Le corps

Le nouveau corps de l’homme entre sport, publicité et pornographie de Robert Redeker. Ce texte  m’a paru si intéressant qu’il a provoqué l’écriture d’une rêverie sur le corps en général et son usage contemporain en particulier.

Si le corps est devenu l’objet central de nos préoccupations, c’est qu’il ne reste rien d’autre, puisque les idées du XVIIIème et du XIXème siècles ont débouché sur des crimes atroces: nazisme, communisme. Les idées démocratiques qui perdurent ne proposent que l’inquiétude de penser, d’ouvrir, de participer à la vie collective, ce que ne veulent à aucun prix les vivants de notre temps:”c’est trop compliqué… j’ai autre chose à faire”. Cela ferait des vivants des êtres pensants contraints de s’interroger sur le présent et le devenir de notre civilisation, problèmes qui avouons-le dépassent largement les capacités humaines. Donc insensiblement, la pensée, discréditée par les totalitarismes, a perdu son aura au profit de ce qui reste: le corps. L’âme morte avec Dieu est un rêve d’antan.
Reste le corps, ce surplus autrefois gênant pour un penseur ou un religieux et qui vient prendre la place laissée par l’esprit déconsidéré (on va traiter d'”intello” un type ennuyeux qui voudrait que la vie de l’esprit perdure ou qui évoque le passé ).

Reste le corps donc, cette machine que le temps érode: tout l’effort du présent va alors consister à faire oublier la mort, et à engager un combat farouche contre le vieillissement: exaltation du sportif et pornographie – identification et viagra… mille crèmes et onguents divers, centres de fitness et autres églises du corps. Ce rabattement de la vie de l’esprit sur le corps ressemble fort – c’est au fond la même chose – à la seule valeur d’aujourd’hui qui a pignon sur cour(s): l’argent. Il y eut durant presque deux mille ans des vertus et des vices, dûment et longuement répertoriées, en bref une forme de morale avec ses valeurs. Oh l’argent avait son importance, mais il n’était pas au centre des valeurs qui régnaient sur les esprits. Reconnaissons que ces valeurs positives et glorieuses des Lumières ayant conduit aux crimes que l’on sait ( la terreur de 1794, le bonheur forcé des kolkhozes etc…) il convenait de descendre globalement d’un cran et d’en revenir à l’essentiel: manger, boire, acheter, vendre et c’est ainsi que l’homo economicus est venu prendre la place de ce qui était autrefois politique ou plus avant religieux.

Le rabattement sur le corps (régression vers l’enfance la plus archaïque) porteur de marques publicitaires (régression vers le tube digestif de l’économique) désigne le vrai lieu de notre temps: notre présent est ainsi un passé, celui de notre vie de bébé… et encore le bébé découvre-t-il à neuf, il explore, alors qu’en toute innocence nous mangeons des glaces sur les boulevards (au fait, en quoi serait-ce répréhensible?).
Puisqu’il en est ainsi, que faire? Car c’est la vraie question et la seule qui vaille. Se plaindre? Allons, ce n’est pas sérieux, nous ne sommes plus des enfants. Cessons de geindre. Se battre? Nous n’avons pas l’âme de Don Quichotte et Besancenot est son présent patronyme, on frise le ridicule.

Avant d’esquisser un début de réponse, posons la question cruellement : sommes- nous réellement malheureux de notre “bonheur” ? Notre ventre est plein, nos maisons sont chaudes en hiver et froides en été, la télé et la communication technologique pourvoient à l’alimentation de notre imaginaire (office rempli autrefois par les valeurs et la religion), alors de quoi se plaint-on? Il y a bien quelques miséreux ici ou là, mais ce n’est qu’une broutille comparée aux atrocités sociales des siècles passés, donc ne rabattons pas notre confort sur ces restes balbutiants de la misère générale d’autrefois (marcher dans le parc de Versailles c’est piétiner les corps des vingt millions de français qui à l’époque mouraient de faim).

Que faire? La question est en suspend; elle traîne dans nos corps, effleure nos esprits, puis on l’oublie, trop pressés que nous sommes de goûter aux produits élaborés par nos économies hésitantes et conquérantes à la fois (qui pourra critiquer cette attitude?).

Il s’esquisse des réactions conservatrices: sauver l’environnement, protéger la vie etc… on quitte doucement la lutte pour l’expansion et on entre subrepticement dans le sauvetage de ce qui peut encore être préservé. C’est un beau pari.

Gageons que la vie de l’esprit maintenue par quelques-uns protègera également la sublimation dont notre présent manque cruellement. Nous vivons un temps intermédiaire (mais quel temps ne le fut pas?) où l’on va protégeant de nos mains fragiles le feu du beau contre la bourrasque du tout économique.

Hölderlin usait vers 1800 d’une formule mystérieuse : il suggérait que la tâche du poète consistait, en attendant, à garder l’espace pur entre les dieux et les hommes. Tout l’effort des textes parus ici s’attèle à cette tâche ingrate avec l’espérance qu’un jour la vie de l’esprit reviendra puisque tout – y compris nos corps – n’est que passage.

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