Le dit de la rivière (1 / 4)

La dame aux livres

 

            À l’automne je m’étais rendu chez une dame qui vivait à l’orée des forêts de Lorraine. J’avais passé plusieurs jours dans la chambre aux livres, sorte de salon bibliothèque où les tranches dressées des ouvrages brodaient une tapisserie serrée de noms et de titres telle que je n’en avais jamais vue. Comme il pleuvait, j’avais dans mon désœuvrement hanté d’adolescent ouvert pour la première fois un vrai livre, puis j’en avais lu deux, et peu à peu les coutures du monde avaient cédé, laissant couler un flot d’idées et de sensations que je n’aurais pu imaginer auparavant et qui allaient me marquer à jamais. L’aval des rêves avait enfin un lit et je savais qu’il y aurait désormais deux périodes dans ma vie : l’enfance sèche sans les livres et la vie maintenant, toute la vie s’écoulant avec eux.

            Les jours, les repas, les rêves, les nuits, tout s’était mêlé dans la pluie brûlante des mots et des heures. Puis, un matin, grâce rare, l’automne avait bien voulu écarter ses nuages. À mon grand désarroi il m’avait fallu troquer brusquement l’odeur de moisi et de branches calcinées du feu à l’âtre contre le grand air des champs et des bois. Bien que la vieille dame soit morte aujourd’hui, j’entends encore sa voix, disant avec ses « r » roulés et ses « a » sombres : « Allons, sors de là, mon gars ! Faudrait y aller ! »

            La simple pensée d’un retour au présent m’épouvantait. Seul le sourire énigmatique de la vieille dame avait pu me décider. Et puis, les livres m’avaient rendu curieux ; je voyais bien qu’elle me réservait quelque surprise, et songeant aux œuvres qu’elle m’avait fait découvrir, je surmontai ma peur. Elle était ma Sybille, après tout elle savait mieux que moi, elle allait me guider.

            Après avoir chaussé des bottes brutales aux pieds mais efficaces, j’avais pris un panier pour les champignons et nous avions longtemps marché par les prés froids. Le vent d’est me forçait à baisser la tête, si bien qu’au début je négligeai le paysage. Les yeux rivés sur les fondrières, je me laissai bercer par mes pas tandis que mon esprit flottait encore dans les romans du siècle passé que je venais de quitter. Soudain, la voix de la vieille dame s’éleva : elle coulait par intermittences comme une eau de vie travaillée sur place, passée au filtre des générations. Elle ne semblait pas affectée par le vent et s’exprimait avec le même naturel que si nous étions demeurés au salon. Elle me parla de ma mère qu’elle avait bien connue : à travers ses remarques, ma mère se défaisait de son masque rude pour devenir une petite femme infiniment exposée. Elle savait ce qu’elle avait été pour moi et s’ingéniait à la peindre en jeune fille fragile. Elle usait d’affirmations clairsemées qu’elle entrecoupait de longs silences, si bien qu’il me fallait lever les yeux pour vérifier qu’elle était allée au bout de son idée. Ce fut ainsi que je découvris le paysage qui nous entourait. La bise prenait ses mots en relais, portait sa voix jusqu’au fond du vallon et quand les échos s’étaient apaisés elle prolongeait tranquillement ses pensées : c’était une suite de sensations et de sons qui sur la plaine déserte miroitaient pour moi seul.

            Nous arrivâmes à proximité de la forêt. Je notai simplement que, m’ayant vu un instant en difficulté contre le vent glacé qui me fouettait, elle m’avait devancé pour s’interposer.

            Puis vinrent la forêt et les champignons que j’espérais. Le vent là-haut, ne donnait plus qu’en sourdine. Très vite, je repérai dans l’ombre les trompettes de la mort : au pied des souches et sous les branches éclatées, elles hissaient leurs têtes hors de la nappe des feuilles, traçant des cercles troublants que je suivais soigneusement. Une à une je les cueillais comme on ramasse des pièces d’or ; j’en bourrais mon panier, feuilles et brindilles mêlées.

            Je me voyais déjà cassant les œufs dans le fond du saladier tandis que sur le feu la poêle accueillait les champignons. D’un coup j’allais faire basculer le liquide clair au cœur des pousses obscures qui sautaient dans l’acier : cette simple pensée me fit cesser toute recherche. Je m’attardai en fermant les yeux sur le plaisir de mêler la nuit et le jour, mais un bruit, mille bruits me tirèrent de ma rêverie. J’ouvris les yeux et ce que je n’avais pas voulu voir dans ma quête passionnée des trompettes de la mort, m’apparut subitement comme une évidence stupéfiante : je pataugeais depuis un bon moment dans ce qu’il me fallait bien appeler un ruisseau.

            C’était une eau bouillonnante, formidable, joyeuse et terrible. Curieusement, le ruisseau s’ouvrait à mi-pente : il se formait là, sous mes pieds. Plus haut, il n’y avait que l’inclinaison du massif, et derrière moi le ruban infini que j’avais ignoré et qui d’un coup, parce que je le voyais, murmurait au miracle entre les feuilles rouillées et les branches mortes qui soudain s’animaient, bougeaient de partout, vibraient, chantaient. Le soleil parvenait à percer la voûte et mêlait à la fête obscure la quantité d’éclats nécessaires pour que l’harmonie s’installe comme il faut.

            La vieille dame, au loin, assise sur une souche, souriait avec cet air entendu que je lui connaissais bien. Je sortis du lit du ruisseau et je m’avançai vers elle. Elle était plus vieille à cet instant, immobile dans l’obscurité des premiers arbres du chemin ; l’orée l’éclairait à contre-jour. Il me sembla qu’elle me faisait signe de ne pas m’approcher trop vite comme si ce qu’elle avait à me dire ne reviendrait qu’une fois ; et je restai longtemps au bord du cours d’eau en formation, comme si de ce ruisseau allait jaillir sans fin la nostalgie, comme si sa naissance était déjà regret, comme si sa présence mouillait de passé tous ceux qui l’approchaient. La vieille dame détendit enfin franchement son sourire et lorsque je fus à deux pas elle me dit :

            – Tu te demandes, hein ?

            – Oui.

            – Es-tu à ce point ignorant, mon gars ?

            – Je crois bien. C’est quoi ?

            – Bêta ! Mais c’est la source de l’Aisne…