Petit conte du musée (2)

 

Il a besoin de chair ; je suis au tableau sa raison d’être. Sans moi il ne serait rien et tout regard posé sur lui redonne vigueur à ses évidences éternellement peintes.

Je me demande si les tableaux n’ont pas davantage besoin de moi que moi d’eux. Quand je m’attarde avec ma vision oblique et mes bottes champêtres, je ne me rends pas compte qu’ils me prennent ma vie pour raviver leurs couleurs ; et ils le savent les bougres. Ce vampirisme leur vient de leur envie de vivre comme nous, ce qui est impossible, certes, mais tellement touchant, si bien que je me présente face à eux, ouvert, candide, frais, et surtout je reste très longtemps. 

Je leur donne ce que je peux, mais bon, entre eux ils sont si jaloux et avec ça tellement susceptibles. Mes choix ne sont pas tranchés, pour tout dire c’est un peu arbitraire, et le soir, quand j’ai vu mes Vermeer et mon Matisse, je regrette d’avoir laissé dans mon oubli les Van Eyck et les Titien. Je projette sur mon musée intérieur les tableaux que je n’ai pas vus, oh oui, vraiment la chevelure de la vierge me manque, je me languis de la courbe de Vénus.

Je leur explique en rêve qu’évidemment je ne peux pas les chérir tous à la fois, que ce jour-là j’étais en pleine lumière de printemps et que le peintre hollandais et notre heureux Matisse m’étaient alors indispensables pour éclairer mes sensations venues de la rue. Protestation des Rubens, haros des Picasso et autres Tiepolo ; certes, certes, mais je ne peux tout de même pas vous donner ma vie, toute ma vie, rien que ma vie. Si, si répondent-ils en chœur, et d’un ton autoritaire un Picasso ajoute enfin : qui es-tu toi que voilà à côté de nous, absolus chefs d’œuvres ?

Moi, je suis vivant, et vous êtes envieux : vos auteurs ont tout fait pour vous donner la vie, mais il vous manque la joie de manger, de chanter, de marcher et de boire… alors forcément vous en rajoutez dans le beau. Cessez de troubler ma vie nocturne ! Allez vous faire voir ailleurs ! Et je me retourne dans mon sommeil en soupirant contre ces vampires qui si nous n’y prenions garde, nous dévoreraient tout cru.