Né en 1947

 

 Il est réveillé à quatre heures du matin, milieu décembre; les gémissements ne laissent aucun doute sur l’événement qui a commencé. Il se précipite sur ses habits – il ne prend pas le temps de la rassurer – enfile son pantalon luisant d’usure, son pull tricoté main, et une manière de veste kaki sensée le protéger de l’hiver. L’appartement qu’ils occupent – deux pièces sans chauffage – est envahi par le froid qui le glace même habillé; son souffle forme une buée, il trébuche, cogne son coude au dossier de la chaise, enfile sa veste à l’envers, s’énerve à la remettre à l’endroit. Les plaintes ont repris. Une fois dehors, il a l’impression qu’il fait moins froid, il marche vite, peut-être court-il à petits pas en approchant du monument aux morts.

Qu’est-ce que je fais là? Je pourrais partir, ne jamais revenir. Autour de lui le vide des rues, la bise traverse ses vêtements, il se voit somnambule: je rêve, je crois que je rêve, je vais me réveiller, quelqu’un va m’aider… je vais attraper la mort, non, la mort j’en viens, c’est bon, j’ai déjà donné. Salut les gars, songe-t-il en contournant le monument. Il remonte le col, serre les revers de la veste contre la base du cou, s’engonce, protection, ami de soi, mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu. Il se revoit les bras levés, le jour où il est arrêté; le bras gauche blessé faisait un angle impossible; sales boches…

Il ralentit, puis cesse d’avancer. Il ne devrait pas; il ne peut pas s’en empêcher. Il essaie de déchiffrer les noms sur la neutre suite des morts, obscure présence, ils sont là, à deux doigts, je pourrais les toucher, j’aimerais bien faire comme l’autre magicien des quatre évangiles, juste les toucher pour qu’ils reviennent, qu’ils ressuscitent,  La Fouille, Galouzeau, Marcel… il était juif, mais on s’entendait bien quand même, il ne s’appelait pas Marcel, je n’ai jamais su son vrai nom, ceux des autres copains non plus, tous ceux de quarante, sales boches… le lieutenant dégringole contre le remblai, jamais de casque, on le lui avait dit pourtant, l’idiot, ce n’est pas la balle qui le tue, il cogne son crâne contre une souche, j’ai vérifié, il avait un seul trou à l’épaule, il souffle “Germaine” et les pupilles basculent vers le ciel, je le secoue, on ne peut pas continuer sans lui, si, si, il le faut, je lâche le revers de sa veste, il recogne contre la souche, c’est moi qui l’ai tué, non, ce n’est pas moi, il était déjà mort, la Fouille lui arrache sa plaque, la fourre dans sa poche, s’allonge sur le remblai, caresse son FM, très calme, passe son index sur la moustache, me dit, c’est toi le gradé maintenant, caporal tu parles je lui réponds, pluie d’obus de mortiers, c’était ses dernières paroles à la Fouille, en plein jour sous le soleil, et c’est la mort encore qui flotte dans la fumée, je dis aux deux ou trois encore vivants: “on se barre d’ici”, la première fois que je donne un ordre et en repartant à toute jambes vers le bosquet je prends un petit coup sec sur le bras gauche, la balle a percé le biceps, s’est fichée dans l’avant-bras, je ne lâche pas le fusil. Aucun souvenir de la douleur. C’est seulement après, des jours durant.

Tu n’as rien à faire ici, au milieu des morts… c’est fini les gars, c’est fini, vous avez fait le plus dur, eh, les gars, faut que je vous dise, les gars, mais je n’ose pas, allez, je me lance, les gars, maintenant tu vas voir, avec les boches on se rabiboche, je te le dis comme ça dans la nuit, mais j’ai honte, non, non, ça n’a servi à rien, on le savait en partant, oui, oui, je sais, mais quand même, ah tiens, je me demande si ce n’est pas vous qui avez la meilleure part, au moins vous, vous êtes restés avec la haine, non, non, je n’ai pas dit ça, excusez-moi, je ne l’ai pas dit, je l’ai pensé un peu comme ça les gars, faut pas m’en vouloir, salut les gars, salut. Excusez-moi, la vie est là, quelle vie, je dormirais bien un peu à côté de vous les gars, non, non, je dois y aller… eh oui, c’est mon deuxième… déjà qu’avec le premier, bon sang… sales boches.

On entend au loin tousser un moteur qui creuse le silence; une enveloppe de glace le harcèle de partout, la buée qui lui monte de la bouche fonce sur les yeux, s’épaissit, il ne voit rien. Cette fois il court en direction de la gare, il va tomber, retrouve l’équilibre, une douleur le pince à la cheville, il saute sur un pied, reprend sa course. Il a un devoir à accomplir, lequel? Oui, oui, bien sûr, je suis bête, 26 rue Jean Jaurès. Il s’approche de la porte en tremblant, sonne longuement, l’index pousse sur le bouton métallique dont le froid le pénètre jusqu’au creux de l’estomac. Que dire? Il sonne encore et soudain la porte cède en raclant sur le sol, une femme en chemise de nuit, un châle sur les épaules, lui dit en hésitant qu’il peut entrer. “Je sais qui vous êtes… il s’habille”. Malgré l’absence de bonjour ou de bonsoir, il pense que le monde est bien fait. Il attend dans le vestibule. Il est saisi par la chaleur et se surprend à prier, à invoquer la mère de dieu, bénie entre toutes les femmes, songe au fruit de ses entrailles, ne s’interroge pas, bloque sur “entrailles”, répète la formule, mais sa mémoire ne consent pas à aller plus loin, il murmure “entrailles, entrailles”, puis “excusez-moi”, il parle à la vierge, et soudain dans le même temps, il se sent si doux dans la chaleur de cette entrée cossue qu’il voit remonter des images inverses :”sales boches, fumiers de boches…” Sainte Marie, mère de Dieu, mère de Dieu, ah là là, et qui était le père, je ne sais plus, la sainte trinité, le père la mère le Jésus, voilà tout, il se demande ce que le saint esprit vient faire dans l’aventure… un truc bizarre, dieu, tout ça, le Jésus, ah tiens c’est bientôt qu’on va fêter sa naissance à lui aussi, ça va être sa fête, ah oui après les jours vont rallonger, tant mieux. Voilà, il est ragaillardi, il n’a même plus peur, il devine.

L’autre flandrin arrive avec son sac à la main, le salue d’un signe de tête, le pousse dans le dos comme on le ferait d’un enfant, ouvre la porte d’un geste négligent, passe devant, garde la main sur la poignée de la porte, si bien qu’il doit se glisser sous son bras et l’autre claque la porte dans un grincement; derrière, on entend la clef qui tourne aussitôt. Ils marchent d’un bon pas côte à côte. L’autre a un manteau dont les pans frottent contre le pantalon, bruissement souple qu’il entend comme une moquerie de ses fripes minces. Il reprend sa prière et cette fois les “entrailles” ont une suite, il récite dix fois, vingt fois la petite comptine pour adultes en mal de mère, il y croit, il y croit vraiment, il voit Marie dans une sorte de brume qui lui fait des signes, elle a l’air douce mais je subodore que c’est une peau de vache qui trompe son Joseph avec Dieu, avec je ne sais qui… et l’autre, dix pas devant, se retourne, lui lance :”C’est un deuxième, en général ils viennent plus vite que le premier, grouillez-vous!” Arrête de me donner des ordres, t’es pas un boche!

Il répugne à marcher à ses côtés et préfère le devancer; après tout c’est lui qui a la clef. Il le double en mordant sur le monument aux morts, s’excuse auprès d’eux, les gisants là, ah mais non que je suis bête le monument est vide, plein de noms, mais vide de corps ; il ne se retourne pas. Un coup de vent fait craquer l’enseigne du papetier, s’y mêle le grincement des girouettes, croassements noirs par-dessus des toits. Il hésite sur la clef à la porte du bas. Sa main tremble, les doigts sont gourds, le porte clef cliquète pour rien; le flandrin le toise, marmonne des obscénités, oh il se les permet sûrement parce qu’on est seuls dans la nuit, lui arrache le trousseau et résolument fait grincer le pêne, il le pousse devant lui comme s’il avait toujours vécu là, monte les marches quatre à quatre et lui le suit, essoufflé, tendu… ce sera quoi? Un gars, une fille? La peur le prend. L’autre a de l’avance il est déjà entré dans les deux pièces de l’étage, défait son manteau, interroge la mère qui gémit plus fort, presque un cri prolongé; oui, oui, le travail a commencé.  « Dites-donc, vous avez de l’alcool à brûler? » Il fait oui de la tête. « Il va mourir de froid ! Fichez-moi de l’alcool dans toutes les assiettes que vous pourrez trouver et mettez y le feu, tout de suite!! ». L’alcool, ça va, près du réchaud, c’est bon, mais les assiettes, il faut qu’il se concentre, oui, oui, au dessous du lavabo. Le flandrin est en train de s’y laver les mains. Pas de chance, il s’immobilise. “Vous attendez le dégel?” Il frissonne. Il ne dit rien, n’a même pas ôté sa veste kaki, fait non de la tête, le flandrin s’écarte pour ouvrir son sac, et il a déjà le stéthoscope aux oreilles quand il sort les assiettes, commence à les poser n’importe où, par terre, puis les remplit d’alcool qu’il enflamme aussitôt en se brûlant le bout des doigts. Il se plante au milieu de la pièce qui gagne dix degrés en quelques minutes. Il prend le temps de se défaire de sa veste, mais à peine s’approche-t-il du porte manteau que la grosse voix joyeuse du flandrin l’apostrophe: “Il est déjà presque sorti. ” C’est un garçon. Il aurait préféré une fille, mais bon. Je vous salue Marie, que votre volonté soit faite, sales boches, la vie est là, sales boches, le baptême dans une semaine, le patron devra lui donner un congé, mais le Jacquot a beau être chrétien, ce n’est pas certain, des embrouilles en perspective, pas sûr qu’on ait les sous pour payer les dragées, sales boches. Ah tiens, il crie drôlement fort, je ne me souvenais pas de ça pour le premier; quel cri ! Le flandrin a coupé le cordon, je ne l’ai même pas vu, tant pis. Ah oui, le sang partout, c’est vrai. J’avais oublié ça aussi, sales boches. Il risque un œil vers la mère, elle lui fait signe d’approcher et lui dit: « Préviens papa et maman; s’il le faut réveille-les, tu sais comment ils sont… réveille-les! » Elle ne lui demande pas s’il est content; pas le temps, pas l’envie peut-être. De son côté, il devrait rayonner… Il est éteint, étoile morte.

Il se rend à l’étage, chez ses beaux-parents: « C’est un garçon! – Vous l’appelez comment? – Je ne sais pas… » Le prénom flotte … La belle -mère: « Vous n’avez pas l’air content… – Si, si… c’est bon ! – Elle va bien? –  Elle va bien – Et le bébé? – Il va bien aussi » Il n’en sait rien. Il fait confiance à l’autre flandrin; il a raison, il n’a rien le bébé; rien de spécial, rien de remarquable.

Une réflexion sur « Né en 1947 »

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