Le dit de la rivière (2 / 4)

 

Alors que la première partie contait la découverte surprise de la source de l’Aisne, on va suivre dans ce second volet le cours de la rivière; il s’agit de n’éluder aucun moment clef de sa vie et de la décrire non comme un géographe mais comme un rêveur qui tente de s’identifier à elle en la suivant pas à pas, méandre après méandre.

La carte du destin

 

            Au début, l’Aisne se dirige vers le sud, mouvement naturel du nouveau-né qui tourne son visage vers la lumière. Mais plein sud, ce n’est pas raisonnable, car se laisser éblouir, si jeune, c’est mourir à coup sûr. Le ruisseau ne lutte pas contre le feu et sauf le Rhône, flot délirant, tous les grands cours d’eau montent vers le nord : ils tendent les bras vers le ciel, appellent la pluie, ce signe limpide de la correspondance entre la vie des hommes et l’existence des dieux. L’Aisne sait qu’en remontant la carte sous les nuages, tandis qu’elle décline vers la mer, sa vie est garantie par d’autres lits qui la croiseront dans l’affolement des pentes.

            Elle se lance alors vers le nord avec une fougue qui laisse à penser que tout est possible. Tant qu’elle n’a pas atteint son havre, tant qu’elle n’est pas à la fin de sa vie, il semble difficile de dire si on va la nommer « rivière » ou « fleuve ». Certaines langues plus sages ou plus naïves, ne tiennent pas compte de cette opposition et utilisent le même mot pour désigner un fleuve ou une rivière; elles veulent sans doute préserver jusqu’au bout la chance d’une grande destinée. L’Aisne peut par exemple se couler entre l’Escaut et la Meuse, il lui suffit de rêver. Elle va être le grand fleuve du nord qui caressera les glaces. Du côté de Sainte-Menehould, elle se sent capable de faire lever des villes grasses et des ports élégants. Elle va porter les vins de Bourgogne au plus près des banquises scandinaves, troquer la chanson des blés contre la symphonique présence des eaux, relier les langues latines et germaniques, déjouer les frontières et dire l’évidence : tous les hommes sont embarqués sur le même fleuve du temps, il faut suivre sa pente en suscitant des prairies et en éveillant les oiseaux, saluer les hommes blonds, adoucir les sagas, pour enfin relier la terre noire de France à la mer tendue des fjords.

            Or l’Aisne ne rêve pas longtemps : la terre est contre elle. La volonté ne suffit pas et puisque le calcaire accroche l’eau, l’agrippe, l’attire vers le bas, elle va devoir se résigner. En lutte contre la craie, l’eau ne peut jeter toutes ses forces dans le frayement du flot. Que faire si la glèbe colle, si le sol brûle l’aval, si la loi du pas empiète sur l’envol ? Ainsi, à peine sortie de l’enfance, le cours d’eau s’épuise sur la Champagne pouilleuse et dès les premiers méandres, l’Aisne devine que son sort va être commun, que jamais elle n’aura le destin fabuleux des fleuves qui anoblissent les plaines.

            Il y a Valmy, c’est vrai : le moulin et les hurlements, la liberté et les Prussiens dans la boue, le nouveau contre l’ancien. C’est un départ dans l’enthousiasme et l’Aisne sera plus qu’un ruisseau, c’est sûr, mais la gloire d’être plus qu’une eau sans nom, d’être déjà une cicatrice sur la carte va se payer à coups de désastres. Ce n’est pas du flot que la célébrité va lui venir mais des morts qu’elle charrie : l’Aisne devient une vallée cent fois franchie par les hommes du froid, cent fois reprise par le gaulois du cru et où les tueries répètent au monde le nom de la rivière féroce. Ce qui devait relier, ce qui allait devenir un mythe fécond, devient une frontière, un trait d’amertume qui perce notre mémoire. Au lieu d’être l’eau qui maintient vivace l’illusion des jours, l’Aisne est submergée par le choc des corps et le grondement des canons, le ciel qui tremble avec la terre et les mots des morts que le brouillard étouffe dans le petit matin des batailles.

            Elle connaît pourtant de superbes répits : en Argonne par exemple la forêt rend à l’Aisne une vigueur médiévale sortie tout droit des chansons de geste. L’Aire, sa sœur jumelle, son affluent majeur, se mêle à la rivière encore jeune et elles s’ébattent ensemble avec une insouciance où tout est confusion, apprentissage : c’est vers Grandpré un unique allegretto où les branches alourdies de pluies et d’oiseaux s’inclinent vers les berges sauvages. C’est alors une seule rivière aux mille bras qui frissonne parmi les troncs, longe les églises aux toits bleus et s’enroule autour des monts couchés derrière des maisons blanches.

            En pleine joie, la rivière va subir le plus rude coup de sa petite existence. Tout se joue à Vouziers : elle éprouve au sortir de la forêt une fatigue terrible. Il y a encore des saules et des peupliers mais plus loin, à Roche, on entend soudain un enfant qui étouffe des malédictions le long de la rivière. Rimbaud et l’Aisne : à cet instant tous deux cessent de rêver. La présence des arbres amis n’y fait rien, la rivière est adulte, le poète aussi, il faut quitter l’étoile, accepter la réalité, et de même que l’Aisne bifurque brutalement vers l’ouest pour rejoindre dieu sait quoi de plus fort qu’elle, de même Rimbaud écrit son dernier texte ici, las de creuser l’esprit et de rêver le sens. Il est tard, l’occident est là qui tire les hommes avec leurs marchandises et leurs profits, et les voilà qui s’inclinent vers le couchant.

            Une fois le cap franchi, on est pour soi seul, on est mortel, c’est-à-dire que, vaille que vaille, il faut tenter de vivre. L’appel du grand idéal est abandonné au profit de la patience dans le désert. Pour le poète le sable du Harrar, pour l’Aisne la craie à Rethel. C’est en bas, l’existence pas à pas, dans l’entresol presque vain des gestes de tous les jours. L’Aisne va border soigneusement son lit, oublieuse du torrent et des halliers qui palpitent derrière elle.

            L’eau à Rethel est blanche comme le ciel, c’est un silence qui progresse et désormais à défaut de forêt, d’arbres à charrier, poussant vers l’ouest quelques brindilles glanées le long de la Promenade des Isles, elle ronge la craie sans fin.

            Au bord du Porcien elle envisage un moment de rallier l’acropole gothique de Laon. Mais le défi est trop grand, elle préfère glisser doucement vers Soissons et saluer au passage la coupole baroque d’Asfeld, souvenir en pleine brume d’une Italie de rêve.

            Le passage d’un département à l’autre est spectaculaire. La terre, brutalement, vire au noir, les routes secondaires se défont de la boue blanche et retrouvent le bleu originel du goudron frais. En échange de son nom, l’Aisne reçoit du nouveau département des affluents à profusion. Très vite, elle devient parmi les rus, les filets d’eau et les ruisseaux inconnus, la seule référence, celle pour qui tout le monde murmure, celle vers qui se tournent tous les cours d’eau. On aperçoit la cathédrale de Soissons et comme pour consoler la rivière de sa brève existence, une seconde façade lui fait des mines : Saint-Jean-des-Vignes, si atrocement veuve de nef, si effrayante dans sa vacuité, devient alors une porte superbe, un pont gothique posé en l’air, dans les vignes qui surplombent la rivière. L’Aisne est enfin grande, large et riche, tranquille.

            Alors commence la vie douce à Soissons dans les feuilles et les bois volubiles. L’eau est évidence, l’existence coule pour tous au rythme normal du temps humain, loin des crimes et des gares qui enflamment les ciels de nuit, là-bas, vers le sud, Paris, terrifiante capitale tout en soubresauts. L’Aisne ne verra jamais la Seine. La province a cette sauvagerie : elle évite la gueule du loup, préfère la vie apaisée avec les femmes et les fleurs à celle des gens qui croient savoir et s’agitent sur les avenues haussemaniennes. Elle s’est résignée à devenir navigable, mais c’est qu’elle se moque désormais de ce qui peut lui advenir, elle prend son plaisir où elle est, et voilà tout. Chaque instant, chaque méandre compte et jusqu’à Compiègne l’impériale, tout est doux, tout est beau, lierre sur pierre, ciel bleu contre nuage blanc, et les noms enguirlandent la terre : Ambleny, Fontenoy, Sainte-Claire, la Treille, Choisy.

            Enfin il faut mourir. Annoncée par Rethel la sèche, la clairière de l’armistice à Rethondes est sa ponctuation. C’est ici que l’ennemi signa avant d’emporter plus tard le wagon de notre gloire qu’on ne revit jamais. Rethondes, pays des paraphes, signe la fin, c’est-à-dire la paix pour cette cicatrice béante qui vit tomber les jeunes gens par milliers. On a l’impression que les existences s’achèvent toujours dans le calme des confluents où les arbres frissonnent pour presque rien. Ainsi notre noire clairière, guettant le flot et pareille au passeur des enfers, va guider doucement la rivière vers la nuit. Ici finit notre histoire.

            Notre destinée avait pourtant de quoi plaire avec ses maisons en pierre de taille, ses arbres immenses et ses plaines arrosées. Mais voilà, l’Aisne se jette à l’eau, à moins que ce ne soit l’Oise qui se jette dans l’Aisne tant notre rivière en cet instant est énorme, attentive aux regrets qu’elle fait naître chez les promeneurs égarés au confluent. Peut-être ne meurt-elle pas vraiment. Son nom seulement s’efface lentement dans le cours de l’autre ; mais à ce moment un nom ce n’est plus rien, seule importe l’eau, la vie prolongée jusqu’à la mer, source de toutes choses.