleine de mots, baignée de mélodies, elles flottent là, au bout des lèvres, tabac, paroles et notes. Je le vois assis près de Jeanne. C’est l’impasse qu’il faut chanter. Florimont est un début ; l’impasse c’est encore lui : une voie sans issue. Un petit lieu. Un petit texte. Une chanson.

Il se rend compte tout à coup que ce lieu, chambre où il dort, est une chambre d’écho. Il s’y ébroue comme l’oiseau dans sa flaque.

Une photo le montre faisant ses ablutions ; il a l’air ailleurs, imaginant une claire fontaine et les mots pleuvent comme l’eau glacée. Il va la réchauffer de musique.

C’est le début d’une chanson.

3

Après avoir cogné contre l’armoire pour éprouver son rythme, il tapote maintenant du bout des doigts. Un perroquet (celui de Jeanne) vient lui piquer les phalanges.  Ils dialoguent.

 Tu viens me parler ? La bête pivote sur ses plumes jolies. Tu aimes mes caresses, tu as raison. Tu vois les doigts qui aèrent tes puces sont les mêmes qui font lever les notes. Aide-moi tiens, donne du piquant à mes rêves !

Or, le perroquet normalement ne répète que les phrases entendues. Mais dans la cabane de l’impasse les mots sont tout sauf banals. Les paroles qui surgissent riment. Drôles de paroles qui riment joliment. Elles ondoient sur le temps, se gravant dans l’espace inoubliable de la vie qui vole. Le perroquet approuve d’un battement d’aile qui effraie la pauvre cane. La voilà morte. 

C’est le début d’une chanson claudicante.