Heureuse solitude

À l’image des commandements religieux des siècles passés, il faut aujourd’hui savoir ce qui se passe dans le monde, il faut avoir vu le dernier film de, il faut avoir écouté le groupe un tel, il faut posséder tel objet de communication, contraintes émouvantes qui témoignent de cet oubli de soi exigé par toute société. La solitude à l’inverse est connotée négativement alors qu’elle est la condition première non pas du bonheur, mais plus modestement de la joie de vivre.
L’aventure de vivre en communauté commence à la naissance où, fragile, dépendant de tout, le bébé a un besoin absolu des autres, il est rivé à l’autre et l’émotion profonde qui nous saisit à leur observation en dit long sur notre douce nostalgie de la dépendance. Et l’éducation réussie est bien sûr celle qui mène à la prise de distance: plus le jeune adulte s’éloigne volontiers de ses parents qui l’ont élevé, plus il acquiesce à sa liberté ( dont le nom réel est peut-être solitude). Les parents responsables suscitent le départ des enfants et ils cultivent soigneusement l’éclat noir de cette nécessité. Souvent alors le jeune adulte s’accroche à l’autre (s’aliène) s’enfonce littéralement dans le collectif, foule, rassemblement, concert, comme s’il voulait jeter aux orties sa liberté fraîchement conquise. Il a raison, ainsi saura-t-il en retrouvant sa chambre minuscule ce qu’être seul veut dire. Il est bon de boire la tasse quand on apprend à nager.
Lorsqu’on rencontre l’amour, le fol brasier de la fusion est notre lot; nouvelle perte de la solitude: enfin je ne serai plus jamais seul; ce vœu touchant n’a heureusement qu’un temps, la solitude revient au bras de l’autre, il le faut, pour que l’amour ait quelque chance de perdurer. Respect, tendresse ne peuvent être donnés que si la solitude a pris la première place. Je ne peux aimer que si je suis d’abord en accord avec “cette douce compagne”.
Quant à l’amitié que l’on lit si heureusement au visage de l’autre, elle a dans son fond le même aspect d’indépendance farouche où le respect couve la braise d’autonomie, ce tact qui nous épargne du feu de l’autre: lui c’est lui et moi c’est moi. La véritable amitié est une avancée sur les boulevards où chacun marche à son pas tandis que le langage les relie au milieu du fracas des moteurs à quatre temps. On entend derrière les mots échangés une vibration au fond assez étrange où la liberté de ton se paie de la solitude risquée. On peut affirmer alors qu’on est adulte puisque la franchise avance au même pas que les mots bordés de ce silence où la solitude palpite.
Avec les décennies le sourire remplace les mots, car nous n’éprouvons plus le besoin de prouver quoi que ce soit; la liberté totale ne se conquiert plus dans le babil mais dans l’accueil heureux que l’on fait de nos journées et de ceux que nous aimons. Ainsi, allons-nous vers l’étang où la barque nous attend. Pourquoi une dernière fois nous penchons-nous sur l’eau immobile? Sans doute pour voir encore un peu à contre-jour notre visage à nul autre pareil.

Le corps

Le nouveau corps de l’homme entre sport, publicité et pornographie de Robert Redeker. Ce texte  m’a paru si intéressant qu’il a provoqué l’écriture d’une rêverie sur le corps en général et son usage contemporain en particulier.

Si le corps est devenu l’objet central de nos préoccupations, c’est qu’il ne reste rien d’autre, puisque les idées du XVIIIème et du XIXème siècles ont débouché sur des crimes atroces: nazisme, communisme. Les idées démocratiques qui perdurent ne proposent que l’inquiétude de penser, d’ouvrir, de participer à la vie collective, ce que ne veulent à aucun prix les vivants de notre temps:”c’est trop compliqué… j’ai autre chose à faire”. Cela ferait des vivants des êtres pensants contraints de s’interroger sur le présent et le devenir de notre civilisation, problèmes qui avouons-le dépassent largement les capacités humaines. Donc insensiblement, la pensée, discréditée par les totalitarismes, a perdu son aura au profit de ce qui reste: le corps. L’âme morte avec Dieu est un rêve d’antan.
Reste le corps, ce surplus autrefois gênant pour un penseur ou un religieux et qui vient prendre la place laissée par l’esprit déconsidéré (on va traiter d'”intello” un type ennuyeux qui voudrait que la vie de l’esprit perdure ou qui évoque le passé ).

Reste le corps donc, cette machine que le temps érode: tout l’effort du présent va alors consister à faire oublier la mort, et à engager un combat farouche contre le vieillissement: exaltation du sportif et pornographie – identification et viagra… mille crèmes et onguents divers, centres de fitness et autres églises du corps. Ce rabattement de la vie de l’esprit sur le corps ressemble fort – c’est au fond la même chose – à la seule valeur d’aujourd’hui qui a pignon sur cour(s): l’argent. Il y eut durant presque deux mille ans des vertus et des vices, dûment et longuement répertoriées, en bref une forme de morale avec ses valeurs. Oh l’argent avait son importance, mais il n’était pas au centre des valeurs qui régnaient sur les esprits. Reconnaissons que ces valeurs positives et glorieuses des Lumières ayant conduit aux crimes que l’on sait ( la terreur de 1794, le bonheur forcé des kolkhozes etc…) il convenait de descendre globalement d’un cran et d’en revenir à l’essentiel: manger, boire, acheter, vendre et c’est ainsi que l’homo economicus est venu prendre la place de ce qui était autrefois politique ou plus avant religieux.

Le rabattement sur le corps (régression vers l’enfance la plus archaïque) porteur de marques publicitaires (régression vers le tube digestif de l’économique) désigne le vrai lieu de notre temps: notre présent est ainsi un passé, celui de notre vie de bébé… et encore le bébé découvre-t-il à neuf, il explore, alors qu’en toute innocence nous mangeons des glaces sur les boulevards (au fait, en quoi serait-ce répréhensible?).
Puisqu’il en est ainsi, que faire? Car c’est la vraie question et la seule qui vaille. Se plaindre? Allons, ce n’est pas sérieux, nous ne sommes plus des enfants. Cessons de geindre. Se battre? Nous n’avons pas l’âme de Don Quichotte et Besancenot est son présent patronyme, on frise le ridicule.

Avant d’esquisser un début de réponse, posons la question cruellement : sommes- nous réellement malheureux de notre “bonheur” ? Notre ventre est plein, nos maisons sont chaudes en hiver et froides en été, la télé et la communication technologique pourvoient à l’alimentation de notre imaginaire (office rempli autrefois par les valeurs et la religion), alors de quoi se plaint-on? Il y a bien quelques miséreux ici ou là, mais ce n’est qu’une broutille comparée aux atrocités sociales des siècles passés, donc ne rabattons pas notre confort sur ces restes balbutiants de la misère générale d’autrefois (marcher dans le parc de Versailles c’est piétiner les corps des vingt millions de français qui à l’époque mouraient de faim).

Que faire? La question est en suspend; elle traîne dans nos corps, effleure nos esprits, puis on l’oublie, trop pressés que nous sommes de goûter aux produits élaborés par nos économies hésitantes et conquérantes à la fois (qui pourra critiquer cette attitude?).

Il s’esquisse des réactions conservatrices: sauver l’environnement, protéger la vie etc… on quitte doucement la lutte pour l’expansion et on entre subrepticement dans le sauvetage de ce qui peut encore être préservé. C’est un beau pari.

Gageons que la vie de l’esprit maintenue par quelques-uns protègera également la sublimation dont notre présent manque cruellement. Nous vivons un temps intermédiaire (mais quel temps ne le fut pas?) où l’on va protégeant de nos mains fragiles le feu du beau contre la bourrasque du tout économique.

Hölderlin usait vers 1800 d’une formule mystérieuse : il suggérait que la tâche du poète consistait, en attendant, à garder l’espace pur entre les dieux et les hommes. Tout l’effort des textes parus ici s’attèle à cette tâche ingrate avec l’espérance qu’un jour la vie de l’esprit reviendra puisque tout – y compris nos corps – n’est que passage.

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L’accordéon ( 1 / 2 )

 

Un lent haussement s’écrase discrètement dans la nuit. On a beau dire que c’est la lune, je préfère ne pas comprendre, aller seulement sur la grève et glaner sous l’écume (souffle au cœur de l’eau) les éclats mouillés qui s’abattent avec une régularité glacée. Vaguement éclairées par les réverbères de la jetée, les lames se froissent sans moi, onomatopée des eaux qui ressemble à nos habitudes et nous toise d’en bas comme si nous étions moins encore que les galets roulés du flot.

            Mais si, en artisan patient, on prête l’oreille au glissement en marche vers nos pieds, si on laisse s’effacer sans regret les traces de notre présence sous le roulis des eaux émoussées, on perçoit comme un discret applaudissement, un oui à la vie, un non à l’effondrement et ce que l’on prenait pour un froissement de tissu d’ondes qui se contrarient, devient musique, enfin prélude à la musique, ou plus précisément prise de souffle, aspiration, inspiration, recul ultime de notre vie.

            Vieille histoire : nous sommes nés de la mer. Poséidon nous dépose sur la terre, forçant le poisson à devenir mammifère, puis homme. Mais on dirait à tout prendre, que nous n’avons rien oublié. Notre respiration est souvenir de ces fragiles branchies, fruits des eaux que l’on voit clignoter sous la lune attirante des plages de nuit. Nous respirons au ressac ; nous inspirons à la marée montante et nous expirons au retrait des eaux.

            La vie est inspiration ; l’expiration viendra bien d’elle-même, naturellement.

            Au beau milieu de mon avance, j’entends là-bas une fête coupée du monde. Je ne m’approche pas trop. C’est peut-être un mirage. Comment à notre époque de rythmes sourds, électroniques, où les basses imitent partout les battements du cœur, comment peut-on encore se livrer au flot aigu des notes enfilées comme des perles ? J’entends des chapelets païens dégringoler vers les corps embrassés, aimant de notes culbutées. Il y a du fringant dans l’air, et le fringant est l’élégance du pauvre ; l’accordéon lance gratuitement ses richesses à l’imitation des flots. Il existe donc encore, ce triomphe du samedi soir qui s’offre des clairières en fusion, populaires et bousculées ? Serait-ce le retour des visages disloqués par l’œuvre machinale des jours qui se réparent un moment sous la douche clamante de l’accordéon dense ? Mais non, enfin, me dis-je, sois raisonnable, ces gens sont en vacances : le jour ils se soûlent de vagues bleues, le soir ils s’enivrent de paso-dobles gorgés de bémols orangés. C’est tout.

            Au plein de la nuit, il m’apparaît que le temps est aboli, que l’homme accordéon dont Brassens chanta la disparition (« Le Vieux Léon »), est revenu faire un tour, juste une fois ; comme ça, pour sourire ; j’ai bien de la chance. De là où je suis, j’entends encore la mer, mais l’instrument vient y mêler son souffle ; je vois l’homme ravi sous les lampions artisanaux, balançant sa poitrine double… car l’accordéon est un prolongement des poumons, il est notre alerte présence, notre respiration multipliée et l’homme oscille très nettement du haut de la scène, déplie et replie l’instrument, il rit. Je songe que nous n’avons pas été suffisamment bercés (personne ne le fut jamais assez), et l’accordéon dorlote nos manques, car le geste du musicien est le même que celui de maman. Sa berceuse invite à respirer ; il remonte de la Libération, projetant dans cette nuit taillée de guirlandes d’ampoules – ersatz d’étoiles – ses dièses salés et ses bémols banals. Un majeur franc marque les pas. On dirait la mer. Je rêve. Je doute que je rêve. Peut-être suis-je endormi ?

            Ecoutant la mer, je vois l’accordéon. C’est une vision, rien d’autre. Le doute s’insinue pourtant ; « Perles de cristal » dévale maintenant vers moi et tout revient d’un coup. C’est que, sur cette seule pièce qui me fascina enfant, l’accordéoniste se fait athlète ; tant de notes pour les pauvres que nous étions, familles riches d’enfants pour compenser, et les boutons de nacre figurant la fortune rêvée ; le magicien d’alors les touchait avec une telle dextérité qu’il en semblait le maître absolu. L’homme le plus riche du monde, l’accordéoniste… j’ai l’impression que je crois encore à ce merveilleux de petit d’homme qui levait son visage béat vers le musicien souriant à ses sons inouïs. 

 

Alter ego

 

Sources de paroles, publié hier, se voulait le début d’une suite de rêveries. Alter ego en est la conclusion : c’est l’écriture dans son geste concret et décrite au plus près dans sa joie prospective.

 

À force d’être avec les autres, il arrive un moment où l’on se retrouve seul. C’est la maturité, le silence. Alors commence le dialogue. On n’avait jamais vu ni la table, ni le bouleau qui frémit au jardin, ni la lumière de l’aube, ni soi. On avait suivi son énergie qui barbotait au monde où l’on croyait vivre. J’avais vécu, c’est vrai, mais le monde avait pris toute la place ; par chance la solitude est venue avec les années, blanchiment progressif, puisque les tempes sont filles du temps. C’est à ce moment que je me suis mis à écrire sur la nuit.

            J’écris : je vois bien une aube minime, enclose là-bas, mais d’ici à là-bas je tâtonne, mains en avant. C’est bon. Plaisir d’écrire, mais surtout joie du dialogue qui s’enclenche depuis la clef du moi. C’est un autre que je cherche, que je vois se déployer à côté de moi ; il a les accents inattendus de la question que je ne cherchais pas, dont je ne savais pas que je la cherchais. Bizarrement, la réponse vient de moi.

            Cet autre en moi est soufflé du fond de tous les autres, visages aimés ou disparus, je les retrouve là, autour de la lampe, conclave laïc de fantômes. C’est cela écrire. Tous les arbres vus et tous les ruisseaux qui bondirent dans mes années, accourent à l’appel pour border mon cocon.

            Je ne vois pas par avance ce qui va être offert. Je suis au gras des mots, risquant chaque pas. Je suis la solitude. Non pas la triste mine qui accable les traits, mais l’énergie qui monte aux tiges de l’ivraie et celle qui lance seule les épices des troènes aux derniers jours de juin. L’avancée vers l’autre à l’intérieur de moi, de celui dont je ne sais pas encore ce qu’il sera, est un peut-être qui palpite.

            Car enfin, se laisser trouer par les mots coupe forcément du monde. Mais c’est, curieusement, pour le retrouver plus vaste et plus droit. Il revient après le dialogue, lorsque l’autre s’est découvert sur la feuille.

            Une fois posées, les phrases ne sont plus miennes. C’est ainsi que l’on pourrait expliquer la tentation du pseudonyme. Je n’y cède pas, car je ne veux pas que l’autre prenne toute la place. Je veux que le dialogue puisse reprendre ailleurs, dans une solitude différente où je renouerai les fils du dialogue avec lui. Car lui seul ne pourra naître que si je suis moi-même ouvert et seul.

            Le quant à soi tient la pointe qui écrit. L’autre surgit vite dans son habit d’ombre, au bout du mot, au cœur du terme qui est à la fois ma voix et la fin de ma voix… mais je demeure. J’habite au langage qui marche à pas feutrés, dans le bruit d’écrire qui mime le pas discret de l’autre, déjà, dès les premiers effleurements. Voici ce qui me reste : c’est ce frottement et son souvenir qui font que j’écrirai encore.

            À la fin, la table a changé, le bois en est plus lourd et l’arbre du jardin dont je plaignais les feuilles m’est tout à coup une fierté nouvelle. C’est en ce sens qu’écrire, c’est changer le monde, car dans mon dialogue avec l’autre, ma solitude s’est enrichie sans s’abolir et mes pas affirmés laissent des traces que le monde n’avait pas.

            Il reste aux lecteurs, aux vrais autres, à rejoindre mon autre qui s’est posé sur le papier. À cet instant, c’est moi qui ne suis plus et c’est pourquoi, souvent, j’ose à peine signer le texte de mon nom.

Source de paroles

 

Cette rêverie écrite il y a plusieurs années ne pouvait être publiée avant que des poèmes ne viennent l’illustrer abondamment. Après la parution de nombreux poèmes, il semble que le temps soit venu de la proposer à la lecture pour décrire le ton et le but des tentatives présentées ici. On pourra la lire comme une sorte de défense et illustration de mon travail d’artisan. 

 

            L’anonyme est mon nom. D’une voix pure, il s’avance aux halliers, remontant le ruisseau, et il dit le songe des songes où les hommes et les Dieux sous la pagaille présente chantent la gloire d’être au monde… seulement ici le bouleau qui frémit,  là-bas le bois de la table qui attend… seulement la main qui se tend et mime ce qui est.

            Écrire n’est plus alors célébration du moi, mais reprise enfin du monde, des poumons qui s’ouvrent au plus large, jusqu’aux étoiles qui filent vers nous pour presque rien.

            Le silence revient. Oh, il ne nous avait pas quitté, il rôdait aux boulevards, au creux du pain mordu, mais il avait perdu sous l’averse des “toujours nommés” ce qui fait l’excellence de parole. Voici venu le temps où la presse drue des noms nous lasse, nous perd dans les vivants aux destins trop comptés. Cette lassitude est notre chance.

            Efface-toi et marche au plus près des très grands qui surent n’être que des pas.

            C’est au siècle qui meurt que le silence s’est accru entre les noms, sans liens entre eux, grains de sable du grand désert bruyant. Tais toi, nous voulons dire, cèle ton nom, tais-toi et marche; dis vraiment tout, meurs dans l’entre-deux des noms, perds-toi au plus bas du vivant, à hauteur de pierre, ainsi prépareras-tu les méditations hors du temps qui fondent le chant.

            Nous n’en pouvons plus de trop savoir: “et ceci est un homme, et cela est une herbe”, car on entend, derrière le nom commun, l’infantile reprise du “et moi” qui au cœur de l’émoi en effet, de la peur d’être, n’ose plus rien que la raide statue du je.

            Or, tu dois te perdre, n’oublie pas de t’oublier, meurs en ce monde qui n’est que cela. Car te nommant, tu nommes Dieu et tu perds l’essentiel, tu abandonnes à la folie de toi, ce qui, tu le sais bien, ne doit être qu’une chambre d’écho, camera obscura, d’où ne sortiront plus ni moi, ni toi, ni aucun cliché jauni, mais simplement le tout collectif et égal de chacun, l’esprit du temps.

            Les noms propres ont tout sali de leurs paraphes croisés et c’est là le grillage qui te sépare du monde. Il n’y a pas de lieu d’être si tu dis que tu es, car la réalité aussitôt s’esquinte, se craquelle, le pur est perdu, et la voix qui voulait s’élever n’est hélas plus que la tienne grise et ténue au cœur du brouhaha.

            Oui, il y aura bien un chant, comme il y en eut au temps des cathédrales. Le silence qui baigne les temples est l’aube de nos remuements; et l’indigo des toits qui varie aux accents des orients, noirs puissants d’été, gris perlés d’hiver, bleus de nuit et de jour, bleus adorables, toits, vous dites l’endroit où la voix, défaite de soi, doit se rendre, seule et droite, vers ce but déjà qui est notre chemin.

            Peut-être faudra-t-il retrouver le lieu commun d’avant le Sphinx et marcher sans peur vers la Pythie, pour qu’un murmure enfin nous vienne qui soit vraiment nous, nous, dépouillés des oripeaux d’un moi vieux et tout fait. Nous nous ouvrirons encore et toujours, jusqu’à n’être plus que le trait flottant des 360° refermés, trait, baguette de coudrier, à l’endroit clé où la superstition coule en source bouillonnante.

            La langue dort au creux de cette terre jamais redécouverte puisque nous avons toujours craint de remonter le fleuve. Pourtant, au lieu d’admettre, si nous faisons à contre-courant ce modeste chemin du mythe avant le mythe, il se pourrait que coule entre nos mains l’hydromel de parole. Tout le monde le sait.

            Tant de temps où nous avons attendu sur le tablier des ponts que notre nom s’inscrive dans le courant du fleuve. Oui, cette attente était vaine. Le chemin est en marchant, en remontant vers l’amont, vers l’intérieur des terres, là où la première goutte nous ressemble, là où elle nous rassemble avant de dire.

            Nous ne voulons pas de la fausse pureté des estuaires où le salé des noms brassés se mêle à l’eau douce toute ternie des cauchemars d’histoire. Il a trop plu de bombes sur les ponts que nous croyions transversaux, que nous pensions gagnés sur la nature mille fois pétrie des songes trop humains.

            Lorsque nous aurons bien remonté le cours, nous tendrons la main et il sera temps de mourir, de laisser au creux de la paume notre nom s’effacer sous la chute unique de la première goutte qui – dans sa douceur devenue tellement humaine au contact de la peau – chantera la force d’être… et le noroît nouveau pourra porter aux horizons la grande splendeur des paraboles terrestres.

            Après le baiser de la source sur nos doigts, oui, c’est seulement après, crois-moi, que nous aurons le droit à la parole.

 

 

Poignée de main

 

A l’origine, cette rêverie est née d’une commande de la société des lettres de Corrèze, et je les en remercie. Je la dédie cependant à Robert Redeker.  Son absence ou plutôt sa disparition nécessaire m’ont donné la nostalgie de sa poignée de main. Il est étrange que le principe de Voltaire : “peu importe que vous ayez raison etc…”  ne soit pas suivi à la lettre dans notre langue et notre pays. Cela fait deux cent cinquante ans que le propos a été tenu en toute clarté, en pleine lumière, fondant ce que nous avons de plus beau: la liberté de penser, l’esprit critique. C’est en ce sens que je propose ici mes rêveries. Leur force rationnelle est faible, sinon nulle, mais je compte sur la musique des syllabes pour que la mémoire en garde le ton, ce pilier de la vie de l’esprit.

 

 

Une poignée de main vaut un poème : le frêle géant de Bucovine – Paul Celan –  a tenu à nous le dire. Les paumes qui s’effleurent, ce psaume laïque n’est pas rien ; entre les deux mains, le vide s’étouffe sous le souffle des existences croisées. Le frisson s’immobilise au faîte de la pression, ta peau la mienne une seconde ne font qu’un, prière éphémère qui fait envie à Dieu, j’en suis sûr. C’est le contraire du doigt levé de Jean-Baptiste. Les paupières acquiescent, les pupilles basculent, nos existences se dotent d’un autre soleil, voilé certes, mais bien plus chantant puisqu’une voix s’élève au moment où les phalanges se touchent.

Bonjour : on dirait un présage, mais c’est mieux, c’est un vœu, donnant-donnant ; les arbres de l’avenue en frissonnent, eux qui, plantés au garde à vous peuvent à peine se lancer des hélas du bout de leurs bras infectés de diesel ; leurs feuilles extrêmes s’exaspèrent, il faut un rude noroît pour qu’elles se mêlent, alors que nous, regarde, un avant-bras suffit. C’est une aube que l’on invente en plein midi pour sortir du terne crépuscule de soi, j’en avais assez d’être enclos dans la mélancolie de ma peau sévère et jusqu’au bonjour, après un scrupule physique, petit retrait du pied, je dois bien avouer que j’étais empêtré dans mes remuements et que je ne le savais pas.

L’autre avancé, je suis sauf et le foin froissé de mes pensées se met à prendre feu. La parole est à l’instant parabole, l’arrondi du monde se lit au front de l’autre mystérieux et connu ; il dit l’intelligence avec l’ami, ce confluent gracieux des êtres de rencontre. Le sourire dit également : c’est maintenant que tu vis, nous présentons nos mains comme une prière à deux pour un échange doucement incliné vers le bas, vers la terre commune où nous nous tenons debout, pétrifiés sur cet infime carrefour de temps.

Ce n’est pas le heurt de deux solitudes qui se réchauffent contre l’absence, non, l’un et l’autre savent qu’ils sont soudain comme le monde, ouverts, vifs, et leurs bonjours viennent ajouter à la rumeur de la cité leurs décibels murmurés qui les emmènent sur les berges du fleuve, aux marges des boulevards, à l’instant où justement, rivés sur leur poignées de mains, ils chassent le monde du bout des doigts, débordant de leur silence enfin brisé. Ils oublient le monde au moment où ils s’ouvrent à lui et dans cette perte ils rejoignent plus sûrement l’aventure des voix, des voitures et des croisées qui vibrent sans eux. On ne peut être avec l’autre et avec tous les autres en même temps, et pourtant, c’est à cet instant qu’on est le monde. Me repliant, je rejoins la rumeur. Bonjour est un retrait, la main serrée une fermeture, puisque rien ne compte alors davantage que l’être unique auquel je fais face.

Tu vois, j’étais seul et maintenant grâce à toi je suis tous, même si je n’entends plus les moteurs, ni les arbres, ni les ponts qui frémissent ; la rencontre efface le monde dès qu’elle paraît car elle devient salut à part entière ; la main ne serre pas seulement sous l’effleurement des paumes, c’est un message chuinté, un « tais-toi » qui s’adresse aussi bien aux ogives de mon crâne clos qu’aux pas qui rouillent sur le pavé des cités dont nous ne sommes que les passants.

Et après ? Après les voix se percutent, excuses balbutiées, mais la crainte est inutile. J’entends s’apaiser le très ancien clapotis du lac froid auprès duquel j’habite communément et les deux voix tissent vite des verticales lumineuses comme les harmonies aux mains croisées du virtuose, calme babil au bord des eaux trop sillonnées du moi. Mais le silence ne renonce pas, plus je parle plus je l’entends sourdre à travers la trame fripée des mots ; il me retient par la manche et je m’aperçois stupéfait que l’émoi d’être à l’autre menaçait de me désintégrer et que le silence seul, qu’à l’instant je vêtais de hardes froides, est mon allié le plus sûr, heureux silence sur le fond duquel le larynx aggrave chaque mot davantage. Je ralentis mon débit. Je parle enfin, le jour se lève.

Le dit de la rivière (4 / 4)

Les Ricochets

 

            Après la seconde guerre mondiale une bonne partie de la ville avait été détruite. Enfant, j’ai vu les hommes relever les pierres, j’ai encouragé leurs efforts ; je les voyais scier, je les entendais cogner et se héler toute la journée et je me demandais comment j’aurais pu les aider à restaurer la ville, car je m’imaginais que la guerre continuerait de nous menacer tant que les ruines se dresseraient dans nos rues.

            J’essayais parfois de lever les pierres informes qui gisaient au fossé, mais j’étais trop faible et j’entendais une voix rieuse d’adulte qui m’ordonnait en noircissant les « a » jusqu’à les prononcer « o » : « Laisse-donc ça, gamin ! »

            Alors, je revenais par les berges de la rivière sous un ciel gris de plomb et, suivant le courant, je pensais que lorsque le flot du temps se serait un peu écoulé, je pourrais à loisir soulever toutes les pierres du monde. En attendant, il fallait bien faire quelque chose, trouver un jeu peut-être qui ressemble à ce que faisaient les adultes ; c’est ainsi que j’ai appris à faire des ricochets.

            L’enfant cherche un galet. Il y en a mille, des millions. Mais justement, cette abondance de pierres nuit. Trop de choix, ce n’est plus un choix, et puis ils sont tous beaux, lavés par d’innombrables roulements millénaires. Dans la lutte de l’eau et du roc, le galet est le reste apparent d’un grand rocher, mais là, au fond de la paume, c’est une joue minérale, un regard pâle, brun ou blond et aucun n’est pareil. On dirait des visages éternels. L’enfant se baisse, il en prend trois ou quatre dont les formes lui conviennent. Il s’aperçoit que les autres garçons, avec leurs mains plus grandes ou plus petites, ne peuvent lui être d’aucun secours dans sa recherche. Pour qu’un galet fasse de beaux ricochets, il doit suivre l’enroulement de l’index et personne ne peut le faire à sa place. Tranquille leçon de solitude au bord de la rivière.

            Au début, la pierre tombe niaisement dans le courant. Les autres rient, se moquent, peu importe. Puis, un soir, au retour de l’école, bravant comme tous les jours l’interdit de ses parents, il descend au bord de l’eau. Le galet est merveilleux, plat comme une lame dans les tons gris souris. Et miracle, il saute. Un seul rebond, c’est vrai, mais c’est déjà beaucoup. À sa réussite se mêle le regret d’avoir vu son beau galet couler au fond des flots : c’est un petit pincement, il faudra s’y faire, c’est la vie. Il parvient bientôt, à force d’entraînement, à trouver plus vite le bon galet, celui qui convient à sa main et répond à la taille de ses doigts. Pourtant, le regret le saisit, quand, à bout de forces, la pierre est emportée par le courant.

            Un matin de printemps enfin tout change. C’est l’époque où la ville est à peu près reconstruite. Il fait un soleil éclatant et les oiseaux ont reconquis les berges, ils rivalisent de trilles improvisés. L’enfant sent alors qu’il n’est peut-être plus tout à fait un enfant. Il l’éprouve à son pas qui s’enfonce un peu plus dans la rive de l’Aisne et dans sa voix, dont l’écho qui résonne sur l’autre rive lui revient plus grave, toujours plus grave. Il s’entraîne seul, et les ricochets font plusieurs bonds, filant en sauts plus ou moins serrés vers l’autre bord sans jamais l’atteindre. Le regret de voir ses beaux galets disparaître ne le quitte toujours pas, on dirait même que ce sentiment s’aggrave comme sa voix.

            Il entend tout à coup un appel derrière lui. C’est un homme en bleu de travail qui s’est arrêté sur la berge. « Pas comme ça, regarde ! », crie-t-il. L’enfant se retourne et il découvre un jeune ouvrier qu’il a vu travailler à la restauration de l’église. « Regarde ! » dit-il encore. Le jeune homme se baisse, saisit un galet, et depuis la berge où il se tient, il projette la pierre plate d’un geste sec et la voilà qui s’envole, effleure le courant et, au lieu d’être freinée par l’eau, elle tourne encore plus vite, rebondit sur la surface et se dépose doucement sur l’autre berge. Le galet mouillé éclate sous le soleil, splendide. Il gît maintenant sur l’autre bord, c’est vrai, il est loin, mais il dessine une tache lumineuse dont l’enfant sait tout de suite qu’il sera le modèle des plus belles choses de sa vie. Le temps semble s’arrêter, le flot, lui-même vaincu, renonce à lutter et continue sa course.

            Ce galet mouillé est comme un regard gris qui le fixe de l’autre côté de l’Aisne, sur l’autre rive du temps. Les superbes pupilles d’espérance sont loin, au-delà du temps que figure le courant. « Tu as vu, c’est facile, entraîne-toi ! », dit le jeune homme en riant.

            Un jour, l’enfant qui est devenu lui-même un jeune homme, est parvenu à traverser la rivière avec ses ricochets. Il a compris qu’il ne fallait pas lutter contre le flot, mais utiliser le courant, le temps, les années, pour que l’œuvre s’épanouisse de l’autre côté. Le galet reste sur l’autre bord, face à la rive où nous vivons, il repose là-bas, loin de nous – dans les musées, les bibliothèques, les salles de concert – mais toutes ces pierres métamorphosées par la traversée sont autant de signes d’espoir pour notre vie embarquée dans un flot apparemment irrépressible.

            Parfois, je pense que les plaines du nord de la France sont un vaste fleuve et que les cathédrales sont autant de rebonds d’un immense ricochet humain, suspendu et serein, qui se dresse contre le temps.

Le dit de la rivière (3 / 4)

Après la naissance (1) et la poursuite du cours de la rivière (2), une halte s’imposait sur les rives où je suis né et où j’ai passé ma prime jeunesse. La particularité de Rethel est d’être une ville deux fois détruite pendant les deux guerres mondiales ; elle n’a rien du vert paradis de l’enfance, c’est un creux de craie où la terre et le ciel sont le plus souvent de la même nuance blême. C’est éminemment un lieu de passage qu’il faut peindre à partir de ce qui fait sa raison d’être: le pont dit des invasions. En réalité, il y a deux ponts mais l’imaginaire les regroupe ici en un seul cours d’eau; les veuves sont la figuration de la ville sans joie telle que ma mémoire la conserve, j’allais dire précieusement, mais je dirai plutôt pieusement, comme on le dit d’un monument où le malheur est entretenu contre le flot du temps. Temps, rivière, veuves, tout ici est rassemblé pour représenter métaphoriquement ce que le présent nous pousse à oublier à juste raison: le tragique; celui-ci a cependant dans sa pureté essentielle partie liée avec nos vies. L’acte tragique direct pourrait avoir un aspect cathartique, mais ce petit mythe présente le tragique au quotidien et il est en effet insupportable parce qu’il semble n’avoir jamais de fin. J’évoque donc moins ici Rethel comme petite ville réelle, que le passage obligé pour tout vivant qui veut considérer lucidement et bien en face sa condition et les deux ombres fatales de notre existence: la haine et la mort.

 

Le pont aux veuves

 

            À Rethel parfois, avec un peu de patience, on peut voir une dame en noir franchir le pont de l’Aisne. À cet instant le cœur se serre. Il semble que depuis les invasions dont les dates figurent sur son tablier, les veuves n’ont jamais cessé de passer sur le pont. Elles vont d’un côté, de l’autre, ne savent plus : « Où ai-je la tête ? » ; le vent fouette leur cotte et la pluie alourdit leur corsage, mais personne ne répond, personne n’entend leur voix. Dans leur robe obscure, au bord de la nuit, on les voit qui remettent en place leur fichu noir que le vent fait glisser, puis elles rentrent chez elles en remâchant des énigmes dont elles ont, semble-t-il, perdu la clef.

            Des hommes vigoureux étaient pourtant descendus des forêts d’Ardenne au temps où elles étaient jeunes, et puis il y eut les chars, les fusils, les héros, les guêtres, et ils sont tombés sur les rives proches, la bouche pleine de craie. Alors, Mariannes en deuil elles attendent ; mais comme le noir du veuvage déteint, elles s’échangent la désolation à travers les années et laissent peu à peu glisser leur vie dans l’obscurité.

            Ces femmes sont accordées au pays. C’est qu’ici le ciel est pratiquement cassé. Ce sont des nues mal accrochées, toujours redescendues, où le temps file de travers et s’il n’y avait l’Aisne aux méandres qui chantent malgré tout, la vie des veuves deviendrait tout à fait vaine. Mais non, elles témoignent en se tenant là debout dans le vent : la rivière leur glisse dessous, dans l’autre sens, contre elles, et passant le pont, elles coupent le flot du temps, mimant à pas menus leur désir de le revoir quand il était encore en vie. Elles maugréent contre la pluie qui tend comme nulle part ailleurs des grilles derrière lesquelles elles rongent leur existence.

            On sent qu’à l’héroïsme du mari elles auraient préféré son courage de tous les jours. Il y a beau temps qu’elles ne lisent plus les noms placardés sur l’avenue : elles auraient tellement voulu connaître le visage, le corps qui vieillit à vue d’œil entre les mains. Alors elles vivotent dans le triangle qui rend fou : boucher, épicier, boulanger, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

            La nuit, impossible de dormir. La veuve tourne entre ses draps, puis soudain elle rêve de l’homme qui passa ; sa silhouette revient, triomphante, dans les flonflons américains. Il fait beau, on est en août, il est là, elle en est sûre. Elle aperçoit des feux, croit le reconnaître dans les voix qui murmurent sous le balcon. Elle se lève en titubant, risque un œil à travers les persiennes, mais ce sont deux amoureux qui n’en finissent pas de se séparer.

            Parfois, dans un sursaut, elle se dit que l’Aisne était un barrage, ils avaient eu raison de tenir, on ne pouvait laisser les Germains aller jusqu’aux extrémités de notre péninsule. La rivière franchie, c’était pour les barbares la route ouverte vers la Bretagne aux genêts d’or qu’elle avait rêvée de découvrir avec lui ou vers la basilique de Compostelle qui brillait tout en bas, inaccessible. Soudain, des piles austères du pont, emportée par l’élan de sa rêverie, elle se met à braver les Germains. Ils ont beau revenir en touristes dans leurs véhicules impeccables et leur politesse amidonnée, elle ne croit pas à leur main tendue, à leur cousinage proclamé, puisqu’elle-même n’est en paix avec personne, puisqu’elle n’a jamais signé d’armistice, puisqu’elle n’a jamais cessé de faire la guerre.

            On imagine que ce qu’elles disent au pont des invasions est très intime, mais quand on s’approche, si on prend la peine de tendre l’oreille, on est stupéfait de ne percevoir que des insultes comme des crachats jetés à la nuit et que le flot de l’Aisne emporte, tandis que le vent de nuit en défrise la surface, à contre-courant.

Le dit de la rivière (2 / 4)

 

Alors que la première partie contait la découverte surprise de la source de l’Aisne, on va suivre dans ce second volet le cours de la rivière; il s’agit de n’éluder aucun moment clef de sa vie et de la décrire non comme un géographe mais comme un rêveur qui tente de s’identifier à elle en la suivant pas à pas, méandre après méandre.

La carte du destin

 

            Au début, l’Aisne se dirige vers le sud, mouvement naturel du nouveau-né qui tourne son visage vers la lumière. Mais plein sud, ce n’est pas raisonnable, car se laisser éblouir, si jeune, c’est mourir à coup sûr. Le ruisseau ne lutte pas contre le feu et sauf le Rhône, flot délirant, tous les grands cours d’eau montent vers le nord : ils tendent les bras vers le ciel, appellent la pluie, ce signe limpide de la correspondance entre la vie des hommes et l’existence des dieux. L’Aisne sait qu’en remontant la carte sous les nuages, tandis qu’elle décline vers la mer, sa vie est garantie par d’autres lits qui la croiseront dans l’affolement des pentes.

            Elle se lance alors vers le nord avec une fougue qui laisse à penser que tout est possible. Tant qu’elle n’a pas atteint son havre, tant qu’elle n’est pas à la fin de sa vie, il semble difficile de dire si on va la nommer « rivière » ou « fleuve ». Certaines langues plus sages ou plus naïves, ne tiennent pas compte de cette opposition et utilisent le même mot pour désigner un fleuve ou une rivière; elles veulent sans doute préserver jusqu’au bout la chance d’une grande destinée. L’Aisne peut par exemple se couler entre l’Escaut et la Meuse, il lui suffit de rêver. Elle va être le grand fleuve du nord qui caressera les glaces. Du côté de Sainte-Menehould, elle se sent capable de faire lever des villes grasses et des ports élégants. Elle va porter les vins de Bourgogne au plus près des banquises scandinaves, troquer la chanson des blés contre la symphonique présence des eaux, relier les langues latines et germaniques, déjouer les frontières et dire l’évidence : tous les hommes sont embarqués sur le même fleuve du temps, il faut suivre sa pente en suscitant des prairies et en éveillant les oiseaux, saluer les hommes blonds, adoucir les sagas, pour enfin relier la terre noire de France à la mer tendue des fjords.

            Or l’Aisne ne rêve pas longtemps : la terre est contre elle. La volonté ne suffit pas et puisque le calcaire accroche l’eau, l’agrippe, l’attire vers le bas, elle va devoir se résigner. En lutte contre la craie, l’eau ne peut jeter toutes ses forces dans le frayement du flot. Que faire si la glèbe colle, si le sol brûle l’aval, si la loi du pas empiète sur l’envol ? Ainsi, à peine sortie de l’enfance, le cours d’eau s’épuise sur la Champagne pouilleuse et dès les premiers méandres, l’Aisne devine que son sort va être commun, que jamais elle n’aura le destin fabuleux des fleuves qui anoblissent les plaines.

            Il y a Valmy, c’est vrai : le moulin et les hurlements, la liberté et les Prussiens dans la boue, le nouveau contre l’ancien. C’est un départ dans l’enthousiasme et l’Aisne sera plus qu’un ruisseau, c’est sûr, mais la gloire d’être plus qu’une eau sans nom, d’être déjà une cicatrice sur la carte va se payer à coups de désastres. Ce n’est pas du flot que la célébrité va lui venir mais des morts qu’elle charrie : l’Aisne devient une vallée cent fois franchie par les hommes du froid, cent fois reprise par le gaulois du cru et où les tueries répètent au monde le nom de la rivière féroce. Ce qui devait relier, ce qui allait devenir un mythe fécond, devient une frontière, un trait d’amertume qui perce notre mémoire. Au lieu d’être l’eau qui maintient vivace l’illusion des jours, l’Aisne est submergée par le choc des corps et le grondement des canons, le ciel qui tremble avec la terre et les mots des morts que le brouillard étouffe dans le petit matin des batailles.

            Elle connaît pourtant de superbes répits : en Argonne par exemple la forêt rend à l’Aisne une vigueur médiévale sortie tout droit des chansons de geste. L’Aire, sa sœur jumelle, son affluent majeur, se mêle à la rivière encore jeune et elles s’ébattent ensemble avec une insouciance où tout est confusion, apprentissage : c’est vers Grandpré un unique allegretto où les branches alourdies de pluies et d’oiseaux s’inclinent vers les berges sauvages. C’est alors une seule rivière aux mille bras qui frissonne parmi les troncs, longe les églises aux toits bleus et s’enroule autour des monts couchés derrière des maisons blanches.

            En pleine joie, la rivière va subir le plus rude coup de sa petite existence. Tout se joue à Vouziers : elle éprouve au sortir de la forêt une fatigue terrible. Il y a encore des saules et des peupliers mais plus loin, à Roche, on entend soudain un enfant qui étouffe des malédictions le long de la rivière. Rimbaud et l’Aisne : à cet instant tous deux cessent de rêver. La présence des arbres amis n’y fait rien, la rivière est adulte, le poète aussi, il faut quitter l’étoile, accepter la réalité, et de même que l’Aisne bifurque brutalement vers l’ouest pour rejoindre dieu sait quoi de plus fort qu’elle, de même Rimbaud écrit son dernier texte ici, las de creuser l’esprit et de rêver le sens. Il est tard, l’occident est là qui tire les hommes avec leurs marchandises et leurs profits, et les voilà qui s’inclinent vers le couchant.

            Une fois le cap franchi, on est pour soi seul, on est mortel, c’est-à-dire que, vaille que vaille, il faut tenter de vivre. L’appel du grand idéal est abandonné au profit de la patience dans le désert. Pour le poète le sable du Harrar, pour l’Aisne la craie à Rethel. C’est en bas, l’existence pas à pas, dans l’entresol presque vain des gestes de tous les jours. L’Aisne va border soigneusement son lit, oublieuse du torrent et des halliers qui palpitent derrière elle.

            L’eau à Rethel est blanche comme le ciel, c’est un silence qui progresse et désormais à défaut de forêt, d’arbres à charrier, poussant vers l’ouest quelques brindilles glanées le long de la Promenade des Isles, elle ronge la craie sans fin.

            Au bord du Porcien elle envisage un moment de rallier l’acropole gothique de Laon. Mais le défi est trop grand, elle préfère glisser doucement vers Soissons et saluer au passage la coupole baroque d’Asfeld, souvenir en pleine brume d’une Italie de rêve.

            Le passage d’un département à l’autre est spectaculaire. La terre, brutalement, vire au noir, les routes secondaires se défont de la boue blanche et retrouvent le bleu originel du goudron frais. En échange de son nom, l’Aisne reçoit du nouveau département des affluents à profusion. Très vite, elle devient parmi les rus, les filets d’eau et les ruisseaux inconnus, la seule référence, celle pour qui tout le monde murmure, celle vers qui se tournent tous les cours d’eau. On aperçoit la cathédrale de Soissons et comme pour consoler la rivière de sa brève existence, une seconde façade lui fait des mines : Saint-Jean-des-Vignes, si atrocement veuve de nef, si effrayante dans sa vacuité, devient alors une porte superbe, un pont gothique posé en l’air, dans les vignes qui surplombent la rivière. L’Aisne est enfin grande, large et riche, tranquille.

            Alors commence la vie douce à Soissons dans les feuilles et les bois volubiles. L’eau est évidence, l’existence coule pour tous au rythme normal du temps humain, loin des crimes et des gares qui enflamment les ciels de nuit, là-bas, vers le sud, Paris, terrifiante capitale tout en soubresauts. L’Aisne ne verra jamais la Seine. La province a cette sauvagerie : elle évite la gueule du loup, préfère la vie apaisée avec les femmes et les fleurs à celle des gens qui croient savoir et s’agitent sur les avenues haussemaniennes. Elle s’est résignée à devenir navigable, mais c’est qu’elle se moque désormais de ce qui peut lui advenir, elle prend son plaisir où elle est, et voilà tout. Chaque instant, chaque méandre compte et jusqu’à Compiègne l’impériale, tout est doux, tout est beau, lierre sur pierre, ciel bleu contre nuage blanc, et les noms enguirlandent la terre : Ambleny, Fontenoy, Sainte-Claire, la Treille, Choisy.

            Enfin il faut mourir. Annoncée par Rethel la sèche, la clairière de l’armistice à Rethondes est sa ponctuation. C’est ici que l’ennemi signa avant d’emporter plus tard le wagon de notre gloire qu’on ne revit jamais. Rethondes, pays des paraphes, signe la fin, c’est-à-dire la paix pour cette cicatrice béante qui vit tomber les jeunes gens par milliers. On a l’impression que les existences s’achèvent toujours dans le calme des confluents où les arbres frissonnent pour presque rien. Ainsi notre noire clairière, guettant le flot et pareille au passeur des enfers, va guider doucement la rivière vers la nuit. Ici finit notre histoire.

            Notre destinée avait pourtant de quoi plaire avec ses maisons en pierre de taille, ses arbres immenses et ses plaines arrosées. Mais voilà, l’Aisne se jette à l’eau, à moins que ce ne soit l’Oise qui se jette dans l’Aisne tant notre rivière en cet instant est énorme, attentive aux regrets qu’elle fait naître chez les promeneurs égarés au confluent. Peut-être ne meurt-elle pas vraiment. Son nom seulement s’efface lentement dans le cours de l’autre ; mais à ce moment un nom ce n’est plus rien, seule importe l’eau, la vie prolongée jusqu’à la mer, source de toutes choses.

Le dit de la rivière (1 / 4)

La dame aux livres

 

            À l’automne je m’étais rendu chez une dame qui vivait à l’orée des forêts de Lorraine. J’avais passé plusieurs jours dans la chambre aux livres, sorte de salon bibliothèque où les tranches dressées des ouvrages brodaient une tapisserie serrée de noms et de titres telle que je n’en avais jamais vue. Comme il pleuvait, j’avais dans mon désœuvrement hanté d’adolescent ouvert pour la première fois un vrai livre, puis j’en avais lu deux, et peu à peu les coutures du monde avaient cédé, laissant couler un flot d’idées et de sensations que je n’aurais pu imaginer auparavant et qui allaient me marquer à jamais. L’aval des rêves avait enfin un lit et je savais qu’il y aurait désormais deux périodes dans ma vie : l’enfance sèche sans les livres et la vie maintenant, toute la vie s’écoulant avec eux.

            Les jours, les repas, les rêves, les nuits, tout s’était mêlé dans la pluie brûlante des mots et des heures. Puis, un matin, grâce rare, l’automne avait bien voulu écarter ses nuages. À mon grand désarroi il m’avait fallu troquer brusquement l’odeur de moisi et de branches calcinées du feu à l’âtre contre le grand air des champs et des bois. Bien que la vieille dame soit morte aujourd’hui, j’entends encore sa voix, disant avec ses « r » roulés et ses « a » sombres : « Allons, sors de là, mon gars ! Faudrait y aller ! »

            La simple pensée d’un retour au présent m’épouvantait. Seul le sourire énigmatique de la vieille dame avait pu me décider. Et puis, les livres m’avaient rendu curieux ; je voyais bien qu’elle me réservait quelque surprise, et songeant aux œuvres qu’elle m’avait fait découvrir, je surmontai ma peur. Elle était ma Sybille, après tout elle savait mieux que moi, elle allait me guider.

            Après avoir chaussé des bottes brutales aux pieds mais efficaces, j’avais pris un panier pour les champignons et nous avions longtemps marché par les prés froids. Le vent d’est me forçait à baisser la tête, si bien qu’au début je négligeai le paysage. Les yeux rivés sur les fondrières, je me laissai bercer par mes pas tandis que mon esprit flottait encore dans les romans du siècle passé que je venais de quitter. Soudain, la voix de la vieille dame s’éleva : elle coulait par intermittences comme une eau de vie travaillée sur place, passée au filtre des générations. Elle ne semblait pas affectée par le vent et s’exprimait avec le même naturel que si nous étions demeurés au salon. Elle me parla de ma mère qu’elle avait bien connue : à travers ses remarques, ma mère se défaisait de son masque rude pour devenir une petite femme infiniment exposée. Elle savait ce qu’elle avait été pour moi et s’ingéniait à la peindre en jeune fille fragile. Elle usait d’affirmations clairsemées qu’elle entrecoupait de longs silences, si bien qu’il me fallait lever les yeux pour vérifier qu’elle était allée au bout de son idée. Ce fut ainsi que je découvris le paysage qui nous entourait. La bise prenait ses mots en relais, portait sa voix jusqu’au fond du vallon et quand les échos s’étaient apaisés elle prolongeait tranquillement ses pensées : c’était une suite de sensations et de sons qui sur la plaine déserte miroitaient pour moi seul.

            Nous arrivâmes à proximité de la forêt. Je notai simplement que, m’ayant vu un instant en difficulté contre le vent glacé qui me fouettait, elle m’avait devancé pour s’interposer.

            Puis vinrent la forêt et les champignons que j’espérais. Le vent là-haut, ne donnait plus qu’en sourdine. Très vite, je repérai dans l’ombre les trompettes de la mort : au pied des souches et sous les branches éclatées, elles hissaient leurs têtes hors de la nappe des feuilles, traçant des cercles troublants que je suivais soigneusement. Une à une je les cueillais comme on ramasse des pièces d’or ; j’en bourrais mon panier, feuilles et brindilles mêlées.

            Je me voyais déjà cassant les œufs dans le fond du saladier tandis que sur le feu la poêle accueillait les champignons. D’un coup j’allais faire basculer le liquide clair au cœur des pousses obscures qui sautaient dans l’acier : cette simple pensée me fit cesser toute recherche. Je m’attardai en fermant les yeux sur le plaisir de mêler la nuit et le jour, mais un bruit, mille bruits me tirèrent de ma rêverie. J’ouvris les yeux et ce que je n’avais pas voulu voir dans ma quête passionnée des trompettes de la mort, m’apparut subitement comme une évidence stupéfiante : je pataugeais depuis un bon moment dans ce qu’il me fallait bien appeler un ruisseau.

            C’était une eau bouillonnante, formidable, joyeuse et terrible. Curieusement, le ruisseau s’ouvrait à mi-pente : il se formait là, sous mes pieds. Plus haut, il n’y avait que l’inclinaison du massif, et derrière moi le ruban infini que j’avais ignoré et qui d’un coup, parce que je le voyais, murmurait au miracle entre les feuilles rouillées et les branches mortes qui soudain s’animaient, bougeaient de partout, vibraient, chantaient. Le soleil parvenait à percer la voûte et mêlait à la fête obscure la quantité d’éclats nécessaires pour que l’harmonie s’installe comme il faut.

            La vieille dame, au loin, assise sur une souche, souriait avec cet air entendu que je lui connaissais bien. Je sortis du lit du ruisseau et je m’avançai vers elle. Elle était plus vieille à cet instant, immobile dans l’obscurité des premiers arbres du chemin ; l’orée l’éclairait à contre-jour. Il me sembla qu’elle me faisait signe de ne pas m’approcher trop vite comme si ce qu’elle avait à me dire ne reviendrait qu’une fois ; et je restai longtemps au bord du cours d’eau en formation, comme si de ce ruisseau allait jaillir sans fin la nostalgie, comme si sa naissance était déjà regret, comme si sa présence mouillait de passé tous ceux qui l’approchaient. La vieille dame détendit enfin franchement son sourire et lorsque je fus à deux pas elle me dit :

            – Tu te demandes, hein ?

            – Oui.

            – Es-tu à ce point ignorant, mon gars ?

            – Je crois bien. C’est quoi ?

            – Bêta ! Mais c’est la source de l’Aisne…

Né en 1947

 

 Il est réveillé à quatre heures du matin, milieu décembre; les gémissements ne laissent aucun doute sur l’événement qui a commencé. Il se précipite sur ses habits – il ne prend pas le temps de la rassurer – enfile son pantalon luisant d’usure, son pull tricoté main, et une manière de veste kaki sensée le protéger de l’hiver. L’appartement qu’ils occupent – deux pièces sans chauffage – est envahi par le froid qui le glace même habillé; son souffle forme une buée, il trébuche, cogne son coude au dossier de la chaise, enfile sa veste à l’envers, s’énerve à la remettre à l’endroit. Les plaintes ont repris. Une fois dehors, il a l’impression qu’il fait moins froid, il marche vite, peut-être court-il à petits pas en approchant du monument aux morts.

Qu’est-ce que je fais là? Je pourrais partir, ne jamais revenir. Autour de lui le vide des rues, la bise traverse ses vêtements, il se voit somnambule: je rêve, je crois que je rêve, je vais me réveiller, quelqu’un va m’aider… je vais attraper la mort, non, la mort j’en viens, c’est bon, j’ai déjà donné. Salut les gars, songe-t-il en contournant le monument. Il remonte le col, serre les revers de la veste contre la base du cou, s’engonce, protection, ami de soi, mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu. Il se revoit les bras levés, le jour où il est arrêté; le bras gauche blessé faisait un angle impossible; sales boches…

Il ralentit, puis cesse d’avancer. Il ne devrait pas; il ne peut pas s’en empêcher. Il essaie de déchiffrer les noms sur la neutre suite des morts, obscure présence, ils sont là, à deux doigts, je pourrais les toucher, j’aimerais bien faire comme l’autre magicien des quatre évangiles, juste les toucher pour qu’ils reviennent, qu’ils ressuscitent,  La Fouille, Galouzeau, Marcel… il était juif, mais on s’entendait bien quand même, il ne s’appelait pas Marcel, je n’ai jamais su son vrai nom, ceux des autres copains non plus, tous ceux de quarante, sales boches… le lieutenant dégringole contre le remblai, jamais de casque, on le lui avait dit pourtant, l’idiot, ce n’est pas la balle qui le tue, il cogne son crâne contre une souche, j’ai vérifié, il avait un seul trou à l’épaule, il souffle “Germaine” et les pupilles basculent vers le ciel, je le secoue, on ne peut pas continuer sans lui, si, si, il le faut, je lâche le revers de sa veste, il recogne contre la souche, c’est moi qui l’ai tué, non, ce n’est pas moi, il était déjà mort, la Fouille lui arrache sa plaque, la fourre dans sa poche, s’allonge sur le remblai, caresse son FM, très calme, passe son index sur la moustache, me dit, c’est toi le gradé maintenant, caporal tu parles je lui réponds, pluie d’obus de mortiers, c’était ses dernières paroles à la Fouille, en plein jour sous le soleil, et c’est la mort encore qui flotte dans la fumée, je dis aux deux ou trois encore vivants: “on se barre d’ici”, la première fois que je donne un ordre et en repartant à toute jambes vers le bosquet je prends un petit coup sec sur le bras gauche, la balle a percé le biceps, s’est fichée dans l’avant-bras, je ne lâche pas le fusil. Aucun souvenir de la douleur. C’est seulement après, des jours durant.

Tu n’as rien à faire ici, au milieu des morts… c’est fini les gars, c’est fini, vous avez fait le plus dur, eh, les gars, faut que je vous dise, les gars, mais je n’ose pas, allez, je me lance, les gars, maintenant tu vas voir, avec les boches on se rabiboche, je te le dis comme ça dans la nuit, mais j’ai honte, non, non, ça n’a servi à rien, on le savait en partant, oui, oui, je sais, mais quand même, ah tiens, je me demande si ce n’est pas vous qui avez la meilleure part, au moins vous, vous êtes restés avec la haine, non, non, je n’ai pas dit ça, excusez-moi, je ne l’ai pas dit, je l’ai pensé un peu comme ça les gars, faut pas m’en vouloir, salut les gars, salut. Excusez-moi, la vie est là, quelle vie, je dormirais bien un peu à côté de vous les gars, non, non, je dois y aller… eh oui, c’est mon deuxième… déjà qu’avec le premier, bon sang… sales boches.

On entend au loin tousser un moteur qui creuse le silence; une enveloppe de glace le harcèle de partout, la buée qui lui monte de la bouche fonce sur les yeux, s’épaissit, il ne voit rien. Cette fois il court en direction de la gare, il va tomber, retrouve l’équilibre, une douleur le pince à la cheville, il saute sur un pied, reprend sa course. Il a un devoir à accomplir, lequel? Oui, oui, bien sûr, je suis bête, 26 rue Jean Jaurès. Il s’approche de la porte en tremblant, sonne longuement, l’index pousse sur le bouton métallique dont le froid le pénètre jusqu’au creux de l’estomac. Que dire? Il sonne encore et soudain la porte cède en raclant sur le sol, une femme en chemise de nuit, un châle sur les épaules, lui dit en hésitant qu’il peut entrer. “Je sais qui vous êtes… il s’habille”. Malgré l’absence de bonjour ou de bonsoir, il pense que le monde est bien fait. Il attend dans le vestibule. Il est saisi par la chaleur et se surprend à prier, à invoquer la mère de dieu, bénie entre toutes les femmes, songe au fruit de ses entrailles, ne s’interroge pas, bloque sur “entrailles”, répète la formule, mais sa mémoire ne consent pas à aller plus loin, il murmure “entrailles, entrailles”, puis “excusez-moi”, il parle à la vierge, et soudain dans le même temps, il se sent si doux dans la chaleur de cette entrée cossue qu’il voit remonter des images inverses :”sales boches, fumiers de boches…” Sainte Marie, mère de Dieu, mère de Dieu, ah là là, et qui était le père, je ne sais plus, la sainte trinité, le père la mère le Jésus, voilà tout, il se demande ce que le saint esprit vient faire dans l’aventure… un truc bizarre, dieu, tout ça, le Jésus, ah tiens c’est bientôt qu’on va fêter sa naissance à lui aussi, ça va être sa fête, ah oui après les jours vont rallonger, tant mieux. Voilà, il est ragaillardi, il n’a même plus peur, il devine.

L’autre flandrin arrive avec son sac à la main, le salue d’un signe de tête, le pousse dans le dos comme on le ferait d’un enfant, ouvre la porte d’un geste négligent, passe devant, garde la main sur la poignée de la porte, si bien qu’il doit se glisser sous son bras et l’autre claque la porte dans un grincement; derrière, on entend la clef qui tourne aussitôt. Ils marchent d’un bon pas côte à côte. L’autre a un manteau dont les pans frottent contre le pantalon, bruissement souple qu’il entend comme une moquerie de ses fripes minces. Il reprend sa prière et cette fois les “entrailles” ont une suite, il récite dix fois, vingt fois la petite comptine pour adultes en mal de mère, il y croit, il y croit vraiment, il voit Marie dans une sorte de brume qui lui fait des signes, elle a l’air douce mais je subodore que c’est une peau de vache qui trompe son Joseph avec Dieu, avec je ne sais qui… et l’autre, dix pas devant, se retourne, lui lance :”C’est un deuxième, en général ils viennent plus vite que le premier, grouillez-vous!” Arrête de me donner des ordres, t’es pas un boche!

Il répugne à marcher à ses côtés et préfère le devancer; après tout c’est lui qui a la clef. Il le double en mordant sur le monument aux morts, s’excuse auprès d’eux, les gisants là, ah mais non que je suis bête le monument est vide, plein de noms, mais vide de corps ; il ne se retourne pas. Un coup de vent fait craquer l’enseigne du papetier, s’y mêle le grincement des girouettes, croassements noirs par-dessus des toits. Il hésite sur la clef à la porte du bas. Sa main tremble, les doigts sont gourds, le porte clef cliquète pour rien; le flandrin le toise, marmonne des obscénités, oh il se les permet sûrement parce qu’on est seuls dans la nuit, lui arrache le trousseau et résolument fait grincer le pêne, il le pousse devant lui comme s’il avait toujours vécu là, monte les marches quatre à quatre et lui le suit, essoufflé, tendu… ce sera quoi? Un gars, une fille? La peur le prend. L’autre a de l’avance il est déjà entré dans les deux pièces de l’étage, défait son manteau, interroge la mère qui gémit plus fort, presque un cri prolongé; oui, oui, le travail a commencé.  « Dites-donc, vous avez de l’alcool à brûler? » Il fait oui de la tête. « Il va mourir de froid ! Fichez-moi de l’alcool dans toutes les assiettes que vous pourrez trouver et mettez y le feu, tout de suite!! ». L’alcool, ça va, près du réchaud, c’est bon, mais les assiettes, il faut qu’il se concentre, oui, oui, au dessous du lavabo. Le flandrin est en train de s’y laver les mains. Pas de chance, il s’immobilise. “Vous attendez le dégel?” Il frissonne. Il ne dit rien, n’a même pas ôté sa veste kaki, fait non de la tête, le flandrin s’écarte pour ouvrir son sac, et il a déjà le stéthoscope aux oreilles quand il sort les assiettes, commence à les poser n’importe où, par terre, puis les remplit d’alcool qu’il enflamme aussitôt en se brûlant le bout des doigts. Il se plante au milieu de la pièce qui gagne dix degrés en quelques minutes. Il prend le temps de se défaire de sa veste, mais à peine s’approche-t-il du porte manteau que la grosse voix joyeuse du flandrin l’apostrophe: “Il est déjà presque sorti. ” C’est un garçon. Il aurait préféré une fille, mais bon. Je vous salue Marie, que votre volonté soit faite, sales boches, la vie est là, sales boches, le baptême dans une semaine, le patron devra lui donner un congé, mais le Jacquot a beau être chrétien, ce n’est pas certain, des embrouilles en perspective, pas sûr qu’on ait les sous pour payer les dragées, sales boches. Ah tiens, il crie drôlement fort, je ne me souvenais pas de ça pour le premier; quel cri ! Le flandrin a coupé le cordon, je ne l’ai même pas vu, tant pis. Ah oui, le sang partout, c’est vrai. J’avais oublié ça aussi, sales boches. Il risque un œil vers la mère, elle lui fait signe d’approcher et lui dit: « Préviens papa et maman; s’il le faut réveille-les, tu sais comment ils sont… réveille-les! » Elle ne lui demande pas s’il est content; pas le temps, pas l’envie peut-être. De son côté, il devrait rayonner… Il est éteint, étoile morte.

Il se rend à l’étage, chez ses beaux-parents: « C’est un garçon! – Vous l’appelez comment? – Je ne sais pas… » Le prénom flotte … La belle -mère: « Vous n’avez pas l’air content… – Si, si… c’est bon ! – Elle va bien? –  Elle va bien – Et le bébé? – Il va bien aussi » Il n’en sait rien. Il fait confiance à l’autre flandrin; il a raison, il n’a rien le bébé; rien de spécial, rien de remarquable.

Petit conte du musée (2)

 

Il a besoin de chair ; je suis au tableau sa raison d’être. Sans moi il ne serait rien et tout regard posé sur lui redonne vigueur à ses évidences éternellement peintes.

Je me demande si les tableaux n’ont pas davantage besoin de moi que moi d’eux. Quand je m’attarde avec ma vision oblique et mes bottes champêtres, je ne me rends pas compte qu’ils me prennent ma vie pour raviver leurs couleurs ; et ils le savent les bougres. Ce vampirisme leur vient de leur envie de vivre comme nous, ce qui est impossible, certes, mais tellement touchant, si bien que je me présente face à eux, ouvert, candide, frais, et surtout je reste très longtemps. 

Je leur donne ce que je peux, mais bon, entre eux ils sont si jaloux et avec ça tellement susceptibles. Mes choix ne sont pas tranchés, pour tout dire c’est un peu arbitraire, et le soir, quand j’ai vu mes Vermeer et mon Matisse, je regrette d’avoir laissé dans mon oubli les Van Eyck et les Titien. Je projette sur mon musée intérieur les tableaux que je n’ai pas vus, oh oui, vraiment la chevelure de la vierge me manque, je me languis de la courbe de Vénus.

Je leur explique en rêve qu’évidemment je ne peux pas les chérir tous à la fois, que ce jour-là j’étais en pleine lumière de printemps et que le peintre hollandais et notre heureux Matisse m’étaient alors indispensables pour éclairer mes sensations venues de la rue. Protestation des Rubens, haros des Picasso et autres Tiepolo ; certes, certes, mais je ne peux tout de même pas vous donner ma vie, toute ma vie, rien que ma vie. Si, si répondent-ils en chœur, et d’un ton autoritaire un Picasso ajoute enfin : qui es-tu toi que voilà à côté de nous, absolus chefs d’œuvres ?

Moi, je suis vivant, et vous êtes envieux : vos auteurs ont tout fait pour vous donner la vie, mais il vous manque la joie de manger, de chanter, de marcher et de boire… alors forcément vous en rajoutez dans le beau. Cessez de troubler ma vie nocturne ! Allez vous faire voir ailleurs ! Et je me retourne dans mon sommeil en soupirant contre ces vampires qui si nous n’y prenions garde, nous dévoreraient tout cru.

Petit conte du musée

Que font donc les pauvres tableaux la nuit, quand tout est fermé ? La lumière qu’ils cherchent à capter – c’est le but de l’art – s’éteint au creux du musée gris. Ils doivent s’ennuyer. Un gardien dirige parfois sa lampe vers un Rembrandt, histoire de le rassurer, car ils sont exposés ces chefs d’œuvres et cèderaient bientôt à la fragilité qui frappa leurs créateurs puis, les imitant jusqu’au bout, pourraient bien vouloir mourir en se pendant par exemple aux cimaises. Aussi, pour qu’ils ne s’abandonnent pas au désespoir, embauche-t-on dans les musées des gardiens de nuit cultivés et bienveillants qui rendent leur foi aux plus petits Vermeer en les illuminant ne serait-ce qu’un instant au cœur de la ténèbre. Les voilà rassurés, ils passent une bonne nuit et lendemain peuvent parader, supporter les pires âneries ou admirer leurs patients admirateurs.

Dans la journée ils ne laissent rien paraître de leurs angoisses, ils sont bien trop fiers pour cela, et puis je crois qu’ils craignent que cet aveu de faiblesse n’entache leur beauté sans faille. Décidément, ils ont beau être des chefs d’œuvres, ils n’en ont pas moins leurs petits défauts et c’est en cela qu’ils nous sont proches.

L’été

Participe passé d’être, l’été avertit qu’il laisse derrière lui une soie adolescente, de tendres éclosions verticales à foison sur la terre où nous avons marché ce premier temps, printemps où tout croit, foi et croissance, espérance et loi. L’été est l’âge adulte, les blés y sont certes encore hésitants et les fenaisons démarrent, mais le printemps aux aubes vives ornées de nuées où le bleu garde en réserve parfois, même en mai, une blancheur glacée de décembre, ce printemps est bien mort, les fleurs en sont l’image, elles s’inclinent, quelques-unes s’éteignent ou se perdent aux fougères rouges des sous-bois grandissant ; il n’est qu’à voir aux orées les fouillis des mûriers et le pas incertain de l’errant qui, visant le cœur du massif, doit faire mille tentatives pour trouver le sentier de l’ombre bourdonnante. Livres couchés aux mille pages, les céréales s’attardent au vert pour appeler les coquelicots à venir aviver la tranche des champs vaguement mouvants. Le rouge vif danse. Il s’arrange naturellement pour faire bouffer les fossés déjà secs et ouvre sur les milliers de brins de blé en gésine des éclats exaltés que les houles grises tempèrent habilement d’un violet très sombre. Le ciel a pris ses quartiers d’été du côté du bleu franc et vient rehausser de son velours un peu clair le vaste miroir terrestre où les pains déjà dorent lentement aux menus épis clos.

L’été est aussi aux tympans. Le soleil s’arrête (sol stat, solstice) mais bizarrement si l’on prête l’oreille une fable cède à nos instances. L’axe de la terre craque. Oh bien sûr il faut être horloger ou musicien pour percevoir cette brisure de notre axe, mais elle s’enclenche comme une porte sur une autre demeure – et pourtant la même – où nous ne restons pas enfermés car le jour sans fin nous attire dans le lacis de ses heures nombreuses au cœur desquelles nous n’avons pas soif de dormir, d’autant que la terreur est grande d’entendre cette infime rupture décisive qui fait repartir le globe dans l’autre oblique ; en témoigne la touchante institution de la fête de la musique dont le but inconscient est de couvrir le craquement astronomique, serein et glaçant. La technologie fait vibrer les cordes à l’intérieur de nos poumons en alerte, tandis que les haut-parleurs jettent leurs diatribes contradictoires vers les pavés où les pieds se tordent à l’envi. Cette fête est aux citadins le relai auditif des feux de la Saint-Jean qui inondaient les ciels durant l’espace bref séparant le couchant du levant afin qu’une fois l’an la lumière l’emporte sur la nuit.

L’électronique vibratoire a remplacé les feux du village qui eux-mêmes étaient fils d’anciens cultes et pratiques, mais rien n’est plus émouvant que ce passage en force de la lumière-musique entre deux jours successifs. Victoire sur l’effroi, car désormais le temps du jour est au déclin.