Brassens et les oiseaux

(pour Richard Perelmuter à qui le livre sur Brassens doit tant)

Le père bâtit des murs de lourd béton; le fils rejoint les oiseaux qui chantent la joie d’être libres: leurs pattes menues qui trottent tranquilles lui sont un modèle. Les frettes de sa guitare – même dans l’impasse – lui sont une échelle où l’on va loin, où l’on ruse drôlement entre les vertiges du contre temps. S’il ose sa voix, c’est qu’il est poète, assonances et sens se font des mines jolies, on sourit, on rit; Brassens le malicieux est savant sculpteur de sarcasmes sublissimes, il cultive soigneusement dans sa voix un suspend de jazz; le modèle cette fois est aux graves noirs qui furent esclaves et se sont transmis saveurs décalées et voltes dansées.

 Les oiseaux pépient au-dessus des aigus imperceptibles souvent; le chanteur articule sous  les basses des grondements troubles: ils se retrouvent au plein du plaisir où nous vacquons et c’est aux chansons que s’échangent des paroles naturelles frappées au coin des syllabes. Pour les oiseaux, le labeur est minimum, on dirait que pour le chanteur compositeur les travaux ont la même véloce facilité. Rien de plus faux. L’aventure d’écrire des chansons est dès l’aube hélée, murmurée, rappelée, reprise cent fois; puis soudain, comme l’oiseau, la musique se met en place presque sans effort, merveille de travail qui fait sourdre d’eux-mêmes les sons et les mots. Le talent se mérite. Ce furent mille tentatives aux épanchements de l’aurore. Tâche de titan et Brassens l’éprouve avec ferveur à chaque aube qui naît. 

Il arrache son immense corps du lit, titube vers le café, mais deux pas suffisent pour que, dans les craquements du plancher, une sorte de rythme s’installe. Les alouettes sautent en cadences rapides dès l’aurore, avant l’aube, elles montent et descendent, folles de l’air; le chanteur toute la nuit a remâché ses mélodies, les rêves ont des sursauts, des embardées, qui donnent le la de l’inconscient. Brassens s’en doute et tandis que le café passe, le temps se leste de murmures, et alors seulement, alors oui l’aventure peut commencer. 

La solitude totale, le silence absolu de la nuit encore close sont ses plus fidèles alliés. Sans la chanson il serait peut-être fou tant il est habité par la musique du monde où les bavardages et les rires le submergent en foules. La chanson impose son ordre bizarre dans un brouillard d’obsessions multiples. Les refrains se greffent comme des gazouillis, toujours les mêmes, toujours changeants,. Le tabac, le café, ritualisés dans le vide présent, permettent à Brassens de fonder un espace qui tient, un temps qui mord, une ritournelle qui s’engendre aux échos de la petite cuiller; il tourne, il tourne, une valse s’écrit dans la tasse, au bord du noir décours filé des heures du matin. 

Surgit un jour, superbe et claudicante, la cane de Jeanne. Brassens par un tour de force qui nous semble naturel s’identifie à l’oiseau lourd, pataud et léger à la fois. Il imite son pas, chante en vers courts, les petits pas de cette grasse danseuse de basse-cour. Le lourdaud de son avance est curieusement, gentiment grimaçant, la vie, oui  c’est la vie, et l’on pourrait y entendre une menace. Sa progression par minuscules petits pas, le pouce trois doigts, caresse les profondeurs jamais chantées, donc jamais entendues. La cane a l’écho mortifère de nos pas, quand, vieux, nous irons au jardin qui attend. Je crois que la cane de Jeanne sonne comme la canne qui soutiendra nos derniers pas.