La montagne couronnée (12 la porte de Soissons)

Elle est si épaisse, si lourde et dans le même temps si élégante qu’on ne l’oublie jamais. Une fois franchie, sa présence flotte dans la mémoire. On sent qu’elle est là pour ça, pour marquer les esprits. Tel était son rôle. L’arrivant était bluffé et pour celui qui la quittait, s’ouvrait une bouffée de nostalgie. C’est un frisson posé là, énorme, avec ses deux tours qui n’en font finalement qu’une seule, et son ouverture en V assomme le passant d’un  gothique répété qui est repris à l’arrière dans la déchirure d’une manière d’église camouflée. Elle est puissante de partout. Les pierres ne s’ajoutent pas monotones, elles tournent, elles s’enroulent en des ascensions phénoménales qui semblent des pattes d’éléphant au bord du fleuve horizon, au bord du vide. Le plus troublant est que les tours se meuvent lentement, doucement; l’un d’elle, Eve, sa parente, est même penchée en-deçà de la route. C’est une fameuse gorgée d’illusion car elle ne bouge pas; à ses pieds l’amateur de pierres, l’amoureux des temps anciens, s’attarde longuement alors que le touriste se fatigue par avance: il se dit en arrivant qu’il reviendra, mais ne le fait jamais. Une porte, allons donc, songe-t-il, où est le sacré? Or, il est là, il est dans la limite, il est dans le passage, dans la masse ahurissante. Il y a un dehors, il y a un dedans. Bien sûr dedans c’était la cité, mais justement c’était ma cité, c’était mon pays, mes amis, mes parents, ici rassemblés derrière la porte. Quoi de plus intime que tous ces gens qui firent ce que je fus? C’est un peu moi, c’est un peu mon privé; ce dont je prive le monde est mon obscure intériorité, mes rires, mes soirées, mon corps que je donne. Tout, enfin. La porte a cette puissance parce que les gens du temps savaient la valeur de ce ‘tout’. De nos jours on a vendu le privé à l’encan; c’est si beau la liberté. On a sans doute un peu raison. Mais la porte gardait presque rien qui est mon tout. Je la regarde et je me vois. Les deux pieds, l’ouverture comme une bouche, les meurtrières comme des yeux qui voient le monde sous tous les angles, oui, la porte est un visage. Passant dessous, j’éprouve un frisson dont je ne sais s’il est de joie ou de peur. Par habitude, presque distraitement je me retourne et là, stupeur, je vois que la porte, dont j’attendais tant, est déchirée, comme coupée longitudinalement, et ce qui m’attend derrière, dans les coulisses, dans ce théâtre ouvert à tous les vents ce sont mille ogives, cent fausses nefs minuscules, ça monte sur un étage, c’est envahi d’herbes folles mais ça chante, même en novembre, même en hiver. C’est une immense toile d’araignée d’ogives croisées qui, à travers les meurtrières, donnent du bleu en un liseré vertical qui fait retour sur les espérances que je laisse dans mon dos. Derrière la brusque massivité de l’avant, il est un arrière monde où les ogives se croisent comme des voix d’enfants. Ce chœur, hanté d’herbes folles, chante une cantate d’accueil.  Si j’entre, si je franchis la porte et que je fais demi-tour, je découvre la magie de l’architecture qui hante la ville de part en part, ingéniosité humaine complexe et simple: l’ogive, c’est l’un qui rencontre l’autre dès la clef de voûte de la porte et qui signe le style omniprésent, de l’église jusqu’à la cathédrale. Je découvre également à travers la porte ouverte l’immense présence du monde ,là bas, très loin, là où le soleil couchant s’obstine à brûler rouge, là où notre astre chaud prend toutes les couleurs du monde. Vers le soir, il est à travers la porte une masse luminescente qui se glisse, ultime, à travers les rues de la cité; le jour perdure, la joie de vivre aussi, rayon solide et grave. Je peux passer.